Dossier Sur Les Carolingiens

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La sacralité de la royauté mérovingienne par Régine LE JAN | Éditions de l'EHESS | Annales. Histoire, Sciences Sociales 2003/6 - 58e année ISSN 0395-2649 | ISBN 978-2-2009-0964-2 | pages 1217 à 1241

Pour citer cet article : — Le Jan R., La sacralité de la royauté mérovingienne, Annales. Histoire, Sciences Sociales 2003/6, 58e année, p. 1217-1241.

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La sacralité de la royauté mérovingienne Régine Le Jan

« Suivant l’usage des Francs, Pépin fut élu roi, oint par la main de l’archevêque Boniface de sainte mémoire et élevé au trône par les Francs à Soissons. Quant à Childéric, que l’on appelait faussement roi, il fut tonsuré et envoyé dans un monastère 1. » Ce passage célèbre des Annales royales des Francs, texte rédigé à la cour carolingienne dans les années 790, ne diffère guère d’un autre récit, la continuation de la chronique de Frédégaire, écrit peu après les événements, selon lequel « l’éminent Pépin fut élevé au trône et à la dignité royale avec la reine Bertrade, par la consécration des évêques et la soumission des Grands, comme l’ordre l’exige de toute antiquité 2 ». Le premier roi carolingien a donc été élu et élevé au trône par les Francs, selon la coutume, et oint sur le modèle de la royauté davidienne. On considère traditionnellement que l’événement a fondé la royauté sacrale en France, à l’origine de la royauté de droit divin des Capétiens, 1 - Annales Regni Francorum, a. 749, éd. par Friedrich Kurze, in Monumenta Germaniae Historica-Scriptores Rerum Germanicarum [MGH-SSRG], in usum scholarum, Hanovre, 1895, p. 8 : « Pippinum secundum morem Francorum electus est ad regem et unctus per manum sanctae memoriae Bonifacii archiepiscopi et elevatus a Francis in regno a Suessionis civitate. Hildericus vero, qui false rex vocabatur, tonsoratus est et in monasterium missus. » 2 - Chronicharum quae dicuntur Fredegarii scholastici continuationes, éd. par Bruno Krusch, in Monumenta Germaniae Historica-Scriptores Rerum Merovingicarum [MGH-SSRM], II, Hanovre, 1888, p. 182 : « [...] praecelsus Pippinus electione totius Francorum in sedem regni cum consecratione episcoporum et subiectione principum una cum regina Bertradane, ut antiquitus ordo deposcit, sublimatur in regno. » Annales HSS, novembre-décembre 2003, n°6, pp. 1217-1241.

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et l’on admet que le premier souverain carolingien a eu besoin du sacre, jusqu’alors inconnu des Francs, pour légitimer un pouvoir qui ne l’était pas par nature. Une telle affirmation repose sur trois postulats au moins : que la légitimité sacrale mérovingienne ne se fondait pas dans le sacré chrétien, que le sacre carolingien a transformé la nature du pouvoir royal franc et que, dans le contexte chrétien, la royauté avait besoin de la médiation cléricale pour être légitime. Le sacré est ce que la société considère comme étant séparé, interdit, frappé de tabou, en même temps que doué d’une force active surnaturelle. Cependant, Jean-Claude Schmitt a naguère souligné que ce concept, que l’on oppose à celui de profane en utilisant des catégories tirées du droit romain, recouvrait une grande variété de notions au Moyen Aˆge et qu’il devait être manié avec prudence par les historiens médiévistes, souvent enclins à s’enfermer dans les modèles sociologiques 3. A` Rome, le droit romain traditionnel distinguait entre sacer et sanctus : le sacer est ce qui était publiquement consacré, le sanctus ce qui était défendu de toute atteinte humaine et soumis à sanction, l’un et l’autre relevant du registre public 4, tandis que le religieux (religiosus) relevait du domaine privé. On voit bien qu’une telle catégorisation n’est opératoire qu’à la condition que public et privé soient nettement distingués, ce qui n’est pas le cas dans la société du haut Moyen Aˆge où les deux registres s’interpénètrent étroitement 5. De même, il est tout aussi difficile de s’en tenir à l’opposition sacré/religieux, puisque, avant la réforme grégorienne, le sacré reste diffus et qu’il n’est pas entièrement médiatisé par l’institution ecclésiale. La royauté a besoin du sacré pour fonder sa supériorité dans le surnaturel 6, mais considérer qu’avant l’institution du sacre royal carolingien la royauté franque n’était pas une royauté sacrale, ou réduire celle-ci à une survivance païenne, de nature essentiellement magique, revient à nier que le lien entre le pouvoir et le sacré chrétien puisse passer par une autre médiation que celle des clercs, ce qui ne peut conduire qu’à des contresens pour le haut Moyen Aˆge. Le sacré royal mérovingien ne saurait en effet se confondre avec celui consacré par les clercs. Les formes de légitimation du pouvoir relèvent entièrement du système de représentation des sociétés qui les imaginent ; elles constituent un ensemble symbolique qui s’exprime à travers des formes particulières et changeantes de communication politique. Pour appréhender le système symbolique de la royauté franque, nous devons passer par les œuvres historiographiques dont les travaux récents ont montré qu’elles étaient elles-mêmes de véritables constructions idéologiques, et qu’en reconstruisant le passé, ou en interprétant le présent, leurs

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3 - JEAN-CLAUDE SCHMITT, « La notion de sacré et son application à l’histoire du christianisme médiéval », Cahiers du centre de recherches historiques, 9, 1992, pp. 19-21. 4 - YAN THOMAS, « De la “sanction” et de la “sainteté” des lois à Rome. Remarques sur l’institution juridique de l’inviolabilité », Droits, 18, 1994, pp. 135-151. 5 - Sur la réutilisation de ces catégories, MICHEL LAUWERS, « Le cimetière dans le Moyen Aˆge latin. Lieu sacré, saint et religieux », Annales HSS, 54-5, 1999, pp. 1047-1072. 6 - JAMES GEORGE FRAZER, The Golden Bough. A Study in Magic and Religion, t. 1, Londres, Macmillan, 2e éd., [1894] 1900 (rééd., Paris, Robert Laffont, 1998).

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auteurs créaient une représentation du pouvoir, destinée à un public déterminé. La difficulté pour l’historien à saisir l’articulation entre idéologie, symbolique et pouvoir n’en est donc que plus grande. On a porté l’accent sur l’importance des rituels politiques dans le système de la communication symbolique 7 et on a mis en relation leur flexibilité avec la capacité des sociétés médiévales à forger des instruments souples qui assuraient l’ordre et le consensus en l’absence de fortes régulations institutionnelles. Cependant, Philippe Buc a souligné récemment les « dangers des rituels » politiques du haut Moyen Aˆge 8, que nous ne connaissons que par les récits des historiographes 9. De fait, les récits carolingiens qui ont ici servi de point de départ ont intégré le sacre dans les rituels traditionnels d’accession à la royauté. Ils ont insisté sur le respect de la coutume qui suppose le consensus, ce dernier reposant lui-même sur le caractère coutumier et traditionnel du rite. Mais s’il est vrai que l’onction épiscopale a conféré au premier roi carolingien une nouvelle forme de légitimité sacrale, rien ne prouve que les Grands qui ont élu et élevé Pépin en 751 selon l’ordre ancien aient attaché une importance particulière à la consécration, dont ils ne comprenaient peut-être pas la signification spécifique, puisque, comme l’a noté Janet L. Nelson, les sources de la fin du VIIIe siècle insistent peu sur l’onction et beaucoup sur l’élection 10. Les récits carolingiens ont créé le passé du sacre, et sans doute manipulé la description de la cérémonie de 751, afin de mieux asseoir la légitimité de Charlemagne et celle de ses fils. L’écriture du passé sert et construit le système de légitimation ou de délégitimation, de sacralisation ou de désacralisation du pouvoir. Il faut donc non seulement s’interroger sur la valeur légitimante des instruments de communication dans la création de l’ordre politique 11, mais aussi sur les systèmes de représentation qu’expriment les récits historiographiques. Or, l’historiographie des VIe-VIIIe siècles offre des images floues et contradictoires de la royauté mérovingienne et, par voie de conséquence, des fondements sacraux du pouvoir royal. De telles ambiguïtés révèlent la complexité des systèmes de légitimation dans les périodes de transition et doivent être étudiées dans une perspective dynamique, celle de l’apparition et du développement de la royauté chez les Francs.

7 - Voir en particulier les travaux de Karl Leyser, repris dans T. REUTER (éd.), Communications and Power in Medieval Europe: The Carolingians and Ottonian Centuries, 2 vols, Londres, Hambledon Press, 1994, et de GERD ALTHOFF, Spielregel der Politik im Mittelalter. Kommunikation in Frieden und Fehde, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997. 8 - PHILIPPE BUC, The Dangers of Rituals. Between Early Medieval Texts and Social Scientific Theory, Princeton-Oxford, Princeton University Press, 2001 (trad. fr., Dangereux rituels. De l’histoire médiévale aux sciences sociales, Paris, PUF, 2003). 9 - ID., « Rituel politique et imaginaire politique au haut Moyen Aˆge », Revue historique, 306-4, 2001, pp. 843-883, ici pp. 858-859. 10 - JANET L. NELSON, « The Development of Frankisch Royal Ritual », in ID., Politics and Ritual in Early Medieval Europe, Londres, Hambledon Press, 1986, pp. 283-307, ici p. 292. 11 - En particulier MAX GLUCKMANN, Politics, Law and Ritual in Tribal Society, Chicago, Alden Publisher, 1965.

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Genèse de la royauté sacrée ? Les historiens qui, à la suite de Reinhard Wenskus 12 et de Herwig Wolfram 13, ont étudié la construction identitaire des peuples germaniques développent un modèle « ethnogénétique » qui place la royauté au cœur même du processus de formation des peuples : la royauté serait le « noyau de tradition » (Traditionskern) autour duquel les tribus germaniques se seraient rassemblées pour former les gentes. Elle serait liée à un processus d’unification « politique » de groupes divers en un seul peuple 14. Le modèle s’applique aux Francs, même si les conditions d’apparition de la royauté franque sont obscures 15. Selon Grégoire de Tours, qui rédige ses Dix Livres d’histoires à la fin du VIe siècle, dans une perspective pétrie d’idéologie politicoreligieuse 16, les Francs auraient institué la royauté au début du Ve siècle, après avoir franchi le Rhin et s’être installés dans les cités romaines 17. Pour ces tribus que les Romains ont appelées franques et qui n’avaient pas connu les longues migrations au cours desquelles se forgeait l’unité d’une gens, l’insertion dans l’Empire et le modèle romain rendaient nécessaire l’apparition de la royauté, même déclinée sous la forme de chefferies 18. Établis dans l’Empire comme deditii, les Franci étaient en contact permanent avec les autorités romaines, avec lesquelles il leur fallait compter et, de leur côté, les Romains devaient traiter avec des interlocuteurs dotés d’une véritable autorité et non d’un simple pouvoir représentatif. L’apparition de la royauté chez les Franci accompagne donc le développement progressif d’une conscience identitaire et d’une nouvelle forme d’organisation politique qui étaient le produit du contact avec Rome, de l’intégration dans le monde romain et de la réception de modèles culturels antiques. En d’autres termes, historiquement parlant, les Franci et leurs rois n’existent que dans le contact avec Rome.

