L'HISTOIRE ET
LES HISTORIENS
LA
A
MEME
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M. Louis
BOURDEAU
THEORIE DES SCIENCES PLAN DE SCIENCE INTÉGRALE
Deux
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volumes
20 francs
in-8
HISTOIRE DES ARTS UTILES ONT PARU
Les forces de l'industrie, un Conquête du monde animal, un
:
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... ...
5
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POUR PARAITRE SUCCESSIVEME>
Conquête du monde végétal Conquête du monde minéral Industrie alimentaire
Industrie du vêtement Industrie domiciliaire.
Modes de locomotion
.......
un un un un un un
vol.
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L'HISTOIRE ET
LES HISTORIENS ESSAI CRITIQUE SUR L'HISTOIRE
CONSIDÉRÉE COMME SCIENCE POSITIVE
LOUIS BOURDEAU
PARIS ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIERE ET
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR ioS,
boulevard
Saint-Germain,
1888 Tous
droits réserves
108
G
1
8 7ù64ht
631315
INTRODUCTION
L'histoire
encore établir.
faite.
est
toute à refaire ou
Les fondements
plutôt elle
mêmes de
La construction attend son
peut-on dire que
n'est
pas
science sont à
la
architecte.
A
peine
passe nous a lègue des matériaux.
le
Pour qu'une science
se trouve constituée, plusieurs con-
ditions sont en effet nécessaires
objet soit clairement défini
;
:
faut d'abord
Il
ensuite,
que
les
que son
problèmes à
résoudre, distribués dans l'ordre de complexité croissante,
composent un programme rationnel
;
il
est
d'une méthode apte à mettre en lumière
en outre besoin les vérités
chées; enfin, les connaissances acquises doivent être
formulées en
lois.
Or, l'histoire ne
Son
gences. arrêtées
;
satisfait jusqu'ici
objet
est
vague, mal
à
aucune de ces
impuissante à constater
les faits
Nous
preuve dans ce travail
et
'
exi-
sans limites
défini,
son programme, plein de confusion
d'établir des lois, nulle. la
cher-
pouvoir
;
avec certitude
sa méthode, ;
sa capacité
nous proposons d'en donner d'indiquer
comment
devrait
être instituée l'étude des choses humaines pour mériter de
prendre rang parmi
les sciences.
L'HISTOIRE ET LES HISTORIENS
LIVRE PREMIER OBJET DE L'HISTOIRE
CHAPITRE PREMIER DÉFINITION DE L'HISTOIRE
Le préliminaire obligé de toute recherche consiste à conscrire avec soin
le
champ qu'on
définition précise rend la
veut explorer.
compréhension
cir-
Une
claire et l'étude
Chaque science délimite dans l'ensemble de la un groupe de faits, s'y renferme comme en un domaine propre et s'applique à le connaître en entier. Son objet se conçoit et se distingue aisément. On sait où il com-
fructueuse.
nature
mence, jusqu'où sous
les
yeux
;
il
on
s'étend,
où
il
finit.
Le but
est
sans cesse
n'a pas à craindre de s'égarer et de se
perdre.
Quelle
est
la définition
de l'histoire
?
Peu d'historiens
ont pris la peine de répondre à cette question que tous,
avant
même
de rien écrire, auraient, semble-t-il, dû se
f
b HISTOIRE ET bES HISTORIENS
4
poser. Ils ne se sont point occupés de déterminer nette-
ment
la fonction
de l'histoire dans Tordre des sciences.
nous faut suppléer à
motet Pris
Il
lacune par l'acception usuelle du
cette
l'interprétation des œuvres.
dans son étymologie première,
terme d'histoire.
le
du grec ïarxtopta, signifie information, recherche. aucune étude particulière. L'usage, il est vrai, indiquer sans lui assigne un sens spécial. « L'histoire, dit le Diction« naire de ï Académie française, est le récit des choses dérivé
« dignes de mémoire. »
Amyot
la définit
même
de
« une
« narration ordonnée des choses notables dictes, faictes ou « advenues dans
« à perpétuité
Une
(ï) ».
définition de ce genre,
ouvrages,
fait la
Que
raison.
loppements de
mémoire » fixes ?
ne
des historiens,
tion d'une science '-•
passé pour en conserver la souvenance
le
la
et,
plus on
elle
si
saurait
convient assez aux à
suffire
creuse,
'la
moins
l'instituelle satis-
représentent, dans l'ensemble des dévevie
? Ont-elles
humaine,
les
choses « dignes de
une essence propre, des caractères
Nullement. Cette qualification résulte d'une appré-
ciation arbitraire qui
échappe à toute
avec clairvoyance
choses dont
les
le
règle.
de survivre de celles qu'on voue à l'oubli, toutes connaître, et
un
il
faudrait les
triage pareil serait plutôt la conclu-
sion d'une science faite que
à établir. Afin
Pour séparer
souvenir paraît mériter
d'éviter le
le
point de départ d'une science
soupçon de bizarrerie
et
de ca-
price, les historiens consultent d'ordinaire la célébrité, c'est-
à-dire
l'assentiment public,
indice trompeur.
s'occuper des choses célèbres et
non des
autres ?
Pourquoi
On
leur
suppose sans doute plus d'importance. Mais ce serait à
démontrer d'être faite.
de
faits
(i)
et,
comme nous
le
verrons, la preuve est loin
Les historiens mêlent
communément au
récit
tenus pour mémorables bien des incidents qui
Préface de
la
traduction des
Hommes
illustres de Plutarque.
le
DEFINITION DE L HISTOIRE
sont fort peu,
et leurs histoires,
5
sauf les plus sommaires, ne
sont pleines que de minuties. Jusqu'où doivent s'étendre,
dans bres
le détail, les ?
tenants et aboutissants des choses célè-
Cela n'est pas indiqué. La frontière reste indécise;
chacun place des bornes à sa
fantaisie. Enfin, la
renommée,
qu'on prend pour arbitre, n'a rien d'universel ni de permanent. Variable selon les temps et les lieux, elle signale par-
tout des illustrations différentes. Les peuples d'Europe ne glorifient pas les
mêmes grands hommes que ceux de
trême Asie,
que
et ce
l'ex-
générations de l'âge préhistorique
les
ont pu juger digne d'éternelle mémoire
de nos jours,
est,
parfaitement oublié. L'histoire, ainsi comprise, se compose
donc d'éléments sans valeur générale, dont est
locale,
transitoire
rait s'édifier sur ce fuit
et
se dérobe.
étreindre
et
désignation
la
discutable. Quelle science pour-
mobile fondement? L'objet de l'étude
Comme
l'Ixion de
Fable, on croit
la
une déesse, on n'embrasse qu'une nuée.
Auguste Comte a tenté de constituer autrement Toutefois, la définition qu'il en donne, lui assigne laissent subsister
toire
ou Sociologie
« ture et
le
a,
dit-il,
mouvement
le
l'histoire.
nom même
qu'il
de fâcheuses obscurités. L'his-
pour but d'étudier «
des sociétés humaines »
la struc-
Mais,
(i).
réduite à ces termes, elle ne paraît guère différer de la science
politique dont Aristote, Machiavel tracé l'ébauche. Si, d'autre part,
Montesquieu ont
et
on veut
faire entrer
ce cadre étroit la totalité des notions historiques, blit
entre elles qu'un lien précaire et de convention.
ces limites incertaines,
sociologie
admet
dans
n'éta-
Avec
on ne voit pas clairement ce que
la
et ce qu'elle exclut.
Qu'est-ce donc que l'histoire et spécifier l'objet? Elle doit,
comment
convient-il d'en
croyons-nous, être définie '« la
« science des développements de la raison ».
(i)
on
Discours sur l'ensemble du positivisme,
p.
170.
.
-
,
I/HISTOIRE ET LES HISTORIENS
6
L'étude de l'homme, être organisé, relève de la zoologie générale
;
mais
ne
ni l'anatomie, ni la physiologie
le
font
connaître en entier. Outre les fonctions qui lui sont com-
munes avec
les
animaux,
propres. Alors, en
effet,
en accomplit qui
il
sont
lui
que, pour chacune des espèces
animales,
les
manifestations de l'activité psychique sont
uniformes
et
simples, dans l'humanité seule elles offrent
une complexité prodigieuse, une
sans
variabilité
fin
et
sans bornes.
Chez
les
animaux de même
Ils
font les
mêmes
même
choses, de la
façon, et pourvoient
Genre de
à des besoins pareils par des satisfactions pareilles. vie,
du mœurs.
espèce, à la similitude
type s'ajoute celle des facultés, des instincts et des
régime alimentaire, industries, moyens d'agression
de défense, modes d'association, tout
répandue dans des milieux
avec une lenteur
si
si
et
commun. Quoique
différents, l'espèce
stabilité relative et les siècles
former, ou du moins,
est
conserve une
passent sur elle sans la trans-
des mutations s'effectuent, c'est
grande que
les intervalles
de nos chro-
nologies n'en peuvent donner la mesure.
A
l'inverse
du monde animal dont
chaque espèce, une se plie
les
ont,
traits
humaine
fixité caractéristique, l'espèce
aux conditions de
dans
vie les plus diverses et développe
une puissance indéfinie de variation.
La multiplicité des œuvre pour subsister
artifices
que
n'est-elle
les
hommes
mettent en
pas surprenante? Quelle
Quelle ingéniosité à se faire des
fécondité d'invention
!
armes
Quelle adresse à s'en servir
et
des outils
!
dénués de civilisation exploitent par une
!
Les plus
cueillette et
une
quête instinctives les aliments naturels à portée de leur faiblesse. D'autres vivent
en déprédateurs du produit de
la
chasse bu de la pêche. Les pasteurs multiplient en troupeaux des espèces animales réduites à
l'état
domestique. Les agri-
culteurs retirent du sol fertilisé par la culture, d'inépuisables ,
moissons. Les nations industrielles font subir aux éléments
DEFINITION DE L'HISTOIRE
de richesse des transformations qui sortes de besoins.
gement
différer.
7
approprient à toutes
Sous l'influence de régimes aussi dissem-
manière
blables, la
les
de vivre des
hommes
Frugivores sous l'équateur,
peut étransont car-
ils
nivores dans les régions froides, omnivores dans les zones tempérées. Quelques-uns vont nus,
comme
les
brutes
;
la
plupart se couvrent de vêtemehts dont la matière varie
suivant leurs ressources
Tandis que
fantaisie.
égal
doux
et
ailleurs,
il
tentes de
se
les
et la disposition
au gré de leur
habitants des contrées à climat
contentent des moindres abris, partout
a fallu construire des logements, cases de bois,
peaux ou
d'étoffes, huttes d'argile,
maisons de
brique ou de pierre. Les populations riveraines des eaux s'y installent à
demeure sur des bâtiments qui flottent et Des mineurs tra-
deviennent pour ainsi dire amphibies. vaillent sous terre à des profondeurs et
des aéronautes s'élèvent dans
n'atteignent pas les oiseaux.
un sens
où toute vie a disparu,
l'air
Chaque
à des hauteurs
que
industrie exerce dans
spécial l'activité de ceux qui s'y adonnent. Enfin,
l'ensemble des produits utiles influe sur ceux qui
les
con-
somment, selon leur état de misère ou d'opulence... Combien de passions, généreuses ou détestables, fermentent
dans
Chez
les
le
cœur de l'homme
uns dominent
et
raniment ou
les instincts
brutaux
le
déchirent
!
et les appétits
sensuels; chez d'autres prévalent les sentiments
person-
ou de vanité les natures aimantes cèdent de préférence aux affections sympathiques, à l'amour, à nels d egoïsme
l'amitié,
;
à la bienveillance.
Ceux que tourmente
la
soif
des richesses ou des honneurs nourrissent d'âpres convoitises et
des ambitions sans frein. Quelques-uns s'inspirent
du patriotisme:
l'élite
prétend à la gloire. Les plus grands
s'efforcent d'embrasser,
dans une sublime
nité, la nature, l'infini divin.
étreinte,
Parmi tant de
l'huma-
désirs qui
nous
pressent et d'émotions qui nous agitent, chacun a sa façon
de sentir, d'aimer, de haïr, d'être heureux ou malheureux...
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
8
variété de nos goûts dépasse encore celle de nos affec-
La
parce que l'imagination, libre d'arranger à son gré
tions,
les choses, se
un monde
joue dans
idéal
son essor. La poésie, l'architecture,
musique nous révèlent
ture et la
qui change
chaque
art
et !
aspects d'une beauté
les
se renouvelle sans cesse.
Que
Que de
genres dans
dans chaque genre
d'écoles
maîtres dans quelques écoles!
dans l'œuvre d'un maître
où rien ne limite
sculpture, la pein-
la
Que de
!
que de fécondité
Parfois,
Et toujours, que d'appréciations
!
sur chaque ouvrage d'art !... Les sciences nous font pénétrer par diverses voies dans l'étude de la nature, et leurs recherches ont déjà
mis en
lumière plus de vérités que l'intelligence la plus ouverte
hommes
n'en peut apprendre ou retenir. Les d'après ce qu'ils
en possèdent,
dans des espèces différentes l'ignorant
même
les
se classent
de ranger
et l'on serait tenté
savants adonnés à des
et
savant, ou
le
dehors des connaissances certaines,
il
que des opi-
n'y a
nions plus ou moins probables, occasion de débats contradictions sans qui,
de
fin.
de
sur tous les points ni peut-être sur
pensée elle-même, celle
de
Les
confusion des langues est l'image
se trouble et s'effraie à considérer les diver-
degrés sans
honteux
seul.
et la
actions montrent ce que les
un
pensée ne varient pas moins que
qui existe entre les esprits...
La conscience
la
et
hommes
la
gences morales que trahit
et
ne trouverait pas deux
à part les choses évidentes ou démontrées, pensent
même
modes d'expression de la
On
En
études distinctes.
s'étalent
plus
le
la
conduite des hommes. Leurs
bien a de meilleur,
nombre
le
mal, de pire,
entre ces extrêmes. Des vices
en face de sublimes vertus
et
la sainteté
haute coudoie d'abjectes dépravations.
Il
y
a,
hommes, des bons et des méchants, des natures exquises et des monstres. La moyenne même des foules n'est point uniforme. Chacun a ses qualités et ses défauts qui
parmi
se
les
démentent par circonstance
et
changent à l'occasion...
DEFINITION DE L HISTOIRE
Dans
des
l'ordre
sociaux,
faits
semblent avoir pris à tâche de
La condition des
familles,
si
Q
groupes humains
les
réaliser tous les possibles.
fixe
chez
animaux,
les
est,
dans notre espèce, extrêmement variable. La promiscuité, polygamie,
la les
la
rapports entre les sexes.
l'homme,
là
monogamie ont pu régir Ici, la femme est l'esclave de
polyandrie, la
son égale. L'autorité paternelle
solue, tantôt presquemulle
;
le lien
lâche ou resserré. Les
hommes
à des relations privées
et,
dans
est tantôt ab-
de parenté, inégalement
ou
se prêtent
pendant que
les
se
uns
refusent
se plaisent
du monde, d'autres recherchent la soliLes mœurs, les coutumes et les lois sont partout di-
le
tude.
tourbillon
Toutes
verses.
les
liberté politique
formes imaginables de servitude ou de
ont été appliquées au gouvernement des
Etats fondés soit sur privilèges
le
despotisme d'un chef,
d'aristocraties restreintes,
démocratique des foules. Enfin, diviser les
hommes
de dogmes répartis en panthéistes...,
par
la
les
soit sur les
l'autonomie
soit sur
religions achèvent de
de
multiplicité
fétichistes, polythéistes,
symboles
et
monothéistes,
chaque système de croyances admettant des
cultes, des sectes et des interprétations à l'infini.
Cette diversité, dont
yeux
le
dans
la suite
le
le
monde
actuel
nous met sous
les
vivant spectacle, se déroule, plus inépuisable encore, des âges.
A
aucun moment de son
existence,
genre humain n'a ressemblé à ce qu'il est maintenant.
Nous
différons de nos pères qui
leurs aïeux, et plus
paraît grande l'amplitude
L'Europe de nos jours ne rope
d'il
y a un
siècle,
des
passé, plus
changements
accomplis.
dans l'Eu-
se reconnaît déjà plus
et
la
n'a presque plus rien de
avec l'Europe romaine ou barbare. Trois mille
ans avaient transformé l'ancien monde; suffi à
différaient de le
moins encore dans l'Europe de
Renaissance ou des croisades,
commun
eux-mêmes
on remonte haut dans
transformer
le
trois
siècles
nouveau. Alors que. durant
la
ont
période
quaternaire, qu'on peut appeler l'âge humain, les espèces
10
ET LES HISTORIENS
L HISTOIRE
animales ne paraissent pas avoir varié d'une manière appréciable,
l'homme
a modifié
profondément sa condition de
Dégagé de son animalité native
vie.
plus
du primitif état de nature,
il
et s'éloignant
de plus en
a successivement traversé
des phases de sauvagerie chasseresse, de barbarie pastorale et
de civilisation d'abord agricole, puis industrielle... Ainsi l'activité
et
humaine
de place en place
et
de siècle en
On
incessamment.
transfigure
foule d'espèces et
a pour attribut d'être multiforme
non moins
dans une
que
insaisissable
Comment
siècle, tout
évolue
et se
Comme lui,
une
l'antique Protée
l'humanité se dérobe
de fugitives apparences. Son
étude soulève un problème dont l'analyse.
tout varie
elle,
aurait à distinguer
seule.
à qui veut l'étreindre sous
et
En
changeante dans ses développements.
la
complexité semble défier
monde
aborder ce
plein de singularités
de contrastes? Quoi qu'on affirme de l'homme, en bien ou
en mal, qu'on
ou qu'on
le
vante ou qu'on
rabaisse,
le
tout
se
le
dénigre, qu'on l'exalte
aisément par des
justifie
exemples dans l'ordre particulier, rien l'ordre général. Cette absence de traits
connaissance des hommes, ambition
n'est
exact dans
uniformes rend
la
de
la
et
désespoir
philosophie, aussi ardue, imparfaite et décevante que celle
des
animaux
est facile,
complète
eux autant que
fèrent entre
les
et sûre.
Les premiers
dif-
seconds se ressemblent. La
cause de cette disparité tient, chez l'homme, à l'exercice de facultés
moins bornées, plus
il
se
son rang,
modes
actives et
plus puissantes,
mot de raison. Si, par son organisation, rapproche des animaux et se classe parmi eux à
qu'exprime
le
si
même
il
leur est encore assimilable par ses
inférieurs d'activité, la réfîexivité, l'instinct et l'in-
telligence,
il
s'élève,
par
la
raison, au-dessus de toute la
création animée, et constitue, dans l'ordre
des fonctions
psychiques, une sorte de règne à part, aussi supérieur au
règne animal que celui-ci et l'autre le
l'est
au règne végétal
sont au règne des corps bruts.
et
que l'un
DEFINITION DE L'HISTOIRE C'est ce quatrième règne, le règne
par l'exercice de
que
la raison,
après les trois autres. Mais les
procédés simples
animaux.
i
humain,
connaître
ne peut plus employer
ici, elle
en usage pour l'étude des
borne à observer quelques indi-
L'artifice qui se
spécimens de l'espèce entière, ne
vidus,
caractérisé
la science aspire à
et expéditifs
i
suffirait
pas à
saisir les
multiples aspects d'une vie toujours changeante et
diverse.
On
détail
doit alors scruter l'espèce à fond, épuiser
de ses variations
le
reconnaître les lois d'une conti-
et
nuelle métamorphose. Pour résoudre ce problème, ce ne serait plus assez de l'histoire naturelle,
il
faut de l'histoire.
Cette science, dernier terme des limitations opérées dans l'étude de la nature,
compare
semble bien circonscrite quand on son objet à la généralité de ceux
spécialité de
la
des autres sciences; néanmoins,
nombre
et
de
qu'en réalité
la diversité il
des
si
faits,
l'on tient
on
est
compte du
conduit à juger
n'y en a pas de plus vaste. Ni les relations
des grandeurs qui vont de l'un à l'autre infini, ni les révolutions des astres qui gravitent dans l'espace illimité, ni les
effets
des forces physiques, ni les combinaisons des
substances, ni les types de structure, ni leur
tionnement n'offrent
l'esprit
à
mode
de recherche un
de fonc-
champ
d'exploration comparable par son étendue et sa richesse à
Là
l'ensemble des phénomènes rationnels.
se déploie
une
force supérieure en puissance et en dignité à toutes celles
que nous connaissons dans place qu'occupe l'espèce
humaine dans
une grandeur propre qui ses facultés, et cette
n"a su encore la Si l'on
de
admet
l'histoire,
Malgré
l'univers.
le
peu de
nature, elle a
résulte de la transcendance de
grandeur
mesurer ni
la
est telle
même
la définition
qu'aucun historien
la pressentir.
que nous venons de donner
son objet devra manifestement comprendre
l'universalité des faits
que
la
raison dirige ou dont elle
subit l'influence. Partout où vivent des leur raison s'exerce et
hommes,
partout où
où des mutations s'accomplissent
L HISTOIRE
12
ET LES HISTORIENS
par un travail de l'espèce sur elle-même,
s'élabore la
là
matière de l'histoire. L'idéal serait de connaître des personnes et des choses. d'en étudier
complète
nombre
le
la totalité
donc tenue
science est
plus possible, car elle sera d'autant moins
un plus
qu'elle limitera ses recherches à
petit
d'êtres et de faits.
Or, nous accusons tous cette
La
obligation.
hommes,
les historiens
lieu
d'observer
d'avoir la
les
fonctions de la
raison,
ils
méconnu
généralité
ne voient que des personnages
ils
de scruter
Au
et,
se
des
négligeant
bornent à
raconter des événements. Cette manière de concevoir et de présenter l'histoire ne répond nullement aux exigences de la
science.
importe d'établir sur une base plus large
Il
connaissance de l'humanité.
u
^
n,
„ v^fl*»*
M
la
CHAPITRE SECOND AGENTS DE L'HISTOIRE
I
'
VALEUR RESPECTIVE DES HOMMES CELEBRES ET DES INCONNUS
La raison n'est entière que chez tous les hommes. Chacun d'eux montre un côté de l'espèce, un mode d'action de ses facultés,
et,
si
qu'en soit
faible
la valeur,
l'historien
qui, de parti pris, s'abstiendrait d'en tenir compte, laisserait le total
incomplet.
une humble vie que tité
parmi
les
Il
n'a pas plus le droit de dédaigner
mathématicien d'omettre une quan-
le
coefficients
d'un nombre, l'astronome, un
centre d'attraction dans la détermination d'une orbite,
le
un agent dans la production des phénomènes, le un atome dans l'analyse des substances, et le naturaliste, une espèce dans la classification des formes. L'histoire du genre humain doit être, autant que possible, celle physicien,
chimiste,
de tous
les êtres
humains.
Les historiens, pourtant, ne procèdent pas de ils
se
contentent d'en étudier
l'espèce les
humaine deux
hommes
célèbres
parts inégales, .
la sorte
quelques-uns. Faisant
de l'autre
la
ils
;
de
mettent d'un côté
foule
immense des
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
14
inconnus,
décident que les premiers méritent seuls
et
dans leurs
figurer
récits.
des personnages choisis,
concentrent
Ils
les
et
de
lumière sur
la
multitudes, rejetées dans
un de ces fonds perdus que les peintres aux exigences du clair obscur, afin d'obtenir de
l'ombre, deviennent sacrifient
puissants
On
effets.
ne peut rien imaginer de plus contraire au véritable de
esprit
la science.
borner à
elles
champ de
Trier des individualités en vue
son étude,
genre humain.
comparaison de ceux qui ne est
un
effet
implique la
de contraste,
le
et
sont pas, car la célébrité
renommée de quelques-uns
et la
du plus
l'obscurité
génération actuelle
le
combien peuvent passer pour
chance, à ce
titre,
Prenons
nombre.
grand
faisons-en
décompte. Sur
environ i,5oo, 000,000 d'êtres humains dont pose,
le
du
gros
le
peu d'hommes célèbres en
a bien
y
Il
résoudre à ignorer
et se
l'histoire
et
singulièrement
c'est réduire
se
elle
célèbres
et
de trouver place dans l'histoire
com-
auront
? Si
bien
partagés que nous nous croyions en illustrations de tout genre,
l'exemple du passé montre que de très rares élus
surnageront sur un océan d'oubli
et
occuperont d'eux
la
Quelques centaines de noms seraient beaucoup mémoire de nos successeurs; mettons-en un millier, mettons-en même plusieurs, si on l'exige, quoique peu
postérité.
pour
la
de personnes fussent en état d'en
citer autant.
C'est cette
minorité dérisoire qui va seule accaparer l'attention des historiens
et,
question que
de l'immense majorité, si
elle n'avait
pas existé
il
!
ne sera non plus Cela ne semble-t-il
pas fort injuste et médiocrement sensé puisque ces déshérités
La
de
la gloire
ne laissent pas, eux aussi, d'avoir vécu
science peut-elle, sans trahir son mandat, sacrifier à
poignée
d'hommes
illustres
ou
présumés
tels
?
une
foule
la
innombrable des hommes obscurs ? Que penseriez-vous d'un géographe qui, pour toute description de la terre, se contenterait d'en mentionner les plus hauts
sommets
?
AGENTS DE L'HISTOIRE Mais, objectera-t-on,
Force
de
est bien
éprouve
le
même
Lorsque, au début de
se restreindre.
O
«
:
l'armée
comme
eux.
appelle les
Il
Muses qui sauvez de
« ne
ne pourrais jamais
je
pourrais jamais,
le
quand
« bouches, une voix infatigable « Je compterai seulement
môme
usent du
expédient
les
chefs et les rois. :
non.
je
j'aurais dix langues, dix
et
ils
Muses à son
nommer
les
une poitrine
d'airain...
» Les historiens
les chefs (i). :
il
les histo-
l'oubli le souvenir des
« événements..., dites-moi quels furent « Les soldats,
des Grecs,
embarras qu'ont ressenti tous
riens et s'en tire
5
ne faut pas demander l'impossible.
Homère veut dénombrer
Ylliade,
secours
il
1
suppriment l'armée
se
et
bornent à parler des chefs.
Sans doute,
ne peuvent pas exposer en détail
ils
graphie de tous
les
hommes
et,
la bio-
ressayaient,
s'ils
n'y
ils
trouveraient qu'un thème banal dont l'intérêt serait nul.
quoi bon, allèguent-ils, interroger
nous apprendre
rien à
nombre
;
il
?
faut peser les
les
foules
si
elles
A
n'ont
La grandeur importe plus que le hommes, non les compter. Au lieu
de tout prendre, on choisit. Et qui pourrait se plaindre
on du drame historique ?
lorsque, éliminant le chœur, personnage insignifiant, réduit
Les
aux premiers
hommes
rôles les acteurs
célèbres, désignés, par la
renommée,
c'est-à-
dire
par une sorte de suffrage universel, ne peuvent-ils
pas,
au besoin, constituer une représentation idéale
genre humain
(2) ?
du symbo-
M. Renan conçoit une histoire résume en figurations glorieuses
lique où l'humanité se
«
Chaque
:
nation, chaque forme intellectuelle, religieuse,
« morale, laisse après elle une courte expression qui en « est
comme
«
millions
les
le
type abrégé et qui
d'hommes à jamais
« qui sont morts groupés autour
quelques héros à
oubliés qui ont vécu d'elle.
la foule, tout est profit.
(1) Iliade, II. (2)
demeure pour représenter
Emerson, Représentative men>
»
A substituer
et
ainsi
L'humanité trouve
HISTOIRE ET LES HISTORIENS
1.
dans
réfléchie
même
ses
annales une image plus flatteuse
Tintérôt de leur
œuvre démesurément
Ces raisons,
ne
accepter
je l'avoue,
comme véritables
me
d'elle-
beaucoup simplifiée
la tâche des historiens est
;
et
accru.
touchent guère. Je ne puis
des histoires faites par délégation.
Les nécessités politiques font admettre des représentants
pour
les
opinions,
quand
sont partagées
elles
saurait y en avoir pour l'existence,
sonnelle. C'est se
moquer que
d'un peuple
celle
et
d'offrir l'histoire
de supprimer
;
mais
il
ne
chose absolument perd'un
roi
pour
genre humain pour la
le
plus grande gloire de quelques héros. L'humanité n'est bien représentée que par elle-même.
volontiers
Je ferais
à ces
délégués officieux, qui usurpent la place de tous, la réponse
que
cite
un voyageur aux Etats-Unis comme un
quant des mœurs américaines
:
trait
pi-
Lin jour de fête nationale,
quelques membres du congrès se frayaient avec peine un passage dans la foule pour arriver à une estrade réservée.
« Faites place,
mes amis,
disaient-ils,
« représentants du peuple. »
dérangé par
les
et
ses mandataires, prit
bras et lecarta disant,
« Otez-vous de Si l'on dénie
là,
les
— Un quidam, mécontent d'être
curieux sans doute de voir
yeux de
nous sommes
—
aux
le
un des de
éclats
nous sommes
autrement que
la fête
rire
intrus par
des
voisins
peuple lui-même
aux hommes célèbres
le droit
(i).
le :
»
de représenter
les multitudes, leur accordera-t-on le privilège,
encore plus
exorbitant, de constituer à eux seuls la matière de l'histoire ?
La
science doit-elle redire «
La
vie
Humanum
(1)
(2)
mot du
poète
paucis vivit genus
:
(2). »
des foules est-elle vraiment sans valeur, et n'y
avait-il rien
parlé ?
le
à dire
de tous ceux dont l'histoire n'a pas
Les historiens semblent
le
croire
X. Marinier. Lettres sur l'Amérique, 1850. Lucain, Pharsale, V. 343.
;
quelques-uns
*
AGENTS DE L HISTOIRE
même
expressément
l'affirment
érigé en théorie. Carlyle
des héros
«
Ils
ont été
«
les
patrons
hommes
en un large sens,
masse des hommes a pu
le
c'est,
monde
en
fin
les
de compte,
qui ont travaillé ici-bas.
conducteurs des hommes,
les et,
« teindre. Toutes « dans
ne voit en histoire que l'influence
en ce monde,
fait
« l'histoire des grands
la
IJ
philosophes l'ont
« L'histoire universelle, l'histoire de ce que
:
« l'homme a
« que
des
et
modeleurs,
les
les créateurs
de tout ce
ou
s'efforcer de faire
d'at-
choses que nous voyons accomplies
sont proprement
matériel exté-
le résultat
« rieur, la réalisation pratique et l'incarnation des pensées « qui habitèrent dans
monde
« toire du
les
entier,
grands hommes. L'âme de
« serait l'histoire de ceux-ci toire sera toujours,
« tocrate »,
penser
(2).
des héros
«
hommes.
