" Un des premiers jours de l'été 1916, à la tombée de la nuit, elle fit une apparition dans le couloir. Un faisceau de lumière qui venait du dehors faisait luire sa belle chevelure. La silhouette était élancée. Elle resta quelques instants à regarder par la fenêtre, sans bouger, nous tournant le dos. Lorsqu'elle se décida à regagner sa chambre, elle nous fit face et nous sûmes alors qu'elle était des nôtres. Ce soir-là, nous avons rejoint le tabouret de jeu sans la moindre gaieté. Penanster quitta la partie plus vite qu'à l'accoutumée, Weil partit se coucher sans dire un mot, ce qui ne lui ressemblait pas. Il m'arrive souvent de revoir ce front et ces yeux bleus, parfaitement dessinés, qui surplombaient, désolés, les restes d'un visage meurtri par la guerre des hommes. Du jour où elle nous croisa dans le couloir circulaire, elle ne reparut plus. Sans doute avait-elle modifié son heure d'escapade fugitive dans ce couloir qui donnait sur le boulevard de Port Royal. Cette femme préoccupait chacun d'entre nous plus que ne le laissions paraître. Ne faisions cette guerre pour nos femmes et nos enfants, et cette présence féminine à nos côtés, dans cet hôpital, éveillait en nous un double sentiment négatif - d'échec par rapport à notre mission, et d'impuissance à châtier l'ennemi qui nous avait entraînés dans cette guerre."