5 jours au Niger Ce texte a été écrit au retour du voyage au Niger de la délégation de la Fondation d’entreprise Les Nouveaux Constructeurs et de ses partenaires, du 28 octobre au 2 novembre 2008. Il est amicalement dédié aux enfants de l’internat et à leurs familles, ainsi qu’à tous les employés et partenaires nigériens et français du projet. Toutes les réflexions et opinions exprimées n’engagent que l’auteur. Enfin j’ai vu le Niger… Non pas ce pays qu’on évoque, quand d’aventure on en parle, avec des statistiques effrayantes et des clichés déprimants : malnutrition, explosion démographique, analphabétisme… Symbole même du sous-développement que sanctionne invariablement une place dans le peloton de queue du classement mondial des Nations Unies. Il ne s’agit pas de fermer les yeux ou de nier l’évidence : comme tout un chacun, j’ai pu voir au Niger les marques de la pauvreté et du dénuement, et j’ai éprouvé dès l’arrivée le choc du décalage qui s’impose à nous, Européens, dans tous les domaines. Malgré tout, ce dont je veux témoigner ne se situe pas dans ce registre pessimiste ou angoissé, mais dans celui de l’admiration et du respect pour ce que j’ai pu entrevoir. Admiration pour tout un peuple occupé à rentrer la moisson à mains nues, au prix de quel labeur – qui ose encore prétendre qu’on ne travaille pas en Afrique ! pour ces femmes aperçues dans les champs ou au bord de la route, si droites sous la charge qui s’étage sur leur tête ; pour ces enfants si nombreux qui portent sur leurs visages graves ou joyeux la beauté de la vie et de sa promesse d’avenir. Admiration et respect pour ces jeunes hommes et femmes éduqués, nos partenaires nigériens, qui ne songent pas à émigrer mais travaillent bénévolement, en marge de leurs occupations professionnelles, à promouvoir l’éducation des enfants de leur pays ; porteurs d’un noble idéal, ils sont en même temps très pragmatiques : conscients d’avoir eu la chance de pouvoir suivre un cursus complet qui leur a ouvert un avenir professionnel, ils veulent que les plus jeunes puissent suivre leur voie et apporter plus tard leurs compétences au service de la communauté tout entière. Enfin j’ai vu le Niger… Ou plutôt, devrais-je dire, survolé ? Non, puisqu’il n’est pas question d’emprunter une liaison aérienne, inexistante entre Niamey, la capitale, et Zinder, deuxième ville du pays située au bout d’une route longue de 900 kilomètres. Alors, le mot qui s’impose pour qualifier ce voyage est : « traversé ». Traversée d’une durée de cinq jours, bien insuffisante évidemment pour prétendre saisir la réalité de tout un pays. Mais précieuse comme une première approche, offrant une foule d’images et d’impressions avec toute la saveur de la découverte.
Cinq jours pleins sur le sol nigérien, dont deux journées entières en voiture, synonymes de temps perdu pour qui débarque, toujours très pressé, de son XXIe siècle bien tempéré. Pour moi qui n’étais pas retourné en Afrique de l’Ouest depuis bon nombre d’années, et n’en avais alors approché que quelques grandes villes, l’interminable trajet m’est tout de suite apparu comme un nécessaire palier de décompression, une première expérience du pays, vécue en accéléré, le temps de régler mon horloge personnelle. La route elle-même fait partie de l’expérience, physiquement, par sa longueur comme par ses aléas : en excellent état parfois, mais aussi affreusement défoncée sur au moins un tiers de la distance totale. Surtout, le trajet permet à l’intrus étranger d’observer presque sans être vu… Certes, notre perception depuis l’habitacle fermé d’un véhicule climatisé est forcément incomplète et biaisée, éloignée de cette « marche vers les hommes », seule définition valable du voyage selon Paul Nizan, qui l’a mise en exergue de son Aden Arabie. C’est entendu, ce n’est pas ainsi qu’on approchera cette Afrique des villages « éloignés du goudron », où nous ne ferons qu’une brève incursion lors d’une journée trop courte. Mais cette route unique traverse sur toute sa longueur la bande de pays fertile où se concentre 95% de la population. Débouché obligé de toute l’activité économique, elle draine l’ensemble du trafic, sillonnée de poids lourds, au sens propre souvent, tant les énormes camions surchargés, en transit incessant entre Bénin, Nigeria et Tchad, contribuent à dégrader la chaussée. On y croise aussi quelques 4x4 de ces ONG qui pullulent au Niger, les bus qui font la liaison de Niamey à une vitesse de trompe-la-mort, et les « taxis-brousse » bourrés d’hommes, de femmes et parfois d’animaux, surmontés d’échafaudages invraisemblables des marchandises les plus variées. Des charrettes aussi, toutes dupliquées sur le même modèle, un simple plateau monté sur deux roues de voiture, et attelées de petits ânes gris ou de bœufs roux aux longues cornes gracieuses ; et partout, à tout moment, des hommes, des femmes, des enfants qui marchent, « daba » à l’épaule ou chargés de fagots, de gerbes de mil ou de bottes de foin, telle portant en équilibre une calebasse ou des cuvettes émaillées, tel chargé de ces gros bidons en plastique jaune pour l’eau. Sur les côtés défile la campagne, encore