« Ouvrez
«
les
passé, «
est
aris-
grand nombre doit
« Quelques-uns vivent la
suprématie
peuple est tout entier dans ses grands
C'est en eux seuls
il
le
ce
l'his-
une bonne
» Écoutons Cousin proclamer
Un
les livres d'histoire,
« propres et
le
par procuration...
et jouir
« pour tous
«
» Strauss tient que
(i).
par
M. Renan décide que
et
:
comme
l'his-
on peut justement l'admettre,
que
l'histoire le considère.
vous n'y voyez que des noms
impossible qu'il en soit autrement; car
masses ne font rien que pour elles-mêmes,
elles
si
ne font
« rien par elles-mêmes. Elles agissent par leurs chefs... Les « historiens ont fort raison de ne s'occuper que des grands « hommes... Les grands
hommes résument
mouvement donc, dans tous ses moments
« l'humanité. Le «
« l'enfantement
«
monde
«
homme (1)
tory, (2) (3)
entier, (3).
Carlyle,
et
représentent
perpétuel des choses
des
grands
travaille à
et à
tous ses degrés, que
hommes...
former
la
n'est
Tout,
dans
le
merveille du grand
»
On
heroes,
hero-worship and the heroic
in
his-
I.
Renan, Dialogues philosophiques. Cousin, Cours d'histoire de la philosophie moderne, Leçon X.
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
l8
Que les grands hommes constituent élite et, suivant le mot de Pline, « la fleur du genre humain (i) », nul n'y 1
mais qu'ils soient tout et que le reste ne soit nous n'y saurions consentir. La valeur exclusive
contredit rien,
attribuée
;
aux
célébrités
en histoire
et
opposée à
la nullité
prétendue des foules est un déni de justice. Moins partiale
que
les historiens, la
nature ne
fait
hommes
pas entre les
ce partage léonin des attributs de la vie.
Elle ne refuse
Chacun
pas tout aux uns pour prodiguer tout aux autres. reçoit d'elle sa quote-part de raison,
non sans
équité, faut-il
puisque personne ne songe à se plaindre
croire,
et
que
la
plupart se tiennent plutôt pour favorisés. Une. grande légè-
peut seule soutenir que, en dehors des illustrations,
reté
n'y a qu'un fonds banal d'existences ternes, effacées,
il
monotones, sortes de zéros qui n'expriment rien par eux-
mêmes
et se
rangent passivement à
la
confondus sous
on
l'ose
d'étude.
que
les
tort
eux,
comme
la
est
indignes
d'être
raison
ignorés
s'exerce
et
grands, les petits ont leur mérite,
est
ils
reprennent
moindre,
comme
d'attention Ils
(2).
conserve
et
sont
son
employé à des usages vulgaires. Ainsi
l'or
en
Les inconnus,
de foule, ne sont point,
par essence,
Leur seul
hommes. En prix,
nom
le
dire, vils
d'un chiffre
suite
déterminatif pour en accroître la valeur.
elle
même
n'est
et,
si
la
valeur
pourtant jamais nulle. Réunis,
l'avantage et l'emportent par la puis-
sance du nombre.
Ce dédain de
la foule tient à
qui rend tout banal. Mais
un regard moins les
il
superficiel
suffit
son apparente uniformité
de
jeter sur les
hommes
pour reconnaître, jusque chez
plus humbles, des éléments de variation
infinie, et.
mieux on les observe, plus on découvre en eux de diversité. Chacun a son originalité propre, son individualité dishominum
» (Hist, nat., VII, 37). (1) « Florem (2) Ignoti, ideo ignobiles. « Ignobile vulgus ». dit Virgile
h
49).
(Enéide.
AGENTS DE
Le monde
L HISTOIRE
t
9
Ton aurait beau chercher, on ne trouverait chez aucun de ceux que nous appelons nos semblables, le semblable d'aucun de nous. L'histoire doit donc accorder à chacun sa part d'intérêt.
tincte.
est plein
d'êtres
uniques
et.
C'est assez qu'il ait vécu et fait acte de raison pour mériter
même, en
de n'être pas oublié. Par cela
une fonction dans
effet,
l'œuvre
l'espèce, collaboré à
il
a rempli
commune,
au progrès général. Les ouvriers sont innom-
concouru
brables, les tâches diverses et les
mais
succès inégaux,
il
n'y a pas de travailleur inutile et nul ne doit rester sans
La
salaire.
d'opérer une répartition équitable est
difficulté
grande sans doute tice criante
que
;
toutefois, c'est
de spolier la foule
en
sortir par
du
fruit
pour en parer quelques personnalités rétablir
dans l'œuvre
collective
une
de son labeur
illusoires.
de la
injus-
Afin de
une
civilisation
appréciation moins inexacte des rôles, examinons de plus près les titres des personnages célèbres et les
droits des
anonymes obscurs. Qu'est-ce que la célébrité ?
dans la
la foule.
Les historiens
renommée pour un
qu'un
d'écho,
effet
populaires.
une
signe de vraie grandeur. bruit
le
répercuté
des
la
illustration,
décerne à qui
il
lui suffit
de
la
n'est
à la gloire,
convient
lui
Ce
acclamations
La multitude, qui ne peut prétendre
en dispose à son gré, créer
Le retentissement d'un nom trompent quand ils prennent
se
pour
et,
proclamer. Toute
réputation vient d'elle. Sans l'auréole qu'elle attache, le plus sublime génie
serait
non moins ignoré que
inconnu des hommes. Montaigne juge et
le
la gloire aussi
plus
vaine
décevante que l'ombre qui marche devant ou derrière
et
du soleil (i). Les historiens tombent donc dans une inconséquence flagrante lorsque, après avoir décrété l'indignité du vul-
tourne selon
gaire
(2),
le
ils
caprice
consultent
et
suivent
ses
indications.
Ils
(1) Essais, II, 16. (2) « Nil
tam inestimabile quam animi multitudinis
» (Tite-Live),
(
l'histoire et les historiens
20 déclarent
le
juge incapable et se règlent sur ses décisions.
Les suffrages populaires qui décernent en
faillibles
effet
et sujets
« tune, dit Salluste, rend
la
renommée sont La for-
à bien des méprises. «
uns célèbres
les
et
laisse
les
« autres obscurs, moins selon leur valeur que selon sa « fantaisie
(i).
» Caton montre par un exemple que «
la
« gloire d'une belle action dépend beaucoup de l'endroit
« où
elle
mesure
se passe
»,
(2)
Vopiscus
et
de l'écrivain qui
le talent
la
lui
raconte
L'opinion ne rend pas justice à tous qu'elle
manque de
lumières pour
beaucoup de faux, parce
les
assigne pour (3).
mérites, parce
les discerner, et
qu'elle est
en admire
aisément trompée. Bien
des nobles vies s'écoulent dans l'ombre autour de nous, et les
plus belles peut-être sont celles qui, fuyant l'éclat et
bruit, réussissent à passer inaperçues.
La renommée
le
a trop
à faire de célébrer les vanités qui s'étalent pour s'enquérir
des mérites qui se cachent et leur rend oubli pour dédain.
Sans doute la gloire,
les
hommes, dans
l'attribution qu'ils font de
ont l'intention d'être justes
mauvais juges
et
il
se
commet
;
mais
la
plupart sont
bien des passe-droits. Pour
redresser les erreurs de la célébrité, chaquegénération discute
à son tour les illustrations la gloire,
un
incessamment
du
passé, sans
que ce procès de
revisé, puisse jamais être clos par
arrêt définitit.
Exerçons aussi nos droits d'examen
et de critique. Nous commencerons par expulser du panthéon de la renommée une foule de médiocrités que la nature destinait à rester
obscures caprice
et
du
un Ce qui domine, parmi les personnages de une pompeuse vulgarité. « Qu'on trouve de
qui ne sont devenues célèbres que par sort.
L'histoire, c'est
Annales, XXXI, 34)
« Piebi non judicium, Histoires, I, 32). (i) Catilina, 8. (2) Aulu-Gelle, Nuits attiques, III, 7. (3) Histoire Auguste, Vie de Probus, 1. ;
non
veritas »
(Tacite,
AGENTS DE L HISTOIRE « peuple à siècle
cour
la
La
(i).
!
2
1
» écrivait un moraliste du dernier
notoriété,
plus souvent,
le
est affaire
de
ou de rencontre. Le principal mérite consiste à naître en bon lieu ou à venir à propos. Un triple sot, situation
un homme important.
investi d'une haute fonction, paraît
Mettez une couronne en place de bonnet d'âne sur
d'un niais solennel,
et le
monde va
se prosterner
la tête
devant
une Majesté. Les costumes de cérémonie imposent, les broCherchez l'homme derrière le personnage, l'acteur sous le masque, vous verrez que, deries et les galons éblouissent.
dans et
sont
roi
faut-il
comme au théâtre, communément joués
inonde
le
de
pour
peu de mine
faire illusion ? et
!
même
D'autres célébrités, qui n'ont pas
ou
comme
mérite d'une
le
recommandent que par des
d'illustres forfaits. L'Elysée
de
la gloire n'est
celui de Virgile, peuplé de héros bienfaisants.
L'histoire exhibe plus de Messalines
que de Lucrèces, plus
de Nérons que de Marc-Aurèles. Les rois décorés du de sages ont, en général, une gloire tempérée avec
rivaliser
Que
Quelques aunes de velours, un
insignifiance honnête, ne se
pas,
d'empereur
rôles
beaucoup d'aplomb. Mais, pour un Talma,
que de Tabarins
vices rares
les
par des cabotins.
les
et
nom
ne sauraient
Le peuple,
scélérats et les fous. «
dit
« Tallemant des Réaux, réserve sa vénération pour ceux
« qui
mangent. » Simple crieur public,
le
signale tout, férence.
le
mal comme
Elle fait
le bien,
même, au
la
renommée
avec une cynique indif-
besoin, de la gloire avec
scandale. Erostrate raisonnait juste.
Il
du
a conquis l'immor-
Le nom du monomane qui, pour s'illustrer, brûla temple d'Éphèse, est connu de tous. Peu de curieux
talité. le
savent
comment
s'appelaient
les
trois
architectes
qui
l'avaient bâti.
Restent
(i)
M me
les
vrais grands
hommes
à qui l'histoire rend
de Lambert. Avis d'une mère a son
Jils.
L'HISTOIRE ET LES HISTORIENS
22
un culte, en partie légitime, de respect et d'admiration. Nous ne voulons ni les dépouiller d'une gloire méritée, les
hommes
pratiquent naturellement trop bien. Cependant,
comme,
ni conseiller à leur égard
à exagérer des droits,
méconnaître,
les
hommes
Or,
de
la
l'équité qu'à
des grands
très loin
titres
d'en
et
il
importe
apprécier exactement la
faut le reconnaître, la part attribuée
il
hommes
grands
moins
supériorité
viole pas
a été l'occasion d'une grande injustice,
d'examiner leurs valeur.
on ne
puisque
et
que
l'ingratitude
par
exorbitante et passe
les historiens est
On
leur mérite.
aux
va jusqu'à croire que tout
progrès est leur ouvrage et que la foule inerte vit de leurs
dont
bienfaits
elle
s'acquitte avec
une prodigieuse erreur. la
vérité.
Le premier
de
la
C'est là
gloire.
Le contraire approche plutôt de
rôle appartient à tous et,
à l'œuvre
commune, l'œuvre
accessoire
et
subalterne.
comparée
personnelle des héros est
Le progrès s'explique par
le
concours d'une multitude d'activités anonymes mieux que par l'intervention de quelques génies révélateurs.
Dans
la
conception idéale des grands hommes,
beaucoup plus d'imagination que de sans parti pris d'illusion,
perdent vite
ils
par
les
tudes.
mieux doués que
circonstances dans
Néanmoins, pour
le
il
A les
les
entre
étudier
proportions
renommée. Certains hommes
fabuleuses que leur prête la
sont assurément
vérité.
les
autres et favorisés
développement de leurs
être
apti-
inégalement susceptibles de
progrès, ces facultés ne laissent pas d'être de
même
Entre
n'est pas
le
génie et la médiocrité, la différence
ordre.
de
degré, et les extrêmes sont moins distants qu'on ne le suppose. Un peu plus, un peu moins de passion, de goût, d'intelligence ou de volonté, ne suffisent pas à mettre une telle dissemblance entre les hommes que les uns deviennent des êtres supérieurs, prédestinés aux apothéoses de la gloire, tandis que les autres composeraient une
nature, mais de
tourbe d'êtres sans
nom
et
sans vertu, voués aux justes
AGENTS DE L HISTOIRE
La nature humaine est une. Les héros du même limon i). La raison, apanage commun, ne doit donc être ni tant admirée
dédains de et le
leur
l'histoire.
vulgaire sont pétris
(
premiers, où elle n'est jamais pure de tout mélange,
chez
les
ni
méprisée dans
si
23
les foules,
de toute valeur. Dans
les
où elle
toujours quelque chose de petit,
et,
parfois quelque chose de sublime. «
« ni petit ni grand
n'est jamais
homme pour le
chez
« défauts
ment
«
dits
hommes,
;
y a des
il
a
avantages
ses
n*y a, dit Marivaux,
Il
écarts
moyenne,
et
si
fort les
y a seule-
ordinaires, autreet
dont
que
les
moins
petits,
de
genre humain n'est
le
de pygmées, mais d'hommes
sauf quelques inégalités dont
et,
la
» « Les plus grands
(2).
vont à peine du simple au double, ces
exagère
Il
grands défauts mêlés de
En somme,
pas un composé de géants taille
:
qualités mêlées de
hommes
conclut-il, n'en sont
« grands médiocres. »
de
plus humbles,
médiocres, qui valent bien leur prix
« médiocrité «
ont de
qui
d'autres
;
« quelques qualités
les
philosophe
ment des hommes qui ont de grandes
«
dépourvue
hommes, on trouve
plus grands
dimensions dans
les
que dans l'imagination des conteurs
êtres
les
dont on
deux sens n'existent et
la crédulité
popu-
laire.
La grandeur dont on idéalisation
gratifie les
progressive.
Il
héros est
l'effet
d'une
y a une perspective pour
la
gloire; mais, au rebours des lois de l'optique, elle amplifie les
choses en raison de Féloignement.
célèbres ne gagnent pas les
connaît,
moins on
les
Les personnages
à être vus de trop près.
Mieux on
admire. C'est pourquoi Ton n'en
trouve d'accomplis que dans un passé lointain. Chaque âge se plaint
de sa pénurie en
fait
de grands
hommes
près, les héros sont faits (1) « A une grande vanité « autres hommes » (Larochefoucauld, Maximes, 14).
et déclare
comme
les
(2) Marivaux, qu"on ne soupçonnerait guère d'avoir écrit sur la philosophie de l'histoire, a émis à ce sujet des idées très justes dans divers articles des recueils du temps, le Spectateur français (1722), l'Indigent philosophe (17-28), le Miroir..,
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
24
que
des héros diminue sans cesse. Montaigne en
la taille
jugeait ainsi de son
temps
« Je cognois des
:
« qui ont diverses parties belles, qui la conscience,
« qui l'adresse, qui
« science, qui une aultre «
rai et
;
qui
« m'en afaictveoir nul
homme
doibve admirer ou
le
deur tragique c'est
de
la
La chose qui
l'universelle
« degrés
médiocrité
(2).
de l'avenir
hommes. Le
« grands
le
chêne
n'y
:
est
confondue le
sorte de gran-
passe tout ce que
elle
;
et et
blé pousse
dans tous
cela
M me
l'a
« Notre
croîtra
comparer
m'ait le plus surprise...
» Ce que Montaigne
même
le
tel
Révolution qui, après
d'époques maintenant glorifiées, on
« mais
en géné-
fortune ne
Madame Roland
»
« l'imagination peut se présenter,
affirmé
assez
cœur,
ma
nous paraissent avoir une «
:
(i).
hommes
petitesse des
recul d'un siècle,
«
le
langage, qui une
le
mais de grand
« à ceulx que nous honorons du temps passé,
la
qui
ayant tant de belles pièces ensemble, ou en
« degré d'excellence qu'on
de
hommes
l'esprit,
nos jours
redit de
et
temps manque de
encore sur notre
plus
les
Roland disaient
(3).
»
Un
sol,
peu de
Donnez aux héros nouveau-nés le temps de Eux vivants, leur gloire est encore au berceau. Il formera des illustrations, soyez sans crainte. La posté-
patience
!
grandir. se
rité, si elle
en désire, saura bien
les
découvrir: elle
Jésus nous apprend par ses paroles
et
les fera.
mieux encore par
son exemple que « nul n'est prophète en son pays
Nous disons de même
qu'il n'y a pas
de grand
(4)
homme
».
pour
son valet de chambre. C'est qu'à vivre dans l'intimité d'un héros on voit trop clairement ses imperfections, sa vie
moins que tout autre pleine de misère,
non
ses petitesses réelles,
sa facilité à franchir le pas court et glissant qui sépare le
sublime du ridicule. Mais contemplé de loin, « à distance (1) Essais, II,
1
7.
(3)
Mémoires, I, 3 32. P. de Rémusat, Essais de philosophie, 1842,
(4)
Saint Luc,
(2)
iv,
24.
t.
I,
p.
22,
AGENTS DE L HISTOIRE respectueuse
renommée
(i)
».
exalte
qualités,
ses
25
mieux à son avantage. La
paraît
il
laisse
dans
défauts
ses
l'ombre, supprime quelques laideurs, poétise des exploits
en légendes,
qu'elle transforme
un
plaçant l'élu dans
et,
jour de plus en plus favorable, opère la glorification des
comme
héros
l'Église la canonisation des saints
déclarant parfaits
mis au
La
(2).
on a un type
front,
L'art se plaît à de telles
,
en
au
idéal
les
nimbe
transfiguration opérée, le
d'un portrait exact.
lieu
métamorphoses, mais
la
science
n'y voit qu'illusion et tromperie. Si
donc nous avions à
dirions est
dans l'opinion qu'on
d'imagination de
génie, l'œuvre
beaucoup
S'il
a, dit
les
légion.
un
(3).
Goethe en convient
historiens.
Un
faire,
Major
Un
e
stage
que
ne manquent pas
et
quand on disnom du héros « Un colosse se com-
» Le vrai :
l'Hercule de l'antiquité lui-même
être collectif qui réunissait sur
nous sommes tous des
son nom, avec ses
Au
fond, nous avons
êtres collectifs; ce
que
longinquo reverentia » (Tacite, Annales, paraît
ici
nécessaire. «
que tous commettre aient disparu. » (3) Économiques, ch. xxi.
« canoniser les saints, «
les
bras bien longs
« exploits, les exploits d'autres héros.
(2)
n'a
tout le inonde travaille pour eux.
:
Xénophon,
« pose de fragments
« beau
héros
paraît les avoir faites, c'est
« pose de ceux de tout un peuple
« était
les
l'ont aidé. Or, les auxiliaires
aux grands hommes
serait
des
réduit à ses seules forces ne peut guère accomplir
grandes choses.
très
qu'une valeur poétique.
n'ont
démesurées qu'admettent
proportions
homme
(1) «
et
notre idéal.
elles
Pas plus que leur
On
dépend du tour
peuple prompt à l'enthou-
beaucoup de grands hommes,
glorieuses
Nous admirons en
«
Un
de sens rassis ou d'esprit critique, très peu. Les per-
est
sonnifications
de
hommes, nous
réputés grands. Leur mesure
se fait d'eux. Elle
la foule.
siasme aura toujours s'il
définir les grands
hommes
ce sont des
:
les
On
I, 47). attend, dit Voltaire, pour
témoins des sottises
qu'ils
ont pu
26
I.
"histoire et les historiens
comme
« nous pouvons appeler notre propriété, « de chose « de chose
i
(
!
)
c'est
peu
même, comme nous sommes peu
Et. par cela
!
»
Les historiens, avares de couronnes qu'ils ne pourraient prodiguer sans
rateurs, décernent à
un
la part
les foules,
sont pas admises à l'honneur, et est
une
Dans un
bons citoyens,
que tous méritaient.
qui vont à la peine, ne
comDans une armée de
le résultat d'efforts
illustration personnelle.
vaillants soldats, le général rité.
d'innombrables collabo-
seul la gloire
Par une injustice criante,
muns
inhabiles à démêler,
les avilir et d'ailleurs
dans une tâche complexe,
triomphe seul devant
Etat, la prospérité publique, est attribuée à
un
roi.
En
celui-là devient célèbre à qui échoit la
la posté-
œuvre de tous
fait
les
de découvertes,
bonne fortune
d'at-
teindre une vérité poursuivie par mille chercheurs ignorés. C'est la loi
du monde. Où
bon venir quand
fait
alors
l'un a semé, l'autre récolte.
bientôt amassée.
Il
Une
gerbe est
La genèse du progrès
s'effectue
sont mûrs!
les blés
avec lenteur et mesure, suivant les stades d'une évolution
moment,
continue. Les historiens, eux. ne voient qu'un celui
où
les
choses viennent à terme.
conception mystérieuse,
sements successifs,
en oublient
Ils
et parfois
il
leur arrive,
dans
la
sion de l'événement, de prendre l'accoucheuse ou rice
pour
Dès
les
la
la
gestation pénible, les accrois-
la
la
confu-
nour-
mère.
temps anciens, d'énergiques protestations
s'étaient
élevées contre cette inique attribution de la gloire. Après
Marathon,
Miltiade
Athènes. «
Quand
se
vit
refuser
des
« un citoyen, tu auras seul l'honneur de revendication pareille occasionna
compagnon d'Alexandre des vers
(i)
dans
privilèges
tu auras vaincu seul les barbares, lui dit
le
la victoire.
avait osé rappeler, dans
d'Euripide dont
le
»
Une
meurtre de Clitus. Le
sens était que
Entretiens avec Eckermann, 17 février i83i.
«
un
festin,
les
Grecs
AGENTS DE
L HISTOIRE
27
« avaient eu tort d'ordonner qu'aux inscriptions des tro-
« phées on mettrait seulement
nom
le
des rois, parce qu'on
« dérobait ainsi la gloire de ceux qui l'avaient acquise
« prix de leur sang »
tua
le
;
Alexandre furieux
au
se jeta sur lui et
(i).
Le préjugé sur l'omnipotence des grands hommes suppose capables d'opérer, dans
les
condition des choses
la
humaines, des transformations brusques. Avant eux. rien
un monde semble à l'instant sortir vieux mythe de la création dans la
n'était: ils paraissent et
du chaos. Genèse.
C'est le
Un
Dieu prononce
jour remplace la nuit
des
sortes
comme
On
(2).
le
Fiat lux!
:
prend
et aussitôt
de demi-dieux chargés d'ordonner l'humanité
des démiurges ont ordonné la nature. Mais, de même
que. selon Pline. « c'estle
fait
de
la
faiblessehumainede cher-
« cher l'image et la forme des dieux ». c'est aussi une
d'ignorance de personnifier dans puissance de
la
Tout
grands
les
marque
hommes
ce qu'il y a de
comme
grand dans
et
dans l'univers.
la divinité le
La marche des choses ne
coups soudains, par bonds
monde
se fait petit à
s'effectue point par
temps, peu ajouté à peu devient beaucoup.
s'est
les
siècles passent et l'éternité
le
Minute par
s'écoule.
La
terre
formée grain de sable par grain de sable. Les actions
physiques s'exercent de molécule à molécule se
à
par sauts, mais par une pro-
gression régulière, constante et d'autant plus sûre. Avec
minute
la
raison. Elle est dans l'espèce entière, dif-
fuse et partout présente,
à petit.
le
hommes pour
grands
les
modifient atome par atome. Toutes
:
les
composés
les forces à
l'œuvre
Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre, VII, 1. pas mis l'inscription: « Que la lumière soit! » au bas de la statue de Gutenberg à Strasbourg? C'est là un lieu commun d'exagération poétique. On sait les vers de Pope sur Newton « La « nature et ses lois restaient cachées dans la nuit: Dieu dit: Que « Newton soit! Et tout fut lumière ». Citons encore le vers à la gloire de Colomb Fuere ». « ('nus erat mundus. Duo sint. ait iste. (1)
(2) N'a-t-on
:
:
—
—
l'histoire et les historiens
28
dans l'univers
en
se résolvant ainsi
infinitésimaux,
effets
plus vastes changements s'accomplissent par degrés,
les
sans interruption, sans secousse Cette
de gradation
loi
semble des opérations de
sans trouble.
et
de continuité, qui régit
et
la
l'en-
nature, gouverne aussi
La
les
développements de
la raison.
caractérise l'espèce
humaine, ne réside pas dans quelques
membres
qu'on croit
grands hommes,
l'œuvre exclusive d'une
être
se
des mers
ces
bancs de
myriades d'animalcules
compose d'une
infinité
qui
de
fond
que construisent des
polypiers et
de
d'un travail uni-
est surtout la résultante
Sa principale richesse
élite
gains obscurément réalisés. Ainsi s'élèvent au
petits
La
privilégiés; le corps entier vit et fonctionne.
civilisation,
versel.
capacité de progrès, qui
serviront de base à
continents futurs. L'élaboration du progrès se
fait
des
par une
multitude d'ouvriers sans nom, appliqués aux tâches
les
plus diverses. Conquérir des éléments de bien-être, poursuivre la
un peu de bonheur,
idéaliser la beauté, pénétrer
dans
connaissance des choses, régler ses actes sur des principes
moraux
et les relations sociales
sur de justes
les
devoirs imposés à tous et qui réclament
La
civilisation recueille ce qui a été trouvé
lois, tels
l'effort
sont
de tous.
de meilleur
et le
transmet, patrimoine sans cesse accru, à un avenir chargé
de
le
féconder.
Quand on mesure
par
la
pensée
la
puissance d'une force
aussi générale, toujours et partout en action, l'influence de
quelques
hommes
célèbres paraît tout à
collaborent au progrès, part dans l'œuvre
ils
commune
Le gouvernement d'un
secondaire. le faire et
Ils
leur
jugée la moindre.
doit être
aussi grand intérêt que l'évolution
d'une espèce n'aurait pas pu, sans tiative
fait
ne sont pas seuls à
péril,
dépendre de
l'ini-
hasardeuse d'un petit nombre d'agents. L'humanité
serait trop
exposée à faire fausse route
guides d'occasion de la conduire où
il
s'il
donné à des plaît. La foule
était
leur
des êtres intelligents va d'elle-même au progrès. Lorsque, à
AGENTS DE L HISTOIRE l'automne,
29
oiseaux voyageurs émigrent en longues
les
à la recherche de climats plus doux,
ils
admettent des
de colonne, mais seulement pour fendre
où
va
files
têtes
La troupe
l'air.
y tend à tire-d'ailes. C'est donc étrangement se méprendre que d'attribuer à
entière sait
elle
quelques meneurs
et
train
le
que suivent
les
choses humaines.
A
y regarder de plus près, ce sont les grands hommes qui, au rebours, sont menés. La foule, qu'on croit dirigée par eux, les pousse et les entraîne d'un irrésistible élan. génie reçoit d'elle sa vocation et son mandat.
ment,
produit
le
temps. Vico a
en qui la
le
et,
pour ainsi
dire,
premier montré
les types
abusée incarne l'invention,
l'histoire
Le
est l'instru-
une fonction de son
que
(i)
Il
héroïques
l'idéal, le savoir,
moralité, l'action politique d'une époque, sont l'œuvre
de l'imagination populaire, incapable de comprendre qu'un
grand
homme
non
est la création,
le
créateur d'un cycle
donné. La gloire des personnages célèbres représente mérites d'une multitude astres qui ne brillent
ce
que
serait
d'hommes
que par
devenu leur
reflet, et l'on
éclat,
les
Ce sont des n'ose demander
obscurs.
si
le
soleil
leur avait
manqué. Oui,
principal agent de la vie
humaine,
l'artisan
le
plus actif de progrès, le maître ouvrier de la civilisation
et,
le
par conséquent,
le
personnage
le
toire, le héros qu'il faut célébrer
foule des inconnus. Si atténuée duelle,
comme
cette
même, augmente
valeur,
plus important de l'his-
avant aucun autre,
que
soit leur
c'est la
valeur indivi-
indéfiniment ajoutée à
elle-
suivant une progression sans terme,
acquiert une incommensurable grandeur.
De nos
elle
jours, le
crédit connaît à merveille la puissance des petits capitaux associés, et les millions solitaires, aristocratie vaincue,
peuvent plus
lutter contre les petites
arrivent à constituer des milliards. le travail (1)
De même, en
inaperçu des foules prévaut sur
Scien^a nuopa,
lib. II et III.
ne
épargnes qui, réunies, histoire,
les exploits
des
3o
l'histoire et les historiens
héros.
Tout
le
monde
que Voltaire, plus de
a plus d'esprit
savoir qu'Aristote, plus de vertu que' les saints, plus de pouvoir que les potentats, et
nul génie n'est comparable au
génie de l'humanité.
w C*0«/> M
On
combien
voit
sépare __ r
est
profond
le
dissentiment qui nous
—
—
_-- ce des historiens en __ qui _J_- concerne les rôles respectifs r
du grand nombre. Comme la thèse que nous soutenons heurte un préjugé des mieux établis, il faut vider le différend et faire sur ce point la lumière. La des grands
hommes
et
question est essentielle v^
,
et
analogue à
celle
qu'eurent à tran-
cher, au xvi e siècle, les fondateurs de l'astronomie
y avait alors à déterminer le centre d'action
Il
moderne.
du système
planétaire. Était-ce le Soleil qui tournait autour de la Terre
ou
la
Terre qui tournait autour du Soleil? Tous
loppements ultérieurs de de
la solution
la
donnée à ce problème
pareille se pose en histoire
autour des grands
les
déve-
science se trouvaient dépendre
:
hommes ou
initial.
Une
alternative
Est-ce la foule qui gravite
sont-ce les grands
hommes
qui gravitent autour de la foule? Suivant que l'on décidera
dans l'un ou toire sera
l'autre sens, le point de
cas, l'attention
dans
le
vue général de
diamétralement changé, puisque, dans devra se concentrer sur une
second, se disperser sur
sujet exige
les
élite
(i)
de héros,
et,
masses. L'importance du
.
sa description des Champs-Elysées. Virgile
premier rang des ombres glorieuses utiles (i).
l'his-
premier
que nous entrions dans quelques développements.