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12 - REINHARD WENSKUS, Stammesbildung und Verfassung. Das Werden der frühmittelalterlichen gentes, Cologne, Böhlau Verlag, [1961] 1977. 13 - En dernier lieu, HERWIG WOLFRAM, « Typen der Ethnogenese, ein Versuch », in D. GEUENICH (éd.), Die Franken und die Alemannen bis zur « Schlacht bei Zulpich » (496497), Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1998, pp. 608-627. 14 - H. WOLFRAM, « Typen... », art. cit., p. 609, à la suite des travaux de Carlrichard Brühl, Joachim Ehlers et Walter Pohl. Voir WALTER POHL, Die Völkerwanderung. Eroberung und Integration, Stuttgart, Kohlhammer, 2002, pp. 13-39. 15 - En dernier lieu, REINHARD SCHNEIDER, « König und Königsherrschaft bei den Franken », in F.-R. ERKENS et H. WOLFF (éds), Von Sacerdotium und regnum. Geistliche und weltliche Gewalt im frühen und hohen Mittelalter, Festschrift für Egon Boshof zum 65. Geburtstag, Cologne-Weimar-Vienne, Böhlau Verlag, 2002, pp. 11-26. 16 - MARTIN HEINZELMANN, Gregor von Tours « Zehn Bücher Geschichten ». Historiographie und Gesellschaftskonzept im 6. Jahhundert, Darmstadt, Wissenschafliche Buchgesellschaft, 1994. 17 - GRÉGOIRE DE TOURS, Historiarum libri decem [Hist.], éd. par Bruno Krusch et Wilhelm Levison, 2e éd., in MGH-SSRM, I, 1937-1951, II, 9, p. 55. 18 - John Michael Wallace-Hadrill utilise le vocable chieftains qui me semble plus adéquat que celui de roitelet.

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Le modèle ethnogénétique, s’il donne la priorité au politique, complète le modèle anthropologique. Les anthropologues situent en effet l’apparition de la royauté au point de rupture de la tradition familiale, quand un peuple en formation doit exprimer son unité en maintenant sa diversité, y compris lorsque l’unité se réalise sous la forme de chefferies 19. Dans les sociétés tribales sans royauté, où l’ordre social est le plus souvent assuré par le conseil des anciens et par les chefs de lignage, le pouvoir, de nature essentiellement domestique, n’est pas exempt de sacralité, mais celle-ci n’est que faiblement concentrée dans une personne ou une institution 20. La royauté, au contraire, se situe en dehors et au-dessus des groupes de parenté auxquels elle ne se substitue pas, mais qu’elle domine pour maintenir la paix entre les groupes, tout en développant les forces de fécondité qui assurent la prospérité du peuple. Les fondements de la supériorité royale se situent nécessairement dans une force surnaturelle et dans une assimilation des souverains aux dieux et aux fonctions qu’ils assument 21. Lorsque se produit un processus de centralisation du pouvoir, le roi a tendance à concentrer progressivement les deux fonctions principales, à l’origine dévolues à deux dieux et deux personnes différentes, la fonction de juridiction par laquelle on proclame le droit, on rend la justice, on garde les biens sacrés du peuple, et la fonction guerrière qui assure la prospérité. La première s’identifie au ciel et au soleil, tandis que la seconde est liée au tonnerre, à la guerre et aux récoltes. La concentration du pouvoir et des fonctions passe souvent par l’usurpation de la première fonction par le roi guerrier 22. Quand enfin s’impose le monothéisme, la concentration de sacré sur la personne royale, assimilée au dieu unique, devient plus forte encore, et avec elle l’accroissement du pouvoir régalien 23. Cependant, les récits de rituels d’accession à la royauté et la construction du passé mérovingien aux VIe et VIIe siècles révèlent que le processus d’unification politique des Francs s’est fait en plusieurs étapes, dont la conversion au christianisme, si fondamentale fût-elle, n’en est que la première et qu’il s’est accompagné d’une transformation des valeurs légitimantes de la royauté mérovingienne et d’une concentration de sacré dans la personne royale.

Les rituels de la royauté Les historiographes de l’époque mérovingienne insistent peu sur les rituels de la royauté, ce qui ne doit pas nous conduire à accepter l’idée qu’il n’y avait pas de

19 - JEAN-CLAUDE MULLER, Le roi bouc émissaire. Pouvoir et rituel chez les Rukuba du Nigeria central, Québec, S. Fleury, 1980. 20 - LUC DE HEUSCH, « Pour une dialectique de la sacralité du pouvoir », in ID., Le pouvoir et le sacré, Bruxelles, Université libre de Bruxelles, 1962, pp. 15-47, ici p. 19. 21 - ARTHUR MAURICE HOCART, Rois et courtisans, Paris, Le Seuil, 1978, pp. 163-170 (trad. fr. de Kings and Councillors, The University of Chicago Press, 1970). 22 - Ibid., p. 171. 23 - Ibid., pp. 211-230.

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cérémonie de king-making, car l’absence de succession régulière rendait nécessaire de passer par un rituel exprimant et créant le consensus 24. Les récits mettent en avant l’élection par les Francs, qui « se constituent un roi au-dessus d’eux » et qui « l’élèvent au royaume ». En même temps, on sait que dans la culture occidentale, inspirée de l’Orient ancien, la dimension verticale implique le lien avec le ciel, donc avec le pouvoir, l’autorité, la domination 25, et que l’élévation relevait d’un système symbolique dans lequel la montée traduisait l’accès à la sphère divine, celle du sacré. Cependant, le rituel décrit est celui de l’élévation du roi sur le pavois, un rituel guerrier que l’on a associé à tort à la tradition germanique tandis qu’il relève de l’imitation impériale : transmis d’Orient en Occident au début du IVe siècle, il était utilisé pour des empereurs élus par leur armée, et il est passé chez les peuples germaniques par le biais des soldats romains 26. Un tel rituel ne semble pas fonder la sacralité royale dans un sacré de nature dynastique qui suppose continuité et projection dans le passé, mais plutôt dans une force de caractère personnelle et magique. D’un autre côté, l’élévation, la forme ronde du bouclier et les cercles que l’on accomplissait lors de l’élévation royale renvoient directement au ciel et au soleil, ce que souligne Corippe quand il décrit au VIe siècle l’élévation de l’empereur Justin II sur un énorme bouclier en comparant ce dernier au disque solaire 27. L’élévation sur le pavois souligne assurément le caractère guerrier de la royauté franque du VIe siècle, mais les récits font ressortir un élément du rituel qui traduit la capacité royale à dominer les forces productives, à les multiplier : il s’agit du circuit que les rois accomplissaient après leur élection 28. Il se présente comme une véritable prise de possession pacifique de l’espace, au caractère domestique très marqué 29. Le roi détermine de cette manière un espace royal 30 auquel il s’identifie, qu’il possède, au sens anthropologique du terme, dans lequel il inscrit son

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24 - Voir JANET L. NELSON, « Symbols in Context: Rulers’s Inaugurations Rituals in Byzantium and the West in the Early Middle Ages », in ID., Politics and Rituals..., op. cit., pp. 259-282, ici pp. 264-265, qui note que le dux était élevé sur le bouclier comme le rex, tout en rappelant que la différence entre rex et dux est purement romaine ; cf. JOHN MICHAEL WALLACE-HADRILL, Early Germanic Kingship in England and on the Continent, Oxford, Clarendon Press, 1971, p. 14 sqq. 25 - ECKHARD NEUMANN, Herrschafts- und Sexualsymbolik. Grundlagen einer alternativen Symbolforschung, Stuttgart, Kohlhammer, 1980, pp. 205-213. 26 - ANDREAS ALFO¨LDI, Die monarchische Repräsentation im römischen Kaiserreiche, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1977, et E. NEUMANN, Herrschafts- und Sexualsymbolik..., op. cit., p. 210. 27 - CORIPPE II, In laudem Justini II, MGH-Auctore Antiquissimi [AA], III, p. 130, vers 148149 (trad. fr. Éloge de l’empereur Justin II, II, vers 130-143, Paris, Les Belles Lettres, 1981, pp. 38-39). Voir le commentaire de ERNST KANTOROWICZ, « Oriens Augusti. Lever du roi », Dumbarton Oaks Papers, 17, 1963, p. 152. 28 - RUTH SCHMIDT, « Königsumtritt », Reallexikon der germanischen Altertumskunde, 17, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 2001, pp. 138-141. 29 - JANET L. NELSON, « The Lord’s Anointed and the People’s Choice », in D. CARRADINE et S. PRICE (éds), Rituals of Royalty. Power and Communication in Traditional Societies, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, pp. 137-180. 30 - FABIENNE CARDOT, L’espace et le pouvoir. Étude sur l’Austrasie mérovingienne, Paris, Publications de la Sorbonne, 1983.