assez verte un mois à peine après la fin de la saison des pluies. La moisson du mil s’achève, celle du sorgho, encore sur pied, viendra plus tard. Partout on s’affaire à rentrer la récolte, les gerbes sont dressées, des femmes s’activent sur les aires de battage et les sacs de grain s’entassent. Travail de fourmis, énorme et incessant. C’est aussi le moment heureux du remplissage des greniers qu’on peut voir par dizaines, groupés autour des habitations ou dispersés dans les champs. Ces greniers cylindriques faits de terre séchée ou de nattes tressées, perchés sur pilotis de bois et couverts d’un petit toit de chaume, dont la forme harmonieuse est parfaitement adaptée à un usage séculaire. Des troupeaux nombreux sont en marche, vaches, chèvres, dromadaires, souvent menés par des enfants. Un puits au loin, autour duquel s’échinent des femmes sous le soleil encore cuisant ; la sonde de température 2
extérieure de la voiture affiche 35, 36, 38 degrés… C’est aux femmes et aux enfants qu’incombent le plus souvent les corvées – le bois et l’eau qu’il faut aller chercher, très loin parfois – ou puiser si profondément ; nous mesurerons 60 mètres au puits d’un village que nous visiterons le surlendemain. A la nuit tombée, pas d’éclairage public, mais l’activité semble redoubler dans les échoppes des villages que nous traversons, éclairées par quelques néons ou par des lampes à pétrole ; des feux pour la cuisine aussi, et les lumignons des lampes de poche qui vont d’un groupe à l’autre. La moindre bourgade aligne une file ininterrompue de cahutes ou de simples abris – une couverture de nattes sur quatre piquets tordus – qui abritent ces micro commerces : artisans, coiffeurs, réparateurs de toutes sortes, vendeurs de pain, de cigarettes ou de canne à sucre, marchands de bois en fagots ou en vrac, « stations d’essence » alignant bidons, bouteilles et l’indispensable entonnoir pour transvaser le carburant dans le réservoir de ces petites motos omniprésentes, de marques chinoises inconnues pour la plupart… Jour de marché : encombrement inextricable d’hommes, de bêtes et de « véhicules » divers qui déborde jusque sur la route et nous contraint à rouler au pas en klaxonnant pour fendre la foule. Dès la sortie du patelin, on reprend de la vitesse – la route est encore longue ! pour piler presque aussitôt en vue de nids de poule particulièrement menaçants, ce dont témoigne l’énorme « bahut » stoppé sur le bas-côté, roue démontée, ou pire. Plus loin, le goudron a quasiment disparu et nous roulons sur une piste plus ou moins ravinée, croisant des camions qui soulèvent d’impressionnants nuages de poussière rouge. Nous sommes bien toujours sur le principal axe de circulation du Niger, vital pour l’approvisionnement des quatre-cinquièmes du pays utile et la liaison de la capitale avec les grandes villes dont celle de Zinder, notre destination. Ancienne capitale du Sultanat haoussa du Damagaram qui contrôlait autrefois l’important trafic caravanier du nord avant d’être brutalement soumis par le colonisateur français, Zinder est aujourd’hui la deuxième ville du Niger, sans doute fière encore de son passé historique et de sa spécificité culturelle, mais souvent décrite comme arriérée par les Nigériens eux-mêmes, Zindérois compris. La ville est assez étendue et très poussiéreuse, sous l’action des vents de sable venant du désert proche qui balayent ses rues non asphaltées. Elle est construite autour d’une curiosité géologique, un amoncellement d’énormes blocs de rocher arrondis par l’érosion qui semblent avoir été abandonnés au cœur de la ville par quelque dieu lassé de son jeu… Il n’y a pas d’eau dans le sous-sol de Zinder, ce qui explique en partie son déclin au profit de la capitale moderne, Niamey. L’eau, qui provient d’un captage situé à 45 kilomètres, est stockée dans un château d’eau géant visible de partout, architecture massive coiffée d’un chapeau pointu : réalisation chinoise récente, faut-il y voir un monument à la gloire de la coopération et de l’amitié entre les peuples, ou le symbole saisissant de la « Chinafrique » ? Modestes, les nombreux panneaux qui jalonnent la route que nous avons suivie se bornent à signaler que les 3
travaux de réfection sont accomplis dans le cadre d’un « partenariat entre la République du Niger et l’Union européenne » ; le rapprochement entre l’état de la chaussée et le château d’eau rutilant n’est pas en faveur de la coopération européenne… Heureusement, Zinder a aussi conservé un quartier ancien, mosquée et maisons haoussa traditionnelles décorées dont certaines remontent au début du XVIIIe siècle, autour du palais du Sultan. Mais nous ne sommes pas ici pour jouer aux touristes. Seul compte pour l’heure cet internat que nous sommes venus inaugurer « officiellement » pour célébrer comme il se doit l’avancement d’une réalisation entreprise début 2006 dans le cadre d’une relation de confiance jamais démentie avec nos partenaires locaux. Trente-six enfants y vivent déjà aujourd’hui, qui nous accueillent d’un vibrant « bonne arrivée, tanties, tontons » entonné en chœur, lorsque nous pénétrons dans la pièce commune où tous