CÉLÉBRITÉS DES ARTS UTILES
Dans
le
les
met au
inventeurs des arts
L'antiquité leur décernait des honneurs divins; « Inventas aut qui vitam excoluere per artes. » {Enéide, VI, 663.)
AGENTS DE L'HISTOIRE notre temps en
fait ses
hommes
grands
3l
moins
les
contestés.
Nous devons assurément beaucoup de reconnaissance aux bienfaiteurs qui
travaux de
les
du poète
selon l'expression
,
notre
existence
mortelle
,
ont allégé
Mais ces
(i).
Leur rendons-nous
bienfaiteurs, quels sont-ils?
justice à
sommes-nous pas ingrats dans le temps où nous voudrions éviter de l'être? Pour démêler ce que ces doutes peuvent avoir de fondé, voyons comment s'effectue le protous et ne
grès des fonctions économiques.
L'invention est
de notre
vie. car
principe des arts qui assurent l'entretien
le
il
a fallu conquérir, à force d'ingéniosité, les
éléments de bien-être que refusait d'établir des artifices, cède-t-elle par
un des
de grandes
et
nature. Cette faculté
la
privilèges de la raison, pro-
soudaines découvertes dues à
d'heureux génies qui, de loin en loin, créent des industries de
du coup à
toutes pièces et les portent
une multitude de
ou par
la perfection,
de
petites améliorations
détail,
anonymes,
obscures, imperceptibles, qui s'accumulent avec le temps, se complètent
du
dité
peu à peu
travail
humain
et
augmentent sans cesse
? C'est ce qu'il
la fécon-
importe d'examiner.
Les historiens de l'industrie se bornent d'ordinaire à exposer et
quelques inventions qu'ils jugent
dont
senté,
honneur à des
artisans célèbres. Ainsi pré-
le
progrès paraît être l'œuvre d'un petit
manière d'expliquer
Cette
non moins erronée sagacité rare aient
qu'injuste.
ils
Que
des inventeurs d'une
en question; que, dans une tâche
aient fait plus
sans être toujours prouvé
;
que personne,
mais
son, qu'ils aient tout fait sans secours,
La meilleure ....
«
cela est possible
qu'ils aient fait à
plus que leurs collaborateurs ensemble,
(i)
nombre
choses est
les
utilement contribué à de grandes décou-
cela n'est pas
commune,
lement.
plus mémorables
font
d'illustrations.
vertes,
les
ils
et,
eux seuls
à plus forte rai-
on doit
le nier
formel-
part revient à des inventeurs ignorés.
Those who made our mortal labours (Byron, Child-Harold,
II,
light. » 8.)
l'histoire et les historiens
32
détail l'histoire des arts utiles,
Lorsqu'on étudie en
on
arrive vite à se convaincre qu'il n'y a pas d'invention pro-
prement
dite,
il
n'y a que des perfectionnements. Les inven-
chacun ajoute, aucun ne
teurs se succèdent,
découverte quelconque a découvertes antérieures
et
Une
crée.
toujours été préparée
par des
en rend d'autres possibles. C'est
un anneau dans une chaîne sans fin. Quand un progrès marqué s'accomplit en peu de temps, il fait illusion. On ses croit assister à une création véritable; on se trompe éléments préexistaient. On l'attribue à un inventeur unique :
;
on
se
trompe encore
:
il
résulte d'un multiple concours.
humaine a été amenée au point où nous la voyons par une infinité de petites découvertes auxquelles, depuis l'éveil de la raison, tout le monde a travaillé. Qui L'industrie
pourra dire ce que représentent de recherches attentives, d'ingénieux essais
et
de progressive réussite
les
grandes
industries qui nous font vivre, la chasse ou la pêche, l'élevage
animaux domestiques, l'agriculture, la préparation des l'art de tisser ou de bâtir et tant d'autres artifices à l'invention desquels aucun nom glorieux n'est attaché ? Combien de générations courbées sur la même tâche et s'appliquant à la mieux remplir, combien d'esprits avisés et d'adroites mains nous ont procuré par degrés le bien-être dont nous jouissons? Ce sont là les œuvres du génie humain. Si grand qu'on le suppose, un inventeur isolé, partant de rien, ne pourrait pas aller loin dans une voie où l'on
des
aliments,
n'avance qu'à condition de se relayer.
Prenons
comme exemple une
importantes
de
Gutenberg en a
l'âge
moderne
des découvertes les plus ,
celle
recueilli la gloire et
son
de l'imprimerie.
nom
brille entre
Examinés de près, ses titres pourtant semblent pour une si grande renommée.
tous.
légers
Les premiers essais d'impression remontent haut. Sans parler de ceux des Chinois, couronnés de succès, mais ignorés
en Europe, beaucoup de peuples anciens ont su imprimer
AGENTS DE L'HISTOIRE des
noms et
33
des formules à l'aide soit de cachets, d'un usage
général, soit de timbres gravés dont beaucoup de terres
pour
cuites attestent l'emploi, soit de coins
monnaies. Pendant tout
le
sion sigillographique sur
1400, on imagina de reproduire
les
frappe des
dessins des cartes à
jouer avec des pièces de bois taillées en fut. bientôt
la
moyen âge, on pratiqua l'imprescire au moyen de sceaux. Vers relief.
Ce procédé accom-
après, appliqué à des images, pieuses
pagnées d'inscriptions, de légendes ou de prières. Ensuite,
on supprima l'image
et l'on
De même
des planches de bois. servaient de
ments
On
imprima des les
avec
fondeurs de cloches se
de métal pour
matrices
livres entiers
les
décorer d'orne-
de légendes.
et
en
était
là
au commencement du xv e
Les
siècle.
planches xylographiques furent alors divisées en types indé-
mêmes
pendants afin que
les
mer
Ce perfectionnement
divers textes.
On
lettres
pussent servir à impriparaît
dû à Laurent
lapreuveque, dès 1445, avant que Gutenberg eût rien produit, il se vendait dans les Pays-Bas Coster de Harlem.
a
« des livrets jetés en molle ». Pour devenir tout à n'attendait
tique,
l'artifice
détail.
Gutenberg eut
le
pra-
fait
plus qu'une amélioration de
mérite de la trouver. Sa part dans
l'invention se réduisit à fondre en métal les lettres d'abord taillées
dans
le bois, c'est-à-dire
fondeurs de cloches
comme
à diviser les matrices des
Coster avait divisé
les
planches
xylographiques. Ce progrès avait sa valeur sans doute n'était-il
pas indiqué
Après Gutenberg, lettres
et suffit-il il
restait
;
mais
à justifier tant de gloire (1)?
encore beaucoup à
de plomb étaient imparfaites
et
faire.
Ses
de peu d'usage.
mieux avec des lettres de cuivre. On doit à un inventeur inconnu l'alliage de plomb et d'antimoine,
Schceffer réussit
plus avantageux et universellement adopté.
ardeur à (1) A. Didot.
utiliser l'industrie nouvelle, le
Firmin Didot, Article
xv e
Malgré son siècle
ne put
Typographie dans YEncydopédie 3
l'histoire et les historiens
34 que l'ébaucher, édités avant
Quatre
1
et le
nom
d'
5oo, indique
incunables, les
donné aux ouvrages
produits d'un art au berceau.
conduit à son plein développement.
siècles l'ont
et du clichage permet d'obLe mécanisme des presses a de grands progrès, surtout depuis que des machines
L'invention de la stéréotypie tenir des tirages indéfinis. réalisé
mues par
rotatives,
la
anciens appareils à bras.
surmontant tous
phique,
personnel
ont été substituées aux
vapeur,
De nos
jours, l'industrie typogra-
obstacles,
les
imprimer en
restreint,
de mille exemplaires,
dizaines
peut,
avec un
quelques heures, par
des
journaux de grand
format, qui contiennent la matière d'un volume et coûtent
numéro. compose donc d'une longue
à peine quelques centimes le L'art d'imprimer se
accumulées pendant des
inventions,
petites
suite de
La
siècles.
plus décisive peut-être, quoique étrangère en apparence, avait été celle
du
papier, sans laquelle rien n'aurait été
possible (i), et qui est
anonyme. La renommée de Guten-
berg plane solitaire sur ce vaste ensemble, tandis que ses précurseurs, ses émules et ses continuateurs restent dans
l'ombre.
La
gloire, ainsi répartie,
détourne au profit d'un
seul les mérites d'une légion de chercheurs.
On
pourrait discuter de
même
la gloire
absorbante de
Watt. Une foule d'ingénieux mécaniciens devraient partager
avec
lui
l'honneur d'avoir préparé ou étendu
applications de la vapeur. « C'est
« laquelle
je n'ai
une
les
erreur, dit Arago. à
pas entièrement échappé, de considérer
« machine à vapeur
comme un
objet simple dont
il
la
fallait
« absolument
trouver l'inventeur. Quel est l'inventeur montre? Personne. Mais il est naturel de se « demander qui a inventé le barillet, l'échappement, le « balancier... Dans la machine à vapeur, il existe plusieurs « d'une
L'imprimerie suivit de près l'emploi usuel du papier de chiffe pas pu s'établir si l'on avait été réduit au papyrus ou au parchemin. (i)
et n'aurait
AGENTS DE L'HISTOIRE
35
« idées capitales qui ne sont pas sorties de
«
tête (i).
à exposer l'origine et les développements de la
conclut d'une façon générale que «
vapeur,
même
la
» Thurston, après avoir consacré deux volumes
machine à grandes
les
« inventions ne sont jamais l'œuvre d'un seul; une grande
« découverte est la résultante des efforts d'un grand « nombre de travailleurs (2) ». En veut-on la preuve mathématique? En 1864, l'industrie de l'éclairage au gaz, vieille à peine d'un demi-siècle,
comptait déjà 4.000 brevets d'invention ou de perfection-
nement été.
au
relatifs
de ses élaborations
détail
dans ce mouvement de recherches,
le rôle
(3).
Quel a
de Lebon ou
de Murdoch? Celui d'un enfant qui dépose un gland dans
Avec
la terre.
faible 11
le
germe en
temps,
d'évolution qui gît dans ce
la force
fait sortir
un chêne immense.
y aurait à citer des chiffres plus catégoriques encore
Depuis
la
vention,
mise en vigueur de
il
la
:
sur les brevets d in-
loi
a été délivré en France, de 1844 à 1874, plus
de 100,000 brevets d'invention d'addition. Voilà, pour
un
ration. Ajoutez-y les inventions été pris de brevet;
et
plus de 3o,ooo certificats
seul pays, le bilan d'une géné-
complétez ce
pour lesquelles total
il
n'a pas
par la ^uote-part
affé-
aux autres nations; prolongez en idée ce relevé pendant un cycle historique, et vous aurez un ensemble grandiose de découvertes dont chacune a du prix, quoique rente
bien peu soient célèbres.
Ainsi restent
les
inventeurs sont innombrables
ignorés.
L'illustration
d'une fausse attribution de sont
du
même
sort,
(2)
(3)
la gloire.
plupart
provient
Les plus connus ne
pas toujours les plus méritants; mais, favorisés
venus à l'heure propice, servis par des circonstances
heureuses, (1)
et la
de quelques-uns
ils
voient la
renommée
leur
Œuvres complètes, t. II V p. 90. Thurston, Histoire de la machine à vapeur. Payen, Du ga^.
AragD,
constituer
une
l'histoire et les historiens
36
légende, l'imposer à l'histoire et les grandir sans cesse dans l'estime de la postérité, car tous leurs continuateurs tra-
y a là un prestige qui nous trompe. science réclame, ce n'est pas seulement l'histoire
vaillent à leur profit.
Ce que
la
Il
de quelques inventeurs privilégiés qui surgissent par intervalles et semblent à tort créer seuls de nouvelles industries, de l'invention progressive
c'est l'histoire
tiendrait
compte de tous
les faits et
et
continue, qui
de leur enchaînement
On
y apprendrait comment l'esprit humain, partout aux prises avec la nature rebelle des choses, en nécessaire.
triomphe par
pouvoir de l'universelle ingéniosité.
le
CÉLÉBRITÉS DE L'ART
Les historiens nous arrangent des histoires de où,
la littérature
l'art et
sans s'occuper du goût général,
bornent à des biographies
ils
ou d'écrivains célèbres
d'artistes
à l'appréciation de leurs ouvrages les plus admirés. élite restreinte paraît alors
aux
foules grossières.
qu'au talent
et
la
(i).
«
La
et
du goût
la
dre,
ils
sont
les
s'est
trouvé
qu'elle refusait à tout le reste (2). »
une
messies de
sorte d'apostolat. l'idéal.
A
si
flatteuse
les
enten-
Victor Hugo, s'apprêtant
à vaticiner, dit avec plus d'emphase que de modestie «
Peuples, écoutez
le
poète,
Écoutez le rêveur sacré. Dans la nuit où sans lui vous Lui seul a le front éclairé (3). (1)
(3)
êtes, »
1" partie, section 3. Chamfort, janvier 1764. Les Rayons et les Ombres, Fonction du poète. Hegel, Esthétique,
(2) Lettre à
l'art
nature avait donné
Les poètes partagent naturellement une opinion et s'arrogent volontiers
et
Une
nation, écrit Voltaire,
barbarie que parce qu'il
« trois ou quatre personnes à qui « du génie
se
avoir mission de révéler la beauté
Hegel n'assigne de rôle dans
au génie
« n'est sortie de
de
:
7
AGENTS DE L'HISTOIRE
Complice de
aux
artistes et
trices (1) et
On
cette fatuité candide, la
aux poètes des
facultés
3
renommée attribue éminemment créa-
ne ménage pas ses acclamations à leurs œuvres.
a raison de les honorer, sans doute; mais ne suffàit-on
pas étrangement leur mérite
gens de goût qui
A
la
les
et n'oublie-t-on
ont aidés
?
Il
question, en apparence très simple
—
teur d'un chef-d'œuvre?
mais de répondre par un
propre.
— Quel est l'au-
:
ne manquent
les historiens
nom
pas la foule des
importe d'éclairer ce point.
Ils
ja-
tiennent chaque
ouvrage d'art pour une création personnelle
et
ne sauraient
admettre qu'un enfant puisse avoir plusieurs pères. Néan-
moins, à y regarder de près, le problème paraît complexe, L'auteur nous crovons devoir dire, après réflexion
et
—
:
d'un chef-d'œuvre, c'est tout Si l'on
se
borne
l'œuvre procède,
il
monde.
le
considérer
à
est vrai,
la
provenance
d'un auteur qui
produite, et sans qui elle n'existerait
l'a
directe,
conçue,
Il a donc des nom. Mais l'expli-
pas.
droits sur elle et mérite d'y attacher son
que-t-il à lui seul et n'a-t-il pas besoin d'être expliqué à
tour? Croire. qu'il a tout serait
fait,
sans modèles et sans secours,
commettre une prodigieuse méprise. L'ancienne
tique se contentait de
complet, l'auteur hensive,
étudie,
et
à
parents, ses amis,
montrer à
son œuvre de
titre
scruter l'action
plus compré-
la nouvelle,
collaborateurs
s'est
indirects,
écoulée sa vie.
exercée sur lui par
Des influences
tradition.
;
le
Il
reste à et la
déterminer,
mais
malaisées à
les influences par-
ticulières et l'inspiration personnelle à produire les et,
serait forcé (1)
s'il
était possible
de
beaux
les toutes constater,
on
de reconnaître que, loin de pouvoir revendiquer
Ars opposé à
badour...
ses
milieu social
extrêmement étendues, concourent avec ouvrages
cri-
dans un isolement
part,
maîtres, le milieu d'intimités, de
ses
de conseils où
leçons et
son
in-ers
;
poète de notetv,
faire
;
trouvère, trou-
l'histoire et les historiens
38
l'entière paternité
pris
que
moindre
la
connu des
La
part.
a
mieux
généralement goûté,
emprunter de préférence nos exemples.
lui
Rarement
la signe n'y
littérature étant le
arts parce qu'il est le plus
nous allons tiré
de son oeuvre, l'auteur qui
qu'un écrivain met en œuvre
sujet
le
a été
de son propre fonds. C'est d'ordinaire une donnée
fournie par la vie réelle ou empruntée à quelque ouvrage antérieur. L'imagination, qu'on tient pour la plus inventive
de nos facultés, n'a point
seulement celui d'abstraire goût sait
est
en
est fait
un
triage délicat.
Comme
un choix de beautés de membres assemblés de elle
que soient
pouvoir de créer, mais
le
de combiner. L'essence du
et
Vénus antique uniséparses, un chef-d'œuvre toutes parts. Pour grandes la
les prétentions des auteurs, leurs
ouvrages res-
de fleurs à laquelle
Mon-
compare poétiquement ses Essais, « n'ayant, « fourni de sien que le filet à les lier (i) ».
dit-il.
semblent toujours à
cette gerbe
taigne
Les écrivains s'imitent entre
eux plus encore
qu'ils
n'imitent la nature. Eschyle appelait ses drames « des re-
«
des festins
liefs
d'Homère
Nos auteurs
».
cèdent en général par adaptations niscences, parés
Gœthe en
fait
« énumérer toutes
ils
me
resterait serait
dettes et
bonne que
foi
j'ai
les
ils
:
« Si
je
pouvais
contractées envers
mes contemporains, ce qui (2). » De même Voltaire:
peu de chose
« Presque tout est imitation... Les esprits « empruntent
Comme
ne manquent pas de devenir
l'aveu de
les
« mes grands prédécesseurs «
classiques pro-
sont nourris de rémi-
de détournements heureux.
prennent de toutes mains, riches.
et
uns des autres.
« du feu de nos foyers
Il
en
les
plus originaux
est des livres
comme
« voisin,
on va prendre ce feu chez un on l'allume chez soi, on le communique à
« d'autres
et
il
(1) Essais, III,
;
appartient à tous
(3).
»
12.
Entretiens avec Eckermann, 12 mai 1825. (3) Lettres sur les Anglais, 2 3. (2)
AGENTS DE Shakspeare, créé.
Aucun de
comme s'est
le
L HISTOIRE
3g
plus créateur des poètes, a réellement peu
ses
drames ne peut
contenté de refaire
revendiqué par
être
les pièces
domaine public
le
il
des dramaturges de son
temps (Greene, Peele, Lodge, Marlowe, Gower...;, de canevas tombés dans
lui
Prestigieux arrangeur,
exclusive.
sa propriété
gurés son génie. Outre leurs sujets
et
sortes
qu'a transfi-
personnages,
et leurs
il
prenait à ses prédécesseurs des scènes entières et d'innom-
brables fragments.
Un
de ses plus grands admirateurs,
Malone, constate que, sur
6,043 vers dont se compose
les
la trilogie
de Henri VI, 1,771 ont
antérieur,
et
résume tout un cycle dramatique de
On
sait
Italiens, ville,
le
il
lui.
les
latins,
les
Espagnols,
monde
entier.
conteurs
les
du moyen
contemporains,
moyen
d'être original (2). Molière
de ses larcins. Redisant un cela « prendre
lit
du
et,
les
et
la
et
trouvant encore
lui-même convenait
mot de Térence
son bien où
toutes les sources
âge,
cour
la
Riccoboni l'admire menant, dans
Y Avare, jusqu'à cinq imitations de front le
qui
s'est inspiré et
avec quelle liberté Molière a mis à contribution
comiques
les
Shakspeare
Les Anglais disent
(1).
sont celles des écrivains dont
revivent en
d'un ouvrage
myriad minded. Ces multiples âmes qu'on
lui qu'il est
lui prête
été tirés
2,373 plus ou moins modifiés.
il
le
comme un
(3),
trouvait ».
grand
Il
il
appelait
a puisé à
fleuve, rempli
son
tribut de mille ruisseaux.
L'exemple de La Fontaine
n'est pas
moins
significatif.
Sur 240 fables dont il est l'auteur, i5 ou 16 seulement paraissent de son invention et ce sont des moins bonnes. Toutes et
les autres
avaient déjà figuré dans divers recueils
subi des remaniements successifs.
(1) Malone, Histoire du théâtre anglais, et Mézières, les Prédécesseurs et les contemporains de Shakspeare. (2) Riccoboni, Observations sur la comédie et le génie de Molière, 736. « Poeta... fatetur transtulisse atque usum pro suis. » (3) (L'Andrienne, prologue.) 1
l'histoire et les historiens
40
Un des
large
communisme La
lettres.
est
donc
manière inimitable. Les mêmes
main comme
la loi
de
la
république
seule originalité vraie consiste à imiter d"une sujets passent
de main en
armes d'Achille qui servirent aux exploits de plusieurs générations de héros. Les plus beaux types de la littérature et de l'art atteignent leur suprême perfection ces
par un travail d'épuration séculaire. Beaucoup de collaborateurs prennent part à cette tâche
ne sont que d'habiles arrangeurs qui. « parlant de leurs
auteurs
«
mon
livre,
commentaire,
« mieux de dire
« histoire,
etc.,
mon
disent
:
les
mon
histoire, etc.. Ils feraient
vu que, d'ordinaire,
même
Pascal raille
ouvrages,
notre livre, notre commentaire, notre
:
« bien d'autrui que du leur Parfois
plus grands
et les
(i).
les
il
y a en cela plus du
»
(2).
chefs-d'œuvre, et ce sont peut-être les
plus accomplis, semblent naître directement du sein des foules.
Tel a
été le
mode de formation
de Ylliade
et
de
Y Odyssée. Depuis que Wolf, développant une vue de Vico, a démontré que ces poèmes sont l'œuvre, non d'un rhap-
sode légendaire, mais du génie grec dans
nouissement de
ses facultés poétiques (3),
pour
anonyme
Ce
le
produit
le
premier épa-
on
tient l'épopée
spontané d'un cycle héroïque.
et
caractère d'impersonnalité sert à distinguer les épopées
véritables (l'Iliade, l'Odyssée, le
Chanson de Roland,
Ramayana,
le
Mahâbhâ-
Romancero, les Niebelungen, l'Edda...) des épopées artificielles ou romans versifiés rata, la
le
(l'Enéide, la Pharsale, la Jérusalem délivrée, les Lusiades, le
Paradis perdu,
rité
des
la
Henriade,
la Messiade...). L'infério-
secondes, où dominent l'imitation
et le
procédé,
provient de ce qu'elles sont dues à une inspiration personnelle, tandis
que
les
créatrice des masses.
premières ont
jailli
de l'imagination
La genèse de ces grandes compositions
(1) Sens du nom d'Homère du Mahâbhârata.
et
de celui de Vyasa, auteur présumé
(2)
Pensées, édit. Havet,
(3)
Prolegomena ad Homerum, 1795.
t.
II, art.
xxiv, 68.
AGENTS DE L HISTOIRE atteste
voir
que
et
le
41
goût public, naturellement poète, peut concesans
réaliser,
le
secours
d'interprètes
attitrés,
d'incomparables beautés.
La plus haute généraux tiellement
poésie, celle qui traduit les sentiments
des types durables, est une
et crée
Les âges
collective.
œuvre essen-
plus favorables à son
les
éclosion sont ceux où, l'écriture étant inconnue ou peu
n'ayant pas encore pu
usitée et la prose
tout
littérairement,
mémoire ceux qui
est
doit
se
les
et
que
la
de répandre. Chacun de
redisent y introduit quelques
suivant son inspiration
constituer
en chants
traduire
chargée de retenir
se
particulière
ou
le
changements goût de son
auditoire, et la poésie, pour ainsi dire flottante, s'achève
par additions
et
corrections
successives, sous
l'influence
du public. C'est dans ces conditions que se firent les poèmes homériques en Grèce, les poèmes chevaleresques en France, aux xi e et xn e siècles. Plus tard, quand arrive l'âge de la prose, la poésie, art de
directe des récitateurs et
luxe, s'individualise et perd par cela rale.
On
pris
fin
effet,
même
peut dire, sans paradoxe, que
quand paraissent
la
sa valeur géné-
grande poésie a
poètes célèbres. Alors, en
les
que, dans la période initiale, les chants, œuvre de
tous, exprimaient l'idéal d'un
vante, on. attache surtout
on s'adresse à une
peuple, dans la phase sui-
du prix
élite et l'on
à l'excellence de la forme,
s'applique à rendre des sen-
timents raffinés. L'art y gagne, mais l'inspiration y perd, et la poésie n'est plus qu'une jouissance d'esprits délicats.
Herder a signalé l'importance des chants populaires dans l'histoire des
littératures.
L'érudition
contemporaine
les
une intelligente sollicitude, et la critique reconnaît en eux la poésie primitive, naturelle et virginale, tandis que « la poésie parée, civilisée, celle des époques recueille avec
« brillantes... n'est qu'une poésie de secondes ou de « sièmes noces (1)
(i)
».
Comme
Sainte-Beuve, Lundis,
t.
XIV,
les p.
troi-
fleurs venues sans cul-
71.
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
42 ture,
agreste
nom
œuvres sans
ces
d'auteur
ont
un charme
les
productions
une suavité de parfum dont
et
d'un art réfléchi sont trop souvent dépourvues. Le lyrisme si
parfaitement réglé de Pindare, d'Horace, de Pétrarque
et
de nos poètes modernes ne vaut pas,
comme
gieuses ou de certains chants nationaux. «
« 1ère
et
purement
« a des naïvetez
disait-il, la
» Chateaubriand
l'art (i).
poésie est
un
« breton que
je
«
Henriade
la
un
cri
« Chez
:
du cœur.
de l'imagination.
effort
ne donnerais pas pour
(2).
reli-
poésie popu-
des grâces par où elle se compare à la
préférable et plus sincère d'accent
«
La
naturelle, remarquait déjà Montaigne,
et
« poésie parfaicte selon
« chez nous
intensité
hymnes
d'impression, l'élan passionné de quelques
les
Elle est Il
y a
les
juge
la
peuples,
devenue
tel
couplet
dix chants de
» Les Lieder constituent
le
joyau poé-
La Bible, d'une inspiration si proanonyme où l'âme de la nation juive
tique de l'Allemagne.
un
fonde, est
recueil
a déposé ses rêves et ses ardeurs.
A
défaut
attribuer
du mérite de
l'invention,
aux écrivains célèbres
faut-il
celui de la
du moins
forme? Pour
Pascal, l'originalité des auteurs n'est pas dans la matière, elle est
«
dans
c'est la
« l'un
la
la disposition
:
Quand on
«
même
balle dont
on joue
place
mieux
»
(3).
Il
joue à la paume,
l'un, et l'autre
y aurait encore
;
mais
ici
des
réserves à faire, car le jeu a ses règles auxquelles la cou-
tume
assujettit les joueurs. Rarement le moule poétique où l'auteur verse ses inspirations a été façonné par lui. Il est conforme à des préceptes littéraires dégagés par la
tradition d'ouvrages
antérieurs.
Lorsqu'on admire
gante simplicité des chefs-d'œuvre,
la
l'élé-
conception de leur
plan, l'harmonie de leurs proportions et l'unité de l'en(1) Essais,
I,
14.
(2)
De Marcellus, Chateaubriand
(3)
Pensées, édit. Havet,
art.
et
son temps.
vu, p. 9.
AGENTS DE L'HISTOIRE
^3
semble, on ne songe pas à se demander d'où leur viennent tant de perfection et d'exquise pureté.
à
un grand
La
artiste.
On
en
honneur
fait
meilleure part est due à ses prédé-
le même genre même degré. Tous ont travaillé à en établir
cesseurs obscurs qui se sont essayés dans
sans y réussir au les lois, et les
car. les
les
si
plus médiocres n'ont pas laissé d'être utiles,
bons ouvrages enseignaient
mauvais indiquaient
d'éviter.
Combien de
les sentiers
la route à
suivre,
perdus qu'il convenait
tentatives infructueuses
ou encou-
rageantes, de fautes commises, de succès partiels, de corrections habiles et de
compléments heureux ont contribué à
façonner l'ébauche d'un genre jusqu'au point où deviennent enfin
possibles
ouvrages accomplis
les
Un drame
!
de
une comédie de Molière ont été préparés de loin par une suite de poètes cherchant comme à tâtons les règles du poème dramatique et se rapprochant peu à peu de la suprême beauté jusqu'à Shakspeare,
ce
qu'un dernier
nitifs le
une
tragédie
de Racine,
Les maîtres
effort atteigne le but.
défi-
naissent sous une étoile propice à l'heure où, dans
de
ciel
s'effectue la conjonction
l'art,
d'un idéal supé-
rieur et d'une
forme achevée. Les matériaux sont amassés
et dégrossis, le
plan sur lequel on doit construire
Pour élever un monument admirable, trop malhabile.
Quoi qu'on
il
suffit
est tracé.
de n'être pas
fasse, tout est chef-d'œuvre.
L'influence de la tradition se montre clairement dans les
moyens d'exécution
et les
procédés techniques de
Le
l'art.
poète observe la poétique d'un genre, emploie des coupes
consacrées, applique des mètres convenus que l'usage lui
impose, auxquels il
ajoute généralement très peu et dont
il
ne s'affranchit qu'à grand'peine.
comme
Rien
n'est
difficile
d'innover en prosodie. L'alexandrin, ce boulet dont,
depuis six siècles, la poésie française subit l'entrave, été rivé la fin et
au pied par
du xn e
les
nombreux auteurs
siècle, multiplièrent les
popularisèrent
le
vers
qu'ont
lui
a
qui, à partir de
Gestes d'Alexandre
docilement adopté
les
L'HISTOIRE ET LES HISTORIENS
44
poètes de la période classique. Les essais, tentés à diverses
pour renouveler
époques,
changé taisie
les
de formes les
et les poètes
règles,
semble
métrique, n'en ont point
la
s'être le
de nos jours dont
la fan-
plus librement jouée à la recherche
insolites, n'ont fait, le plus souvent,
que rajeunir
formes oubliées des vieux maîtres.
Enfin, la langue dont
un
écrivain se sert pour exprimer
une influence souveraine sur les qualités et les défauts de son style. Là où manque l'instrument de l'interprétation poétique, nulle œuvre viable n'est possible. Macaulay demande ce que Phidias aurait pu faire avec un tronc d'arbre et une arête de poisson ou Homère réduit à manier le langage des indigènes de l'Australie (i) ? Au contraire, quiconque écrit ou parle une langue artiste a naturellement du goût. Mais si, non content de profiter de ses conceptions exerce
cet avantage,
fondé à
lui
« qu'un vers
«
et versifie
«
«
et
il
prétendait en tirer gloire, ne serait-on pas
dire,
comme
te réussit
pour
y a pour prompt, où Il
Schiller au dilettante
donc
toi, crois-tu
les littératures les
:
« Parce
dans une langue cultivée qui pense être poète
(2) ?