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pouvoir, où il démultiplie les forces de production et de fécondité. Clovis a fait un circuit de ce genre après la cérémonie de Tours, et rien ne s’oppose à ce qu’un tel rituel ait été utilisé pour inscrire dans l’espace le pouvoir des rois des Ve et e VI siècles. De même, les déplacements rituels des rois mérovingiens auxquels Éginhard, biographe de Charlemagne, fait référence pour s’en moquer renvoient à la fonction de production que les Carolingiens ont ensuite réinterprétée en termes de dons. Éginhard relate en effet que le dernier roi mérovingien, « quand il avait à se déplacer, montait dans une voiture attelée de bœufs, qu’un bouvier conduisait à la mode rustique : c’est dans cet équipage qu’il avait coutume d’aller au palais, de se rendre à l’assemblée publique de son peuple, réunie annuellement pour traiter des affaires du royaume, et de regagner ensuite sa demeure 31 ». Le chariot tiré par des bœufs renvoie à de très anciens rites de fécondité dont on trouve trace dans la Germanie de Tacite 32. Les peuples du Nord rendaient un culte à Nerthus, représentant la déesse mère qui, chaque année, quittait son île dans un char tiré par des génisses. La vache et le taureau étaient symboles de fécondité, le second étant vénéré chez les anciens peuples de Germains occidentaux. On sait aussi que, d’après la légende, Mérovée serait né du contact de sa mère avec un monstre marin à tête de taureau, et une tête de taureau est représentée sur le bouclier trouvé dans la tombe de Childéric. Enfin, le culte du taureau est attesté chez les Anglo-Saxons du VIIe siècle et chez les Saxons continentaux du VIIIe siècle 33, dont les traditions sont proches de celles des anciens Francs. On se trouve là en présence de cultes de la fécondité caractérisant des populations autant paysannes que guerrières. Les déplacements royaux dans des chariots tirés par des bœufs étaient assurément archaïques au VIIIe siècle, comme le sont les cortèges de carrosses royaux dans les rues de Londres au XXIe siècle, mais ils exprimaient la même majesté royale, le même rapport à l’espace domestiqué, et ils renvoyaient à une symbolique liée à la fécondité. L’élévation sur le pavois et les circuits royaux symbolisaient donc la maîtrise des forces guerrières et productives. Mais on a fait remarquer que Grégoire de Tours ne mentionnait l’élévation sur le bouclier qu’à propos d’élections qui paraissaient avoir été improvisées 34 ou qui concernaient des successions illégitimes 35. 31 - ÉGINHARD, Vie de Charlemagne, c. 1, édition et traduction d’après Louis Halphen, Paris, Les Belles Lettres, 5e éd., 1981, pp. 8-11. 32 - TACITE, La Germanie, c. 40, éd. et trad. par Jacques Perret, Paris, Les Belles Lettres, 4e éd., 1983, p. 95 : culte de la déesse mère et rite du char de la déesse tiré par des génisses. Voir EUGEN EWIG, Die Merowinger und das Frankenreich, Stuttgart, Kohlhammer, 1988, p. 78. 33 - JAN DE VRIES, Altgermanische Religionsgeschichte, I, Berlin, Walter de Gruyter, 2e éd. entièrement revue, 1956, pp. 368-369. 34 - REINHARD SCHNEIDER, « Königswahl », « Königswahl », Reallexikon der germanischen Altertumskunde [RGA], 17, 2001, pp. 143-144. 35 - E. EWIG, Die Merowinger..., op. cit., p. 82. R. Schmidt avait aussi suggéré dans un précédent article sur le voyage rituel (« Umfahrt », Handwörterbuch zur deutschen Rechtegeschichte [HRG], V, 1999) que les circuits se rapportaient à des rois dont la légitimité était douteuse, ce qui ne résiste pas à l’analyse. L’auteur a abandonné cette hypothèse dans son article du RGA, 2001.

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Il ne l’évoque d’ailleurs qu’à trois reprises : pour Clovis, lorsque ce dernier s’est fait élire à la place de Chlodéric comme roi des Francs rhénans autour de 511 36, pour Sigebert Ier, quand il a été élu roi à la place de son frère Chilpéric en 575 37, et pour Gundovald, qui se prétendait fils de Clotaire Ier et qui s’est fait élire roi dans le Limousin 38. La description de Grégoire est particulièrement précise pour Gundovald : « Et là, placé sur un bouclier, il fut proclamé roi. Mais pendant le troisième tour qu’on faisait avec lui, on rapporta qu’il tomba de telle sorte que ceux qui l’entouraient eurent de la peine à le soutenir de leurs mains. Il parcourut ensuite les cités situées alentour. » Le cercle renvoie au soleil et le chiffre trois à une symbolique trinitaire dont il est question dans le passage où Corippe relate l’élévation de Justin II sur le bouclier 39. L’élévation sur le pavois constituait-elle un rituel réservé aux successions douteuses, un mauvais rituel en quelque sorte ? Une telle hypothèse ne résiste pas sérieusement à l’analyse : d’une part, cette pratique était encore en usage à Byzance à la fin du VIe siècle, dans un contexte entièrement christianisé, et une image byzantine du milieu du Xe siècle représente David élevé sur un bouclier 40 ; d’autre part, les rituels médiévaux étaient flexibles et évolutifs 41. La construction du récit de Grégoire de Tours tend à accréditer l’idée que le rituel guerrier pouvait servir à faire un roi, mais qu’il programmait aussi sa fin brutale. Selon les Dix Livres, l’élévation de Clovis comme roi des Francs rhénans selon le rituel guerrier fut immédiatement suivie de la destruction de sa parentèle et de la mort du roi à Paris, comme si les événements étaient liés 42. L’élévation sur le pavois de Sigebert, à la suite de la trahison des leudes de Chilpéric, provoqua la vengeance de Frédégonde et l’assassinat du même Sigebert. Quant à la fin de Gundovald, elle apparaît comme la chronique d’une mort annoncée, rendue évidente par les difficultés du prétendant à se maintenir debout sur le bouclier lors de son élévation. En d’autres termes, Grégoire de Tours ne mentionne l’élévation sur le bouclier que pour mieux suggérer à ses lecteurs le caractère dangereux d’un tel rituel. L’écriture du récit souligne en effet le manque de représentativité des participants, qui tend à disqualifier le rituel guerrier lui-même, puisque les clercs ne participaient pas à une cérémonie qui devait normalement exprimer la volonté du peuple franc. Le récit des Dix Livres d’histoires veut donc imposer l’idée, au prix de manipulations, que le roi élevé sur le bouclier selon un rituel improvisé et « désordonné », en l’absence des représentants légitimes du peuple, n’était pas un véritable élu de Dieu. L’élévation sur le bouclier cesse d’ailleurs d’être utilisée à

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36 - Hist., II, 40, p. 91 : « Clipeo evectum super se regem constituunt. » 37 - Ibid., IV, 51, p. 188 : « Inpositum que super clypeum sibi regem statuunt. » 38 - Ibid., VII, X, p. 296. 39 - R. SCHMIDT, « Königsumtritt », art. cit. 40 - Paris, BNF, ms grec 139, f. 6v. Voir HUGO BUCHTHAL, The Miniatures of the Paris Psalter. A Study in Middle Byzantine Painting, Londres, The Warburg Institute, 1938, pl. 6, et GIORGIO RAVEGNANI, La corte di Bisanzio, Ravenne, Essegi, 1984. 41 - GERD ALTHOFF, « Die Verändbarkeit von Ritualen im Mittelalter », in ID. (éd.), Formen und Funktionen öffentlicher Kommunikation im Mittelalter, Stuttgart, Hiersemann, 2001, pp. 158-176. 42 - Hist., III, 42, p. 95.

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Byzance au VIIe siècle, où le rituel de couronnement par le patriarche est désormais pratiqué dans l’église même de Sainte-Sophie 43, et il n’est plus question de ce rituel guerrier pour les rois mérovingiens des VIIe et VIIIe siècles. Selon toute probabilité, les Francs avaient repris aux Romains, peut-être dès la fondation du royaume, un autre rituel d’élévation, l’intronisation, qui fit disparaître l’élévation sur le bouclier au VIIe siècle44. Même s’il n’y a pas de récit d’intronisation de l’époque mérovingienne, les sources carolingiennes prouvent l’existence d’un ordo auquel participaient les Grands et les évêques, qui représentaient cette fois l’ensemble du populus 45, si bien qu’on peut en conclure que la performance d’un tel rituel valait pour elle-même, sans qu’il soit nécessaire de passer par le vecteur de la mémoire écrite. Le trône, connu dans l’Orient ancien et dans l’Empire romain, est utilisé à l’époque mérovingienne 46. Les moines de Saint-Denis revendiquaient celui attribué à Dagobert, dont l’assise a pu être datée du VIIe siècle 47, qui passait pour être l’un des deux sièges fabriqués par Éloi pour le roi Clotaire II 48. L’auteur carolingien des Gesta Dagoberti décrit Dagobert siégeant ainsi 49, et Éginhard dresse le portrait suivant du dernier roi mérovingien : « Le roi, écrit-il, n’avait plus, en dehors du titre (nomen) royal, que la satisfaction de siéger sur son trône, avec sa longue chevelure et sa barbe pendante, d’y faire figure de souverain. » Une habile construction oppose la longue chevelure et la barbe, qui expriment l’archaïsme supposée de la royauté mérovingienne, à la nouvelle royauté, élue de Dieu, mais le trône souligne la continuité de la symbolique royale et de la « figure du souverain ». Les historiens ont fait peu de cas de la « souveraineté » mérovingienne ; ils n’y ont vu qu’une reconstruction du passé aux fins de légitimer le pouvoir carolingien. Éginhard s’est probablement inspiré du passage des Annales Mettenses Priores,

43 - J. L. NELSON, « Symbols in Context... », art. cit., pp. 261-263. 44 - J. L. NELSON, « The Lord’s Anointed... », art. cit., pp. 100-101. 45 - Le dernier continuateur de Frédégaire souligne qu’en 751 le rituel d’élévation traditionnel a été respecté, quand bien même il mentionne que le roi a été « consacré » par les évêques. 46 - MATTHIAS HARDT, « Königsthron », Reallexikon der germanischen Altertumskunde, 17, 2001, pp. 136-137. 47 - Trône conservé au Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale de France, cf. DANIÈLE GABORIT-CHOPIN, « Les trésors de Neustrie », in H. ATSMA (éd.), La Neustrie. Les pays au nord de la Loire de Dagobert à Charles le Chauve, t. 2, Sigmaringen, Thorbecke, 1989, pp. 260-284. 48 - La Vita Eligii relate comment le roi Clotaire II commanda à Éloi la fabrication d’une sella (trône) et comment Éloi fit deux trônes avec le métal prévu pour n’en fabriquer qu’un (Vita Eligii episcopi Noviomagensis, éd. par Bruno Krusch, in MGH-SSRM, 4, Hanovre-Leipzig, 1902, l, I, c. 5, pp. 672-673). La datation de la Vita Eligii a fait l’objet de nombreuses discussions. La Vita a été écrite par Ouen, évêque de Rouen († 683) qui s’est sans doute inspiré d’une vie primitive. Le texte a été remanié dans le deuxième quart du VIIIe siècle. L’épisode des trônes pouvait faire partie du fonds primitif. 49 - « Cumque, ut Francorum moribus moris erat, super solium aureum coronatus resideret [...] », Gesta Dagoberti, c. 39, éd. par Bruno Krusch, in MGH-SSRM, 2, Hanovre, 1888, p. 416. Dans l’édition de la Vita Eligii, B. Krusch met ce trône en relation avec la description des Gesta Dagoberti, mais ces derniers ont été rédigés vers 830.

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rédigées en 805, dans les milieux de la cour carolingienne, relatif au maire du palais Pépin II, décédé en 714 : Il [Pépin II] réunit chaque année l’assemblée générale des Francs aux calendes de Mars, suivant la coutume des anciens. Là, en signe de respect pour le titre de roi, il plaçait le roi devant lui, manifestant ainsi l’immensité de son humilité et de sa clémence, et il lui ordonnait de présider l’assemblée, pendant que tous les nobles Francs apportaient les dons, que des engagements étaient pris pour assurer la paix et pour la défense des églises de Dieu, des orphelins et des veuves, que de sévères décrets interdisaient le rapt des femmes et l’incendie, et qu’aussi l’ordre était donné à l’armée que ceux qui seraient appelés se tiennent prêts le jour dit à se rendre là où il [Pépin] l’aurait décidé. Ces choses étant faites, il renvoyait le roi à la villa royale de Montmacq pour y être gardé avec honneur et respect 50.

