Chapitre 4 L’élimination du feu dans certaines régions forestières du Québec
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n mars 1892, le Parti conservateur reprit le pouvoir après cinq années passées dans l’opposition. Sous le gouvernement d’Honoré Mercier, l’industrie forestière avait perdu de son importance politique au profit du mouvement de colonisation. Même si le système de protection avait été amélioré substantiellement, il n’était plus une préoccupation prioritaire. La nomination d’Edmund James Flynn (1847-1927) à titre de commissaire des Terres de la Couronne vint changer la donne. Sous son mandat, la protection des forêts s’intensifia. Flynn remplaça d’abord les intendants nommés sous le gouvernement précédent par des hommes fidèles à son parti. Par la suite, il engagea un nouveau fonctionnaire chargé de l’administration de la protection : William Charles John Hall (1857-1920). Enfin, au printemps 1894, il mit sur pied une première région à protection intensive.
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Un nouveau plan pour le district no 1 Le 10 mars 1894, William Cameron Edwards, riche marchand de bois et homme politique de l’Outaouais, invita le commissaire Flynn à venir rencontrer les exploitants forestiers de sa région. Le commissaire accepta, démontrant ainsi sa préoccupation sincère de protéger la forêt la plus intensivement exploitée : une première dans l’histoire du Département52. Pour cette rencontre, les industriels les plus importants de l’Outaouais furent présents : Booth, Edwards, Robinson, Crannel, Reed, Gilmour et Lumsden. Le commissaire prêta une oreille attentive à leurs récriminations et les deux parties convinrent d’augmenter le budget alloué au district no 1 (région du Haut-Outaouais) et d’accorder plus de latitude aux marchands quant au nombre de gardes-feu, à leur salaire et aux secteurs où ils devaient être affectés. De retour à Québec, Flynn demanda à W. C. J. Hall de préparer un plan d’action, transmis quelques jours plus tard à l’intendant du district no 1, Narcisse-Édouard Cormier (1847-1906),
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S La scierie de la famille Hall au pied des chutes Montmorency. Société d’histoire de Beauport.
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Au cours de l’été 1894, on dut combattre une vingtaine de feux dont la moitié avait été allumée par les tisons qui s’échappaient des cheminées des locomotives. Les draveurs, les colons et la foudre étaient responsables des autres incendies. Les frais de lutte, qui se chiffrèrent à 167,39 $, furent couverts conjointement par l’industrie et le gouvernement. La facture totale s’éleva à 5879, 29 $, soit près de 1000 $ de plus que le budget prévu. Toutefois, le succès obtenu souleva l’enthousiasme des partenaires et atténua l’impact de l’excédent de dépenses. Le printemps avait été particulièrement chaud et Cormier attribua le peu de perte de matière ligneuse aux efforts déployés par son équipe. Le rapport annuel du commissaire Flynn reflétait la même satisfaction : Vingt-sept gardes-feu, choisis autant que possible parmi des hommes d’expérience et sous le contrôle d’un intendant général auquel ils sont tenus de se rapporter, ont été nommés pour faire ce service de protection de nos bois dans l’Ottawa. Ce système, depuis qu’il a été inauguré, paraît avoir donné complète satisfaction, et ce qui le prouve, c’est que nous n’avons pas eu à enregistrer durant la saison aucun désastre causé par les incendies dans les forêts surveillées par nos gardes-feu57.
Cependant, les besoins en personnel avaient dépassé les prévisions et les concessionnaires avaient dû engager des gardes spéciaux à leurs frais. Pour l’été suivant, les Lumber Barons réclamaient un budget accru et une participation financière plus importante du gouvernement. Ils exigeaient aussi l’argent qui n’avait pas été dépensé de 1889 à 1892 sous le gouvernement Mercier. L’ordre en conseil sur la taxe de feu prévoyait que les surplus leur seraient remboursés, ce qui n’avait pas été fait. Le commissaire fut catégorique : son gouvernement n’était pas responsable des erreurs administratives du gouvernement Mercier et une augmentation du budget se traduirait nécessairement par une hausse de la taxe. Au début de 1895, le commissaire fit donc parvenir une lettre circulaire aux concessionnaires du district no 1 pour leur annoncer que la taxe de feu passait à 0,0007 $ l’hectare. Cette augmentation ne s’appliquait pas au reste de la province où la taxe restait à 0,0004 $ l’hectare. Les concessionnaires s’opposèrent vivement à cette hausse et ils refusèrent net de payer la somme additionnelle. Toutefois, Cormier s’efforça de les convaincre du bien-fondé de la décision gouvernementale, notamment en invoquant l’exemple de l’Ontario où la taxe de feu était de 0,0025 $ l’hectare et où les concessionnaires n’étaient pas consultés : « Plus j’étudie le fonctionnement du Forest Protection Service de l’Ontario, plus je trouve que votre système est plus pratique, moins coûteux et plus efficace58. » Bon diplomate, il réussit à les convaincre, permettant ainsi d’augmenter le budget et d’élargir la protection intensive à d’autres secteurs.