»
un moment, moment
tardif
langues, polies, assouplies par l'exercice,
« se prêtent à l'expression
la
plus vive
et la
plus juste des
« conceptions elles-mêmes élaborées par un long travail
quand rameau autrefois « détaché du vieux tronc homérique, et que deux siècles de « culture avaient accoutumé au ciel et à la terre du Latium, « les fruits mûrs enfin de la poésie (3). » Ils sont favorisés du sort, les écrivains qui naissent dans l'âge où les langues « des
esprits. Il
« Horace
en
et Virgile
était ainsi
de
la littérature latine
vinrent cueillir sur
le
atteignent leur perfection littéraire. Malgré des inspirations
souvent élevées, nos auteurs du moyen âge n'ont produit
aucun chef-d'œuvre (1)
:
l'idiome était rude et barbare.
Essai sur Dryden. Xénies. Patin, Études sur la poésie latine,
(2) Schiller, (3)
t.
I,
p.
222.
Le
AGENTS DE L HISTOIRE
xvn
e
siècle,
45
au contraire, n'a que de bons écrivains
et,
au
moindre femmelette de ce temps écrivait mieux que les académiciens du nôtre. La langue était alors parfaite. Son génie inspirait tout. Sept
dire de Paul-Louis Courier, la
siècles d'efforts et
pour amener
de progrès continu avaient été nécessaires
français des bégaiements
le
langue ferme, élégante
A
qui revient
le
et
sobre du xvn
du x e
siècle à la
fi
.
mérite de cette grande création qui con-
stitue à elle seule le plus
important des chefs-d'œuvre puisque
sans lui aucun autre n'existerait
?
Une langue
est l'œuvre,
non de quelques esprits supérieurs qui la façonnent à leur gré, mais du peuple entier qui la parle, et les lettrés y ont moins de part que le public. Vaugelas définit à tort le bon langage « La façon de parler de la plus saine partie de la « cour, conformément à la plus saine partie des auteurs du « temps (1) ». Avec infiniment plus de sens et de clair:
voyance, Estienne Pasquier nie « tout à plat » l'excellence
du langage des cours
de celui
et
même
lement ou au barreau. « Je suis « pureté
n'est restreinte
qui est usité au par-
que
d'avis, dit-il,
en un certain
« éparse par toute la France », et
il
lieu
cette
ou pays, mais au
conseille d'aller,
besoin, l'apprendre des « pitaults de village (2) ». Malherbe
même, quand on
de
le
consultait
sur
quelques
« renvoyait aux crocheteurs du Port au foin « c'étaient ses maîtres en
en
effet,
le
meilleur de son génie.
pour
été,
sentiment par
les
ainsi dire,
millions
et
la
que
Le peuple,
du beau langage. Chaque terme de la
imprégné de pensée ou de
d'hommes qui en ont
botanique, jugent
écrivains plus pernicieuse
Remarques sur
(2) Lettres, II,
(3)
(3) ».
D'éminents linguistes, refusant de confondre
dinage
(1)
de langage
voilà le vrai maître, le créateur
y met langue a Il
sens.
fait
mots,
et disait
la
même
qu'utile.
Racan, Vie de Malherbe.
le
le jar-
l'intervention des
Pour Jacob
langue française, 1647, préface.
12.
fixé
Grimm,
l'histoire et les historiens
46 « l'époque
littéraire
des langues est celle de leur décadence
« au point de vue linguistique » qu'à dire qu' «
une langue
« appellerait un monstre
et
;
Max
littéraire est ce
Mùller va jus-
qu'un naturaliste
».
Veut-on une preuve péremptoire de l'incapacité des
let-
non seulement à constituer une belle langue, mais même à la faire vivre quand ils n'auraient qu'à la maintenir ? Pendant quinze siècles, tous les hommes instruits de l'Europe ont écrit en latin sans réussir à produire un ouvrage digne de f'gurer parmi les classiques. Cela montre trés
qu'un noble idiome, passé à
de langue morte, dès qu'il
l'état
perd sous la plume des
n'est plus parlé par la foule,
écri-
vains de profession ses qualités littéraires et n'en acquiert tandis qu'en dcpit d'une
point de nouvelles. Or, savante,
le
latin poursuivait
déclin, les langues vulgaires,
abandonnées aux
développaient de siècle en siècle
dont nos L'usage élite
littératures
commun
était
modernes
pu
et
illettrés, se
devenaient ces idiomes
attestent la haute valeur.
plus efficace que l'application d'une
et la foule faisait
esprits n'avaient
culture
cours de son irrémédiable
le
sans efforts ce que
meilleurs
les
faire.
Le public ne borne pas son concours à fournir aux écrimoyens d'exécution; il intervient encore dans leurs œuvres pour les inspirer, les juger et les classer,
vains des
fonctions qui lui assurent
Comme la
une prépondérance
mobile qui incite
le
les
décisive.
auteurs à produire est
recherche du succès, leurs ouvrages, entrepris en vue de
plaire
au public, sont conçus dans
le
sens de ses préférences,
consultées ou pressenties. L'art vit de l'approbation publique et
va où
le
courant de l'inspiration populaire
les
applaudissements l'appellent.
comme
moulin tournent dans Taxe du vent. La fait loi et
-dont les caprices
aux écrivains
la voie
où
mêmes ils
Il
foule,
se
meut dans
les
ailes
dont
le
de
goût
sont des ordres, indique
ont chance de rencontrer la
AGENTS DE L HISTOIRE
renommée, désigne
47
sujets à traiter par l'intérêt qu'elle
les
y prend, la manière de les traiter par l'accueil* fait aux ouvrages analogues, et encourage ou décourage les vocations en leur distribuant à son gré l'éloge
môme
fois
elle révèle à
dont
talent
lui
le
blâme. Par-
des esprits paresseux leur propre seuls. La FonLe succès obtenu par les
ne se seraient pas avisés tout
ils
taine se mit tard à faire des fables.
premières
ou
en
fit
demander
produire d'autres. Béran-
et
longtemps acharné à composer « malgré
ger, après s'être
Minerve » un poème pastoral, ne devint auteur de chansons que par la vogue de ces petits ouvrages.
La collaboration du publicest manifeste pour l'orateur qui, de l'aveu deCicéron, « Elle
pour
Cid
le
poète et pour
fut salué
tateur
:
que
l'artiste.
la
son auditoire
le fait
(i) ».
quoique moins apparente, Les acclamations dont
nous ont valu Cinna
inconnu qui. à
s'écriait
est ce
pas moins réelle,
n'est
et
le
Polyencte. Le spec-
représentation des Précieuses
,
« Courage, Molière, voilà de la bonne comédie! »
du Tartufe et du Misanthrope l'auteur tenait à le contenter. La supériorité de Shakspeare et de Molière comme poètes drama-
a été pour quelque chose dans
la création
:
tiques est en partie due à acteurs,
même
ont
ils
ce que, à
la
fois
auteurs
et
mieux que les écrivains de cabinet, à chaque jour les impressions du public,
été,
de saisir
sans cesse dirigés, contrôlés par
De
lui.
là cette vie intense
qui anime leur théâtre. Les auteurs sont des enfants à la lisière
qui
qui vont où une
fait les
chutes
Par ce que
damne,
il
le
main ferme
les
conduit. Le public,
et les succès, tient les lisières.
goût
commun
est le régulateur
de
approuve, tolère ou con-
l'art. Il
assigne une direction
à ses tendances, des barrières à ses écarts. Inspirés par lui, les
écrivains ne sont que ses interprètes.
raient dire,
comme
Labruyère
(1) « La parole appartient moitié qui écoute (Montaigne.) »
:
Beaucoup pour-
« Je rends au public ce
à celui qui parle, moitié à celui
l'histoire et les historiens
48 qu'il
de
m'a prêté
ses
(1).
» Boileau, publiant une dernière édition
œuvres (1700)
et
prenant congé du public, «
« remercie de la bonté qu'il a eue d'acheter tant de « ouvrages
si
fois
le
des
peu dignes de son admiration. Je ne saurais,
un
«
ajoute-il, attribuer
«
j'ai
«
d'attraper autant qu'il
toujours pris de
si
me
heureux succès qu'au soin que conformer à
m'a
été possible
« chose. C'est effectivement à quoi
ses intentions et
son goût en toute
me
il
semble que
les
« écrivains ne sauraient trop s'étudier ». Le public ne peut goûter que les œuvres où il trouve réalisé son idéal, et les auteurs qui réussissent sont ceux qui savent traduire ses aspirations confuses.
que personne
la
langage ce que
Le génie
pensée de tout la
consiste à exprimer le
monde.
et le porte-voix,
«
et
Le grand,
Il
est
«
le
porte-étendard
l'assembleur d'une quantité de sentiments
de pensées qui flottaient
« autour de
mieux
expose en beau
multitude concevait, mais ne pouvait
rendre, propter egestatem linguœ.
«
Il
et
circulaient
vaguement
lui (2) ». le vrai poète, c'est
donc en
définitive le public.
Les auteurs ne sont que l'instrument qui résonne. Les foules rêvent, les poètes chantent, et ceux qui paraissent
composer de verve ne font que
dire d'une voix sonore ce
que la muse populaire leur souffle tout bas (3). On les a comparés à des harpes éoliennes que les vents font vibrer
en
les traversant.
Loin d'admettre cette théorie, les historiens, quand par mégarde ils oublient leur doctrine de la création personnelle des chefs-d'œuvre, en expliquent l'abondance, à des
époques privilégiées, par
l'initiative
de quelque volonté
(1) Le livre des Caractères se fit de compte à demi avec les lecteurs. La première édition contenait à peine le quart de l'ouvrage. Les neuf suivantes (1688- 1696) remanièrent et développèrent le texte dans le sens des éloges et des désirs du public. (2)
(3)
Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. VIII, p. 93. Victor Hugo dit être « un écho sonore » (Feuilles d'automne,
I).
AGENTS DE L HISTOIRE puissante.
4g honneur aux princes des règne. C'est une maxime banale
font volontiers
Ils
génies qui ont illustré leur
parmi
poètes de cour que, pour tirer d'eux des chefs-
les
d'œuvre,
Soyez des Mécènes, répètent-ils à Virgiles.
Il
ne faut qu'y mettre
Sint Mœcenates,
«
Un Auguste
En
l'envi, et
le
:
vers obséquieux
aisément peut
:
pratique, pourtant, la chose ne paraît pas
n'en trouva point
généralement cours
nom
le
si
»
aisée,
malheur de perdre Vir-
un second. Néanmoins
le
préjugé a
tradition persiste à baptiser
et la
de quelques protecteurs attitrés
époques de
(1). »
faire des Virgiles (2).
puisque Auguste, après avoir eu gile,
prix
nous serons des
non deerunt, Flacce, Marones
De même Boileau dans un «
—
de répandre sur eux des largesses.
suffit
il
la littérature et
les
du
plus brillantes
de Fart. Rien n'est moins fondé
d'un siècle à une du génie ne sont pas dues aux soins d'une culture officielle. Autant vaudrait dire que
que
cette attribution
de toutes
les gloires
gloire souveraine. Les floraisons
les jardiniers font le
quand
nue., et,
printemps.
Ils l'utilisent, la
veulent opérer sans
ils
elle, leurs
saison ve-
productions
de serre chaude montrent assez que rien ne remplace le soleil.
Sous une température clémente,
comme
éclosent il
de laisser agir
suffit
Mécènes, c'est le
n'a besoin
les
(3).
,
en
avril.
la nature.
que de
Pour
liberté.
« Le vrai Mécène
les
empressés qui prétendent
les
suite de rois très divers de caractère,
français s'est développé
1
s'épanouir
L'art peut se passer de
pendant deux
Epigrammes, VIII, 56. Epîtres, I, v. 74. (3) Despois, les Lettres et la Liberté, p. 54.
(2)
chefs-d'œuvre
à elles-mêmes les servent aussi bien,
que
Sous une
(i) Martial,
les
les voir
» Les chefs d'Etat indifférents qui aban-
lettres
peut-être
régenter. l'esprit
il
public
donnent
mieux
les fleurs
siècles
avec
5o
l'histoire et les historiens
une logique supérieure à toute influence de cour. En place de Louis
XIV
XV, vous
mettez Louis XIII ou Louis
n'au-
rez pas moins, d'une part Corneille, Descartes, Pascal, de
Montesquieu, Rousseau,
l'autre Voltaire,
décider
la
si
génération qui
les
et l'on
que gagné à se discipliner sous un maître. C'est donc mal comprendre la grandeur de
mènes que de magicien qui
à
comme
des légions de talents assujettis à
phéno-
ces
aux évocations d'une
les attribuer
ferait surgir,
hésite
sépare n'a pas plus perdu
de
sorte
d'un coup de baguette, le
Les choses se
servir.
passent ainsi dans les contes arabes, mais la réalité suit d'autres lois. Les courants de l'inspiration nationale ont
des causes dont l'ordre Il
n'est
au pouvoir de personne de
ne sont pas encore pitent,
domine toute ingérence
ou de
« souffle où
précipiter
les il
de
établis,
veut
« vous ne savez ni d'où
provoquer quand
les
quand
les retenir
s'ils
ils
« L'esprit
se ralentissent.
il
vient, ni
où
il
va
n'est point aux ordres d'un maître qui,
(i).
le
Le génie
»
plus souvent,
n'en ayant guère, serait fort en peine d'en donner.
qui s'imaginent qu'on suscite
nomme un les
un grand
communs. En sont pas
les
Homère,
il
cela
mieux n'en
rares
si
même, obéis.
fait
les
Ceux
comme on
quand chacun
pourra bien stimuler ses ministres
barbare en siècle
et
en
dans Saint Jean,
foule.
III, 8.
genres de gloire,
les
ses pensions sans réussir à constituer
au contraire, un
il
perdra sa peine
une
rois
et
littérature par
siècle artiste,
Les
est
lettré.
prodiguer ses pensions
avec plus de libéralité que Louis XIV;
surgiront
Charlemagne
apparaître. siècle
Napoléon, enfin, ambitieux de tous
décret. Vienne,
voudrait
les
princes les plus absolus ne
Alexandre a beau souhaiter un
point
impuissant à transformer un
(i) Jésus,
poète,
chambellan, devraient bien nous dire pourquoi
chefs-d'œuvre sont
d'œuvre
ils
se préci-
vous entendez bien sa voix, mais
et
;
particulière.
les
mêmes
chefs-
auront
AGENTS DE L HISTOIRE
du goût comme
la
la
I
plupart de leurs sujets et sans plus de
temps pour
mérite. C'est qu'il est des
pour
5
la gloire et d'autres
médiocrité. Des influences générales décident de
Tune ou de
l'autre.
ont seulement,
« parterre
Les chefs d'État n'y sont pour rien.
comme
Ils
l'un d'eux. « leur place au
le disait
».
L'œuvre une
fois
accomplie, grâce à tant de secours,
La tâche des auteurs va commencer.
croit-on que tout soit fini? Pas encore.
achevée; celle de
est
la postérité
Les productions sont innombrables
et se
suivent sans
Parmi tant d'ouvrages soumis à l'approbation du public, l'excellent est rare, le médiocre abonde, le mauvais domine. Schopenhauer estime que le nombre des bons livres est à celui des méchants dans la proportion de relâche.
i
à 200.000. et peut-être le grand pessimiste
optimiste sur ce point.
miner largement
et
faut
Il
ne retenir
s'est-il
montré
donc opérer un triage, élique ce qui mérite de vivre.
Batrachomyomachie et ïlliade, entre Bavius et Virgile, Pradon et Racine, Baour-Lormian et V. Hugo, l'on doit juger et choisir. Qui prononcera l'arrêt? Les auteurs, les critiques ou le public ? Les auteurs sont mauvais juges de leurs propres ouvrages. Beaucoup de ceux qui nous ont fait confidence Entre
la
de leurs prédilections se sont grossièrement trompés. Virgile
mourant ordonne de indigne de son génie. latines (i),
De
l'avis
pour lesquelles
constituaient son meilleur
de l'amour,
le
YEnéide inachevée
détruire
fut
il
titre
comme
de Pétrarque, ses poésies
couronné au Capitole,
de gloire. Vieux et revenu
chantre de Laure qualifie de « frivolités
vulgaires (2) » ses poésies italiennes qui seules devaient
immortaliser son nom.
(
1
)
Le
Le Tasse voulait substituer
poème De Africa, sur
la
sa
seconde guerre punique, des
Épitres... (2) «
Vulgaria juvenilium Jaborum
meorum
cantica » (Epist.
1
16).
.
52
l'histoire et les historiens
Jérusalem conquise, poème mort-né, à vrée qui,
Jérusalem
la
sans son assentiment,
publiée
assuré sa renommée. Cervantes tenait son
a,
déli-
malgré
roman
lui,
oublié de
Persilès et Sigismonde en plus haute estime que l'admirable
Don
Quichotte
n'avoir vu en l'aisance,
ses
il
lui
Shakspeare
(i).
son théâtre
soucié de
comme
titre
médiocrement semble
et
qu'un matériel d'exploitation. Parvenu à
se retire de la scène sans
œuvres dramatiques. Tandis
amour
s'est
littéraire
ses Poè?nes et ses Sonnets,
de publier ses pièces dont
la
prendre aucun soin de
qu'il édite et réédite avec il
ne prend pas
la
peine
première édition, horriblement
défectueuse, ne parut que sept ans après sa mort, en 1623.
Corneille compte Mélite, son premier succès, meilleurs ouvrages
Gœthe
et
était plus fier
parmi
ses
met Rodogune au-dessus de tous
(2).
de sa théorie des couleurs (Farbenlehre)
que de ses poésies (3). Lamartine, éditant ses discours convaincu que son renom de poète a nui à sa fortune politique, « maudit la malheureuse notoriété des vers qu'il
et
« avait écrits.dans
l'oisiveté
de sa jeunesse
ressemblent aux mères qui témoignent
non aux enfants ont coûté
le
les
le
(4) ».
Les auteurs
plus de tendresse,
mieux venus, mais à ceux qui leur donné le plus de trompeuses
plus de peine ou
espérances.
Faire juger les auteurs les uns par les autres ou par des critiques
attitrés
d'eux trouve en
serait
effet,
un expédient
dans
la spécialité
périlleux.
même
Chacun
de son talent,
ses lacunes de goût, ses partialités aveugles, ses préventions
exclusives.
Horace parle de Térence avec ironie
Plaute avec dédain (1)
Dédicace de
Lemos, 16 (2)
la
(5).
Boileau
cite
seconde partie de
avec éloges
Don
les
et
de
Contes
Quichotte au comte de
15.
Examen de Rodogune.
Je ne suis nullement fier de ce que j'ai fait comme poète « mais je suis fier d'être le seul homme de mon temps qui connaisse « la science si difficile des couleurs. » (Entretiens avec Eckermann.) (4) Préface en tête de ses Discours (1849). (5) Horace, Èpîtres, II, 1 (3) «
AGENTS DE L'HISTOIRE
de La Fontaine
53
ne daigne pas mentionner ses Fables.
et
Aux
un misérable baladin (i). La pédante Allemagne a surtout émis sur notre grand comique yeux de Bossuet, Molière des jugements qui
de gaîté
et
le
est
jugent. Jean-Paul trouve qu'il
manque
n'accorde quelque valeur qu'à l'Impromptu de
donne
palme du comique noble et délicat (3). Schlegel refuse au Tartufe et au Misanthrope le nom de comédies, tient Molière pour un auteur de farces médiocres et lui préfère Legrand, auteur du Roi de Cocagne, qui lui paraît un chefVersailles (2). Lessing
d'œuvre
(4).
Le meilleur
juge, le plus sûr arbitre, c'est le public,
tous les auteurs sollicitent
le
invoquent en appel contre
les
tion, d'une
«
«
tiens
et je
la
multitude, dit
pour aussi
damne
(5).
»
Il
qui
finit
lui
la
un
qu'il
Recueillons
critique contemporaine
seul ne fait rien et ne peut rien.
et
presque en collaboration avec
« critique n'est que
le secrétaire
:
le
lui. J'oserai dire
du
l'aveu
« Le critique à La bonne critique
« elle-même n'a son action que de concert avec «
con-
arrêts,
moyenne du goût géné-
toujours par prévaloir.
du prince de «
de combattre un ouvrage
pour rendre de justes
parce que son avis exprime la ral
m'en rapporte aux
plus sensé de nos poètes,
le
difficile
a qualité
ils
sentences, sujettes à cassa-
public approuve que d'en défendre
le
dont
suffrage et qu'au besoin
critique tranchante. « Je
« décisions de « que
à Destouches la
public, mais
public
que
un
le
secré-
« taire qui n'attend pas qu'on lui dicte et qui devine, qui « démêle et qui rédige chaque matin la pensée de tout «
monde Le
(6).
public,
il
est vrai, a aussi ses
divergences d'opinion,
Réflexions sur la comédie. Richter poétique, Trad. Dumont et Bùchner, § (3) Dramaturgie de Hambourg, v« soirée. (4) Cours de littérature dramatique, xn° leçon. {5) Molière, Préface des Fâcheux. (6) Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. I, p. 373. (1)
{2)
le
»
3
1
et 36.
l'histoire et les historiens
54
jugements contradictoires,
ses
méprises
ses
et ses retours.
faut distinguer le public restreint d'un pays et d'une
Il
époque,
et le
grand public de tous
temps, que représente partagé,
à
sujet
est
passagers;
les
pays
second, plus compréhensif
le
et
de tous
les'
Le premier, hésitant et des dédains ou à des engouements la postérité.
et
plus
large,
apprécie les mérites avec une mesure et une équité souveraines.
Certains ouvrages, conformes au goût d'un, peuple, à une date donnée, spnt, dès leur apparition, salués par de vifs
applaudissements; mais leur valeur décroît à mesure que goût se modifie,
le
génération qui
les
viagère passe avec la
et leur célébrité
admirait. D'autres, d'une beauté plus
générale, étonnent plus qu'ils ne ravissent les contemporains
et,
nombre
Ronsard aux meilleurs poètes de
égale
il
la
suffrages qu'ils
supérieure. Les plus avisés s'y trompent. Montaigne
que « Turnebus... «
des
œuvres durables du génie exige une saga-
talent et les
cité
croissant
Cette distinction entre les productions éphémères
rallient.
du
ne prennent rang qu'à
très discutés d'abord,
longue, grâce au
y a mille ans
estoit... le
(i) ».
Du
des pensions de
comme
«
Le xvn e
siècle n'a
le
qui fust
le
Drummond
« poète
(2).
Sur
663, Chapelain a la part du lion
plus grand poëte françois qui ait jamais été ».
de nos jours, sait Piccini à
proclamé grand qu'un écrivain,
illisible
grand Arnauld. Au xvm e siècle, on oppoGluck et, du vivant de Mozart, l'Allemagne
le
trouvant
lui préférait Jomelli, et saluant,
1
homme
vivant de Shakspeare,
« lauréat » de l'Angleterre s'appelait l'état
l'antiquité et tient
plus grand
dans
le
second, «
le
le
premier plein de rudesse
dieu de l'harmonie... »
Les chefs-d'œuvre ne naissent point
tels, ils le
deviennent
en vertu de jugements confirmés par une suite degénérations.
La meilleure manière de
I, 24 et II, 7. Hugo, William Shakspeare,
(1) Essais, (2) V.
les définir serait
1
p.
384.
de dire
:
ce sont
AGENTS DE L'HISTOIRE
œuvres
les
55
plus généralement admirées.
le
Tant que
consécration manque, leur mérite est contestable.
une
fois
cette
Mais,
en possession de l'universelle estime, leur autorité
s'impose. Les auteurs ne produisent ainsi que des œuvres c'est
la
qui,
postérité
en décernant
gloire
la
;
aux plus
dignes, les sacre chefs-d'œuvre. Dispensatrice des réputations à Tépreuve
du temps, elle proclame génies les écrile mieux et rejette dans l'oubli les
vains qui lui agréent
préférés d'un jour. « Les livres, dit le proverbe latin, ont
«
leur destinées. »
Ces destinées,
public qui les
c'est le
fait.
La
célébrité de
Europe.
En
Dante a mis cinq
Italie
même, au
siècles à se
répandre en
xvi 3 siècle, Guichardin rap-
porte qu'il eut peine à se procurer
un exemplaire de
œuvres. Boileau ne mentionne pas son
nom
ses
ne
et Voltaire
incidemment de la Divine Comédie qu'avec un suprême dédain (i). Le plus grand poète du moyen âge n'a pris son rang que de nos jours. La gloire de Shakspeare est aussi d'invention récente, même en Angleterre où, après une longue éclipse, Garrick le remit en honneur. Green appelle Shakspeare « plagiaire, corbeau paré des plumes d'autrui»; Dryden le déclare « inintelligible, hors d'usage »; Pope le compare à « un mulet qui ne porte rien et se plaît à faire sonparle
« ner s^s grelots (2)». Les épithètes de « Gilles-Shakspeare » et
de « sauvage ivre » pèsent encore sur la mémoire de
Voltaire. Maintenant, nul n'oserait contester
bien établie.
Aux
thuriféraires
du lendemain, fait
« admire tout,
gloire
si
de paraître man-
et la crainte
quer d'enthousiasme, quand l'heure de enfin venue,
une
détracteurs de la veille ont succédé les
l'apothéose
est
que plus d'un, à l'exemple de Victor Hugo,
comme une
brute (3) ».
Discerner quelques rares chefs-d'œuvre parmi des œuvres (1)
Lettre à Bottinelli, mars
1
76
1
.
Il
qualifie
Dante de fou
ouvrage de rnonstre. (2) V.
Hugo, William Shakspeare,
(3)Id., Id., p. 296.
p.
201, 2o3, 455.
et
son
56
L 'HISTOIRE
ET LES HISTORIENS
sans nombre, est donc une tâche qui exige la plus grande justesse de goût.
Chacun
s'y
applique de son mieux;
majorité décide. Dans chaque appréciateur sympathique,
la il
y a un poète digne de communier avec les maîtres et qui reconnaît en eux son idéal. De ce vaste suffrage, incessam-
ment consulté, se dégage, dans le cours des siècles, la moyenne du sens esthétique des esprits cultivés. Ce génie anonyme, chargé de répartir équitablement la gloire, est supérieur à tous les génies puisqu'il les compare, les juge assigne des rangs.
et leur
On
voit
produire
les
personnelle, tout
combien d'influences générales concourent à beaux ouvrages. Leur création, en apparence est
monde y
le
en
collective et, plus
réalité
collabore.
Le
ou moins,
qu'un auteur a choisi,
sujet
sa manière de le traiter, l'inspiration qui l'anime, la langue
dont
il
se sert, les traditions qu'il suit, les
exemples qui
le
règlent, les critiques qui l'éclairent, les appréciations qui le
classent, la gloire qui le couronne, tout lui vient de la foule. Il
a pour guides ses prédécesseurs, pour aides ses contempo-
rains,
de
pour juge
la postérité.
Le
passé, le présent et l'avenir
la civilisation se reflètent ainsi
font la splendeur.
Dans chaque
dans son œuvre réalisation
et
en
brillante
de
l'idéal, l'âme de l'humanité transparaît. Les chefs-d'œuvre
que nous admirons sont de tous
les
hommes
le
résultat de
de goût, l'œuvre de
.1
la
collaboration
la raison artiste.
.IV
CÉLÉBRITÉS DE LA SCIENCE
Mieux encore que
les créations
de
l'art, les
découvertes de
montrent comment le progrès s'opère par une suite continue de recherches et une accumulation de petits gains.
la science
AGENTS DE L'HISTOIRE
Le
rôle des savants célèbres
5j
dans l'élaboration de nos
connaissances est démesurément exagéré par
On
ne voit qu'eux. Tout notre savoir
ouvrage
et,
vant
sans
les révélations
voué à
semble-t-il,
doctrine
la
d'hommes
du
renommée. présumé leur
la
est
monde
génie, le
serait,
d'éternelles ténèbres. Ainsi jadis, sui-
Gnostiques,
des
une race
privilégiée
spirituels (pneumatiques), seuls initiés à la vérité
(gnose), avait mission de la
communiquer aux hommes
matériels (hyliques). Les historiens de la science admettent
de
même une
séparation profonde entre quelques savants
unique de nos
source
illustres,
clartés,
et
La
d'ignorants qui reçoit d'eux la lumière.
un
peuple
célébrité
les
trompe. Ces grands promoteurs d'idées, qui brillent de loin
comme
en loin
des phares dans la nuit, sont des types
légendaires dans la conception desquels d'illusion.
choses
Il
suffit,
pour
d'abord que
:
le
la
commun
il
entre beaucoup
de considérer deux
dissiper,
des
hommes
n'est nul-
lement incapable d'acquérir par lui-même certains ordres de notions
;
ensuite que la plupart de celles qui' exigent des
recherches spéciales sont dues à des investigateurs ignorés. Si,
parmi
les vérités
que nous possédons, on prend soin
de distinguer celles qui sont manifestes besoin d'être prouvées,
il
est clair
que
les
et celles
qui ont
savants célèbres
n'ont aucun droit sur les premières, puisqu'elles se font jour dans chaque esprit à mesure que les sens fonctionnent et
que
l'intelligence
vaste qu'on ne
le
s'exerce.
croit,
Cette science initiale,
comprend
les
réalités perçues, à leurs attributs distincts,
ces données sous leurs rapports,
peut
tirer,
langage. et de
(i)
au classement de
forme d'idées générales ou
aux inférences
et
plus
notions relatives aux
abstraites, à
aux jugements qu'on en
enfin à l'expression de tous ces concepts par le
Nous avons
essayé ailleurs (i) de
marquer
la place
montrer l'importance de ce premier fonds de connaisThéorie des sciences,
livre
I.
l'histoire et les historiens
58
sances, généralement
mal apprécié parce que, nul n'en
étant dépourvu, personne n'y attache de valeur particulière. Il
peut, à la rigueur, suffire à l'activité mentale des igno-
manquerait
rants, et, sans lui, la spéculation scientifique
de base. Bornons-nous à noter privilège.