Dans ce système de représentation, le roi mérovingien apparaît comme un véritable souverain chrétien, maître de la fonction juridico-religieuse avec le pouvoir de faire la loi, de juger et de défendre les églises, de la fonction guerrière avec celui de convoquer l’armée et enfin de la fonction productive, par le biais des dons. Mais il n’exerce que nominalement les pouvoirs qui lui sont conférés puisqu’il ne lui reste que le titre royal. Le tableau établit ainsi une lignée légitime carolingienne, de Pépin II à Charlemagne, qui détermine une continuité dans l’exercice de l’autorité.

L’autorité sacrale D’un point de vue politique, la fondation du royaume des Francs par Clovis et le modèle impérial ont offert au roi mérovingien les moyens de s’imposer aux diverses gentes du royaume franc, en déclinant la notion romaine de pluriethnicité sur un mode nouveau, l’unité se faisant désormais autour de la personne royale qui garantissait le respect des différences. Mais c’est surtout la conversion au christianisme, religion monothéiste, qui a permis au roi de supplanter les reges subalternes en s’identifiant à un dieu unique et indivisible, supérieur à tous les autres dieux. Le christianisme, dans sa version impériale, a donc conféré à Clovis et à ses descendants une nouvelle sacralité, en particulier avec la mission religieuse de gouverner l’Église et d’assurer l’ordre dans le royaume, mais aussi avec l’assimilation du principe vital qu’est la loi 51. La loi est en effet chose sacrée 52, et le législateur est lui-même (con)sacré. C’est pourquoi Clovis a convoqué un concile à Orléans en 511 et s’est arrogé le pouvoir de légiférer. Cependant, l’activité législative des rois mérovingiens témoigne de l’ambiguïté de l’autorité royale au VIe siècle. Clovis a

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50 - Annales Mettenses priores, éd. par Bernhard von Simson, in MGH-SSRG, in usum scholarum, 10, Hanovre, Hahnsche Buchhandlung, 1905, p. 14. 51 - A. M. HOCART, Rois..., op. cit., p. 211. 52 - Y. THOMAS, « De la “sanction”... », art. cit.

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fait mettre par écrit la loi salique, sans doute avant 507 53, pour faire figure de roi législateur, comme les rois wisigothiques ou burgondes, mais la loi salique n’est pas une loi royale, promulguée au nom du roi 54 ; elle ne contient pas toute la loi salique, qui reste largement inconnue 55, et, de toutes les lois barbares, elle est certainement celle qui a subi le moins de modifications jusqu’au IXe siècle 56. Cependant, de profondes transformations sont intervenues dans la seconde moitié du VIe siècle et surtout au début du VIIe siècle, après la victoire des rois neustriens. Elles témoignent d’une concentration de sacré sur la personne royale. Clotaire II et Dagobert ont affirmé fortement leur autorité juridico-religieuse en réunissant un concile à Paris et en promulguant l’édit de 614, puis la loi des Ripuaires et la première loi des Alamans. Les évêques eux-mêmes reconnurent alors à Clotaire II le pouvoir d’intervenir jusque dans la loi canonique, en le comparant à David 57, et l’image qui ressort désormais de l’historiographie est bien celle de rois législateurs et juges : selon Frédégaire, le voyage rituel que Dagobert accomplit dans son nouveau royaume avait pour but de rendre justice aux pauvres en punissant les puissants coupables d’exactions et d’oppressions. A` ce moment, la capacité à dominer l’espace débouche donc sur une véritable autorité sacrale qui s’exprime à travers les fondations monastiques sur des terres fiscales, données par le roi, et sur l’institution des immunités que Barbara H. Rosenwein a comparées d’une manière tout à fait suggestive avec le pouvoir des chefs mélanésiens de déclarer tapu certains espaces 58. De fait, il s’agissait tout à la fois de contrôler l’accès à l’espace sacré des monastères, le sanctuaire, et d’affecter aux communautés religieuses les revenus fiscaux leur permettant de se consacrer à la prière pour le roi et le royaume. Mais au même moment, le processus de contrôle de l’espace et du sacré passait également par une nouvelle forme d’instrumentalisation de la nature sauvage. L’opposition nature/culture qui est fondamentale en Occident et sous-jacente dans les récits, en particulier hagiographiques, tend à articuler l’univers entre une partie domestiquée et une partie sauvage 59 qui renvoie aussi au ciel et à la terre. 53 - IAN WOOD, Merovingians Kingdoms, 450-751, Londres-New York, Longman, 1994, pp. 108-114 ; PATRICK WORMALD, The Making of English Law: King Alfred to the Twelfth Century, t. 1, Legislations and its Limits, Oxford, Blackwell, 1999, p. 40. ID., Legal Culture in the Early Medieval West. Image and Experience, Londres-Rio Grande, Hambledon Press, 1999, p. 42. 54 - P. WORMALD, The Making..., op. cit., p. 40. ID., Legal Culture..., op. cit., pp. 40-41. OLIVIER GUILLOT, « Clovis, le droit romain et le pluralisme juridique : aux origines du monde franc », in H. VAN GOETHEM (éd.), Libertés, pluralisme et droit. Une approche historique, Bruxelles, Bruylant, 1995, pp. 75-77. 55 - I. WOOD, Merovingians..., op. cit., p. 109. 56 - P. WORMALD, The Making..., op. cit., p. 42. 57 - Concile de Clichy, 626-627, cité par YVES SASSIER, « “Lex perpetua” » et “lex loco temporique conveniens”. Conception statique et conception dynamique de la loi (VIee XII siècle », Quaestiones medii aevi, 7, 2002, pp. 26-27 et n. 19. 58 - BARBARA H. ROSENWEIN, Negociating Space. Power, Restraint and Privileges of Immunity in Early Medieval Europe, Londres-Manchester, Cornell University Press, 1999. 59 - SERGE MOSCOVICI, Hommes domestiques et hommes sauvages, Paris, Union générale d’édition, 1974.

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La dualité suppose que subsiste et que soit protégée une nature sauvage, déshumanisée, emplie d’une énergie et d’une force sacrée, surhumaine. La nature sauvage a besoin d’être domptée, investie, et ses forces sacrées d’être dominées 60. Le chasseur, qui est un animal parmi les animaux, a donc tendance à accaparer l’instinct sauvage de la bête ; il acquiert une énergie virile qu’expriment des prouesses physiques et sexuelles, et aussi une forme de sauvagerie nécessaire pour maîtriser ce qui est sauvage 61. L’analogie entre le roi et l’animal sauvage est naturelle au Moyen Aˆge et découle de ce que ni l’animal ni le roi ne sont subordonnés à quiconque, si ce n’est à Dieu 62. Mais le roi-chasseur n’obtient les forces de la nature que dans une relation d’échange : il soustrait du gibier, geste équivoque, et il rend sans compter, en créant de la culture 63. L’institution des forestes au VIIe siècle, espaces sauvages où le roi se réserve la chasse et qu’il exclut de l’usage commun, a donc une signification très forte. Le roi mérovingien ne se réserve plus seulement la mise à mort de certaines bêtes sauvages pour s’en approprier la force magique, comme au VIe siècle 64 ; il inscrit ce droit dans un espace qu’il domine et dont il limite l’accès. Car le roi doit être le maître de la forêt pour s’y ressourcer, y poursuivre à sa guise et y soumettre sa proie lors de la chasse, s’en approprier la puissance sacrée, ou encore transformer l’espace sauvage en un espace civilisé. La forêt et ses animaux doivent donc se situer en dehors de la juridiction ordinaire des hommes 65, ce que permettent les forestes. La forêt royale devient un véritable sanctuaire, un lieu hors de la loi commune, privilégié pour toutes sortes d’animaux sauvages qui y trouvent la paix et la sécurité, quand ils ne sont pas chassés par le roi 66. Alain Guerreau a souligné qu’à l’époque féodale la chasse était devenue le seul grand rituel laïque qui permettait aux puissants de dominer l’espace par leurs chevauchées, tandis que les clercs inscrivaient le pouvoir sacré de l’Église dans un espace circonscrit par les processions 67. La capacité du roi mérovingien à contrôler l’accès au sauvage, d’une part, aux lieux consacrés, de l’autre, révèle une structure symbolique dans laquelle le roi peut créer l’interdit et dominer toutes les formes d’espaces sacrés. Elle s’inscrit

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60 - SERGIO DALLA BERNARDINA, L’utopie de la nature. Chasseurs, écologistes et touristes, Paris, Imago, 1996, p. 38 sqq. 61 - BERTRAND HELL, Le sang noir. Chasse et mythes du Sauvage en Europe, Paris, Flammarion, 1994. 62 - RICHARD MARIENSTRAS, Le proche et le lointain. Sur Shakespeare, le drame élisabethain et l’idéologie anglaise aux XVI e et XVII e siècles, Paris, Éditions de Minuit, 1981, p. 38. 63 - Ibid., p. 41. 64 - Selon Grégoire de Tours, en 590, le roi Gontran aurait fait lapider son chambellan coupable d’avoir tué un auroch dans une forêt royale des Vosges. Sur la chasse comme moyen de représentation du pouvoir, voir JO¨RG JARNUT, « Die frühmittelalterliche Jagd unter Rechts- und sozialgeschichtlichen Aspekten », L’uomo di fronte al mondo animale nell’alto medioevo, XXXI Settimane del centro italiano di studi sull’alto medioevo, Spolète, 1985, pp. 765-798. 65 - B. HELL, Le sang noir..., op. cit., pp. 217-218. 66 - R. MARIENSTRAS, Le proche et le lointain..., op. cit., p. 36. 67 - ALAIN GUERREAU, « Chasse », in J. LE GOFF et J.-C. SCHMITT (éds), Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Paris, Fayard, 1999, pp. 166-176, ici p. 172.

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dans un cadre christianisé qui confère à la royauté mérovingienne du VIIe siècle une dimension supérieure et transcendantale, la transformant en une royauté souveraine et chrétienne intégrant les trois fonctions. Au début du VIIIe siècle, le portrait du roi Dagobert que dresse l’auteur mérovingien du Liber Historiae Francorum est bien celui d’un véritable souverain : « Dagobert fut un roi très courageux, nourricier des Francs, très sévère dans ses jugements, bienfaiteur des églises. Il fut en effet le premier à ordonner de distribuer des revenus du fisc en larges aumônes aux églises des saints. Il établit la paix dans son royaume. Il inspira la crainte et la peur en parcourant tous ses royaumes. Aussi pacifique que Salomon, il assura la tranquillité du royaume des Francs 68. » Le monothéisme chrétien avait définitivement imposé que, dans le cadre du gouvernement terrestre, le roi chrétien réunît les trois fonctions, y compris la fonction juridico-religieuse 69.