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Un second district En 1897, à la suite de la prise de pouvoir des libéraux, le nouveau commissaire, Simon-Napoléon Parent (1855-1920), fit parvenir une liste de gardes à embaucher à l’intendant Cormier. Les concessionnaires, semble-t-il, n’avaient pas toujours le dernier mot en matière de nomination; le patronage était souvent de rigueur. Par ailleurs, l’augmentation de la taxe de feu permit à Parent de créer un second district pour la région du nord de Montréal et de la rivière Saint-Maurice (district no 2). Il en confia la gestion à l’intendant Cormier qui avait mérité la confiance des marchands et des politiciens de toutes les allégeances. Norman McCuaig, ancien maire de Bryson et libéral reconnu, le remplaça dans le district no 1. Par cette mesure, Parent avait permis de protéger intensivement la majorité des concessions forestières les plus lucratives du Québec. En 1904, les districts nos 1 et 2 englobaient 11 000 000 d’hectares de forêt commerciale, soit 65 % des forêts concédées dans la province. Ils étaient patrouillés par 60 gardes qui protégeaient en moyenne 185 181 hectares. Dans le reste de la province, les 5 500 000 hectares concédés étaient protégés par 13 gardes qui étaient responsables d’une superficie moyenne de 437 700 hectares. Le budget provincial de 17 000 $ provenait en partie de la taxe de feu qui rapportait 9 500 $, et du gouvernement qui versait 7500 $59. L’organisation de la protection reposait essentiellement sur le travail des patrouilleurs qui étaient responsables à la fois de la prévention, de la détection et de la suppression des feux. Le travail de garde-feu à l’époque des districts nos 1 et 2 La vaste expérience de Cormier en avait fait une véritable référence en matière de protection. W. C. J. Hall avait structuré le système, mais c’est Cormier qui l’avait organisé sur le terrain. Il avait d’ailleurs formé son successeur, Norman McCuaig, et il initia également le nouvel intendant de la Gaspésie et du BasSaint-Laurent, J.-A. Levasseur, en 1905. Soucieux d’uniformiser le travail des gardes-feu, toujours plus nombreux, il fit publier le 15 avril 1901 un premier manuel québécois de protection des forêts contre le feu intitulé Instructions générales pour les gardes forestiers et remarques sur les causes principales de feux dans les bois60. Dans ses instructions, Cormier rappelait que le garde-feu devait faire respecter les lois sur la protection des forêts contre le feu de même que celles sur la pêche et la chasse. Pour ce faire, il devait patrouiller le secteur forestier qui lui avait été assigné, à pied, en canot ou à cheval, sept jours sur sept, même le dimanche. Pendant ses patrouilles, le garde devait communiquer régulièrement avec ses confrères des secteurs voisins, pour les informer du
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bûcherons, etc.). Lorsqu’il apprenait qu’une affiche avait été détruite ou altérée, il devait la remplacer immédiatement. Ces affiches, qui furent d’abord imprimées sur du papier après l’adoption de la première loi sur la protection, en 1870, furent ensuite imprimées sur du tissu, vers 1896, pour en améliorer la durabilité. Il incombait aussi au garde d’expliquer aux défricheurs les différentes facettes de la loi et les amendes prévues en cas d’infractions. Il devait convaincre, mais sans importuner, pour éviter les conflits toujours latents avec une population réfractaire à tout ce qui émanait du département des Terres, Forêts et Pêcheries. Quant aux squatters, ces colons qui ne possédaient pas de billet de location, ils pouvaient les chasser sans cérémonie. Le garde-feu devait aussi s’assurer qu’un homme de confiance était nommé pour allumer et éteindre les feux de camp dans chaque équipe de flottage. Le contremaître de ces équipes devait lire la loi à ses hommes, en leur rappelant, tous les lundis matins, les peines dont les contrevenants étaient passibles. Cette mesure avait été mise de l’avant pour éviter que les contrevenants ne plaident l’ignorance de la loi. Après des orages violents, le garde devait vérifier si la foudre avait allumé des incendies, et les éteindre, le cas échéant. Par ailleurs, pour