Les vérités de sens
le
génie n'a pas de
commun
appartiennent à
qu'ici
tous. Il
n'en est plus ainsi des sciences proprement dites qui,
s'appliquant à résoudre des problèmes dont se préoccupent seuls les esprits curieux, exigent des aptitudes spéciales,
une instruction préalable
,
recherches suivies
des
démonstration méthodique. Alors
de
travail intellectuel et l'élucidation
fonction
dans
réservée
du devient une
la vérité
aux hommes d'étude. Toutefois,
cette condition nouvelle,
les
une
,
s'opère la division
même
progrès accomplis sont
principalement dus à une multitude de chercheurs, qui, tout en s'élevant, par leurs connaissances acquises et leur zèle aies accroître, au-dessus
avec
lui
du
vulgaire, se confondent
par leur obscurité. Les ouvriers de
la science
innombrables. L'histoire, qui mentionne seulement célèbres,
commet donc une grande
glorification d'une élite se fait
sont plus
puisque
injustice
aux dépens de
les
la
foules sacri-
fiées.
Lorsque, dans
sépare les
les sciences d'investigation, l'on
vérités découvertes par des savants illustres et celles
reviennent à des savants ignorés,
il
est aisé
entre les deux une disproportion choquante.
matique, par exemple, où toutes est,
les
qui
de constater
La mathé-
notions s'enchaînent,
dans ses origines historiques, presque entièrement ano-
nyme. Quels furent
les
inventeurs de la numération, des
règles de l'arithmétique, des
des équations de l'algèbre?
muette à
cet égard.
On
Tant de
théorèmes de ne
le sait.
belles
La
la
géométrie,
tradition est
découvertes ont été
l'œuvre d'inconnus s'avançant pas à pas, l'un après l'autre,
dans
les voies
logiques du raisonnement abstrait.
AGENTS DE L'HISTOIRE
Aucune tout
comme
science n'est,
5g
Minerve antique,
la
cerveau divin. Conformément
armée d'un
sortie
à la loi
d'évolution, les ordres de connaissances se constituent peu
peu,
à
par adjonctions
continu d'observation
« attendre
la perfection
un
travail
faut, dit
Bacon,
grâce à
successives,
«
et d'expérience.
Il
des sciences de la succession des
« labeurs plutôt que de l'habileté de quelqu'un « ligence d'une poignée de gens la Vérité
hommes l'effort
en
«
fille
(i).
du temps, non de
et
de
l'intel-
» Aussi appelle-t-il
Quelques
l'autorité ».
de génie ne suffiraient point à
Il y faut d'une multitude de chercheurs se relayant de siècle
Depuis
siècle.
l'éveil
de
l'établir.
combien de sagacités nous instruire
la raison,
attentives se sont appliquées à s'enquérir et à
Conçoit-on ce qu'il a rer le
monde en
fallu
de pas
tous sens, d'exactitude pour
d'ingéniosité pour en retracer l'image sur
graphie? les
Que
î
de regards pour explo-
et
une
représentent, dans l'ensemble de ces notions,
excursions de quelques voyageurs célèbres
chose.
La
le décrire,
carte de géo-
nom
foule des explorateurs sans
?
Bien peu de
a presque tout
fait.
L'esprit de
découverte est partout où une intelligence
active interroge la nature et cherche à en pénétrer le tère.
Le génie déploie sans doute
mais
il
est l'exception et
les petites
même
le
mys-
plus de puissance
;
ne vise qu'à l'extraordinaire. Or,
découvertes sont la règle. Les grandes se bornent
souvent à leur donner une forte unité.
d'exemple qu'une vérité transcendante lumière par un seul. Toujours
elle
ait été
Il
n'y a pas
mise en pleine
implique des données
qui la préparent, une croissance qui l'achève, des consé-
quences qui
la
prolongent. Elle naît de vérités antérieures,
en combine de complémentaires, en comporte de successives, et représente
un
fil
dans une trame sans
« peut dire de presque toutes (î) Sagesse des anciens, augebitur scientia. »
Prométhée.
fin.
«
On
les
grandes découvertes
—
« Multi pertransibunt et
6o
l'histoire et les historiens
« scientifiques que plusieurs esprits contemporains s'en « sont approchés à la
Celui qui les
fois.
« nairement que projeter sur
« tration que l'on doit considérer « d'un génie
« produit de «
lois. Il
ordi-
produit,
le
prouve elle-même
science
la
comme
fait
d'une démons-
non
mais d'un génie en avance sur
isolé,
« autres... La
ne
fait
elles la clarté
qu'elle est
les
un
nature en croissant conformément à ses
n'y a pas
de solution de continuité. Toutes
ici
les
« grandes découvertes sont préparées de deux manières « d'abord par d'autres découvertes qui sont,
« préludes
;
et,
« chercheuse
» sa Critique
génie n'a rien à faire dans la science
que
le
rôle
aux créations de
Ce
d'idées nouvelles.
sont, dit-il, des
des lieux élevés qui reçoivent levant
soleil
du Jugement, ;
il
limite son
Macaulay réduit aussi l'impor-
l'art.
tance attribuée à l'initiative des grands
rayons du
:
des
secondement, par l'exercice de l'intelligence
(i).
Kant va jusqu'à soutenir, dans
les
elles,
:
hommes hommes
en matière placés
sur
un peu plutôt que les autres « Le soleil éclaire les mon-
« tagnes lorsqu'il est encore au-dessous de l'horizon, et les « esprits supérieurs découvrent la vérité quelque temps
« avant qu'elle devienne évidente pour
la
« à quoi se borne leur supériorité.
sont les premiers à
«
hommes
exprime «
multitude. C'est
une lumière qui, sans leur condevenue visible, un instant plus tard, à des
recueillir et à réfléchir
« cours, serait «
Ils
la
placés
fort
même
mouvement de
la
marée
« de l'âme humaine, « vague
un peu
au-dessous d'eux
idée par
les
»
(2).
une autre image
:
Dumas
« Dans ce
intellectuelle qui élève le
niveau
plus rares esprits ne sont qu'une
plus vigoureuse qui précède les autres,
« mais qui ne dépasse guère la ligne qu'elles allaient toutes « bientôt franchir (1) (2) (3)
(3).
»
Tyndall, La Lumière, trad. Moigno, Macaulay, Essai sur Dryden. Éloge de Bérard.
p.
210.
AGENTS DE L'HISTOIRE
L'humanité
s'instruit
lentement
et
6l
Chaque
avec peine.
génération dissipe quelques obscurités et augmente un peu la
Un
lumière.
pose
siècle
conséquence. Mais jamais
prémisses,
les
le
miers mots d'une vérité n'en a pu dire
mot
un
autre tire la
penseur qui a balbutié le
les pre-
dernier, car ce
Tout ce que les mieux inspirés peuvent faire, c'est d'apporter à une idée antérieure quelques éclaircissements. Le génie n'a pas en main la baguette de dernier
n'existe pas.
Moïse qui, en plein
désert, fait par miracle jaillir l'eau d'un
rocher aride
l'heureux mineur qui, au fond
c'est
;
puits laborieusement creusé par diverses mains,
d'un
donne
le
dernier coup de sonde et voit, aux acclamations de tous, la
source cachée apparaître
répandre
et se
en ^intarissables
flots.
L'avancement de
humain ne dépend pas de
l'esprit
impulsions soudaines qui semblent pas
les
plus décisifs
lière et
« autres « à «
;
la
la tierce
dit
.;
La plupart des
Montaigne, s'entent
le
plus haut
coordonnent
n'est
(i).
des
les
convergentes
;
unes sur et la
les
seconde
épars,
résultats
qui
et
mal
promulguent de les révélateurs.
font une synthèse
Ce sont des
définies.
rapprochent
ses idées sont celles
;
»
hérauts plus que
lumière. « Si inventeur que soit
« guère
les
si
insensible.
monté a souvent plus monté que d'un grain
esprits supérieurs qui
opportune de notions vagues lentilles
il
du pénultième
grandes vérités en sont Ils
de degrés
série
pente
nous eschellons ainsi de degré en degré
espaules
les
par une progression régu-
comme une
« d'heur que de mérite, car
« sur
ces
accomplir ses
première sert de tige à la seconde
advient de là que
et
s'effectue
forment
qu'ils
« Nos opinions,
il
Nous gravissons une
continue.
peu marqués
;
lui faire
un
rayons de
des
esprit,
de son temps
il
n'invente
et ce
que son
« génie original y change ou y ajoute est peu de chose. La « réflexion solitaire, si forte qu'on la suppose, est faible (i)
Essais,
III,
i3.
l'histoire et les historiens
02
« contre cette multitude d'idées qui, de tous « toute heure, par «
l'assiéger...
Tels que des
« avons chacun un
petit
« peu de bruit dans
le
Au
(i).
à
dans un grand fleuve, nous
mouvement
nous faisons un large courant qui nous emporte et
;
« mais nous allons avec
« poussés par eux
flots
les côtés,
conversations, viennent
les lectures, les.
les autres et
nous n'avançons que
»
début d'un ordre de recherches, pendant une phase
incertaine, les découvertes se dérobent aisément, et l'hon-
neur en revient aux habiles qui des
L'histoire
sciences
est
les
pleine
présentent
mieux.
le
d'Américs Vespuces
venant ravir à des Colombs baptiser
les
vention,
une
caractéristique
méconnus la gloire de mondes nouveaux. Plus que le don d'inpuissante
faculté
du
génie.
Il
d'appropriation
est
la
excelle à trouver des formules
qui résument des ensembles de notions diffuses.
d'une empreinte personnelle
les lingots d'or
de
frappe
Il
la foule,
et
sans rien ajouter à la valeur du métal précieux, extrait,
fondu, épuré par des artisans obscurs,
comme
il
le
fait
sous forme de monnaie à son
les princes,
circuler, effigie.
Ainsi, en matière de notions scientifiques, presque rien n'est à
personne
;
tout est à tous.
Nos
livres
sont
faits
d'autres livres, nos systèmes d'idées courantes, et les plus
glorieuses découvertes de travaux anonymes.
oeuvre collective, est la conquête les investigateurs. le
concours d'une
En
et le
La
vérité,
patrimoine de tous
présence de leur universelle activité,
élite
perd singulièrement de son impor-
tance. Sans doute, dans l'élaboration
du
savoir
humain,
il
y a des entreprises difficiles, des fortunes éclatantes, des problèmes hardiment posés et brillamment résolus mais, ;
si
utile
que
soit l'assistance
pensable. Plusieurs
hommes
du de
génie, elle n'est pas indistalent, se partageant
une
grande tâche, arriveraient non moins sûrement, quoique
(i)
Taine, Essai sur Tite-Live, introd.
AGENTS DE L'HISTOIRE
63
sans gloire, au succès. Plusieurs pas font parcourir autant
de chemin qu'un saut. Plus on va, plus découvertes
On
recueille de toutes parts des vérités de détail
qui s'entrecroisent
et
aucun de
forment
ces ouvrages
l'histoire,
comme
L'avenir est à la
tissu.
que l'Allemagne
Bien
cratie scientifique.
dans
De même que
d'en opérer de petites.
industriel, le travail intellectuel se subdivise à
le travail
l'infini.
devient malaisé de faire de grandes
il
et facile
n'ait
démo-
produit
mémorables qui marquent une date les Principes de Newton, la Méca-
nique céleste de Laplace,
Recherches sur
les
les
ossements
YAnatomie générale de Bichat ou Y Origine des espèces de Darwin, elle dispute à la France
fossiles
de Cuvier,
et à l'Angleterre le et,
suppléant à la
premier rang
renommée
par
comme le
atelier
nombre,
de science,
elle se flatte
de
l'emporter à raison de la quantité.
Un
chiffre
donner
peut
petites découvertes
:
le
idée de
la
multiplicité des
Catalogue des Mémoires scienti-
fiques^ entrepris en 1868 par la Société royale de Londres,
devait mentionner, pour une période de soixante-trois ans (1
800-1 863), plus de 200,000 mémoires dont chacun con-
tenait l'exposé de recherches originales. Si l'on pouvait sup-
puter de
même
toutes les acquisitions faites en détail depuis
l'origine des sciences,
on reconnaîtrait qu'aucune
tion n'est à mettre en balance avec
ce génie
illustra-
caché qui
accroît sans relâche nos connaissances. Comparons-lui, par
exemple, Aristote
et
l'intelligence a de plus
Newton, en qui
admire ce que
l'on
étendu ou de plus sagace.
Le premier, vulgarisateur éminent, a condensé dans son œuvre encyclopédique tout le savoir de l'antiquité, Cette coordination lumineuse, qui résumait un cycle perdu, lui mérita de régner sur
le
moyen
âge
sentant de la science autorisée, «
« sanno » (1)
(1).
il
comme
maestro di color che
Néanmoins, par lui-même,
Dante, Inferno, IV
terz.
44.
l'unique repré-
il
paraît n'avoir
l'histoire et les historiens
64
rien découvert de vraiment nouveau, ni la Logique, ni la
Zoologie, ni la Politique. Sa gloire a bénéficié de ce que les
sources où
qu'il
puisa nous sont inconnues. Bacon
il
dit
ressemble à ces princes ottomans qui, en montant sur ont soin d'égorger leurs frères pour prévenir
le trône,
les
compétitions.
Newton
personnifie avec éclat, chez les modernes, ce que
porté au plus haut degré de pénétration,
le génie,
avoir de divinateur. Si pourtant on
le
semble
réduit à ce qu'il a
trouvé en propre, sa grandeur paraît moins surhumaine. Ses deux principaux
titres
de gloire,
découverte du calcul
la
ne sont pas son
infinitésimal et celle de la gravitation,
œuvre «
exclusive. «
On
a longtemps discuté, dit Macaulay,
question de savoir
la
l'honneur
si
d'avoir
inventé
le
« système des fluxions appartenait à Newton ou à Leibniz. «
On
convient généralement aujourd'hui que
« verte a «
été faite
hommes.
« arrivée à
«
existé,
«
le
La science des un point tel que,
même
dans
effet
tirer
n'y avait qu'à l'abstraire
chute d'une
la
un nouveau mode
l'histoire des
pomme
d'exercer ses méditations sur agité, et
longtemps
posé, était
n'est
Essai sur Dryden. Lettres sur les Anglais, ni e
partie, ch.
m.
il
sciences admettent,
;
que
(2),
aussi simple,
lui seul la loi la
exact.
presque résolu
(1)
III
fait
moins
(2)
Newton,
d'analyse,
un problème que nul
prodigieux mérite de découvrir à
Rien
» Ce
la
pour Newton l'occasion
fut
que, partant d'un
rale de l'univers.
(1).
travaux de Descartes
les
d'une tradition rapportée par Voltaire
foi
encore
n'eût-il
et à le spécialiser.
Les esprits étrangers à
vue de
ni l'un ni l'autre
principe au bout de quelques années
de Fermât. Pour en
sur la
deux grands mathématiques était alors
quelque autre savant eût infailliblement découvert
principe préexistait en et
décou-
la
simultanément par ces
n'avait il
eut le
plus géné-
Le problème, dès lorsque
Eléments de
la
Newton
philosophie de
AGENTS DE L'HISTOIRE l'aborda,
65
son rôle se restreignit à donner
et
la
preuve
mathématique d'une solution déjà si clairement entrevue qu'elle était pour ainsi dire inévitable. Sans
remonter jusqu'aux hypothèses des philosophes dont Lucrèce
anciens,
Dante
et
se
prètes (i), et qui supposaient tous le
sont
inter-
les
fait
corps attirés vers
les
centre de la terre, les astronomes des xvi c et xvn e siècles
mouvements des
avaient été conduits, par l'étude des
astres
système planétaire, à admettre la nécessité d'une force
du
inhérente aux masses cosmiques et capable de les entraîner
comme
de
pressentie
Kepler indiqua
de sa puissance
même
dans leurs orbites. Copernic
les retenir ;
et
comme
le soleil
prononça
le
& attraction.
mot
à cette influence les effets des marées.
tenait l'existence d'une force gravifique
l'avait
centre d'action Il
rattachait
Tycho-Brahé
pour infiniment
Une foule de savants, Roberval, Descartes, Wren, Hooke, Halley, etc., en avaient cherché la
vraisemblable. Hévélius, loi.
Au
milieu du xvn e
une longue
la
siècle,
de travaux,
série
était
découverte, préparée par
devenue imminente. Les
théorèmes de Huyghens permettaient de calculer la puissance de l'action exercée par troisième elle
loi
sur les planètes, et la
le soleil
de Kepler indiquait suivant quelle proportion
diminuait avec
la distance.
En
1679,
Hooke
avait pro-
posé d'étudier la chute d'un corps tombant d'une grande
hauteur
(la
mesure de
cette
accélération
étant
connue
la loi du mouvement des Newton, appliquant un nouveau procédé
depuis Galilée), pour déterminer planètes. Enfin,
d'analyse à la démonstration de cette réussit à l'établir sur
loi
mérite se réduisit donc à prouver par
de
connues avant
la pesanteur,
ments des posée, et
(1)
encore conjecturale,
un fondement mathématique. Son lui,
que
les lois
régissent les
mouve-
le
calcul
conformément à une hypothèse déjà proforce dont ces mouvements sont l'effet agit
astres,
que
la
De rerum natura,
I,
v.
1052
et suiv.
;
— Injerno,
XXIV. 5
66
l'histoire et les historiens
en raison inverse du carré des distances,
comme le
pensaient
ses prédécesseurs (i).
Newton ne donna
point d'ailleurs une
complète, capable de s'imposer à tous corollaires restaient
dans l'ombre
démonstration Bien des
les esprits.
et justifiaient
des doutes
ou des réserves. La théorie newtonienne de la gravitation ne fut admise, même à Cambridge, qu'un quart de siècle après la publication des Principes (1687). Elle resta
avenue en France jusque vers
Newton
n'avait
« sublime des
pu
non
1
732, où Maupertuis l'adopta.
tracer, dit
Arago, « qu'une ébauche
mouvements
réels des astres.
fallut des
Il
« prodiges d'analyse mathématique pour que l'ébauche se « transformât en tableau complet »
(2).
Les travaux d'Euler,
de Clairaut, de d'Alembert, de Lagrange, de Laplace, de Le Verrier et d'une foule d'astronomes moins célèbres, ont été nécessaires pour combler les lacunes l'entière
évidence
et rallier toutes les
L'œuvre des plus
ou
à
rectifier
devanciers. cité
Ils
du système, produire convictions.
illustres savants se
sur quelques
points
notions de leurs
découvrent peu par eux-mêmes, car
des individus est limitée tandis
infinie.
borne donc à étendre
les
Quand on
que
la
la
capa-
science est
réfléchit à la quantité des choses
l'immensité de celles qui sont à connaître,
connues les
plus
grands esprits ne paraissent, selon l'image de Newton
lui-
et à
même, que comme la
grève sur
le
des enfants qui jouent avec
bord d'un océan de
le
sable de
vérités.
Concluons que la science, prise dans son ensemble, est moins la création d'une élite de privilégiés que la conquête d'une multitude de chercheurs obscurs. L'effort soutenu des intelligences studieuses peut plus pour son avancement
que l'exceptionnelle pénétration de quelques (1)
Bertrand, les Fondateurs de l'Astronomie moderne,
suiv. (2j
esprits supé-
Astronomie populaire, XXIII,
4.
p.
307
et
AGENTS DE L'HISTOIRE
67
une puissance dans un peuple assemblé, dît « A. de Vigny un public ignorant vaut un homme de « génie (i). » Nous croyons qu'il vaut davantage et nous rieurs. «
y a
Il
;
mettons
les
gains de la foule des investigateurs sans
bien au-dessus des trouvailles
du
renom
génie.
CÉLÉBRITÉS DE LA VIE MORALE
L'histoire, déçue par la
renommée,
hommes que les vertus et glige comme indifférente ou nulle la actions des
foules.
l'exemple de Dante,
Ghe
«
et dit avec le
Sous
l
élimine
môme
dédain
que
moyenne des
la
ma guarda
préjugé
;
e
passa
non moins
(2). »
général, les
auteurs d'actions célèbres doivent
dogmes
les
On
les
A
tourbe de ceux
responsabilité. L'opinion publique, les
l'entière
pénales et
les
né-
:
di lor,
'influence d'un
en porter
moralité
visser senza infamia e senza lodo »
historiens pensent
lois
elle
Non ragionam
«
parmi
des exploits ou des forfaits singuliers.
lui faut
Il
n'enregistre
les vices rares. Elle
religieux confirment à
l'envi
blâme et l'éloge, les châtiments on admire les héros, on place les saints dans le ciel, on promet aux justes des béatitudes sans fin par contre, on flétrit les pervers, on sévit contre les crimi-
cette théorie. et les
répartit le
récompenses
;
;
nels, et
ceux que nos justices boiteuses ne peuvent atteindre
sont menacés, dans une autre vie, d'une éternité de tour-
ments. Mais, quand on examine avec soin (1)
Journal d'un poète.
— Turba
(2)
Inferno,
2 et 17.
III, terz.
1
fit
mens.
les élérhents et les
68
les historiens
l'histoire et
conditions de
la
moralité humaine, on est tenté de trouver
admirations naïves,
les
Au
juges aveugles et les lois féroces.
les
dire de la plupart des philosophes, notre initiative
serait absolue
et
notre liberté parfaite.
A
les
entendre nous
prodiguer en morale une foule d'excellents conseils,
semble que les tous suivre soitlachose du mondelaplus
Cependant l'expérience montre d'incliner les
font
le pire
hommes au et
bien.
il
aisée.
qu'il n'est pas aussi facile
Beaucoup voient
le
mieux,
ne se règlent pas sur ce que leur raison
approuve. Les moralistes eux-mêmes vivent parfois assez
mal avec pas tout
pouvoir qu'on
sommes
nous
et
leurs propres préceptes. C'est le
à
asservis
que notre volonté n"a
suppose.
lui
On
nous
croit libres
mille dépendances. Loin de
relever de nous seuls, nous ne prenons à nos actions qu'une
part restreinte.
Dans
ce
que nous accomplissons de bien ou
de mal, nous avons des collaborateurs sans nombre,
insti-
gateurs, auxiliaires ou complices, qui doivent entrer en partage de nos mérites et de nos fautes. Les
que
l'hérédité, l'éducation,
le
milieu
et
hommes les
sont ce
circonstances
les font. Il
y aurait à examiner d'abord l'influence obscure, mais
profonde tort
et
très
étendue, de l'innéité. Rousseau prétend à
que « nos talents naissent avec nous »
traire,
« nos vertus
et
encore que nos talents, nos penchants loi
des aptitudes natives.
Chacun
certaines tendances qui
le
des défauts déterminés.
On
ou
actif, versatile
et
que, au con-
nos vices nous appartiennent
moraux
».
Plus
suivent la
hérite de ses ascendants
prédisposent à des qualités ou à naît timide
ou résolu, indolent
ou persévérant, porté au bien ou enclin
au mal. Quelques-uns, naturellement honnêtes, « fontle bien
comme
les
chevaux trottent», selon l'expression de
M me de
Sévigné. D'autres, foncièrement mauvais, commettent
mal sans remords, presque avec
plaisir,
comme
le
les tigres
déchirent leurs proies. Ces dispositions innées constituent
AGENTS DE L'HISTOIRE le
tempérament moral,
qu'elle ne les modifie.
69
et
notre activité les applique plus
Nos
ancêtres agissent en nous, nous
lèguent une part de leur force ou de leur faiblesse et nous
entraînent dans les directions qu'ils ont suivies. On a souvent
coutume des Chinois qui anoblissent les parents et non la postérité d'un homme illustré par de belles actions. Quelque chose, en effet, de ses mérites leur revient. Le criminel est de même incité au mal par ceux de ses parents qui lui ont transmis de mauvais instincts. Notre initiative se meut sur une pente de moralité traditionnelle comme l'eau d'un fleuve dans le lit que les siècles ont loué la
creusé.
A l'influence tion.
de l'hérédité vient s'ajouter celle de l'éduca-
L'habitude étant « une seconde nature
(i)
», les
une importance nous engagent dans des voies où
applications initiales de la volonté ont
extrême, parce qu'elles
nous sommes portés à persévérer. Nos instituteurs
et
nos
maîtres nous règlent par leurs leçons et surtout par leurs
exemples. Diogène
faisait
une
juste attribution des respon-
voyant un enfant commettre une faute,
sabilités lorsque,
il
donnait un soufflet à son précepteur.
Marc-Aurèle nous apprend combien de secours contribuent à former une moralité supérieure, dans ce dont
il
est
redevable à ses parents, à ses proches, à ses
et
à ses maîtres.
Il
se
miroir imparfait où se réfléchissent d'êtres excellents
Son
Vérus
la patience
mère, de
;
dont
lui a
il
son père, de
la piété,
de
le
considère les
comme un
vertus d'une foule
a été entouré dès son enfance
donné l'exemple de la
modestie
la frugalité
goût des occupations sérieuses
Antonin
page des
énumène avec une gratitude touchante tout
bienfaiteurs
aïeul
cette
il
Pensées où
;
et
douceur
la
de
Diogénète
la
et
fermeté
;
:
de sa
lui a inspiré le
et l'aversion des futilités:...
Pieux, son père adoptif, a été pour lui
le
modèle
accompli des vertus qu'on p2ut souhaiter dans un prince... (1)
wstteû
vj
cpuT'.ç
lôoç (Aristote,
De
la
mémoire,
2).
70
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
«Je remercie
les
dieux, conclut-il, de
m 'avoir
donné de
« bons aïeuls, de bons parents, une bonne sœur, de bons et, dans mon entourage, dans mes proches, dans mes amis, des gens presque tous remplis de bonté... Oui.
« maîtres «
« tant de bonheurs ne peuvent être
« tance des dieux ce
a
qu'il
homme
d'une heureuse fortune
d'utiles
fallu
(i)
leçons pour former
!
l'assis-
» Voilà
un grand
de bien. Pareil concours se rencontre rarement,
pourquoi
c'est
et
que de
l'effet
les
et
Marc-Aurèle ne sont pas communs.
Citons encore l'exemple de Kant qui, élevé dans une famille humble, mais de moralité austère, se disait rede-
vable à sa mère de ce respect absolu pour la vérité auquel,
dans sa morale, « gulier
et
il
n'admet ni
admirable
« pauvre femme,
effet
née dans
« société, prépare ainsi pour «
salutaire
et
« gences
(2).
limite, ni exception. « Sin-
des vertus les plus obscures.
le
monde une
qui dominera peut-être
Une
de la
dernières classes
les
doctrine sévère
bien des
intelli-
»
Devenus capables
d'agir par
vons point uniquement
nous-mêmes, nous ne
sui-
de notre conscience:
les inspirations
nous nous gouvernons surtout par
les exemples et les jugements de nos semblables, dont l'approbation nous est
souvent plus chère que notre propre estime. L'opinion purespect
blique, le
humain exercent sur nous un
puis-
sant empire. Avides de considération, nous appliquons les
maximes qui prévalent autour de nous, adoptant pour rence
loi,
les
les
convenances pour
règle,
l'usage
cultivant de préfé-
mode et nous parant à l'occasion de Chaque époque se fait ainsi une atmos-
vertus à la
vices bien portés.
phère morale que tous respirent, saine ou corrompue,
dont
la plupart ressentent les effets fortifiants
cieux. Cicéron dit
que
l'intégrité
si
vantée de Scipion et
de Paul-Emile ne devrait pas, en bonne {1)
Pensées,
(2)
Doudan, Mélanges, Philosophie de Kant.
I,
ch.
1
et
ou perni-
à xvn.
justice, leur être
AGENTS DE L HISTOIRE
imputée à gloire
j\
une vertu de leur âge
c'était
:
Verres n'était peut-être pas aussi coupable que
son accusateur
:
du
avait les vices
il
le
(i).
Mais
soutenait
Ni Messaline
siècle.
n'aurait été possible sous les Tarquins, ni Lucrèce vraisem-
sous
blable
Césars. Parfois,
les
est
il
de pures
vrai,
et
sublimes vertus s'épanouissent dans un milieu de déprava-
semblent alors naître de
Elles
tion.
même, comme parfumées
et
ces plantes
plus belles
quand
corruption
la
elle-
qui fleurissent plus
délicates
leurs racines plongent
dans
fumier.
le
Les types célèbres en qui
honore ou
l'histoire
flétrit
ce
que
l'humanité semble avoir de meilleur ou de pire, révèlent toute l'influence
de
ces
fatalités
de
milieu développées
à l'extrême dans des situations exceptionnelles.
un produit de son époque, l'immoralité
bons
mais
:
le
commencements
Ses
générales.
ne tarda pas à subir
il
la
publics. Ses cruautés et ses débauches
peut déchoir une nature faible
pouvoir absolu sur des âmes
et
dans
die
ses
Rome
vit
avaient été
montrent jusqu'où
sensuelle, disposant d'un
les
monstrueux
des suggestions
complicités et applau-
Loin
égarements.
de
par ses scandales et ses crimes, Néron eut
une popularité
On
plus
fut
contagion des vices
viles, livrée à
perverses, sûre d'avance de toutes
révolter
Néron
résultat de la bassesse et de
même
réelle les
qui est la condamnation de son temps.
honnêtes gens d'alors, Sénèque
rhus, se faire les apologistes
du
parricide. Ainsi
et
Bur-
que Néron,
Tibère. Caligula, Domitien s'annonçaient sous d'heureux auspices.
Ce
fut
pouvoir qui
le
les
gâta
(2).
L'Estoile,
après avoir longuement rapporté les désordres de Henri
III.
mort « Ce roy étoit un bon prince, « rencontré un meilleur siècle (3). »
eût
dit
de
lui à sa
Aux
:
antipodes du
(2)
De
(1)
Tacite
monde
moral,
la vie
de saint Vincent
officiis, II, 22. le dit
de Tibère
:
« Vi dominationis convolsus et muta-
tus... » (2)
s'il
Journal de Henri
III, édit.
de 1744,
p.
207.
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
72
de Paul, consacrée au soulagement des misères humaines, enseigne ce que peut ressentir de sympathie
ému
d'abnégation un cœur généreux frances.
Mais
au temps de
il
ne
fut pas" le seul héros
Fronde.
la
montrer
et
par de grandes souf-
de
bienfaisance
la
avait eu des précurseurs
Il
eut
il
;
des émules et trouva des auxiliaires prêts à s'associer avec
bonnes œuvres
zèle à ses
(i).
Investi d'une sorte de fonc-
tion sociale, Vincent de Paul devint le « grand
de France tefois,
». le
son rôle fut d'un délégué plus que d'un apôtre, d'un
organisateur plus que d'un initiateur. Par rait
aumônier
« ministre de la charité nationale ». Tou-
guère pu faire plus de bien
qu'un de
et
lui seul,
il
n'au-
conquérir plus de renom
ces lauréats, héros d'un jour, à qui nos
Acadé-
mies décernent des prix de vertu. La gloire du saint à ce que, de son vivant
et
tient
après sa mort, l'esprit de charité
recruta, pour exécuter, continuer et agrandir son œuvre, une milice nombreuse qui, prenant son nom pour bannière, l'a fait
bénéficier de ces mérites
anonymes.