sont attablés pour le repas du soir. Clignant des yeux, un peu assommés encore par notre périple routier commencé à cinq heures du matin, dès le lendemain de notre arrivée de France, nous découvrons, émus, tous ces petits garçons et filles âgés de sept à dix ans qui nous regardent avec curiosité, sagement, tout en terminant leur repas de « tô », traditionnelle boule de semoule de mil à la sauce qui constitue l’ordinaire. Je suis d’emblée frappé par leur expression lumineuse, attentive, qui ne demande qu’à se transformer en rires étouffés et en conciliabules animés. Pour les visiteurs français, c’est la communication visuelle et non verbale qui s’impose avec les petits. Outre leur très jeune âge, la barrière linguistique et la tradition ne favorisent guère un échange individuel et personnalisé, comme nous le vérifierons aussi les jours suivants, lorsque nous rendrons visite aux écoles où sont scolarisés les enfants, ainsi que dans les trois villages où nous irons. Le bâtiment achevé n’est que la première tranche d’un programme de construction prévu pour accueillir, à terme, près de 150 pensionnaires. C’est une réalisation simple et fonctionnelle qui tranche, cependant, dans un environnement à peu près dépourvu de constructions neuves. On mesure mieux, en découvrant sur place l’internat, l’ampleur du pari et le degré d’ambition du projet conçu à l’origine par une petite association locale que la Fondation a décidé de soutenir et d’accompagner, voici près de trois ans. Volant au devant d’un succès désormais annoncé, les autorités ne s’y trompent pas, qui commencent à prodiguer compliments et encouragements à une entreprise qui semble s’inscrire si complètement dans la ligne officielle très volontariste du gouvernement en matière d’éducation, de développement des zones rurales, ou de promotion féminine… « Guidan Raya Yara Karkara ». Cette appellation haoussa, choisie par ses premiers petits pensionnaires eux-mêmes, signifie en français « maison pour l’épanouissement des enfants de la brousse ». Douze nouveaux pensionnaires, filles et garçons en nombre égal, y entreront chaque année afin de pouvoir poursuivre des études complètes dans les meilleures écoles de Zinder. Ces enfants qui s’appellent Alia, Batou, Harissou, Magagi, Salissou, Maman, Yagana, Rachidou, 4
Issa, Aboubacar, Bachara, Nana, Hadiza, Sarihou, Hawaou, Zouladeini, Rabé, Maria, Batila, Karima, Dayaba, Razak, Mahmadou, Youssouf, Manira, Salama, Zeinabou… Douze enfants sélectionnés avant chaque rentrée dans une douzaine de villages isolés, situés à plusieurs heures de marche du « goudron », où l’école se résume à une ou deux salles de classe en dur ou en « paillotes » - cloisons et couverture en nattes tressées -, dépourvues de mobilier et de fournitures, quand ce n’est pas l’enseignant qui manque. Face à ces besoins criants dans le domaine éducatif comme en matière de santé, pour ne citer que ces sujets cruciaux, quels sont les apports les plus voyants de la modernité dans ces villages ? Des déchets de plastique – partout présents quoique en moins grande quantité qu’en ville ou aux abords de la route -, et tous ces vêtements disparates hérités de notre société de consommation, qui transforment le moindre enfant (garçon ou fille !) en imitation de footballeur en haillons. Le travail de sensibilisation effectué sans relâche dans les villages par les animateurs de l’association Matassa, appuyés par les chefs de projet et les volontaires français de la Fondation, a permis de créer une relation de confiance, symbolisée par la présence d’une forte délégation de parents et représentants des villages à la cérémonie d’inauguration de l’internat. Les villageois ont conscience de l’importance de l’éducation comme facteur de développement et de progrès, et ils commencent à comprendre que la formule de l’internat peut permettre à leurs enfants les plus doués d’y accéder. On peut ainsi espérer qu’ils surmonteront progressivement leurs préventions à laisser partir ces enfants, en particulier les filles, pour la ville. Toutefois, le décalage reste immense entre la réalité des villages et ce qui est en jeu dans le projet que la Fondation et ses partenaires doivent s’efforcer de construire et pérenniser, avec patience et humilité. Encore expérimental à ce stade, notre micro projet est d’abord et doit rester un engagement responsable, une promesse faite aux enfants accueillis à l’internat : tout sera fait pour leur mettre en mains les connaissances et les outils qui leur seront nécessaires demain. En outre, face à l’importance des enjeux et à l’ampleur des besoins, il faut être convaincu de la valeur exemplaire d’une telle action, « penser globalement et agir localement », suivant le précepte bien connu désormais partagé par les humanistes comme par les stratèges de l’économie mondialisée. Et faire ainsi mentir la malheureuse formule du trop fameux « discours de Dakar » du Président Sarkozy, selon laquelle il n’y aurait, dans l’imaginaire du paysan africain, « pas de place pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès ».
Christophe Beslon
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