La construction de la légitimité L’accession des Mérovingiens à la souveraineté chrétienne va de pair avec la construction d’une légitimité dynastique indispensable à la sacralisation religieuse. L’exemple des royautés africaines a fait avancer l’hypothèse selon laquelle la royauté oscille en permanence entre deux pôles théoriques du sacré, le magique et le religieux, qui s’articulent sur deux modes d’accession à la royauté, l’élection et la succession héréditaire. Le roi magicien serait le roi élu, celui qui s’impose parce qu’on reconnaît en lui l’énergie surnaturelle qui permet de dominer les puissances naturelles, d’apporter force, fécondité et fertilité au peuple. Il se signalerait par des exploits personnels, sans cesse renouvelés, hors norme, par lesquels il maintiendrait son autorité. Et comme la société entend toujours se protéger d’une manière ou d’une autre des excès d’une force mystérieuse et magique, tout un réseau d’interdits assignerait des bornes à la puissance redoutable du roi et ses excès de pouvoir conduiraient à son élimination 70. Quand la royauté magique est aussi une royauté guerrière, le système politique tendrait à multiplier les ruptures, la discontinuité, la violence sans cesse recommencée. Il caractériserait ainsi des sociétés jeunes et mal stabilisées. La royauté héréditaire signifierait au contraire continuité dynastique, stabilité, gravitas, respect des engagements. Elle se situerait cette fois dans l’ordre de la parenté, fondé sur le pouvoir des ancêtres, la soumission à l’autorité paternelle, le respect des engagements impliqués par la fides. Elle trouverait un mode de sacralisation qui la situerait au-dessus du peuple, dans un registre différent, de nature religieuse. Le mythe des origines, organisé autour d’une lignée royale aussi longue que possible, fondée par un ancêtre dont l’origine mythique 68 - Liber Historiae Francorum, 42, p. 364. 69 - JACQUES LE GOFF, « Roi », in J. LE GOFF et J.-C. SCHMITT (éds), Dictionnaire raisonné..., op. cit., pp. 984-987. 70 - LUC DE HEUSCH, Essais sur la royauté sacrée, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1987, pp. 9-10 ; ELISABETH-DOROTHEA HECHT, Der Herrscher und seine Ratgeber im afrikanischer sakralen Königtum, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale, 1969.

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touche elle-même au surnaturel, confèrerait aux descendants du roi fondateur le charisme religieux légitimant ensuite la lignée royale 71. Une telle analyse ne peut s’appliquer aux royautés médiévales sans un certain nombre de correctifs. D’une part, le mode d’accession à la royauté ne préjuge pas d’une relation spécifique avec l’un des pôles du sacré car le principe électif s’entend lui-même comme une désignation de Dieu par l’intermédiaire du peuple et, chez les Francs, il se combine avec l’hérédité. D’autre part, magie et religion sont des produits sociaux ayant un même rapport au sacré, y compris au sacré chrétien 72 : la Geblüsheiligkeit royale, qui détermine une sacralisation authentiquement religieuse de la lignée royale, confère en même temps à la personne du souverain des caractères magiques que vient encore rappeler le pouvoir thaumaturgique des Capétiens, si magistralement démontré par Marc Bloch dès 1924 73. Et cette « magie » du sang royal, l’Église ne l’a jamais vraiment remise en cause, même si Grégoire le Grand a rappelé dès le e VI siècle que les pouvoirs surnaturels du roi, les signa, ne valaient que s’ils étaient soutenus par la grâce divine 74. Au milieu du VIIIe siècle, le principe dynastique était fermement établi dans la famille mérovingienne, mais les sources tendent probablement à accentuer et à projeter dans le passé une légitimité qui ne s’est construite que peu à peu. Cette dernière était symbolisée par les noms royaux et la longue chevelure : quand, en 715, les Francs, à court de Mérovingiens, sortirent de son monastère le clerc Daniel pour en faire un roi, ils attendirent que ses cheveux eussent repoussé et ils le nommèrent Chilpéric 75. La transmission héréditaire du nom traduisait un système de pensée dans lequel non seulement le nomen contenait l’identité de la personne, mais permettait aussi le rattachement à un ancêtre. Elle ne s’est imposée que progressivement, tant était forte chez les Germains l’idée que reprendre un nom déjà porté revenait à priver la personne de son identité. Clovis a donc utilisé pour ses enfants la transmission des noms par variation des deux éléments constitutifs de l’anthroponyme 76. En revanche, ses fils ont commencé à pratiquer la transmission des noms entiers au tout début du VIe siècle, imitant de près la famille royale

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71 - MAURICE GODELIER, L’énigme du don, Paris, Fayard, 1996, pp. 240-242. 72 - HILDRED GEERTZ, « Religion and Magic 1 », Journal of Interdisciplinary History, 6, 1975-1976, p. 78. VALÉRIE I. J. FLINT, The Rise of Magic in Early Medieval Europe, Princeton, Princeton University Press, 1991, pp. 381-386. 73 - MARC BLOCH, Les rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale, particulièrement en France et en Angleterre, 2 vols, Paris, Armand Colin, [1924] 1961. 74 - Dialogues, IV, 31. Voir CHRISTIAN BROUWER, « Égalité et pouvoir dans les Morales de Grégoire le Grand », Recherches augustiniennes, 27, 1994, pp. 97-129, ici p. 97, qui conteste la thèse de MARC REYDELLET, La royauté dans la littérature latine de Sidoine Apollinaire à Isidore de Séville, Rome, École française de Rome, 1981, selon lequel Grégoire aurait pu reconnaître la sacralité royale « barbare ». Sur ce point, voir BRUNO JUDIC, Totius Europeae speculator, Mémoire d’habilitation à diriger des recherches, Université de Lille 3, 1999, t. II, p. 485. 75 - Liber Historiae Francorum, 52 (Chilpéric II, 715-721), p. 326. 76 - RÉGINE LE JAN, « Dénomination, parenté et pouvoir dans la société du haut Moyen Aˆge », in ID., Femmes, pouvoir et société dans le haut Moyen Aˆge, Paris, Picard, pp. 224-238, ici p. 230.

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burgonde 77. Les premiers exemples sont liés à un rattachement artificiel à cette même famille : au même moment, alors qu’ils cherchaient à éliminer le roi des Burgondes Sigismond, Clodomir d’Orléans et Clotaire Ier de Soissons nommèrent un de leurs fils Gunthar (deuxième fils de Clodomir, né vers 517/524, premier fils de Clotaire, né vers 517/518), leur donnant ainsi le nom d’un ancien roi burgonde 78. L’Ansippung inscrivait les Mérovingiens dans la lignée burgonde et leur permettait de prétendre remplacer légitimement les rois burgondes. Cette Ansippung ouvre la série des Nachbenennungen : Clotaire Ier donna à son deuxième fils, né vers 519, le nom de son grand-père Childéric, accentuant ainsi la tradition salienne liée à son héritage territorial 79. Il nomma ensuite l’un de ses fils du nom de Sigebert, porté par le roi des Francs rhénans Sigebert le Boiteux. Du côté des filles, les premières transmissions de noms entiers ne sont attestées qu’une génération plus tard, celle des petites-filles de Clotaire Ier (Basine, fille de Chilpéric Ier, née vers 555/565 ; Chrodichild, fille de Charibert Ier, née vers 560/565 ; Ingund, fille de Sigebert, née vers 567). Les noms féminins transmis étaient ceux de reines mérovingiennes, ce qui renforçait la cohésion du lignage patrilinéaire royal tout en séparant nettement les noms des hommes et ceux des femmes. La longue chevelure des rois francs est certainement le symbole le plus ancien de la légitimité royale 80, puisque Grégoire de Tours raconte, dans le deuxième livre de ses Histoires, comment les Francs, une fois installés en Toxandrie, avaient institué des rois chevelus choisis dans la première et la plus noble de leurs familles 81. Cette coutume des cheveux longs, conservée jusqu’à la fin de la dynastie, a été présentée comme une survivance archaïque renvoyant à une forme de sacralité païenne et magique. Si l’on suit James George Frazer, la coupe des cheveux d’une personne touchant au sacré pouvait se révéler dangereuse, car les cheveux portaient en eux une force magique que l’on s’appropriait en les coupant, et l’auteur du Rameau d’or suggère que les Mérovingiens auraient évité le danger en ne coupant pas les cheveux de leurs fils. A` l’inverse, on a avancé l’idée qu’avant l’institution de la royauté, tous les Francs auraient porté les cheveux longs et que cette coiffure n’aurait acquis sa valeur légitimante qu’à partir du moment où les

77 - MICHAEL MITTERAUER, Ahnen und Heilige. Namengebung in der europäischen Geschichte, Munich, C. H. Beck, 1993, p. 233. 78 - EUGEN EWIG, « Die Namengebung bei den ältesten Frankenkönigen und im merowingischen Königshaus », Francia, 9, 1991, p. 42. 79 - Ibid., p. 29. 80 - JOHN MICHAEL WALLACE-HADRILL, The Long-Haired Kings and other Studies in Frankish History, Medieval Academy reprint for teaching, Toronto, University of Toronto Press, [1962] 1982, p. 148 sqq. RENATE ROLLE et HENNING SEEMANN, « Haar- und Barttracht », Reallexikon der germanischen Altertumskunde, 18, 1999, pp. 232-240. 81 - Hist., II, 9, p. 57 : « Hanc nobis notitiam de Francis memorati historici reliquere, regibus non nominatis. Tradunt enim multi, eosdem de Pannonia fuisse degressus, et primum quidem litora Rheni amnes incoluisse, dehinc, transacto Rheno, Thoringiam transmeasse, ibique iuxta pagus vel civitates regis crinitos super se creavisse de prima et, ut ita dicam, nobiliore suorum familia. Quod postea probatum Chlodovechi victuriae tradiderunt, itaque in sequenti digerimus. »

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rois, gardiens des anciennes traditions, auraient été les seuls à la porter 82. Cette interprétation minimaliste ne résiste pas à l’analyse, mais celle de J. G. Frazer néglige le poids des représentations culturelles véhiculées par la tradition antique. La longue chevelure royale mérovingienne, qui induit l’absence de diadème ou de couronne royale 83, peut en effet être mise en relation avec la tradition biblique. Dans la Bible, la consécration à Dieu impliquait que le nazir renonçât à se couper les cheveux le temps du vœu, pour laisser agir en lui la force de Dieu 84. Pour les hommes ordinaires, le vœu durait ordinairement trente jours, mais pour les rois consacrés, comme Joseph 85 ou Samson, qui étaient habités par la force divine de Yahvé, le vœu n’avait pas de limite. L’épisode de Samson, doté d’une force surhumaine qu’il perdit quand Dalila lui eut coupé les cheveux, illustre bien le lien entre élection divine, chevelure et puissance surnaturelle 86. Les princes mérovingiens, comme les rois de l’Ancien Testament qui avaient été consacrés à Dieu, n’avaient jamais subi « la première coupe de cheveux » : ils portaient les cheveux longs, bouclés sur les épaules, comme sur l’effigie de l’anneau sigillaire du roi Childéric 87. La longue chevelure était un signe évident de reconnaissance et de légitimité qui inscrivait la royauté franque dans une structure religieuse. Comme dans la tradition biblique, cette légitimité, exprimée par des signa qui étaient aisément manipulables, pouvait elle-même être instrumentalisée : la chevelure des rois mérovingiens pouvait être coupée, comme celle de Samson, mais elle pouvait aussi repousser et les rois retrouver leur force. L’institution des rois chevelus, bien antérieure à la conversion des Francs au christianisme, traduit ainsi l’intégration de modèles culturels transmis par le canal de la romanité et repris par Grégoire de Tours, qui les intègre dans sa construction narrative. L’historiographe, qui ne peut ignorer la symbolique biblique de la chevelure royale, y compris celle de la désinvestiture par la coupe des cheveux, ni ses liens avec la vocation sacrale des rois vétérotestamentaires, apparaît ainsi comme le véritable « inventeur » des reges criniti. La longue chevelure permet à Grégoire de Tours d’établir une filiation entre les rois mérovingiens et ceux de l’Ancien Testament ; elle devenait l’expression d’une forme d’élection divine que la conversion au christianisme devait magnifier.