—«
Qu'est-ce
demande Gœthe et il répond « Ce qui « réunit plusieurs âmes (2). » La moralité humaine est donc essentiellement collective. « Nul ne sait jusqu'où s'étend, dans le temps et dans l'es« pace, la part que les autres hommes, soit par des actes
« que
le
saint? »
« individuels,
;
soit
par des
:
influences
sociales,
« revendiquer dans chacune de nos actions «
sait aussi la part
« vent avoir sur
que nos discours
les actions
et
des autres
;
peuvent
mais nul ne
nos exemples peu-
hommes.
L'hérédité
« accumulée d'un nombre infini de générations nous a
« ce que nous sommes
;
un nombre également
faits
infini
de
« générations recevra de nous ce dépôt héréditaire modifié, « transformé par
la
façon personnelle dont nous aurons
« vécu. Nous sommes façonnés, dans tout
(1)
A. Feillet,
de Paul, ch. (2)
la
Misère au temps de
ix et x.
Gœthe, Distiques.
la
Fronde
le
cours de
et saint
Vincent
.
AGENTS DE L'HISTOIRE « notre
vie,
y3
par Faction irrésistible du milieu ambiant, par
« notre famille, par
la société
dont nous faisons
partie, par
«
hommes avec lesquels le hasard ou notre choix met en rapport, et, en subissant ces diverses influences, nous subissons par ricochet celle de toute la série des causes qui ont concouru à les produire nous sommes nous-mêmes un des éléments de cette série de causes et, par un semblable ricochet, notre influence ira bien au delà du petit cercle où se passe notre vie individuelle. Nous avons ainsi une part de responsabilité dans
«
la vie
« tous
les
« nous «
« « « «
;
« autres « nôtre
de tous
»
(i).
autres
les
hommes
cun sur tous est infinitésimale, tandis que chacun est presque infinie. faudrait enfin tenir
Il
tous les la
seulement à noter que l'action de cha-
est
Il
hommes, de même que
ont une part de responsabilité dans
celle
de tous sur
compte de Fempire des circon-
stances et de la foule d'accidents qui, venant chaque jour à
de notre
la traverse
vie,
nous obligent
d'aviser.
Ces con-
tingences variables occupent et absorbent presque notre
nous devons tour à
activité, car
tour les exploiter, les
vaincre ou leur obéir. Des combinaisons aléatoires d'effets,
des rencontres fortuites, des événements imprévus viennent sans
éprouver, tenter,
cesse
ou
moralité, l'abattre
d'admettre
la
corrompre,
la relever.
Il
fortifier
fortune en participation de nos mérites et de
nos succès, quoique nous soyons assez disposés à ter
nos fautes
«
Le
bien,
«
On
a
et
nos revers
nous
le
ou
le
Destin toujours tort
revers, sagesse
coup de l'occasion
lui
impu-
:
faisons; le mal, c'est la Fortune.
toujours raison,
.Mais succès
notre
en coûte à notre orgueil
et
ou
folie,
des circonstances.
(2). »
dépendent beau-
Nos
vices et nos
vertus ne sont parfois que des accidents de fortune. « Quoi(1)
(2)
Emile Beaussire. les Fondements de La Fontaine, Fables, VII, 14.
la
morale,
p.
1
6
3
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
74 « que
hommes
les
«
les effets
de leurs grandes actions,
se flattent
« ne sont pas souvent
du hasard
les effets
»
(i).
Qui saurait apprécier toutes
ces influences verrait claire-
mentqu'ellesprédominentdans notre
activité
liberté se
meut entre des
hommes
ne sont ni aussi bons qu'ils
mauvais qu'on
morale etque
extrêmement
limites
le dit. Ils
elles
d'un grand dessein, mais
le
resserrées.
présument,
la
Les
ni aussi
exercent, dans des situations dis-
semblables, une moralité en apparence inégale, mais peut-
au fond sensiblement uniforme. Peu dignes de l'estime
être
presque innocents des crimes dont on humains oscillent autour d'une moramoyenne, exposés à une foule de perturbations dont on
qu'on leur accorde
et
les charge, les êtres lité
ne peut, sans
injustice, les rendre
entièrement responsables.
y a des consciences plus ou moins scrupuleuses, des volontés énergiques ou débiles, des vertus fortes ou sujettes à S'il
défaillir, c'est si
tous
les
verait que.
qu'on ne
que
les
conditions ne sont pas
mêmes, et. on troumoins grande
les
facteurs de nos actions étaient connus,
du meilleur au
le croit.
pire, la distance est
En somme,
beaucoup de malheureux
et
il
se
rencontre dans
favorisés et point de héros. Cessons d'admirer et
de nous indigner sans motifs
Pour
la science positive, notre
;
où prévalent
Cela ressort de
dans un
les
état social
volonté est régie, dans
donné, des
faits
tenus pour pleinement
nombre des
crimes, des délits, des suicides,
statistique constate que, chez
celui des divers genres de crimes, délits
(i)
du milieu.
avec laquelle se reproduisent,
La
l'autre,
le
d'un déterminisme
volontaires.
peu d'une année à
mal à propos
influences de l'hérédité et
la régularité
monde
tâchons de comprendre.
détail entier de ses actes, par les lois strict
le
peu de coupables, quelques
ou
peuple, et
le
même
suicides, varient
preuve que, sous
Larochefoucauld, Maximes, 57.
un etc.,
les initiatives
AGENTS DE L'HISTOIRE
yS
en apparence personnelles, agit une cause générale
mis en lumière ces
Quételet qui, le premier, a
criminalité et leur rapport avec les
et fixe.
conditions d'âge, de
va jus-
sexe, de saison, de misère, d'ignorance, etc. (i),
qu'à dire
«
«
:
La
société
renferme en
germes de tous
elle les
crimes qui vont se commettre. C'est
les
« sorte qui
prépare, et
les
« ment qui
les
elle
état social
suppose donc un
comme
« certain nombre de crimes qui résultent
« quence nécessaire de son organisation « social, dit de
même un
un élément qui
«
le
n'a d'importance
bouillon qui
le
la
le
jour où
il
trouve
»
(3).
Plus clairement encore que
ou de
que
bouillon
le
c'est le criminel,
fermenter... Les sociétés ont les
fait
« criminels qu'elles méritent
vice
microbe,
le
;
consé-
» « Le milieu
(2).
anthropologiste, est
« de culture de la criminalité «
en quelque
coupable n'est que l'instru-
le
Tout
exécute.
de la
lois
les singularités éclatantes
communes
vertu, les actions
attestent,
du par
leur cours régulier, la stabilité des influences qui gouvernent la moralité
dont
moyenne, car
anomalies sont
les
l'ordre et la loi.
On
elles
les
expriment
Là
variables.
suppose à
tort
que
les
constantes
surtout régnent
l'infinie
multitude
des actes vulgaires est indifférente et presque dépourvue de
valeur morale. Tout au contraire, la
moralité publique et en
Entre
les
scélérats et les
donne
elle constitue le
le
mieux
fonds de
la juste
mesure.
saints, qui accaparent sans droit
l'attention des historiens, s'écoule, silencieuse et obscure, la foule
de ceux qui ont vécu simplement, honnêtement, et
dont l'étude
serait le
plus
propre à marquer
moral d'une population. « Ce que vaut «
homme,
dit Pascal,
(1)
Physique
t.
II, p.
»
(4).
3i2
;
Il
en
est
Sur l'homme,
p.
(2)
Physique
(3)
D
1
même
835,
*•
!
d'une
>P- 7 et
sociale, t. I, p. 97. Lacassagne, Congrès d'anthropologie criminelle de
1886. (4)
de
d'un
efforts,
164, 247.
II,
r
sociale,
la vertu
ne doit pas se mesurer par ses
« mais par son ordinaire
t.
niveau
le
Pascal, Pensées, édit. Havet, Art.
vi, p.
27.
Rome
T
l'histoire et les historiens
76 société.
Ces vertus moyennes, trop peu
le
sont en
prisées,
réalité les plus méritoires, celles qui, peut-être,
approchent
plus de la perfection, parce qu'elles se gardent de tout
excès et se fondent sur une pratique constante, alors que l'acte
héroïque
ne dure qu'un moment. « Je
est outré et
« suis persuadé, dit M. Renan, que
les
auteurs des plus
« nobles efforts que l'humanité
ait tentés
« vers le bien resteront à jamais
confondus dans
« sommaire des saints inconnus
Comme
(1).
pour
s'élever le
culte
»
l'invention, l'art et la science, la moralité résulte
donc d'un vaste concours. Nos déterminations, qui semblent spontanées
et libres,
sont
d'une force transmise par
l'effet
l'éducation et s'exerçant parmi des
l'hérédité, dirigée par
occurrences variables, sous l'empire des influences de milieu.
La
collectivité
humaine pèse
ainsi de tout son poids sur
notre initiative propre. Au-dessous des figures légendaires
qui personnifient dans l'histoire la puissance de la raison, apparaissent les foules
comme
explication de ce que leur
grandeur a de glorieux ou de
longtemps dédaignées, sont vertus et les vices célèbres, lité
commune
le
le
et l'influence
terrible.
Ces multitudes,
si
foyer d'où rayonnent les
milieu où s'élabore
la
mora-
souveraine qui range à ses
lois
les activités particulières.
i
vi
CÉLÉBRITÉS DE LA POLITIQUE ET DE LA RELIGION .
Il
par
n'y a pas de personnages plus les historiens
que
les
complaisamment
eu l'insigne honneur de commander aux
(1)
célébrés
héros de la politique. Quiconque a
Essais de morale et de critique,
p.
50.
hommes
est
assuré
AGENTS DE L HISTOIRE de trouver place dans l'histoire.
dans des guerres,
a mêlés par la conquête,
les
s'il
77
a broyé les peuples
S'il
changé leur mode de gouvernement, sa gloire
renommée hors de
et sa
« qui, par « bliques «
pair. «
Les hommes,
royaumes, sont placés
le
s'il
a
complète
Machiavel, les
répu-
plus haut, sont
plus loués, après les Dieux. »
le
En
vain quelques philosophes, sceptiques de profession,
affirment que ces chefs d'Etat, qui font l'histoire,
chétifs
sont
hommes comme
commun de leurs
«
et
sujets, et
n'en
non moins
petitesse réelle sous
qui gouvernent les
Homère
les
;
veulent rien croire. Refusant d'admettre tant de grandeur apparente,
pensent, avec les théoriciens
hommes
ils
du pouvoir absolu, que ceux
sont d'une autre espèce qu'eux.
appelle les rois « pasteurs de peuples (2) ». Aristote
eux
établit entre
et leurs sujets
celle qui existe entre le berger et :
grande figure dans
autres,
âmes des empereurs à mesme moule (ij » les
que «
des savatiers sont jetées
historiens
disait
si
les
de corps, bornés d'esprit ou faibles de caractère que
le
une
dit
ont formé
les institutions et les lois,
et les
est
une différence analogue à son troupeau
« Puisque ceux qui conduisent
« bêtes ne sont pas des bêtes
comme
les
elles,
(3).
Caligula
troupeaux de
mais
qu'ils sont
que ceux qui commandent aux hommes si absolument ne soient pas de « simples hommes, mais des Dieux (4). » C'est là un lieu commun d'adulation monarchique. L'auteur des Psaumes « Vous êtes des Dieux (5) ». Une déclaration dit aux rois du clergé de France (1682) porte que « les rois ne sont « de nature plus excellente,
il
faut bien
«
:
!
« pas seulement ordonnés de Dieu «
mêmes (1^
».
Louis
XIV
Montaigne, Essais, I, 243.
en
(3)
Aristote, Politique,
(4
Philon
3.
lit
— Le
ils
sont Dieux eux-
terme de troupeau, appliqué aux
encore dans
Legatio ad Caïum. vos » {Psalm. lxxxi, i).
le Juif,
(5) « Dii estis
I,
;
convaincu. Les rédacteurs
12.
II,
(2) Iliade,
sujets d'un roi-berger, se ture sainte, de Bossuet.
est
la
Politique tirée de l'écri-
l'histoire et les historiens
78
de «
ses Il
Mémoires
en
est
des fonctions de la royauté
lui font dire
de certaines où. tenant pour ainsi dire
:
la place
« de Dieu, nous semblons être participants de sa connais« sance aussi bien que de son autorité (1). »
Pour
plupart des historiens,
la
peuples
peu de chose que ce
si
occuper.
A
croire,
les
un
sont tout et
les chefs
nombre d'hommes
petit
sants préside au destin des Etats, procure
çoivent, ordonnent et dirigent (2). Rien ne se
sans leur initiative,
aux
la foule
tâches et trace la voie où marchent les générations.
et,
puis-
la victoire
armées, maintient l'ordre public, assigne à
les
de s'en
n'est pas la peine
fait
ses
con-
Ils
que par eux
peuples, matière inerte, seraient
les
incapables d'agir. Les rois semblent ainsi tenir les nations
dans leur main leur fantaisie.
et les
Ils
modeler
sont, dit
comme une
argile
Sénèque à Néron, «
ces corps (3) ». Frédéric II déclare
que «
au gré de
les
la force
âmes de
des États
« consiste dans les grands hommes que la nature y fait naître « à propos». Plus affirmatif encore, Montesquieu attribue
aux princes le pouvoir de « convertir des hommes en bêtes et « des bêtes en hommes ». Conséquemmentà cette conception mythique du rôle des gouvernants,
réduisent l'histoire des peuples
les historiens
à celles de leurs chefs.
Ils
nous entretiennent longuement
de ces personnages, de leurs actions, de leurs faiblesses, du
comme
détail de leur vie privée, et prennent, toire des
empereurs pour
celle
Tacite, l'his-
de l'empire. Si
même
rencontrent sur leur chemin un de ces princes dont
une ombre vaine
rien à raconter,
nommé lejainéant(qui rassé), ils
nihilfecit, dit
ne laissent pas de
Mémoires pour
telle
le
que ce Louis
il
ils
n'y a
V
sur-
son biographe embar-
mentionner à son rang, car
l'instruction du Dauphin, 1806, t. II, p. 16. Le roi s'appelle rex, celui qui dirige, qui règle, King (Kon« ning, Kan-ning), l'homme qui sait, qui peut. » Carlyle, Les r0 Héros, confér. (3) « Animus reipublicse tu es, illa corpus tuum » (De Clementia, (1)
(2) «
i
h
5).
.
AGENTS DE L HISTOIRE il
ne faut point de lacune dans
est
une page blanche. Sous
rois.
Son règne
France n'a pas vécu.
lui la
une opinion accréditée parmi que, dans une armée, le général
C'est taines
yg
de nos
la liste
les
grands
capi-
seul importe. Les
soldats sont les éléments passifs de ses combinaisons stra-
tégiques, des pions sacrifiés
sur l'échiquier de la guerre.
« Chabrias souloit dire que une armée de cerfs conduicte
« par un leon estoit plus à craindre que une armée de leons « conduicte par un cerf « «
(i).
» Napoléon a
refait ce
mot:
commandée par un lion vaut mieux qu'une armée de lions commandée par un lièvre. » Sans Une armée de
lièvres
doute, entre deux armées de force et de valeur à peu près égales, le mérite
de décider de
très inégale, le
Ce ne sont les
du chef
la victoire
a,
;
sauf accident contraire, chance
mais entre deux armées de valeur
mérite des soldats prime celui de leur chef.
pas, d'ordinaire, les
généraux qui lâchent pied
premiers. Imaginez qu'à Arbelles Alexandre eût
mandé
les
Perses et Darius les Macédoniens
n'aurait-il pas différé ?
Une armée mal
;
com-
le résultat
dirigée mais pleine
d'ardeur n'est pas forcément vouée à la défaite. Les historiens de
la
première croisade s'applaudissent de ce que
l'immense troupe des
un empereur ou un
fidèles n'ait pas été roi.
commandée par
« Les sauterelles n'ont point de
« roi, dit Guibert de Nogent, et pourtant elles s'en vont
« par bandes. »
Il
convient
même
de rappeler que cette
armée sans unité de commandement, mais animée d'une
foi
vive, fut la seule qui réussit à prendre Jérusalem.
Ce ne sont pas quelques capitaines de génie qui ont établi domination de Rome, mais bien les héroïques légionnaires dont l'invincible solidité arrachait à Pyrrhus ce mot qui devrait éclairer les historiens « Avec de pareils soldats, « j'aurais bientôt conquis le monde » Combien Grant, le héros de la guerre de sécession aux États-Unis, avait une la
:
!
vue plus juste de (i)
Plutarque,
la
réalité lorsque,
Œuvres morales,
Dicts
nommé
lieutenant-
notables des anciens roys.
80
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
général,
Sherman
écrivait à
il
«
:
Tout
« dois à mes soldats, à mes officiers
ce
et
que
je suis, je le
surtout à vous et à
« Macpherson. » « Otez au peuple ses chefs, dit Tacite, « entreprendre
»; mais ôtez aux chefs leurs partisans,
(i)
que pourront-ils exécuter croit
que
le
mais
;
beaucoup de
parle
homme
cet
extraordinaire
un
« grandes qualités sans
« vices,
Montesquieu s'abuse quand
?
« eût commandée, « république qu'il
il
fortune de
la
avait tant
quelque armée
fût né.
ne
il
l'eût
même
raisonnement? Confinez-le
gouvernée la plèbe,
» Sup-
(2).
que vaudra ce
dans ce village des Alpes
où son orgueil aurait accepté le premier rang plutôt
monde,
le
aurait-il
;
l'éblouir et le
Un êtes
dominer,
fallait
il
« à Sériphe
en
;
je
—
mais vous ne
même vous seriez homme d'esprit
illustration ait été celle d'Athènes,
Vous avez le seriez
né dans Athènes ;
:
« Vous
la solution
si j'étais
point devenu (3).
En
et
ne
accordant à Thémistocle que son
resterait à faire le départ.
On
du problème quand on
devenu satrape chez
né
» C'était repartir
en partie son ouvrage, en partie il
la
quand
néanmoins, l'objection subsiste
tion exacte est assurément malaisée.
tocle,
ses agita-
raison, répondit
ne serais pas devenu célèbre
peut guère être réfutée.
de
Rome,
devenu célèbre, non par vous-même, mais par
« Thémistocle,
le
événements.
habitant de Sériphe disait à Thémistocle
« gloire de votre patrie.
«
que
encore été César? Pour troubler
tions, sa puissance et la fortune des
«
qu'il
n'eût été vainqueur, et qu'en quelque
posez César né dans la servitude ou
Rome
de
défaut, quoiqu'il eût bien des
qu'il eût été bien difficile que,
second dans
il
génie et la destinée de César auraient été par-
mêmes. « On
tout les
« César
n'osera rien
il
les
Une
le reflet
attribu-
entrevoit cependant
réfléchit
que Thémis-
Perses, n'a plus rien fait de
Annales, I, 55. Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, m. (3) Platon, République, I, et Plutarque, Vie de Thémistocle. (1)
(2)
AGENTS DE L HISTOIRE
8
I
glorieux, tandis qu'Athènes, privée deThémistocle, a gardé
toute sa grandeur. I)
cice
suffit
de considérer
du pouvoir
l'expression de la volonté
plus
principe et les conditions d'exer-
le
politique pour
se
convaincre qu'il
grand nombre. Ce
n'est pas
aux peuples modernes
qu'on a besoin d'exposer une théorie
Dans
populaire. les
Etats-Unis ont posé à
que dans son
de
la
d'axiome que l'unique objet
titre
est d'assurer le
bonheur
et la sécurité
faire
intérêt,
sous peine de révocation. Suivant la
marcher son gouvernement
« qu'on paie «
comme
il
et
chaque peuple
Le fondement de se
non où
nous prétendons
« chemin qui nous convient
et.
«comme un cocher
qui doit nous mener,
veut, mais où
reconnaissent
de
tient d'elle ses pouvoirs et n'en doit user
pittoresque image de Paul-Louis Courier,
entend
souveraineté
leur Déclaration d'indépendance (1774),
du gouvernement la nation, qu'il
est
ou du moins du consentement du
l'autorité
par cela
méprennent quand
ils
il
veut
et
par
le
aller et
(1) ».
publique
même,
est
dans ceux qui
la créent.
la
Les historiens
imputent l'établissement du des-
potisme au crime d'audacieux tyrans. Le despotisme
est fait
non de la violence d'un seul, mais de la servilité de tous. Chaque usurpation s'autorise d'une abdication. Un peuple qui tient à ses droits n'a pas d'oppresseurs
Comme
Gulliver à Lilliput,
enchaîné par surprise
;
mais
il
le
moindre
son réveil rompra ces liens débiles liberté.
prendre. Soit par
par docilité
toujours
et lui
effort
du géant
à
rendra intacte sa
Les puissants n'ont d'empire que celui qu'on leur
attribue ou, ce qui
soit
à redouter.
pourra bien, une nuit, être
il
l'autocratie
revient au
même, qu'on
mandat exprès chez
les
leur laisse
peuples libres,
muette chez ceux qu'on croit asservis,
y a transmission d'influence de tous à un seul et elle-même est une délégation de la souveraineté
populaire. Les nations se font des gouvernements à leur (1)
IX" Lettre au rédacteur du Censeur.
,
82
l'histoire et les historiens
image,
et celle
qui se plaint du sien ressemble à une laide
qui accuse son miroir. Croit-on qu'une
du
fois investis
droit de gouverner, les
chefs d'Etat puissent en user selon leur caprice ? L'erreur serait grande. «
«
monde,
le
« rence
«
Il
puissance absolue dans
n'y a point de
Le pouvoir en appa-
n'y en aura jamais.
il
plus illimité rencontre à chaque pas des obs-
le
tacles imperceptibles qui l'arrêtent.
On
peut
comparer
le
« à une mer orageuse qui vient subitement se briser sur
« rivage contre des grains de sable
(i).
le
» Ces grains de
sable qui opposent une digue à l'Océan, ce sont les volontés
de
la multitude.
A
y regarder de près, on s'étonne de voir tout ce que ne peuvent pas ceux qui sont censés tout pouvoir. La part la plus considérable des intérêts sociaux échappe à leur ingé-
rence
et
se régit par ses propres lois.
qu'un despote
ait
refusait de
marcher,
changé
sentiments,
les
les
puissants sont aux ordres
encore, qui blesse
leur force
fait
quand
ils lui
La mesure du pouvoir
Un
fort contre
fou de cour
demandait en (1) Portalis,
le
se
Ces maîtres réputés tout impérieux
d'un maître plus
quand
ils lui
cèdent
leur fai-
et
publique
(2).
des chefs est celle de l'assentiment
disait
deux
,
elle
triomphe du christianisme.
résistent, l'opinion
populaire. « Hercule,
« assez
sans exemple
même, de son autorité privée, idées ou les mœurs de ses sujets.
étouffer la réforme.
II
est
qu'il ait
Ni Julien n'a pu empêcher ni Philippe
Il
engagé une nation dans des voies où
(3).
le
»
proverbe grec, n'est pas
Que
pourrait-il contre tous?
qui vendait à l'occasion la
jouant au terrible Philippe
II
:
«
sagesse
Que
ferais-
Discours au Conseil des Anciens en faveur des prêtres
non assermentés. (2)
Un
Magis fama
quam
vi stant
regum
res (Tacite, Annales.
VI. 3o).
courtisan disait devant le D r Quesnay « C'est la hallebarde qui mène le monde » « Voilà qui va bien, objecta Quesnay mais qui donc mène la hallebarde ? » Et, comme l'autre se taisait, il ajouta « Monsieur, c'est l'opinion » (3) Platon, Phédon. :
—
;
:
.
AGENTS DE l'hISTOIRE « tu. Philippe,
si,
quand
83
monde
tu dis oui, tout le
« non? » Les rois n'ont de force que
quand
disait
peuples disent
les
D'un signe
oui. Alors leur puissance paraît sans bornes.
ils
mettent en campagne une armée de soldats ou en chantier
On
des foules de travailleurs.
avec zèle ce qu'ils ordon-
fait
nent parce qu'ils ordonnent ce qu'on désirait
que leurs décrets aient force de ils
il
l'on
qu'ils les
mènent où
voulaient
elles
acclame parce
d'entraîner
qu'ils la
le
plus
un peuple,
ils
La
aller.
l'ini-
foule les suit
guident vers son but. cèdent à son
emportés par un fleuve, rêvent qu'ils
La
faut que, d'avance,
admire
de ces conducteurs de nations, on ne doit pas oublier
tiative
et les
loi,
Là donc où
soient approuvés.
Pour
faire.
lui
Au
lieu
impulsion
et,
donnent son cours.
missiqri des politiques célèbres consiste à réaliser le
désir de tous, à l'instigation et avec le concours de tous. Ils
ont surtout plir
le
génie de l'à-propos. Sans doute, pour accom-
de grandes choses, rien n'est plus efficace que l'action
simultanée d'un grand peuple le
d'un grand
et
homme
second n'est qu'un agent subordonné. La force
directrice gît
Ce c'est
dans
le
;
mais
initiale et
premier.
Grand qui
n'est point Pierre le
a constitué la Russie
;
bien plutôt la Russie en travail de formation qui a
suscité Pierre le
Grand. La jeune nation
oscillait
dans une
sorte d'équilibre instable entre la barbarie asiatique et la civilisation européenne. Pierre ses affinités
de race
et ses
I
er
reconnut où
la portaient
ambitions politiques. Déjà chré-
tienne, en querelle d'intérêts et en rivalité d'influence avec ses voisines
de l'Occident,
la
Suède
et la
Pologne, la Russie
ne pouvait hésiter longtemps. Pierre parut au la
balance penchait,
décida
le
et
l'on a
mouvement du
pu
croire
moment où
que sa volonté
fléau, alors qu'elle
ne
fit
que
le
suivre.
Ce
n'est pas
Etats-Unis.
La
non plus Washington qui
a constitué les
nationalité nouvelle ne pouvait
manquer de
s'organiser en république démocratique, car, faute de pré-
l'histoire et les historiens
84 tendants à
royauté
la
dait inévitable cette
une à leur
choisir
niques,
Libres d'en
Pérou,
le
le
Chili, le
ou britan-
Canada, l'Aus-
Cap... ont adopté des institutions analogues sans
le
tralie,
(1).
guise, les colonies espagnoles
Mexique,
le
et d'aristocratie privilégiée, tout ren-
forme de gouvernement
pour
besoin,
avoir eu
établir,
les
du secours
d'autres
Washington. Les recueils de
lois
lateurs célèbres ont été
que
la
légende attribue à des
moins l'œuvre de
légis-
leur sagesse per-
sonnelle que l'expression coordonnée des moeurs, des cou-
tumes
des exigences
et
notre Code
hommage
civil.
à
Napoléon
teur principal.
du temps. Prenons comme exemple
Les contemporains en
«On
ne peut,
firent,
par
flatterie,
par s'en croire fau-
et celui-ci finit
m'en-
disait-il à Sainte- Hélène,
« lever ce code de lois que j'ai créées
(2).
» Thiers semble
quand il l'appelle « un monument universel du chef de la république (3) ». Si
partager cette illusion
« de l'esprit
l'histoire prenait serait
jamais ces indications pour
la vérité, elle
cruellement abusée. La codification de nos
pro-
lois,
par l'Assemblée constituante (5 juillet 1790), puis par l'Assemblée législative (16 octobre 1791), essayée durant la jetée
Convention, reprise sous sous
le
le
Directoire
,
s'accomplit enfin
Consulat, grâce au concours d'une
consultes.
De
élite
de juris-
tous ceux qui ont collaboré au Code
civil,
une des moindres parts, quoi qu'il en ait retiré le plus de gloire. F'aut-il du moins en faire honneur aux légistes éminents que la célébrité désigne en sous-ordre, Napoléon y a
Portalis,
pris
Tronchet, Malleville, Bigot de Préameneu
davantage. Ces
hommes
de nous dire que «
les
distingués ont
Les auteurs véritables, ce furent
(2)
(3)
Pas
codes des peuples se font avec
« temps, mais qu'à proprement parler on ne
(1)
?
eux-mêmes eu soin les fait
pas
le
».
les légistes d'alors, éclairés
De Tocqueville, De la démocratie en Amérique, ch. xvn. O'Méara, Napoléon dans l'exil. Histoire du Consulat et de l'Empire, t. V, p. 68.
AGENTS DE L HISTOIRE par ceux du passé
traditionnelles, les besoins
raison universelle.
la
de concert à convertir en
et travaillant
de
règles de droit les vestiges
Ils
85
lois
romaines,
nouveaux
les
coutumes
et les prescriptions
ont eu pour continuateurs
les
de
avo-
cats qui discutent les textes et les magistrats qui fixent la
jurisprudence,
de
de tous
l'accord
c'est-à-dire
les
hommes
loi.
Au
de
faîte
la
que célèbrent à
renommée planent
Napoléon. L'influence grands peuples, sur
immense.
dominateurs
qu'ils ont exercée sur les destinées
même
celles
semblent avoir
Ils
ces génies
historiens, Alexandre, César,
l'envi les
pétri
de leurs mains, animé de
leur souffle de puissants empires et contraint le
marcher dans
voies tracées par eux.
les
gloire résulte de ce que,
dans un
de
de l'humanité, paraît
moment de
En
monde
à
réalité, leur
fièvre héroïque,
ont appliqué à une tâche voulue, commandée, presque
ils
nécessaire, l'effort de peuples entiers.
Alexandre opéra contre
le
civiliser
monde
par
la
la réaction
de
la
Grèce, enfin unie,
barbare pour l'envahir à son tour
conquête.
La ruine de
l'empire perse, pré-
dite par Jason,
ébauchée par Agésilas, projetée
par
fut,
Philippe,
moins de
difficulté
au
moment
propice,
que de gloire par
et le
la
et
préparée
accomplie avec
promenade triom-
phale d'un jeune héros à travers l'Asie. César, continuant Marius, vint effectuer la transformation inévitable
du
et centraliser le
pouvoir afin de maintenir l'unité du
patriciat
romain en dictature impériale
monde
vaincu. Les historiens latins sont unanimes à cet égard
:
« Tant que la république, dit l'un d'eux, fut petite et son « territoire médiocre, la forme républicaine pouvait suffire «
et elle fut
« de
l'Italie
un bien et
;
mais
« sance les continents et
« n'était plus qu'un « dedans,
sitôt
que Rome,
se jetant
hors
traversant les mers, eut rempli de sa puis-
mal.
les îles
Tout
commotion au dehors,
lointaines, la république est
devenu désordre au
et le
monde,
fatigué des
86
l'histoire et les historiens
« guerres civiles, a senti « nation d'un seul
Napoléon, enfin,
(i).
le
besoin de respirer sous
c'est la
révolution française faite
se retournant contre les vieux États
rangera les
ses principes et opérant, par
semailles de la liberté.