réduire les risques de feu liés aux locomotives, il devait noter le numéro des locomotives qui avaient provoqué un incendie, le nom de la compagnie et transmettre ces informations au Département. De plus, le garde devait sensibiliser les cheminots à la nécessité d’installer des écrans ou des bonnets de fil de fer sur les cheminées des locomotives comme le requérait la loi. Enfin, il devait s’assurer que les pare-étincelles n’avaient pas été modifiés de manière à accroître l’efficacité de l’engin. Pour rendre compte de son travail, le garde devait tenir un journal dans lequel il notait chaque jour son lieu et son heure de départ, le trajet qu’il parcourait et les tâches qu’il avait accomplies pendant la journée, les endroits où avaient été posées des affiches, les conditions météorologiques et toute autre information qu’il jugeait pertinente. Le document devait aussi inclure un état de compte certifié par un juge de paix. Après avoir soumis son
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Scéne de défrichement. L'opinion publique, Vol. 11, no 19, p. 222223 (6 mai 1880) Gravure. T
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rapport au concessionnaire intéressé, le garde devait en transmettre deux copies à l’intendant, le cinq du mois au plus tard. Ce dernier en faisait parvenir une copie au département des Terres à Québec. Un très bon départ De 1894 à 1900, le système s’avéra fort efficace; la clémence des conditions météorologiques ne fut sans doute pas étrangère à ce succès. Grâce au travail de prévention accompli, aux patrouilles constantes des gardes-feu et au petit nombre d’incendies à combattre, les autorités en vinrent à croire qu’elles avaient enfin résolu le problème des feux de forêt. W. C. J. Hall vantait les mérites du système au commissaire Parent : Les résultats de ce nouveau système qui emploie des hommes compétents, au courant des situations locales et voyageant à pied à un coût de 45 $ par mois, dépenses comprises, étaient très satisfaisants. L’industrie a exprimé sa satisfaction à l’égard de ce système et le Département ne voulait qu’en faire autant. Aucun incendie désastreux ne s’était produit et de nombreux feux de friches ont été détectés et éteints avant qu’ils ne progressent et ne menacent la forêt61.
Premier modèle d’organisation de la protection dans la province, ce système de patrouilles satisfaisait tant le gouvernement que les concessionnaires. Cependant, le nombre de patrouilleurs en service resta toujours une pomme de discorde entre les deux partenaires. Dans le rapport qu’il adressait au commissaire, en 1898, l’intendant McCuaig expliquait le point de vue des marchands de bois : Les porteurs de licences approuvent le service et en sont satisfaits mais ils croient qu’on devrait l’étendre à plusieurs territoires qui n’en sont pas encore pourvus. C’est le seul système d’assurance ou de protection sous forme de coopération pratique qu’ils puissent adopter. À la dernière assemblée annuelle des porteurs de licences, en mars dernier, ils ont discuté à fond le sujet et adopté des résolutions exprimant leur désir et leur détermination de s’unir au gouvernement pour étendre le service, sur les bases actuelles, en augmentant le nombre des gardes62.
Après avoir considéré chacun de ces points de vue, Parent écrivait en janvier 1901 : Par leur activité et par leurs efforts bien dirigés, ces corps organisés pour la sauvegarde de nos forêts contre les incendies sont parvenus durant les dernières saisons de printemps et d’été à prévenir les conflagrations et à en enrayer plusieurs à l’aspect tout d’abord menaçant, et ce, avant qu’elles aient pu atteindre un développement quelque peu important. Cette surveillance n’a pu toutefois s’exercer jusqu’ici que dans les territoires de l’Ottawa et du Saint-Maurice; mais pour la rendre aussi efficace que possible, elle devra s’étendre à toutes nos autres régions forestières et supplanter le système très imparfait encore en
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vigueur dans ces localités, et auquel il faut de toute nécessité remédier63.
Il faudra toutefois attendre 1905 pour que le gouvernement prenne des décisions relatives à la réorganisation du système.