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82 - PERCY ERNST SCHRAMM, Herrschaftszeichen und Staatssymbolik, t. 1, MGH-Schriften 13/1, Stuttgart, Hiersemann, 1954, p. 125. 83 - Sur la couronne, ANDREAS ALFO¨LDI, Die monarchische Repräsentation im römischen Kaiserreiche, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1977, et MARIELLE HAGEMANN, « Between the Imperial and the Sacred: The Gesture of Coronation in Carolingian and Ottonian Images », in M. MOSTERT (éd.), New Approaches to Medieval Communication, Turnhout, Brepols, 1999, pp. 127-163. 84 - Nombres 6, 5 ; Actes 18, 18. 85 - Deutéronome 33, 18 : « Que la chevelure abonde sur la tête de Joseph, sur le crâne du nazir parmi ses frères. » 86 - Juges 13, 5-17. 87 - P. E. SCHRAMM, Herrschaftszeichen..., op. cit., t. 1, p. 215.

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La succession royale Cependant, l’historiographie et les généalogies mérovingiennes donnent une image trompeuse de la succession royale : de l’ancêtre Chlogio/Clodio à Clovis par Mérovée et Chilpéric, puis de Clovis au dernier Mérovingien, les rois semblent s’être succédé naturellement, de père en fils, au sein d’une même lignée, suivant un ordre dynastique, alors qu’en réalité, la légitimité familiale des premiers rois francs ne débouchait pas sur une continuité lignagère, même si les rois étaient choisis dans la première et la plus noble des familles, celle que Frédégaire appelle les Mérovingiens. Les récits de Grégoire de Tours ne cachent d’ailleurs pas les difficultés de la succession royale : s’il ne fait aucun doute que Childéric a succédé à son père Mérovée et Clovis à Childéric, ni que les quatre fils de Clovis ont pris sa suite, il n’est pas aussi sûr que Childéric et Clovis aient été les seuls héritiers de leurs pères respectifs ou même les seuls candidats à la royauté, et il est encore moins certain que les successions se soient faites « naturellement ». Clovis voulait certainement fonder une dynastie en créant le royaume des Francs, mais que les Francs se soient, à sa mort, référés à la coutume pour partager le royaume n’est probablement qu’une projection dans le passé d’une pratique instituée à partir du premier partage de 511. Clovis avait peut-être prévu de laisser tout son héritage à son fils aîné Thierri, ou de partager le royaume à la manière des empereurs du e III siècle, ou encore d’associer ses fils cadets à la royauté sous l’autorité du fils aîné, sur le modèle burgonde. La solution du partage apportait en tout cas une forme de régulation de la succession royale, qui maintenait une compétition entre les héritiers en obligeant à éliminer certains d’entre eux pour éviter que le système ne se dérègle en fractionnant l’héritage à l’excès. Dans un article stimulant, Michel Sot a appliqué les catégories du sacré définies par les anthropologues en Afrique à la royauté franque d’avant 987, suggérant que les élections de 751, 888 et 987 ont été des surgissements de la royauté sacrée – définie comme une royauté guerrière –, entraînant aussitôt un travail de légitimation dynastique 88. De fait, au VIe siècle, la compétition violente entre les héritiers mérovingiens, que les historiens interprètent généralement en termes de rivalité politique, fait certainement partie d’un système « magique » qui bouleverserait les rapports de force à chaque succession en obligeant les héritiers à prouver leur supériorité. Certaines descriptions de Grégoire de Tours renvoient au roi guerrier romain 89 qui tire son prestige de son charisme personnel et de ses victoires, mais doit aussi être capable de ruses et de tromperies pour parvenir à ses fins, un roi pécheur qui viole les règles sociales 90.

88 - MICHEL SOT, « Hérédité royale et pouvoir sacré avant 987 », Annales ESC, 43-3, 1988, pp. 705-733. 89 - Sur le schéma des trois fonctions, GEORGES DUMÉZIL, Mythe et épopée, 1, L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, Gallimard, [1968] 1979. 90 - GEORGES DUMÉZIL, Heur et malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, Paris, Gallimard, 1969, p. 50.

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Mais cette transgression est aussi le signe de l’ensauvagement qui caractérise le roi-chasseur, être hors du commun. Les exemples de tromperies et de ruses sont légion. Clovis, le « grand et remarquable combattant » 91 de Grégoire, est aussi le roi fourbe par excellence : il achète les leudes de Ragnacar en leur offrant des bijoux de pacotille qu’il fait passer pour des objets précieux, les détachant ainsi de leur roi pour mieux prendre sa place 92, persuade Chlodéric de tuer son père et le dénonce aux Francs rhénans, qui l’élisent à sa place 93. Les fils de Clovis sont de grands combattants, mais ils sont aussi capables de toutes les tromperies, comme doivent l’être les rois guerriers : Thierri Ier essaie de tromper son rival Munderic en l’attirant pour le faire assassiner 94. Clotaire Ier et Childebert Ier trompent leur mère Clotilde pour qu’elle leur livre les fils de leur frère Clodomir, qu’ils font aussitôt mettre à mort 95, la reine ayant préféré les voir morts plutôt que tondus. Cette mise à mort de jeunes enfants (l’un a sept ans, l’autre neuf), si contraire à toutes les lois de la parenté et si éloignée de la caritas chrétienne, s’inscrit dans le champ de la royauté magique dont Clotilde apparaît à ce moment précis du récit de Grégoire comme la garante 96. La sacralité des premiers Mérovingiens leur venait moins de leur consécration au Dieu chrétien que d’une force dangereuse qui nécessitait de transgresser un certain nombre de règles sur lesquelles reposait l’ordre social 97. Grégoire de Tours situe Clovis du côté des rois magiciens quand il raconte comment il a tué ses consanguins et détruit systématiquement sa parentèle. Ces actes, qui sont une violation absolue de l’ordre familial, opèrent une rupture avec la culture, c’est-àdire avec l’ordre de la parenté sur lequel se fonde la société tribale. En versant le sang de ses parents et en violant l’ordre familial, Clovis accomplit l’acte social le plus dangereux qui soit, mais cette transgression porte en elle une efficacité surnaturelle 98. Dans cette perspective, les meurtres mérovingiens et l’élimination brutale des rivaux présentent un caractère magique évident 99. L’assassinat des fils de Clodomir par leurs oncles Clotaire Ier et Childebert Ier, et peut-être encore celui de Sigebert Ier par Chilpéric, ressortissent à cette catégorie du sacré, comme la survirilité des rois mérovingiens et leurs fréquentes violations des interdits sexuels qui apparaissent comme autant d’actes de désocialisation/sacralisation attestant la différence de nature entre le roi et les « hommes ordinaires », et sa capacité de dominer les forces de fécondité et de fertilité de la terre, qu’incarnent les

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91 - Hist., II, 12, p. 62 : « Hic fuit magnus et pugnator egregius ». 92 - Ibid., II, 42, p. 93. 93 - Ibid., II, 40, p. 90. 94 - Ibid., III, 14, pp. 110-112. 95 - Ibid., III, 18, pp. 118-119. 96 - Voir NIRA PANCER, Sans peur et sans vergogne. De l’honneur et des femmes aux premiers temps mérovingiens, Paris, Albin Michel, 2001. 97 - LAURA MAKARIUS, « Du “roi magique” au “roi divin” », Annales ESC, 25-3, 1970, pp. 668-698. 98 - Ibid., p. 679. 99 - Ibid., p. 680 : « L’arme magique, traditionnelle, du meurtre consanguin sert à éliminer “légitimement” des rivaux potentiels ou réels. »

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femmes 100. Dans de nombreuses sociétés tribales, l’impureté royale, inhérente à la sacralité, se manifeste par un inceste originel qui relève du même champ de l’interdit que le meurtre consanguin 101. Or, s’il n’est pas question d’inceste royal chez les Mérovingiens 102, le mythe d’origine de la famille mérovingienne se réfère à la naissance presque « impure » de Mérovée, qui serait né du contact de sa mère avec un monstre marin. Mérovée n’est pas un être hybride, comme les centaures antiques ou les hommes-loups, mais son origine tient de l’animalité, génératrice de force surhumaine. Comme eux, les premiers Mérovingiens se sont signalés par leurs péchés sexuels, en particulier par la pratique du rapt des filles et des femmes 103. De Childéric, Grégoire de Tours dit qu’il vivait dans la luxure et dévoyait les filles des Francs, ce qui lui valut d’être expulsé de son royaume. De Ragnacar, parent de Clovis et roi à Cambrai, il dit seulement qu’il était « effréné dans la luxure », ce qui indigna tellement les Francs que Clovis en prit prétexte pour l’éliminer avec son frère Richar 104. Grégoire est plus précis encore pour Chram, que son père Clotaire Ier avait placé à la tête de l’Auvergne, dans une position quasi royale. Les transgressions morales et sexuelles sont ici patentes : « Il n’aimait personne de ceux qui auraient pu lui donner un conseil bon et utile, si ce n’est qu’il rassemblait autour de lui des bandes de jeunes et viles personnes, et qu’il les aimait tellement qu’il écouta leurs conseils et qu’il ordonna d’enlever par force les filles de sénateurs 105. » Chez ces rois qui violaient l’ordre familial, la rupture génératrice de sacré était un facteur de reconnaissance, un moyen de situer l’être hors du commun, au-dessus et en dehors du groupe, celui qui détenait une force active ambivalente – maléfique dans le domaine de la sexualité et de la luxure, bénéfique dans le domaine de la guerre –, assurant finalement fécondité et prospérité au peuple. Les mœurs débridées des fils et petits-fils de Clovis, leurs multiples épouses et concubines, souvent issues de milieux serviles, ne témoignent certainement pas des pratiques sociales en vigueur dans la Gaule mérovingienne du e VI siècle, elles sont des ruptures de l’ordre social qui situent le roi dans la zone de l’interdit. A` un évêque qui s’étonnait qu’on pût appeler fils de roi les enfants mâles que le roi Gontran avait eus d’une servante, il fut signifié que c’était maintenant la règle que le roi avait lui-même imposée 106, une règle qui le mettait hors de la loi commune. Le roi puisait son pouvoir surnaturel dans l’ambivalence de la force