« Rien,
Lui-même
« principes de notre révolution
« pies
;
voulu
«
ait
«
fait briller le
mémorable
ma
dire, à
a revendiqué ce rôle
« sentant
Le
premier soldat,
la
ils
les
hommes tient
du sang répandu
comme
Attila
ces époques de crise
hommes
j'ai
Amis
à l'importance
furent les porte-drapeaux, car
ils
et
et
investis
à peu de frais.
Tout
comble, le destin
les
du
si l'his-
livrées, des
des territoires dévastés, tel
conqué-
ou Tamerlan. Mieux partagés,
eurent à remplir une mission à la
Durant
peu-
les
quoi qu'on
premier repré-
leur gloire serait peut-être éclipsée par celle de
rant barbare
monde;
les principes...
seulement tenir compte des batailles
prises,
le
»
(2).
mouvement dont villes
le
:
grands
personne, parce qu'après tout
prestige de ces grands
toire devait
les
morale de tous
se rattachera,
flambeau, consacré
« ennemis m'en diront
les
ces grandes et belles vérités
;
la fois la religion, la
et cette ère
homme,
de tyranniques mains,
« doivent demeurer à jamais... Elles régiront « elles seront à
domi-
de l'Europe pour
ne saurait détruire ou effacer
disait-il,
la
»
où
fois terrible et
se fonde
féconde.
un ordre nouveau,
du pouvoir suprême deviennent grands ce qu'ils tentent réussit.
mène.
Ils
La fortune
phes remportés par une génération de héros. thèse, ces accapareurs de
les
recueillent l'honneur de triom-
par hypo-
Si,
renommée étaient nés dans un
autre
pays ou un autre temps, l'œuvre qu'ils ont accomplie ne l'aurait pas
moins
été,
dans ce qu'elle avait de nécessaire, par
d'autres ouvriers et d'autres séries d'événements
;
mais
les
(1) Dion Cassius, Hist. rom. Voy. aussi Florus. IV, 3, et Strabon, Géogr., VI, 4, | 2. Dès le temps des Scipions, Polvbe prévoyait qu'un jour la monarchie succéderait à la république (Hist. gén.. VI, 1, 41). o avril 8 6. (2) Mémorial de Sainte-Hélène, 9, 1
1
1
AGENTS DE L'HISTOIRE
hommes que nous admirons,
87
transportés
n'au-
ailleurs,
raient plus eu rien à faire et toute leur gloire avortait.
Arrêtons-nous un instant sur
connue de
la
formation de
longuement raconté
combinaisons du capitaine, les
Le
ces figures grandioses.
nous expliquer torien a
mieux Napoléon va
la plus récente et la
rôle de
la légende.
la vie
du
Un
héros.
illustre hisIl
a dit les
conceptions du politique,
les
aptitudes de ce génie universel, son activité dévorante,
se volonté souveraine.
A
voir les choses ainsi présentées,
semble que, pendant son règne,
que par
agi
lui
(i).
la
il
France n'a pensé, voulu,
C'est prendre
un homme pour une
nation.
y eut alors en France un grand peuple et un grand homme mais la valeur du premier est seule hors de conIl
;
teste
celle
:
du second peut
et doit être
La fortune
débattue.
de Bonaparte fut d'être, à une époque de fermentation révolutionnaire, l'élu d'une nation puissante. Réléguez-le dans
sa Corse libre, tout ce qu'il pourra faire sera d'être chef de
bande
et
de recommencer Théodoré. C'est
France seule, qui a t-il
son glorieux destin
France,
la (2).
A peine
la
a-
eu besoin de s'aider un peu. Tout conspirait à son éléva-
tion.
Avant
même
qu'il fût sorti
lution lui préparait
de
fait
la
de son obscurité,
un trône en préludant par
la révo-
despotisme
le
Convention au despotisme de l'empire. L'héroïsme
d'incomparables soldats assurait une suite de victoires à
quiconque aurait l'honneur de
les
commander
(3),
tandis
(1) « La nation lui ayant, dans un jour de fatigue, abandonné le « soin de vouloir, d'ordonner, de penser pour tous... » (Thiers, Hist. du Consulat et de l'empire, VIII, p. 153).
« Le peuple (2) Napoléon Ta reconnu dans une heure de sincérité « français a fait pour moi plus qu'on ne fit jamais pour aucun « homme » (Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, t. I, p. 287). Ailleurs, il dit qu' « il se devait à un peuple qui avait plus fait pour lui qu'il « ne lui avait rendu lui-même à son tour » (O'Méara, Napoléon dans :
l'exil, Id.
t.
II,
p.
666).
« Jamais, dit Napoléon de l'armée d'Italie, une pareille armée « ne reparaîtra dans le monde je n'en ai pas vu qu'on pût lui com« parer. J'ai trouvé là l'élite de la jeunesse française, une génération « puissante, surexcitée par le renouvellement social, qui avait une (3)
;
88
l'histoire et les historiens
que Tétat de l'Europe
vouait à de continuelles défaites.
la
comme
Les succès de Napoléon,
normal de
le résultat
plus tard ses revers, furent
condition des esprits, des passions
la
des intétrêts. Irrésistible tant que la force des choses
et
porta,
devint faible
il
Une
tenir.
le
dominait, ce qu'il appelait son
fatalité le
ce qu'il faut
caduc lorsqu'elle cessa de
et
appeler
de
plutôt le génie
la
sou-
étoile,
France
et les
du temps.
nécessités
Suivez-le dans les phases de sa prodigieuse carrière
Un
peu plus
même,
emploi. Si
du
tôt,
:
où sa mission devient possible
paraît à l'instant précis utile.
le
un peu plus
l'heure venue,
tard,
il
il
avait
II
et
serait resté sans
manqué
à l'appel
destin, d'autres héros auraient surgi, car la situation en
exigeait,
et
homme
jamais grand
grande situation. Dans ces empires,
les
très sûr les
n'a
où
fait
chefs que les circonstances réclament.
Le
flot
comme
par
un
n'ont qu'à
se
les
porte au pouvoir
de marée montante. Pour arriver, conduire. Toutefois,
laisser
parmi eux:
la
un boulet
on aurait eu à
ceau ou tout autre grand, quoique trouvé
là,
il
il
n'y a
sa place
d'une le
façon différente.
il
et,
Napoléon
comme
a été grand par elles.
s'est
les circon-
Le besoin
où venait de sombrer
rendait une dictature
liberté qui s'abandonnait, lasse
audacieux à
les tran-
Hoche, Kleber, Desaix, Mar-
poste vacant
stances étaient grandes,
tait les
dans
qui peut-être n'aurait pas été moins
a occupé
régime,
Si,
de prédestinés
anglais avait supprimé Bona-
d'ordre, après l'effroyable tourmente l'ancien
ils
pas
vocation plane sur tous.
chées de Toulon, parte,
défaut à une
se débat le sort des
peuples savent reconnaître avec un instinct
de la faveur publique effet
crises
inévitable,
et la
de ses propres excès, invi-
lui faire violence.
La souveraineté popu-
immense de
liberté et de gloire» (0'Méara,/d.,2 7 avril 1817). de vaincre avec de pareil soldats ? Durant les deux dernières années de la Convention, les quatorze armées de la répu-
« passion
Était-il si difficile
blique avaient livré deux cent quatre-vingt-seize batailles ou combats presque toujours été victorieuses.
et
AGENTS DE L HISTOIRE
pour chef
laire accepta
énergique
sociale,
temps. Mais bientôt
qui l'avait
dans son œuvre
meilleurs
esprits
du
Cambyse. La
force des choses,
bien servi tant qu'il lui avait cédé, se tourna
si
contre lui
quand
comme un
roseau. Sa fin
faîte
les
que lui-même, dans toutes sortes d'entreprises
sulta plus
il
prétendit la
contraindre, et
le
brisa
montre que le génie le plus actif, puissance humaine, est incapable d'imposer
de la
aux idées
par
parut
lui
despote s'égara, lorsqu'il ne con-
le
insensées, et César finit en
au
89
premier vainqueur qui
et résolu. Celui-ci fut alors aidé,
reconstruction
de
le
du
la loi
sabre, de substituer son caprice à l'intérêt
général et de faire que tous obéissent à la volonté d'un seul,
où
car. le jour
il
en serait ainsi, l'humanité déchue se par-
tagerait en quelques héros
d'immenses troupeaux de
et
brutes.
Nous avons donc eux-mêmes,
les
le
droit de conclure que, loin d'agir par
grands politiques remplissent une fonction
sociale et reçoivent leur
commander.
paraissent
Dans
le
il
la
Montaigne,
dit (1).
les
Ce que c'est
la
ils
mène.
foule les
évoque,
faut voir l'ensemble des volontés
aspirations populaires. «
« teurs
s'agitent,
mystérieux destin qui tour à tour
élève et les abat,
« rovs,
mandat des peuples auxquels Ils
les
ou des
i'adore
moy-mesme aux
foule
de leurs adora-
»
Enfin, une critique hardie a terre les révélateurs qui,
fait
descendre du
en renouvelant
ces religieuses, ont inauguré
dans
le
ciel
sur la
fonds des croyan-
l'histoire des ères
de pro-
un culte séculaire, les couronne d'une céleste auréole, et, quand on discute leur nature divine, on s'expose à l'accusation de sacrilège. La science
grès.
l'a
Leur
gloire, consacrée par
pourtant osé
et,
à peine frappées de sa lumière, ces ra-
dieuses figures se sont évanouies
A (1)
comme
de purs mythes.
quoi se réduit la mission de ces grands initiateurs ? Essais,
III,
8.
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
<)0
Colombs de
la foi, ils
touchent à peine
ils
constituent
indiquent
isolé,
comme
les
Ces constructions
entier.
moyen âge, par Chacun apporte
cathédrales au
population de obole. Les
fidèles.
montent leur
fils
monde dont
non d'un penseur
religions sont l'œuvre,
les.
mais d'un cycle
d'un
la route
rivage. Les synthèses d'idées qui
le
s'élèvent,
concours d'une
le
sa 'pierre
ou son
assise sur celles qu'avaient
élevées leurs pères, et l'édifice, sans cesse grandissant, finit
par atteindre de sublimes hauteurs.
du
Que
travail collectif.
seul?
Un
Une
plan sur
le
Ce sont là les miracles un architecte à lui
pourrait faire
papier, rien de plus.
religion n'est pas établie par celui qui la fonde,
mais
graduellement constituée par tous ceux qui y croient. Les conceptions théologiques ne naissent point invariables et fixées,
elles
ou du moins
dans
si,
ont ce caractère,
elles
qui les adopte les
disciple
nouvelle y introduit
la
pensée
de leur auteur,
perdent bientôt. Le premier
le
modifie
et
chaque adhésion
un élément de mutation. Par
sa
ma-
nière d'entendre la croyance, par sa foi, plus encore par
chaque
y met du sien. Malgré leur dogmatisme en apparence inflexible, les religions flottent dans
ses doutes,
fidèle
une indécision perpétuelle, toujours en évolution et en métamorphose. Comme pour un organisme en croissance, muer, se développer est pour elles une marque de vitalité. Durant
de
les âges
qui s'immobilise
foi, les sectes
et se
qu'on croit avec ardeur, étroit
ou plus
s'adapter
aux
large, se idées,
pullulent.
Toute
religion
pétrifie a déjà cessé d'exister. les
dogmes prennent un sens plus
compliquent ou
aux besoins
chaque groupe. En somme, de croyants.
Tant
il
se subtilisent
pour
aux convenances de autant de croyances que a y et
L'histoire des religions est celle de leurs changements.
En
elles s'opère
une réforme continue. D'après
bouddhiques, on comptait, du vivant quatre-vingt-seize sectes
les traditions
même du Bouddha,
ou vues sur sa doctrine. Le
chris-
AGENTS DE L HISTOIRE tianisme prosélytique de Paul, «
le
gI
premier protestant
ne
»,
ressemble déjà plus au christianisme judaïque de Pierre ou idéal de Jésus, et la foi de
au christianisme
beaucoup de
celle
martyrs n'a rien de
Thomas
de Jean. L'héroïque
commun
diffère
des
intrépidité
avec la dévotion mystique des
détachement des ordres mineurs contraste
moines,
et le
avec
ambitions politiques des Jésuites. Le protestan-
les
tisme se divise et se subdivise en sectes sans nombre...
Comme
les divers
âges ont eu des interprétations succes-
sives, les diverses contrées
en ont eu de régionales, con-
formes au génie de chaque nation. «
Dans
la
manière dont
« les différents peuples professaient le christianisme,
on
« pouvait, remarque Gibbon, distinguer clairement la dif-
« férence de leurs caractères
:
les
habitants de la Syrie et
« de l'Egypte s'abandonnent à une dévotion paresseuse « contemplative
Rome
;
aspire de
« monde, et l'esprit des Grecs, vifs et bavards, se « en disputes de théologie métaphysique ( i) .» le
En
consume
Abyssinie,
christianisme a subi une déviation complète, car
ple, telle
spiré,
en
croyance. Italie,
Dans l'Europe moderne,
tel
peu-
a surtout in-
il
des œuvres d'art, en Allemagne, de l'exégèse,
y a loin du catholicisme ou du fanatisme féroce de l'Espagne
en France, des œuvres pratiques.
demi-païen de
et
nouveau à l'empire du
l'Italie
Il
demi-philosophique
au gallicanisme
de
la
France,
et
de
l'orthodoxie bigote des Russes au puritanisme pharisaïque
des Anglais.
Que
une même
dans
d'églises
foi
!
également chrétiens,
dans
l'Eglise
!
Que de
la
contradition est grande sans doute,
puisqu'ils s'anathématisent réciproquement. Si, serait tenté
suivre
et
de
(i) t.
I,
le désirer, le
comme on
maître, dont tous prétendent
représenter fidèlement la doctrine, revenait au
monde pour y disait
disparates
Entre tant de croyants qui se disent
Gœthe,
reprendre sa mission inachevée, d'être crucifié
une seconde
fois,
— au risque, — éprouil
Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain, ch. xv.
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
<)2
verait
sûrement quelque embarras à démêler ceux qui sont
à lui. et peut-être hésiterait-il à en reconnaître aucun.
Ces divergences tiennent à ce que l'initiateur n'a pas tout dit. Il s'est borné à donner une formule dont chacun fait à part soi le commentaire. Prise à son point de départ, la
une conception sommaire de Dieu
révélation consiste en
du monde qui
et
comme
dégage des croyances
se
antérieures
d'une plante épuisée tombe un germe rénovateur.
L'apparition de cette donnée féconde, ses transformations
s'effectuent
homme,
Dans un phénomène pour fonder,
soit
soit
aussi vaste, l'ac-
pour détruire,
bien peu de chose. Le travail qui s'opère dans
la
de secte,
ou
il
fait
comprendre
qui
foi
réforme
a il
;
suscité
Voltaire.
est bien plutôt
la
;
c'est
Il
le
est puéril
déclin de la
Luther n'explique point
expliqué lui-même par
de réformation. Enfin Jésus ancien
foi
l'initia-
puissance de
la
contagion de l'incrédulité.
la
d'accuser Voltaire du déclin de la
était
est
multitude
des intelligences a seul de la grandeur. Mieux que tive des chefs
l'apostolat
final,
sous des influences complexes de milieu, de
race, de civilisation.
tion d'un
son abandon
progressive,
graduelles, sa diffusion
la
besoin
le
venu apporter au monde
formule religieuse qu'exigeait à
cette
date la
logique de l'esprit humain.
Quand
parut
le
Christ, la tendance était au
Agrippa venait de consacrer dans
Rome un
monothéisme.
temple « à tous
dieux » (Panthéon). Bientôt Hadrien devait en
les
dans une foule de
villes,
« cres d'aucune sorte
élever.,
« à la divinité pure, sans simula-
(i) ».
Les âmes, détachées des vieux
cultes polythéistes, éprouvaient encore le besoin de
croire.
On cherchait partout de nouveauxdieuxpour remplacer ceux qui s'en étaient tait
la
allés.
du contact des
philosophie grecque.
domination de (i)
Une
fermentation théologique résul-
religions de l'Orient avec les systèmes de
Rome
Du
pêle-mêle des croyances que la
avait rapprochées et
Lampride, Vie d'Alexandre Sévère, 42.
que son
éclec-
AGENTS DK L'HISTOIRE
()3
tisme amenait à se confondre, devait sortir une religion
nouvelle qui mît quelque ordre dans ce chaos. L'unification religieuse posa son principe dans l'empire en
temps que
l'unification
s'effectuait
chrétien, alliant ce
que
politique.
les religions et
passé avaient de meilleur
de plus pur, méritait de triom-
et
et
ché.
D'une manière ou de
l'autre,
devait se produire et prévaloir.
A
le
monde
a mar-
une doctrine analogue
défaut de Jésus, la vérité
nécessaire serait venue d'ailleurs.
de Tyane aurait été Dieu
Le dogme
philosophies du
les
ouvrit la carrière où, depuis lors,
pher
même
Au
besoin, Apollonius
L'univers invoquait un Messie.
(i).
L'inspiration prophétique agitait la Judée.
Rome même pres-
Une révélation était immonde écoutait. Des miracles
sentait la rénovation prochaine (2).
minente. Dieu
allait parler
:
le
ne pouvaient manquer de s'accomplir Ainsi ces envoyés du
ment
:
on en
attendait.
en qui se personnifie
ciel
le senti-
religieux des foules ne font que traduire les aspira-
tions de leur temps. C'est le peuple, à vrai dire, qui pro-
phétise par leur bouche, et sa voix est prise pour celle d'un
Dieu.
Chaque
révélateur a des précurseurs qui l'annoncent,
des disciples qui l'escortent, des continuateurs qui l'achè-
même
Le succès
vent.
adhérents
et lui
une
un milieu non préparé serait
voué à
la
de sa mission implique entre ses
étroite
à le
communauté
stérilité (3).
Il
professe
beaucoup pensaient sans savoir ou oser et le
monde
est converti.
d'idées, car,
dans
comprendre, son enseignement
hautement ce que le dire, il
Quoi d'étonnant?
Il
Tétait
prêche
avant
de peu qu'Apollonius ne passât Dieu (Voy. Dion (1) Cassius, Histoire romaine, LXXVI1, 8 Lampride, Alexandre Sévère, 29, 3i; Vopiscus, Aurélien, 26; Philostrate, Vie d'Apollonius de Tyane, 1, 5). Mais il vint trop tard. La place était occupée. (2) Virgile, Pollion; Livres sybillins. (3) « C'est en vain que les révélateurs, ceux qui sentent plus vive« ment que les autres et qui énoncent avec plus de force ce qu'éprouve « l'âme dans son contact avec la vie infinie, c'est en vain qu'ils feraient « résonner à nos oreilles leurs immortelles paroles, s'il n'y avait pas « en chacun de nous un fils de Dieu qui sommeille » (Albert Réville. Revue des Deux-Mondes. 25 décembre 866;. Il
s'en est fallu
;
1
l'histoire et les historiens
94
même
que
révélateur eût parlé.
le
âmes
Les
qu'une formule pour
indécises, n'attendaient
ébranlées, s'y ranger.
Celui qui la donne promulgue « la bonne nouvelle »,
du monde
l'évangile
futur.
Il
paraît investi d'une mission
divine. Prophète aujourd'hui, persécuté demain, bientôt
il
sera proclamé Dieu. Les fondateurs de religion sont en effet mieux traités que les fondateurs d'empire, parce que ceux-ci, n'ayant
qu'une autorité viagère, doivent recruter
dans une seule génération des
sujets,
des soldats
des
et
courtisans, tandis que les révélateurs, qui régnent sur les
croyances, ont
pour ennemi siècles
le
et
temps pour auxiliaire au
voient leur prestige grandir pendant des
d'adoration.
les
Ainsi continuée à travers
héros de
la politique
acclamations de la gloire,
les
rend à des
grands sans doute, mais toujours bornés
et
faillibles
comme nous
(i),
seule vérité, conquête de tout le genre
hommes,
Dupe du
hommes
c'est-à-dire
l'hommage dû
d'hommes
divins,
de révélateurs ni de prophètes. Ceux qu'on salue de ce sont de poétiques idoles où s'encense elle-même
La
à la
humain.
L'histoire positive ne saurait admettre
des foules.
pen-
héros de la religion arrivent
légende, la tradition
la
et,
trouvent arrêtés aux
se
sans peine aux transfigurations de l'apothéose.
mirage de
âges,
les
va naturellement beaucoup^lus loin
l'idéalisation
dant que
de l'avoir
lieu
la foi
nom naïve
vraie révélation n'est pas personnelle, inter-
mais universelle, progressive
mittente et capricieuse,
continue. Elle s'opère chaque jour, dans chaque
gence qui, préoccupée de
l'infini, s'efforce
et
intelli-
d'en pénétrer
le
mystère. Le Dieu inconnu parle à tous par la raison. C'est là
« cette lumière céleste qui illumine tout
« en ce (1)
Elias
Epitre (2)
monde homo
homme
venant
» (Saint
Jacques.
(2) ».
erat
similis nobis.
V, 17). Saint Jean. Évangile,
I.
9.
passibilis
AGENTS DE l'hISTOIRE
1
g$
VII
CONSIDERATIONS GENERALES SUR LES AGENTS DE L HISTOIRE
On nent
peut juger, par ces exemples, combien se mépren-
les historiens lorsqu'ils
personnages célèbres
n'accordent d'attention qu'aux
Une
et négligent d'étudier les foules.
science plus exacte doit distinguer dans les œuvres de l'activité
humaine deux
parts inégales, l'une
qui
restreinte,
s'accomplit brillamment et avec gloire, l'autre immense, qui s'opère obscurément et sans bruit.
Certaines tâches, qui exigent des aptitudes particulières,
de notables
efforts
et
des circonstances
réservées par privilège à des
que
favorisés
les autres.
Il
y a des inventions
et
plus
difficiles
dont
l'honneur n'appartient qu'à une ingéniosité rare
sublimes que
le
goût
voir et de réaliser laissent entrevoir
;
le
;
:
des beautés
plus pur est seul capable de conce-
des vérités transcendantes qui ne se
qu'aux esprits
plus pénétrants
les
vertus propres aux volontés fortes et
ments
sont
propices,
hommes mieux doues
;
des
à de généreux dévoue-
des fonctions politiques ardues dont on ne saurait,
sans génie, s'acquitter avec succès.
Ce sont là des
tâches aris-
que peut contenir de raison un cerveau vulgaire, on n'en ferait pas sortir une grande découverte, un chef-d'œuvre d'art, la loi de la gratocratiques, et l'on aurait beau exprimer ce
ou
vitation
quidam venu
homme
;
le
Sermon sur
la
montagne. Le
n'est pas apte à jouer le
la rareté
premier
personnage de grand
des héros en est la preuve.
Reconnaissons donc aux hommes qui ont fait acte de grandeur une supériorité réelle quoique toujours limitée. eux, la raison est plus puissante, plus active, mieux à même de réussir, et la civilisation leur doit une précieuse
En
l'histoire et les historiens
g6 assistance.
Ils
aident à franchir des obstacles qui. sans
un
arrêter le progrès, auraient
Ils
savent dire à propos
biais favorable
et
mettent en œuvre et
le
frapper
mot de le
coup
décisif.
trouver
Inventeurs,
». le ils
ressources que leur offre l'industrie
les
traduisent l'idéal rêvé par
ils
mouvement
la situation,
trouvent d'heureuses combinaisons
poètes,
son cours.
instant ralenti
Stuart Mill les définit « des accélérateurs de
d'effets
;
artistes et
un public d'hommes
de goût dans des ouvrages où un peu
d'originalité,
se
mêlant à beaucoup d'imitation, ajoute quelques
traits
aux
formulent
l'idée
que
penseurs,
beautés traditionnelles
;
plusieurs avaient sur
les
ils
montrent en meilleur
lèvres et
jour des vérités encore plongées dans une
hommes
pénombre
incer-
donnent l'exemple d'une énergie soutenue et de vertus moins imparfaites chefs d'Etat, ils prennent le commandement d'une armée en marche ou la direction d'un laborieux atelier. Ce sont des taine
;
d'action,
ils
;
soldats d'avant-garde, des ouvriers d'élite, les éclaireurs de
l'humanité. Leur intervention avance ainsi tâche
facilite la
penser
et
commune.
Il
donc
est
d'honorer leur mérite dans
la
les affaires
juste
et
de récom-
mesure du service
rendu. J'étendrais
même
plus loin la reconnaissance qui leur
est due et tiendrais compte aux grands hommes, non seulement du bien qu'ils font, mais encore du mal qu'ils ne font pas. Tout pouvoir est en effet redoutable entre des mains faillibles,
et les élus
de
leurs talents au profit
la gloire
suit la foule l'égarent souvent.
moins étonner
ils
les
n'exercent pas toujours
du genre humain. Ces guides que Plus
ils
sont aventureux,
sont sûrs. Avides de renommée,
hommes
auteur de quelques chefs-d'œuvre défectueux, déprave
plus qu'il ne
ils
cherchent à
plus qu'à les servir. L'artiste de génie,
le
et
de quantité d'ouvrages
goût public par de méchants modèles
le forme par des beautés accomplies, car on admire tout d'un maître, et les défauts de sa manière sont
AGENTS DE L HISTOIRE
gy
plus aisés à imiter que ses qualités. Les pionniers de la science
découvrent moins de vérités que
comme
les
chercheurs d'or, remuent
d'erreurs, et,
des montagnes de
gravier pour extraire quelques parcelles de métal. Sous
couvert de leur autorité,
multitude d'idées fausses pour un petit nombre justes, mille
tures
érigées
grand'peine.
nous
est
hypothèses pour une certitude,
et
d'idées
des conjec-
systèmes qu'il faut ensuite renverser à
en
La plupart des hommes
célèbres dont la vie
proposée pour modèle n'ont pas eu moins de vices
que de vertus. «
Il
mêmes
hommes,
n'appartient qu'aux grands
de grands défauts
« Larochefoucauld. d'avoir saints
Quant aux héros de
Les
(i) ».
la politique, ce
sont presque toujours de dangereux auxiliaires.
que dans
dit
ont donné parfois de fâcheux exemples, dont
s'autorise notre faiblesse.
les meilleurs,
il
n'y ait pas
un peu de
Il
est rare
scélératesse.
Leurs exploits ne sont souvent que des crimes heureux
Ambitieux sans scrupule, s'emparer du pouvoir
ils
et s'y
hasards des révolutions,
(2).
foulent aux pieds la justice pour
de réformer de criants abus, les
le
mettent en circulation une
ils
maintenir
et
Sous prétexte
(3).
précipitent les peuples dans
ils
ceux qui, ensuite,
s'offrent à
rétablir l'ordre, confisquent la liberté. Enfin, les initiateurs
religieux mêlent à de belles doctrines des
déposent dans
et
les
âmes un
dogmes absurdes
levain de superstition ou de
fanatisme.
Les héros ne sont donc guère moins funestes qu'utiles, « tant
les
hommes, pour
« Richelieu, vendent cher
Les plus grandes erreurs général dus aux grands
(
1
)
Maximes.
(2) «
«
Il
comme
le
peu de bien qui
et les
plus grands
hommes. Leur
cardinal est
en eux
maux
de ».
sont en
assistance est trop
90.
Cousin, trop indulgent pour le succès, pardonner marchepied de leur grandeur. » « Nam si violandum est jus, regnandi gratia, faut, dit
aux héros (3)
1
parler le
le
Violandum est aliis rébus pietatem colas. » Vers imités d'Euripideque César aimait à citer (Suétone, César,3o). :
7
l'histoire et les historiens
(j8
Un
souvent désastreuse, leur désintéressement hors de prix. peuple qui se de's
« antique,
à
fie
sauveurs,
il
eux court de sérieux perdu.
est
demande
je te
—
«
O
périls, et,
toutes tes faveurs
!
invoque
s'il
ciel, s'écriait
Je te
—
l'orateur
demande
« principalement des grands
hommes!
croyons-nous, plus sage de
en sorte de se passer d'eux.
Le génie et
faire
n'est point nécessaire
procure rarement
ce « maître de la vie
Thucydide juge « « maniement des
(i) », et la
« Richelieu,
publiques
et
est celui qui se
ment, sensément, sans
moins dangereux
(2)
«
».
S'ils
n'ont
vif-argent, ajoute le cardinal de
ne valent rien pour l'Etat
ils
sens,
probité y suffisent.
médiocres plus propres au
esprits
affaires
plomb que de
mieux gouverné
serait,
au gouvernement des États
« que les esprits remuants et subtils
« plus de
Il
bonheur des peuples. Le bon
le
humaine
les
»
éclat
» Le peuple
(3).
le
gouverne lui-même, honnête-
mais sans risque. Heureuses
les
nations à qui la fortune jalouse n'a pas infligé trop de grands
hommes,
et qui,
comme
la Suisse,
ont pu assurer leur pros-
périté sans cet aventureux concours
Elles n'ont pas eu à
!
payer un peu de célébrité au prix de beaucoup d'épreuves.
grands
Si les
vices,
des cas,
de génie
hommes
rendent à l'occasion de réels
ne sont point indispensables
ils
le
dans
progrès s'effectue très bien sans eux.
fait-il
la
ser-
majorité
Un homme
défaut lorsque les circonstances semblaient
réclamer son aide, la tâche dont avec gloire sera, pour peu que l'exige,
et.
la
il
se serait acquitté seul
logique de la situation
accomplie par plusieurs, d'une façon moins bruyante
mais aussi sûre. Les grandes œuvres ne sont personnelles
que par accident. Sauf en ce qui regarde esthétique où l'auteur applique sur
marque de son
la
un fond commun
la
dont on
est
idéal particulier, tous les gains
(2)
Bossuet, Discours sur l'histoire universelle, III, Histoire de la guerre du Péloponèse, III, 3j.
(3)
Testament politique.
