De la pertinence de la notion de civilisation.
Samuel Huntington
La notion de civilisation est sans doute difficile à saisir, un peu comme le temps de saint Augustin dont tout le monde sait ce qu'il est si personne ne demande sa définition , mais que tout le monde ignore des lors qu'on essaie d'en cerner les contours.
Toutefois, il existe également une réelle mauvaise foi dans la manière dont les intellectuels Francais abordent l'oeuvre de Samuel Huntington. En gros leur reproche est celui-ci : nous ne considérons pas l'idée d'un choc (" clash") des civilisations comme un concept pertinent, donc c'est l'idée même de civilisation qu'il faut attaquer ou "déconstruire". Or c'est là sans doute une démarche naive.
Ainsi dans un article assez creux publié dans le Monde ( 27.12.08), Roger-Pol Droit s'en prenant à l'idée de " choc des civilisations" ( à bon "droit" certes ), croit utile d'attaquer le concept même de civilisation jugé vague et peu adéquat au début de son article, mais tout de même utilisé et même arboré à la fin de son article comme une vieille tante dont on ne parviendrait pas à se debarrasser ( "Comment ne pas remarquer, en effet, que les civilisations, en tout cas toutes les grandes que l'histoire permet de connaître, sont d'abord en conflit avec...
elles-mêmes !"). N'y a-t-il pas de meilleur aveu de la pertinence d'une notion que l'impossibilité même de s'en passer ! Car dire que l'idée d'un choc des civilisations ne va pas de soi, ne ruine en rien le concept de civilisation lui-même !
Dire que " le concept est vague" ne désigne aucunement son inutilité. Bien au contraire. Il est vrai que dans son article RP Droit semble rendre la civilisation synonyme de "société" ou de "culture", ce qui pose de réels problèmes de philosophie politique ( le pire je crois,consistant dans une assimilation du concept de "mentalité" à celui de "civilisation", voir sur ce point RE Nissbett "The geography of thought", free press, 2003) mais enfin comment ne pas prendre acte de la fonctionnalité de la notion tout au moins dans le champ des sciences sociales et de l'histoire ? Ira-t-on jusqu'à prétendre que la chaire d'histoire ( comparée) des civilisations n'est qu 'un espace vide ... de pensée ?
Encore une fois, on assiste à un assaut de paroles vides qui ne concernent pas vraiment le problème posé par Huntington au début de son livre. En cela l'hypothèse de Huntington n'est ni celle de Lucien febvre, ni celle de Braudel. La civilisation lui apparait comme un outil méthodique permettant de mieux penser la réalité ( dans l'optique utilitariste qui forme comme l'horizon philosophique de la science politique americaine, "penser" signifie prévoir, annoncer les conflits à venir ou les nouvelles configurations se dessinant ). En pensant "les civilisations", nous nous séparons selon Huntington d'autres lectures comme 1)la lecture unifiante ( celle de Fukuyama qui réduit le divers à l'unique avec son concept de fin de l'histoire ) 2) La lecture duelle ( Celle d'E Said avec le couple "occident" \ "orient" ou encore l'intelligibilité marxiste du monde comme réductio bi-polaire ) 3) la lecture étatique ( ici réside la force de l'hypothèse de Huntington qui voit dans
la philosophie politique quelque chose qui dépasse et de loin l'Etat-Nation, chaque Etat agissant "aussi" en fonction de valeurs et non en fonction d'un intérêt strictement "national") 4) la lecture pessimiste du chaos et de la complexité progressive.
Ainsi, si réponse il y a, elle doit passer par l'examen scrupuleux de ces diverses règles de l'analyse politique et je ne vois malheureusement pas de critique digne de ce nom relevant ce défi dans les différents articles publiés en France. La non-traduction ou traduction différée ou encore le peu d'intérêt pour les débats Huntington -Fukuyama-Said sont sans doute à l'origine de la pauvreté des articles de la presse hexagonale.
Jean-Michel OLIVES
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