100 - A. M. HOCART, Rois..., op. cit., p. 220. 101 - L. MAKARIUS, « Du “roi magique”... », art. cit., pp. 669-679. 102 - A` noter que dans l’Ynglingasaga de Snorri, les dieux wanes pouvaient avoir des rapports incestueux, qui étaient interdits au reste de la population, ce qui est typique des religions fondées sur le culte de la fertilité (J. DE VRIES, Altgermanische..., op. cit., p. 211). 103 - G. DUMÉZIL, Heur et malheur..., op. cit., p. 85. 104 - Hist., II, 42, p. 92. 105 - Ibid., IV, 13, p. 144 : « Nullum hominem diligebat, a quo consilium bonum utilemque possit accipere, nisi collectis vilibus personis aetate iuvelene fluctuantibus, eosdem tantummodo diligebat, eorumque consilium audiens, ita ut filias senatorum, datis praeceptionibus, eisdem vi detrahi iuberet. » 106 - Ibid., V, 20, p. 228.

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qui émanait de sa personne : en brisant les interdits sexuels et en violant l’ordre social, il se désocialisait pour se situer hors des normes acceptées par le reste du peuple – ut reliqua plebs, dit Grégoire de Tours 107 – et pour dominer les forces de fécondité. L’élimination de certains rois relève de cette même structure symbolique. L’interdit qui isolait le souverain et que symbolisait sa longue chevelure supposait en effet un consensus entre le souverain et son peuple, mais celui-ci devait en permanence contrôler l’excès de sacré qui émanait du roi. Quand son courage ou sa conduite étaient jugés défaillants, le lien entre lui et le corps social se rompait et le peuple, en l’occurrence les Grands, pouvait l’éliminer. Grégoire de Tours raconte que Childéric 108, désavoué par les Francs, dut s’enfuir pour éviter une mort certaine ; que Mundéric, un parent et concurrent de Thierri Ier, fut mis à mort par les siens parce qu’ils avaient compris qu’il était perdu 109 ; que Gundovald périt de mort violente en 585 : « Quand il eut été tué, écrit Grégoire, le peuple vint et, après lui avoir transpercé le corps avec des lances et lui avoir lié les pieds avec une corde, on le traîna à travers tout le camp de l’armée ; puis, lui ayant arraché la chevelure et la barbe, on l’abandonna sans sépulture sur le lieu même où il avait été tué 110. » Le peuple qui l’avait élu, l’avait ensuite ainsi mis à mort et désinvesti. Toujours selon Grégoire de Tours, Chilpéric Ier fut assassiné à cause de ses méfaits, parce qu’il « n’avait jamais aimé personne et qu’il n’était aimé de personne », si bien que, « tandis qu’il rendait l’esprit, tous les siens l’abandonnèrent 111 ». Les récits de Grégoire de Tours justifient implicitement la mise à mort sacrificielle des rois mérovingiens et le système symbolique de la royauté magique. Mais l’évêque de Tours développe en contrepoint le modèle de la royauté chrétienne. Dans son système de représentation, les transgressions de Childéric et de Clovis ont permis que la royauté franque, qui était élue de Dieu avant même la conversion de Clovis, donnât naissance à une dynastie légitime et chrétienne. Le récit des péchés sexuels de Childéric justifie son exil chez les Thuringiens, mais son retour chez les Francs apparaît aussi comme une épreuve initiatique, un exploit hors norme qui lui permet ensuite d’engendrer celui qui allait conquérir la Gaule et devenir le premier roi barbare catholique d’Occident. Cependant, Grégoire ne cache ni les ruses, ni les tromperies de Clovis, ni sa participation à l’ordre magique lorsqu’il écrit : « On rapporte qu’ayant réuni une fois les siens il se serait ainsi exprimé au sujet des parents dont lui-même avait causé la perte : “Malheur à moi qui suis resté comme un voyageur au milieu d’étrangers et je n’ai plus de parents pour pouvoir m’aider si l’adversité venait.” Mais ce n’est pas par affliction pour leur mort qu’il disait cela, mais par ruse pour savoir si par hasard il pourrait en

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107 - Ibid., III, 18, p. 118. 108 - Ibid., II, 12, p. 61. 109 - Ibid., III, 14, p. 112. 110 - Ibid., VII, 38, p. 361. 111 - Ibid., VI, 46, p. 319 : « Nullum umquam pure dilexit, a nullo dilectus est, ideoque, cum spiritum exalasset, omnes eum reliquerunt sui. »

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découvrir d’autres qu’il tuerait 112. » Ce sont en effet ces mêmes violations de l’ordre social qui permettent au grand magicien qu’était Clovis d’assumer l’héritage impérial et de fonder une lignée royale chrétienne et légitime. D’un autre côté, la tonsure des rois ou des prétendants disqualifiés sert aussi à imposer l’idée que les successeurs de Clovis, devenus chrétiens, ont toujours cherché à remplacer la mort physique de leurs concurrents par une mort symbolique, utilisée dans le rituel chrétien de l’entrée au monastère ; les rois francs, baptisés, s’inscrivent ainsi dans la tradition vétéro-testamentaire des rois consacrés. La coupe de cheveux, dont il n’est jamais question avant Clovis, apparaît comme une perte de substance divine, une mort symbolique 113, comme dans la tradition biblique. Le récit de l’histoire de Gundovald impose l’idée que Childebert Ier et Clotaire Ier ne cherchaient pas à mettre à mort le prétendant mais qu’ils y auraient été contraints. Gundovald avait été élevé par les soins de sa mère, « avec les boucles des cheveux répandues dans le dos comme c’est la coutume de leurs rois ». Le roi Childebert accueillit celui qui se prétendait son neveu, jusqu’à ce que Clotaire fasse venir le jeune garçon auprès de lui et que, en le voyant, il ait aussitôt donné l’ordre de lui tondre la tête, en disant « je ne l’ai pas engendré » : par ce rite, Gundovald était exclu du cercle des fils-héritiers. Après la mort du roi Clotaire, le jeune homme alla chez un autre de ses oncles, le roi Charibert, mais Sigebert, qui l’avait appelé chez lui, « lui coupa à nouveau la chevelure et l’envoya à Cologne » d’où il s’échappa et, « ayant laissé pousser ses cheveux à nouveau, il s’en alla chez Narsès, qui gouvernait alors l’Italie ». Il revint de Constantinople en 582 pour réclamer sa part d’héritage et finit assassiné, la chevelure arrachée 114. La coupe de cheveux est parfois interprétée comme une véritable tonsure ecclésiastique ou monastique qui apparaît alors comme une castration symbolique : le troisième des fils de Clodomir, le futur saint Cloud, échappa à ses oncles mais, « abandonnant le royaume terrestre, il se tourna vers le Seigneur, et se coupant lui-même les cheveux, il fut fait clerc et, après beaucoup de bonnes actions, il mourut prêtre 115 ». Grégoire de Tours prend soin de raconter que Clovis aurait proposé à ses parents de se faire tonsurer, plutôt que de les mettre à mort, même s’il les a probablement éliminés sans autre forme de procès, comme le fit après lui son fils Thierri Ier avec des parents chevelus qui prétendaient avoir autant de droit à régner que les descendants de Clovis 116. Replacée dans le contexte chrétien, la coupe des cheveux royaux, longtemps considérée par les historiens comme un archaïsme païen, apparaît ainsi comme une mort symbolique permettant d’éliminer les héritiers en surnombre sans verser le sang royal. Elle permet aussi de justifier a posteriori la mise à mort physique au prétexte que les héritiers ou les rois disqualifiés avaient refusé la tonsure ou rompu leurs vœux : Mérovée, fils de Chilpéric Ier, fut d’abord tonsuré

112 - Ibid., II, 42, p. 93. 113 - B. HELL, Le sang noir..., op. cit., p. 123. 114 - Hist., VI, 24, p. 291. 115 - Ibid., III, 18, p. 117. 116 - Ibid., III, 14 et 23.

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sur ordre de son père, ordonné prêtre et conduit au monastère de Saint-Calais du Mans 117, d’où il s’échappa et fut mis à mort. Les déchirements de la famille mérovingienne à la fin du VIe et au tout début e du VII siècle illustrent les difficultés à établir une continuité dynastique mais aussi les changements qui interviennent alors. Frédégaire rapporte qu’en 612, le roi Thierri II de Bourgogne, vainqueur de son frère Théodebert II d’Austrasie, lui fit arracher ses vêtements royaux et qu’il lui prit son cheval avec le harnais royal, avant de l’envoyer en prison à Chalon 118 où il le fit mettre à mort. Thierri avait affirmé que Théodebert n’était pas réellement le fils de leur père Childebert, si bien que la désinvestiture n’est pas passée par la coupe de cheveux, mais par le retrait des insignes royaux et sa mise à mort, bientôt suivie de celle de son jeune fils, Mérovée. L’année suivante, après sa victoire en 613, le roi de Neustrie, Clotaire II, fit mettre à mort Sigebert et Corbon, deux des fils de Thierri II, ne laissant la vie qu’au troisième, son filleul Mérovée, le quatrième ayant disparu 119. Il réserva un horrible supplice à Brunehilde, leur arrière-grand-mère, rendue responsable de la mort de dix rois, cette damnatio memoriae ouvrant une nouvelle phase de l’histoire mérovingienne. De fait, les guerres civiles de la fin du VIe et du début du VIIe siècle avaient accompagné l’émergence de deux lignées mérovingiennes, l’une austrasienne, issue de Sigebert Ier, et l’autre neustrienne, issue de Chilpéric Ier. Une fois vainqueur, Clotaire II de Neustrie supprima complètement la lignée austrasienne et commença une entreprise de légitimation à laquelle participèrent la Vie de Colomban, écrite par Jonas de Bobbio après la victoire neustrienne, et l’écriture des premières généalogies mérovingiennes. Les propos injurieux prêtés par l’auteur à saint Colomban, qui aurait refusé de bénir les jeunes fils de Thierri II sous le prétexte qu’ils étaient enfants de prostituées, pourraient avoir eu pour but de « désacraliser » la branche austrasienne 120 au bénéfice de la jeune dynastie neustrienne qui s’affirmait la seule légitime. De fait, en éliminant complètement les derniers descendants de Sigebert d’Austrasie, Clotaire II accomplissait un nouvel acte fondateur qui allait assurer à la lignée neustrienne l’exclusivité de la légitimité. Il devint alors possible d’imposer la représentation d’un peuple ordonné autour d’une lignée royale fondant sa puissance surnaturelle dans le divin, avec projection dans le passé et manipulation des origines royales pour légitimer le pouvoir du fondateur et celui de ses successeurs. Toutes les généalogies royales barbares ont été rédigées dans un contexte chrétien, après la conversion des rois au christianisme121,

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117 - Ibid., V, 14, p. 204 : « Post haec Merovechus, cum in custodia a patre reteneretur, tonsoratus est, mutataque veste, qua clericis uti mios est, presbiter ordeneretur Aninsola dirigitur, ut sibi sacerdotali eruderetur regula. » 118 - FRÉDÉGAIRE, IV, 38, p. 139. 119 - Ibid., IV, 42, p. 141. 120 - B. H. ROSENWEIN, Negociating Space..., op. cit., pp. 70-73. 121 - DAVID N. DUMVILLE, « Kingship, Genealogies and Regnal Lists », in P. SAWYER et I. WOOD (éds), Early Medieval Kingships, Leeds, The Editors, 1977, pp. 72-104 ; PATRICK WORMALD, « Lex scripta and Verbum regis: Legislation and Germanic Kingship, from Euric to Cnut », in ID., Legal Culture..., op. cit., pp. 130-131.

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et lorsqu’une dynastie incarnait l’unité d’un peuple, les listes royales étant intimement liées aux lois qui exprimaient l’identité ethnique 122. Or la première version de la loi salique, celle de Clovis, n’a pas été précédée d’une liste royale, comme le furent la loi burgonde et l’édit lombard de Rothari par exemple, et elle ne valait probablement pas pour tous les Francs : il manquait alors aux premiers Mérovingiens cette sacralité religieuse qui fondait la légitimité dynastique 123, mais, au VIIe siècle, on a ajouté des listes royales à certains manuscrits de la loi salique. Le processus s’achève quand, au début du VIIIe siècle, le Liber Historiae Francorum veut imposer l’idée que les Francs s’étaient donnés des lois aussitôt après avoir élu leur premier roi chevelu, Faramund 124. La genealogia mérovingienne et la memoria gentis se sont construites progressivement et parallèlement, toutes deux relevant d’une même idéologie politique. Grégoire de Tours signale que, depuis longtemps, les Francs avaient l’habitude de choisir leurs rois parmi la plus noble de leurs familles, sans la nommer. Il cite Childéric, père de Clovis, son grand-père Mérovée et remonte à son arrière-grandpère Clodion, mais il passe sous silence les origines mythiques des rois francs, qui ne rentrent pas dans sa construction 125, pour développer l’image d’une dynastie qui a réalisé le choix de Dieu en se convertissant. Il remonte loin dans le passé parce que l’ancienneté justifie la noblesse des rois, mais également parce que la supériorité royale se fonde dans le sacré. Les généalogies anglo-saxonnes, elles aussi rédigées dans un contexte chrétien, font de Wodan l’ancêtre fondateur des rois de Mercie. Wodan/Odin est le dieu germanique de la guerre, il incarne la furor selon Rodolphe de Fulda, qui écrit au IXe siècle. En revanche aucune source ne rattache les lointains ascendants de Clovis à un quelconque dieu. De son côté, Grégoire de Tours construit son récit du règne de Clovis sur la mort du roi après l’élimination brutale de ses parents et il ne développe pas l’idée d’une rupture qui aurait été liée à la conversion et au baptême royal, même s’il en a parfaitement compris l’importance. A` ses yeux, la sacralité royale franque s’inscrit dans un plan divin qui la rattache aux rois de l’Ancien Testament, et la consécration divine symbolisée par la chevelure royale et les victoires prend son sens avec le baptême, mais doit se poursuivre avec la christianisation. Les rois francs ne sont appelés Merohingii – au sens propre, les descendants de Mérovée – que dans le livre III de la chronique de Frédégaire 126. Le même 122 - Ibid., pp. 133-134. 123 - Ibid., p. 135. 124 - Liber Historiae Francorum c. 4, p. 244 : « Marchomiris quoque eis dedit hoc consilium, et elegerunt Faramundo, ipsius filio, et eleverunt eum regem super se crinitum. Tunc habere et leges coeperunt, quae eorum priores gentiles tractaverunt his nominibus: Wisowastus, Wisogastus, Arogastus, in villabus quae ultra Renum sunt, in Bothagm, Salchagm et Widehagm. » 125 - Sur le silence de Grégoire, voir JONATHAN BARLOW, « Gregory of Tours and the Myth of the Troyan Origins of the Franks », Frühmittelalterliche Studien, 29, 1995, pp. 8695, et EUGEN EWIG, « Troiamythos und fränkische Frühgeschichte », in D. GUENICH (éd.), Die Franken und die Alemannen..., op. cit., pp. 1-30, ici pp. 9-12. 126 - FRÉDÉGAIRE, III, 9, p. 94.

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auteur souligne également les fondements surnaturels de la légitimité mérovingienne, par l’origine fabuleuse de Mérovée 127. Frédégaire opère également une projection dans le passé en faisant de Clodion, père de Mérovée, le fils de Theudemar dont le nom, écrit-il, suggèrerait un lien avec les rois troyens Priam, Friga et Francio. Le mythe de l’origine troyenne des Francs, qu’il reprend ici, était apparu pour la première fois au livre II de la même chronique, vraisemblablement écrit par un premier auteur 128. Le mythe troyen s’inscrit dans les traditions romaines, mais aussi gallo-romaines, puisque les Arvernes avaient également prétendu descendre des Troyens et que le Quinotaure était l’expression de réminiscences antiques, probablement mal assimilées 129. Ces mythes s’étaient développés dans le courant du VIe siècle, mais ils ne s’expriment clairement qu’au début du e VII siècle, avec la seconde fondation du royaume. La dynastie royale, maintenant appelée mérovingienne, porte désormais un attachement particulier au nom de Mérovée, systématiquement repris à chaque génération 130. C’est aussi sous le règne de Clotaire II, dans l’entourage de Dagobert, alors roi d’Austrasie (623-629), qu’on rédige les premières généalogies mérovingiennes, pour construire la légitimité de la branche neustrienne, victorieuse des descendants de Sigebert d’Austrasie. Une généalogie part de Clodion, père de Mérovée, et se termine avec Dagobert. Une autre se termine avec Clotaire II et fait de Faramund, père de Clodion, le premier roi des Francs 131. Un siècle plus tard, l’auteur du Liber Historiae Francorum, qui ne connaît pas la chronique de Frédégaire, reprend la tradition troyenne et fait de Faramund le fils du Troyen Sunno 132 : l’origo gentis s’incarne alors complètement dans la dynastie royale issue des rois troyens, la supériorité de l’une étant indissolublement liée à celle de l’autre. Elles s’insèrent dans un schéma de représentation complètement christianisé : le peuple franc, issu des Troyens comme les Romains, a trouvé la force militaire de vaincre ses ennemis dans sa foi en Dieu, dans la piété et la générosité de ses rois.

L’historiographie mérovingienne permet de démonter une partie du système symbolique des Francs. La projection d’une dynastie mérovingienne remontant aux premiers temps de la royauté franque et celle d’un peuple aux origines troyennes relèvent assurément d’une idéologie développée dans des milieux romanisés, pour légitimer les Mérovingiens et l’hégémonie franque en Europe. Mais ces croyances fondaient aussi la sacralité royale et l’identité de la gens, comme les rituels d’élévation exprimaient le consensus entre le roi et son peuple. A` la fin du VIe siècle,

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127 - Ibid., III, 9, p. 95 : « Bistea Neptuni Quinotauri similis. » 128 - Ibid., II, 4-9, pp. 43-45. 129 - Sur les réminiscences antiques du Quinotaure, GEORG SCHEIBELREITER, Die barbarische Gesellschaft: Mentalitätsgeschichte der europäischen Achsenzeit, 5.-8. Jahrhundert, Darmstadt, Primus, 1999, p. 77. 130 - E. EWIG, « Troiamythos... », art. cit., p. 26. 131 - Regum Merowingorum genealogia, éd. par Georg Pertz, in MGH-SS, II, 1829, p. 307. 132 - Liber Historiae Francorum, c. 4, p. 244.

LA ROYAUTÉ MÉROVINGIENNE

la légitimité mérovingienne était fermement assurée, mais la rivalité entre les héritiers traduit une forme d’instabilité liée à une sacralité royale au caractère magique encore très marqué, malgré l’émergence de deux lignées royales. Grégoire de Tours oppose deux modèles qu’il utilise alternativement : celui du roi magicien, qu’il associe plutôt à la toute première période mérovingienne, à des prétendants illégitimes ou à de mauvais souverains, et celui du roi chrétien qui est représenté par Gontran dont il écrit « que plein de bonté, il gouvernait son peuple avec les prêtres en se comportant lui-même comme un prêtre 133 ». Les deux modèles lui permettent d’intégrer l’histoire des Francs dans une même marche vers le salut, en gommant les ambiguïtés profondes de la royauté mérovingienne du VIe siècle. Le roi de la conquête dominait les fonctions liées à la terre, c’est-àdire les fonctions guerrières et nourricières, mais il n’assumait que partiellement les fonctions liées au ciel, c’est-à-dire les fonctions juridico-religieuses sans lesquelles il n’était point de stabilité. La conversion au christianisme et le modèle impérial ont ensuite fourni aux rois mérovingiens les moyens d’accéder progressivement à une véritable auctoritas, selon un processus qui s’est poursuivi durant le VIe siècle, mais qui n’est arrivé à son terme qu’au début du VIIe siècle, avec le triomphe de la dynastie neustrienne. L’historiographie de la seconde période mérovingienne souligne alors ce qui apparaît comme une deuxième fondation du royaume. Le roi mérovingien, représentant de Dieu sur terre, intègre l’ensemble des fonctions dans un système de pensée christianisé qu’expriment aussi bien les prières pour le roi et le royaume montant des basiliques et des monastères royaux que le contrôle des sanctuaires et la domination des forces sacrées de la nature. Les textes développent désormais l’image d’une sacralité royale mérovingienne intrinsèquement liée à la croyance en une élection divine des rois chevelus. Consacrés à Dieu comme les rois de l’Ancien Testament, héritiers des Troyens, dotés d’une légitimité sacrée, qui est profondément religieuse bien qu’elle ne soit pas consacrée par l’onction, les souverains mérovingiens ont reçu mission de réaliser sur terre la cité de Dieu, une mission que l’institution ecclésiale va ensuite chercher à contrôler directement par le biais de l’onction royale et de la royauté ministérielle. Régine Le Jan Université de Paris 1

133 - Hist., IX, 21, p. 379.

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