(1)
production
6.
redevable à
des
AGENTS DE L HISTOIRE
99
personnages célèbres
auraient pu être
obtenus, avec un léger retard, par d'autres agents dont
nombre
et possible est
homme se rencontre
habile
le
compensé l'infériorité. Tout progrès urgent imminent, presque inévitable. D'ordinaire, un
aurait
l'honneur
;
mais
querait pas de
Quand
s'il
là juste à
point pour en recueillir
ne se présentait pas,
se faire,
la
chose ne man-
peu après, d'une façon ou de
l'autre.
y a nécessité que des portes soient ouvertes, il « survient toujours quelqu'un qui trouve les clefs et qui «
«
fait
il
jouer les serrures
Christophe
(i).
Colomb ne
» se
serait
pas lancé à travers
l'Atlantique ou, naufragé sur quelque écueil inconnu, y aurait péri d'une mort sans gloire, croit-on que Amérique 1,'
serait
encore à découvrir
avaient montré
le
?
Bien d'autres avant
chemin. Une
fois
lui (2)
en
l'Afrique tournée^ la
voie des Indes ouverte, la grande navigation prenant son
nouveau monde ne pouvait plus rester ignoré de A défaut de Colomb, on aurait eu, quelques années plus tard, Cabrai, Ponce de Léon, Magellan, Cabot
essor, le
l'ancien.
ou n'importe quel navigateur bien Qui admettra que, si Gutenberg merie, nous
serions
servi par la fortune.
n'avait pas établi l'impri-
encore astreints,
comme
les
scribes
du moyen âge, à calligraphier patiemment des manuscrits? La Renaissance venue, les littératures antiques remises en lumière et la curiosité moderne éveillée, l'universelle activité des esprits devait faire chercher et trouver des modes expéditifs de transcription. La découverte était nécessaire, et ses difficultés,
au milieu du xv e
siècle,
ne pouvaient arrêter
longtemps.
Quand Watt
n'aurait pas organisé la
machine à vapeur,
nous ne serions point pour cela privés de sance.
A
la
fit
cet engin
l'invention, l'âge de la
de puis-
mécanique
Havet, le Christianisme et ses origines, t. IV, p. 397. Les Chinois, dès avant le iv 6 siècle, les Japonais, les Scandinaves,
(1) E. (2)
date où se
les Basques...
l'histoire et les historiens
ioo
savante était arrive. Harrison avait (1727) donné aux chronomètres une précision inespérée, même de Newton Har;
greaves construisait la machine à carder
et le
moulin à
filer
(1767). bientôt après perfectionné par Arkwright. L'industrie, à la veille de tranformer son outillage et d'entreprendre
de gigantesques travaux, sentait l'impérieux besoin d'un moteur à la fois facultatif, infatigable, docile et peu coûteux.
La vapeur, appliquée
déjà dans les mines, était désignée pour
nombreux mécaniciens cherWatt y réussit le presuccès n'aurait pas manqué d'être
cet emploi. Depuis Papin, de
à l'assouplir.
chaient à
l'utiliser et
mier.
avait échoué, le
S'il
remporté par d'autres. De nos jours, tricité,
la
conquête de
l'élec-
plus difficile et plus glorieuse que celle de la vapeur,
est opérée
peu à peu par une légion de chercheurs dont
aucun, malgré ses mérites, n'aura
la célébrité
absorbante
de Watt. Luther pouvait se dispenser de prêcher la réforme elle 3 se serait faite sans lui. Au xvr siècle, une scission devait :
forcément
éclater,
en matière de
souche germanique
foi,
peuples
et les
entre les peuples de
de civilisation latine.
Supposez Luther soumis ou enseveli dans Yin-pace d'un signal serait venu d'ailleurs, et le mouvement, commencé n'importe où, se serait propagé de proche en
cloître, le
proche,
les esprits
allant
où
les
appelaient leurs affinités
d'idées.
Si
vrai
système du
Ptolémée
prévaudrait
Copernic n'avait pas ébauché
monde
,
pense-t-on
que
de
celui
encore? L'astronomie en progrès sorte de nécessité logique, d'adopter la seule
était obligée,
failli
par une
preuves
et d'étayer sur
conception qui levât toutes
ou Galilée n'aurait pas
le
les difficultés.
à la tâche
et,
si
le
Kepler
premier
n'avait pas découvert les grandes lois qui portent son d'autres
les
auraient
dégagées de
chaque jour plus étendues prétend à tort que, «
si
et plus
Newton
tables
nom,
d'observations
explicites.
Stuart Mill
n'avait pas vécu, le
monde
AGENTS DE L HISTOIRE
« eût attendu
10
philosophie newtonienne jusqu'à ce qu'eût
la
« paru un autre Newton ou son équivalent
à
I
».
Ce
n'auraient pas eu de peine à
lui seul, plusieurs
qu'il
fit
le faire
de concert. Qui oserait soutenir que, sans le Novum organum, la méthode scientifique serait encore inhabile à user de l'observation et de l'expérience? Joseph de Maistre dénie
Bacon
à
fut un baro« mètre qui annonça le beau temps et, parce qu'il l'annonça, « on crut qu'il l'avait fait (i). » Enfin, quand Descartes n'aurait pas écrit le Discours de la méthode, l'esprit humain ne suivrait pas moins aujourd'hui les lois de l'évidence. Les yeux une fois ouverts aux clartés naissantes de la titre
le
science ne
Comme
le
d'initiateur
:
« Bacon,
devaient plus invoquer que la pure lumière.
coq matinal, ces grands précurseurs d'idées ont
bien pu signaler l'aube prochaine
ont
fait
dit-il,
;
ce ne sont pas eux qui
lever le soleil.
Le mérite des auteurs de ces œuvres glorieuses est donc d'avoir suivi un courant, résumé une foule de travaux et réalisé
un progrès
n'avait plus besoin
main la
fruit,
que
officieuse qui
moment où
au
juste
quer de s'accomplir. Le
d'être cueilli.
nous
il
ne pouvait man-
lentement mûri sur
l'offre,
la
branche,
Rendons grâce à
la
en ayant soin de réserver
meilleure part de notre reconnaissance aux mains igno-
rées qui ont aidé à le produire.
personne n'avait bien
!
le
fruit
pris la peine
serait
passant venu l'aurait
« choses
est tout »,
— Mais,
objectera-t-on,*si
de monter à l'arbre?
— Eh
tombé de lui-même, et le premier ramassé à terre. « La maturité des dit
Shakspeare (ripeness
is ail).
L'imminence du progrès, au terme de l'évolution qui l'amène, ressort clairement de la multiplicité des efforts qui, le
moment
venu, travaillent à
l'effectuer. L'histoire
des découvertes est pleine de coïncidences
(i)
Soirées de Saint-Pétersbourg, entretien V.
et
de rencontres
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
102
qui motivent d'âpres revendications de priorité. Leibniz
séparément
Newton trouvent Scheele
Niepce
et
Priestley
isolent
Adam
Wallace de
même
Daguerre surprennent à
et
temps l'oxygène
la
fois le
secret
;
;
des
Le Verrier Neptune
Darwin conçoivent simultanément
la théorie
;
à l'insu l'un de l'autre,
éléments de
calculent les et
et
infinitésimal
la planète
impressions lumineuses et
en
calcul
le
la sélection naturelle et. ce qui
est plus
;
beau peut-être,
même année vu prendre quatre brevets d'invention pour la découverte du télégraphe électrique (1) plus récemment. Graham Bell et Elisah Gray en ont demandé le même jour s'en
renvoient l'honneur l'un à l'autre
la
;
(1837) a
;
(14 février 1876) pour celle du téléphone, le point d'arriver troisième...
et
Edison
était
sur
Cette simultanéité dans les recherches le
succès prouve que
et
souvent dans
problèmes étaient généralement
les
posés, agités de diverses parts et bien près d'être résolus.
Mais quand
sont parvenues
choses
les
réussite est prochaine,
ques instants plus
il
au point où
la
importe peu qu'elle s'opère quelpar des anticipations de génie, ou
tôt,
quelques instants plus tard, par des opportunités de bon sens. rité.
La
n'est plus alors
gloire
Comme
le
but.
remporte
d'une longueur ou d'une quelques
L'avance de
acclamer un
célé-
sur nos hippodromes où d'ardents coureurs
luttent de vitesse, celui-là ses rivaux
qu'une question de
triomphateur
émules malheureux.
A
le
prix qui, dépassant
tête, atteint
premier
le
dixièmes de seconde
et laisse
fait
sans récompense ses
part l'intérêt personnel qu'on peut
y prendre, ce spectacle présente un attrait médiocre quelles que soient les chances de la course et les couleurs :
4u jockey qui gagne, il y aura toujours un vainqueur. Si donc les principaux acteurs de l'histoire avaient été empêchés de jouer leurs rôles, d'autres s'en seraient acquit(1) Wheatstone, Morse, octobre.
i
cr
mars
;
Alexandre, 22 avril
;
Steinheil,
1
er
juillet
;
AGENTS DE L'HISTOIRE
pour eux. Le monde
tés
grands
hommes
manqué pour Gray célèbre
se
est plein
de héros surnuméraires, de
en expectative à
qui l'occasion seule a
produire avec éclat. L'immortelle élégie de
nom
ces génies sans
qui. après avoir traversé
ignorés des autres et d'eux-mêmes, vont dormir sous
la vie
gazon d'un cimetière de
le
103
« admirables et qui
village.
«
Combien d'hommes
avaient de très beaux génies, sont
« morts, dit Labruyère, sans qu'on en
Combien vivent encore dont on ne
«
ait
jamais parlé
!
parle point et dont
les compare à marchands qui passent sans déplier (2) ». Enfin Prévost-Paradol « Comme nous marchons sur l'or et les « diamants enfouis dans le sein de la terre, nous passons « en aveugles à côté des beaux génies auxquels l'air et la
« on ne parlera jamais des
(i)
» Montesquieu
!
<<
:
« lumière ont
manqué
(3).
»
Chaque génération possède beaucoup
hommes vent à
la gloire
le
du progrès abondent
mérite désignent
de Cunaxa
bataille
la
ceux qui
arri-
auraient pu être remplacés sans désavan-
tage, car les volontaires
stances plus que
de grands
plus
qu'elle n'en utilise, et la plupart de
et
la
l'élu.
et les circon-
— Lorsque, après
mort de Cyrus
le
Jeune,
le
corps de soldats grecs qui guerroyait à son service au fond
de
la
Perse eut
été,
par trahison, privé de ses chefs,
il
ne
Xénophon, qui accompagnait à l'improviste chargé du commandement (4),
perdit pas pour cela courage.
l'armée, fut
général d'occasion se trouva grand capitaine. Cléarque
et ce
se serait-il
mieux
de succès
la
tiré d'affaire et aurait-il dirigé
retraite des dix
mille ?
Il
est
avec plus
permis d'en
douter.
La (1)
(2) (3) (4)
part de progrès que les grands
Caractères,
hommes
II.
Pensées diverses. Études sur les moralistes français, Vauvenargues. Anabase, II, 5 III, et 2. ;
1
accomplis-
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
104
sent avec gloire paraît bien restreinte
quand on
la
compare
à celle qui s'effectue en silence par suite de l'universel con-
Le trésor qu'amasse laborieusement l'espèce humaine compose surtout d'une multitude de petits gains sans cesse accumulés. La civilisation ressemble à ce tabernacle du temple à la construction duquel chaque Hébreu était
cours. se
tenu de contribuer
(i). Il
y a des vocations pour toutes
aptitudes, des tâches pour toutes les forces. L'artisan
son travail de chaque jour
et,
perfectionnement technique
;
labore au développement de
appréciations idées et
chaque
;
met au
selon son ingéniosité, quelque
chaque l'art
homme
de goût col-
par son idéal
par ses
et
esprit influe sur l'opinion par ses
service de la science ce qu'il a de curiosité
ou d'instruction; l'homme de bien élève dans niveau de
ses vertus le
les
donne
la
moralité générale
mesure de bon citoven
la
le
;
aide à maintenir l'ordre social par son respect des lois et à garantir la liberté par le prix
apporte à
Ainsi chacun travaille dans progrès, et font
si
les
y attache
sont pas disputés,
grand
le ils
le
les
atelier
monde. petits gains qui
;
que
la
hauteur où notre admiration
les
y sont portés par la foule. Le fabuliste nous
ils
comment
enseigne
honneur
fait
célèbres. Les héros, en effet, ne parviendraient
point sans secours à place
ne leur
inconnus seraient en droit de reven-
diquer une bonne part des mérites dont on
aux hommes
croyant
le
:
où s'élabore
le
multitude infinie des
la
il
héros font plus que personne, réunis
beaucoup moins que tout
Outre
qu
religion sa foi. ses lumières et ses doutes...
la
l'aigle
le
monter plus haut
roitelet réussit à
en se faisant soulever par
lui
dans
ne commençant à prendre son vol que
les airs et
lorsque
en
l'aigle,
fatigué, avait arrêté le sien.
Sortis
du
ses idées,
(i)
sein de la foule, les grands
ses passions, parlent
Exode, xxx,
12, i3.
hommes
son langage
et
partagent
suivent ses
AGENTS DE L HISTOIRE
En
inspirations. «
« esprits,
«
fait, c'est le siècle
ce qu'ils sont
faits
« ont reçu, avec
Les grands
siècle.
agissent sur cette société qui les
est vrai,
il
qui façonne l'homme,
l'homme qui façonne son
« ce n'est pas
105
mais
;
ils
les intérêts (i).
a
ne font que rendre ce qu'ils » Chaque peuple suscite, aux
divers stades de son existence, les genres de célébrités qui lui
conviennent
les
le
mieux. Les inventeurs abondent dans
phases d'activité industrielle
illustrent les
éclairent les générations de curieux
duit de
mœurs
poètes
les artistes et les
;
siècles de haute culture esthétique; ;
les
sont
les saints
savants pro-
le
propices à de généreux mobiles et à de fortes
vertus; les politiques surgissent durant les crises de rénovation sociale
les révélateurs et les
;
prophètes aux époques
La vocation des grands hommes donc moins spontanée que commandée. Ils ne choi-
de fermentation religieuse. est
sissent pas leurs rôles
;
ils
acceptent ceux que la foule leur
assigne et les jouent selon ses indications, sous son contrôle,
On
en vue de son approbation. là
où
ils
ne sont pas préparés
et
à néant le plus sublime génie,
ne
les voit
point apparaître
attendus, car, pour réduire il
suffirait
de
le
transporter
dans un milieu impropre à son développement. L'ensemble avec lequel
se produisent,
un autre, les phénomène n'a
illustrations
montre que
rien de fortuit.
par ses
le
effets,
il
est général
milieu subordonne leur temps.
les
hommes aux
Ils
Personnel
nécessités de glo-
nombre pour
les
ne sortent pas de leur ombre.
quotité à peu près pareille de talents virtuels est sans
doute répartie à chaque génération tunes
diverses,
stances,
comme
selon le temps,
;
les
mais
ils
lieux et
ont des forles
circon-
des graines mêlées qui, jetées sur une
terre inégale, avortent (i)
l'histoire,
L'état des choses est-il favorable à de
rieuses missions ? Ils se présentent en
Une
de
par sa cause. L'influence du
grands
remplir. Est-il contraire ?
un
tantôt dans
sens, tantôt dans
ou germent, suivant
Macaulay, Essai sur Dryden.
qu'elles trouvent
ioô
l'histoire et les historiens
ou non des conditions propices. Les siècles réputés barbares n'ont probablement pas été plus pauvres en génies mais ils n'en ont su rien que les siècles les plus brillants ;
faire
n'avaient pas de grandes tâches à leur prescrire.
ils
:
« La nature, dit Bossuet, ne « dans tous
« mais « qui
pays des esprits
et
pas de faire naître
des courages élevés
faut lui aider à les former.
il
les
les
manque
Ce qui
forme, ce
et
de nobles
achève, ce sont des sentiments forts
« impressions qui
se
répandent dans tous
« passent insensiblement de l'un à l'autre
les esprits et
(i).
» Macaulay
soutient avec irrévérence que « le génie est sujet aux
« lois qui règlent le
commerce du coton
et
« L'offre se proportionne à la demande.
« génie peut diminuer
«
si
si
de
la
mêmes
mélasse
(2).
»
Reprenons, en l'adaptant au sujet qui nous occupe, de Saint-
.
La somme de
l'emploi est entravé et s'accroître
des débouchés lui sont ouverts
Parabole
;
les
Simon
,
supposons d'abord
et
la
que
toutes les célébrités de la génération actuelle soient brusque-
ment fauchées par
la
mort.
Ce
rique, car
ils
un cruel désastre un cataclysme histo-
serait certes
qui, pour les historiens, équivaudrait à
n'auraient plus de personnages à mettre en
scène, et l'humanité, privée de ses chefs, leur semblerait
condamnée
à l'inertie.
vivre à son ordinaire
en
elle, la
et.
La
foule,
pourtant, continuerait de
grâce aux capacités latentes qui sont
perte jugée irréparable des grands
tarderait pas à se réparer. Les aspirants à la
hommes
ne
renommée,
jusque-là maintenus dans l'ombre par d'illustres prédécesseurs, deviendraient illustres à leur tour et passeraient au
premier rang. La génération suivante verrait en tous cas
un nouveau contingent de génies et de un temps d'arrêt pour ainsi dire insensible,
surgir
talents
après
les
et.
choses
reprendraient leur cours régulier.
Mais imaginez maintenant, par une hypothèse inverse, (1)
(2)
Discours sur l'histoire universelle, Essai sur les orateurs athéniens.
fil"
partie, ch. vi.
AGENTS DE L HISTOIRE
que
la
mort
nus
et
ne
que
laisse subsister
\OJ
masse entière des incon-
ait fait disparaître la
personnages notables. Les
les
historiens s'apercevraient à peine de ce petit accident qui se réduirait à retrancher ceux dont
composée bornée à
cette
élite le
pourraient
supérieurs, et
d'êtres
plus vite. C'est
ne parlent pas.
ils
Ils
se
présence d'une sorte d'humanité idéale,
trouveraient en
croire
que,
glorieuse, elle va progresser d'autant
contraire qui arrivera. Malgré la grandeur
personnelle des survivants, par
le fait
seul de l'absence de
de grand ne pourra
la foule., plus rien
se faire.
Inventeurs
sans ouvriers, artistes sans public, savants sans disciples, capitaines sans soldats, rois sans sujets,
prophètes sans
croyants, tous seront déchus de leurs rôles, sevrés de leur gloire et frappés d'impuissance
ou
l'exercice des bas métiers qu'ils
dédaignent chez
les
hum-
deviendront foule eux-mêmes. Leur
bles, c'est-à-dire qu'ils
postérité
pour vivre à
astreints
aura chance
d'être
vulgaire,
car les
aptitudes
exceptionnelles ne se transmettent pas par hérédité, et
faudra des siècles pour que se reconstituent
les
il
multitudes
d'où puissent sortir de nouvelles légions de héros...
Concluons que,
si les
hommes
grands
sont utiles, les
foules sont surtout nécessaires et pourraient plus aisément se
passer d'eux qu'ils ne se passeraient d'elles.
autant que possible, qu'exigent la raison
mesure
;
la part
de tous
l'équité
et
les mérites,
c'est
;
suivant ce
une question et
n'accorde
rien à la foule des inconnus. Si. forcé d'être injuste,
devions choisir entre bre, et
le
grands
les
hommes
nous dirions avec Labruyère
:
nous nous rangerions du côté de
d'avoir lot
de
mais ne tolérons plus l'odieux partage qui décerne
l'honneur à des illustrations surfaites
tout
Faisons,
la
part
la
des glorieux
plus belle. (i)
;
ils
et le
nous
grand nom-
« Je suis peuple! » la
multitude, assuré
Les historiens
oublient que
la
préfèrent
médiocrité
(i) « Donnez-leur l'histoire du genre humain dans les grandes conmais ne leur « dirions, ce devient là pour eux un objet important ;
l'histoire et les historiens
io8 est la loi il
commune et que, pour bien savoir le genre humain,
faut l'étudier
La
foule,
il
dans sa condition moyenne.
est vrai,
a été jusqu'ici complice, par igno-
rance, de l'iniquité dont elle était la victime. Hors d'état
d'apprécier les mérites innombrables, mais peu éclatants, qui
dans son sein, elle exagère les mérites rares que renommée, et ceux qui, dans l'œuvre générale, ont fait un peu plus que les autres, passent pour avoir tout fait. Le genre humain s'adore volontiers sous des types convenus. De mille noms ignorés il fait un pseudonyme célèbre et résume un peuple en quelques héros. Afin de rendre ces se produisent
signale la
personnifications idéales plus dignes de ses respects, doteàplaisir,
précieux
comme un dévot son
et se
idole,
dépouille pour les parer.
il
les
de ce qu'il a de plus
La
hérolâtrie,
forme
dérivée de l'idolâtrie, est une conception poétique de l'histoire qui devait prévaloir
de méthode
et
pendant une phase où l'absence
de critique, jointe à
la
prédominance de l'ima-
gination sur la réflexion, ne permettait de représenter les
choses qu'à
l'état
de mythes
et
de symboles. Des légendes
et
des fables tinrent alors lieu d'histoire. Mais, signe manifeste
de
la
longue enfance de
la raison, le
même système d'idéali-
sation a persisté jusqu'à nous, quoique s'atténuantpar degrés.
Aux dieux ont succédé les demi-dieux, puis les héros. L'âge des hommes doit enfin venir. Néanmoins l'antique superstition
conserve encore son prestige. Les personnages célè-
et. quand on revendique contre eux le droit imprescriptible des foules, on paraît violer la justice, alors qu'on cherche à la rétablir.
bres sont toujours en pleine possession de l'histoire
Une
part faite, sans illusion et sans complaisance, aux
« parlez pas des objets médiocres, ils ne veulent voir agir que des « seigneurs, des princes, des rois ou du moins des personnes qui « aient fait une grande ligure. Il n'y a que cela qui existe pour la « noblesse de leur goût. Laissez là le reste des hommes; qu'ils vivent, « mais qu'il n'en soit pas question. Ils vous diraient volontiers que la « nature aurait bien pu se passer de les faire naître et que les bour« geois la déshonorent. » (Marivaux, Vie de Marianne, !!• partie.)
AGENTS DE L HISTOIRE
supérieurs, reportons notre plus symune admiration sans bornes sur l'œuvre Comprenons enfin la grandeur du rôle que jouent et
ces foules sacrifiées.
leur ouvrage
et,
La
sans
meilleure part de
elles, rien
ne se
un peuple,
plus digne d'étude, chez
la civilisation est
ferait.
c'est ce
Ce
quelques hommes,
c'est le
qu'il
peuple
qu'on doit surtout célébrer, ce n'est pas
et ce
0()
hommes
mérites des
pathique intérêt
de tous.
I
le
y a de
même,
génie de
génie de l'humanité.
y aurait donc à opérer en histoire une révolution analogue à celle qui se poursuit dans l'ordre politique. Il faut Il
que
les aristocraties
commun,
droit
de
la gloire,
s'effacent de plus
ramenées à
l'égalité
du
en plus devant l'impor-
tance croissante des foules. L'histoire est tenue désormais
de se
faire
craties
impersonnelle
et générale.
modernes, fermons
chroniques royales
nous des masses
et
et
le livre
Citoyens des démo-
trop longtemps épelé des
des nobiliaires de cour
composons-leur des
;
récits
occuponsdignes de
générations affranchies. Laissons aux princes l'histoire des rois,
puisque, de l'aveu
surtout
faite
pour eux
(i)
même ;
des historiens, elle semble
hommes, attachons-nous
à con-
naître l'histoire de l'humanité. (i) « Quand l'histoire serait inutile aux autres hommes, il faudrait « la faire lire aux princes... Les histoires ne sont composées que des « actions qui les occupent; et tout sembler être fait pour leur usage. » (Bossuet, Disc, sur l'histoire universelle, p. i .)
CHAPITRE
III
FAITS DE L'HISTOIRE La
humaine
vie
en
se résout
faits.
Il
importerait de les
tous connaître pour se rendre pleinement compte de vité
de
qu'un
la raison.
petit
Les historiens, pourtant, n'en étudient
nombre dont
l'intérêt est plus
imaginaire que
Leur exclusion systématique mutile
réel.
l'acti-
l'objet
de
la
science et leur choix arbitraire l'engage dans de fausses voies.
Afin d'introduire un peu de lumière dans
de
cette classe
qu'à
la
de données, appliquons-lui
précédente
sonnages célèbres des
et,
comme
discussion
la
même
division
nous avons distingué des per-
et des foules
d'exception et des
faits
la
anonymes, distinguons
faits
communs. Les
ici
premiers,
accidentels et transitoires, frappent l'attention publique et
occupent
la
renommée;
seconds, réguliers et continus,
les
n'éveillent guère la curiosité, à raison de leur vulgarité, même,
passent presque inaperçus. Ces deux groupes constituent
et les
événements
On
et les fonctions.
appelle événements les
qui, par leur
caractère
faits,
en apparence notables,
de singularité, tranchent sur
la
condition habituelle des choses. Tels sont, dans l'ordre
physique,
les éclipses
de
de comètes,
les
famines,
épidémies,
les
soleil
ou de lune,
les
apparitions
hivers rudes ou doux, les sécheresses, les etc.
;
ou, dans Tordre politique, les
FAITS DE L HISTOIRE
I
I
I
changements de règne, les guerres avec leurs alternatives de succès et de revers, les traités de paix ou d'alliance, les acquisitions ou pertes de territoires, les révolutions des États ; enfin,
dans un ordre plus général,
hommes,
les
des grands
la destinée
inventions remarquables,
les créations
admi-
rées des artistes et des poètes, les découvertes des savants illustres, les exploits
un mot,
des héros, etc.; en
tout ce qui
arrive de particulier, d'inusité.
Sous des
le titre
faits
de fonctions,
il
comprendre l'ensemble
faut
ordinaires qui, se produisant avec ordre, ne pro-
voquent pas d'étonnement. Les hommes, partout aux prises avec des exigences de vie qui résultent de leur nature sont constantes
comme
moyens dont
des
donné, varie peu dition
l'emploi, et
état
de civilisation
ne change que par degrés.
normale d'existence
une
se maintient avec
dans un
s'établit
et
à les satisfaire par
elle, travaillent
Une
con-
dans chaque groupe
stabilité relative,
malgré
le
et
perpétuel
imprévu des événements. L'histoire,
de
faits, et,
juste
pour
pour
être complète, doit scruter ces
être exacte, attribuer à
mesure d'importance. Quelle
est
Si
classes
d'elles sa
donc leur valeur
pective pour la connaissance des choses
place convient-il
deux
chacune
humaines
res-
et quelle
de leur assigner dans nos recherches?
nous consultons à
cet égard les historiens, leurs
pleines de récits d'événements, attestent
que
ception leur ont généralement paru avoir
le
œuvres,
les faits d'ex-
plus d'impor-
nous allons au fond des choses, nous jugerons que, au rebours, les faits communs méritent d'être examinés tance; mais,
avec
le
si
plus de soin.
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
112
§i EVENEMENTS
FAITS SINGULIERS OU
Au premier abord, l'intérêt des événements paraît extrême. Le
bruiit qu'ils
pour
font
les faits les
mée ne
quand
se produisent porte à les tenir
ils
plus considérables de l'histoire.
d'en suivre sations des
abordés,
cours.
le
Ils
sont
hommes. De
comme
l'un à l'autre
:
tout
a-t-il
temps
dont
la vie,
craindre.
les
de nouveau
Cet universel désir de savoir
La préoccupation
publique
principal aliment des conver-
curieux se sont
ceux d'Athènes, en
jadis
« Qu'y
le
les
(i) ?
se
demandant
»
nouvelles dérive d'une
sorte d'instinct rationnel et répond à tence.
La renom-
se lasse pas de les signaler et l'attention
une
nécessité d'exis-
des événements s'impose à des êtres
exposée à mille hasards, se passe à désirer ou à
Tout changement qui
s'effectue
instable des choses nous oblige d'aviser.
dans
Tordre
Nous devons donc
nous enquérir avec vigilance des mutations qui surviennent, afin
d'accommoder
notre
variables. Rester insouciant
activité
pressentir l'incident avant qu'il
connaître aussitôt qu'il épie les moindres signes, le plaisir
les
d'apprendre
les
des
à
occurrences
serait être aveugle.
n'arrive
est arrivé.
on écoute
On
veut
ou du moins
le
En conséquence, on
les plus légers bruits, et
nouvelles n'a d'égal que celui de
propager.
Les historiens transportent dans
la science le vif attrait
qui nous incite à nous informer des événements; mais
ne voient pas que
la
valeur des
beaucoup suivant qu'on
les
faits
ils
de ce genre diffère
examine de près ou de
loin,
(i) Tixatvov: Démosthène, Harangue sur la lettre de Philippe Première Philippique (voy. aussi Actes des Apôtres, xvn, 21).
et
FAITS DE L'HISTOIRE
dans
le
présent ou dans
passé, dans l'ordre particulier
le
dans Tordre général. Chacun de nous dans
attentif à ce qui se passe
nité
est,
ses alentours;
à juste
I
3
ou
titre,
mais l'huma-
échappe par sa grandeur à ces contingences de temps
de
et
I
hommes
Les
lieu.
ont donc raison
et les
historiens
ont tort de tant s'occuper des événements. Les premiers s'inquiètent des intérêts de leur vie subordonnés à des acci-
nombre
dents sans
:
ment moins
seconds devraient surtout étudier
les
dont l'ordre repose sur un fonde-
les intérêts de l'espèce
précaire.
Si,
pour un groupe
d'êtres, à
une
date et dans une région déterminées, chaque événement a
son importance, tous, au point de vue de l'ensemble, paraissent insignifiants.
Un événement
est
un
fait
singulier
circonstances locales et momentanées. et
quand
s'opère la rencontre des causes occasionnelles.
Accidentel et sans durée, C'est pourquoi
il
fait
il
arrive, passe, et
éléments de
la
la persistance
grandeur, ni
dans
le
la diffusion
dans l'étendue, ni
temps. Son action
sur place et sur l'heure. Sortez du s'est
produit, vous
vous arriverez
ne s'exerce que
moment
et
du
lieu
où
verrez son importance décroître à
mesure que vous vous éloignerez de sa date et
ne revient plus.
un phénomène à ce circonscrit, n'a aucun des
sensation. Mais
point particulier, éphémère et
il
dû à un concours de Il s'accomplit là, où
et
de son centre,
temps et à des pays où, loin de on l'a complètement ignoré. La valeur des événements est donc toute de circonstance, vite à des
ressentir son influence,
de
localité,
d'actualité.
Les nouvelles,
doivent être toujours nouvelles. celles
On
pour intéresser,
parle aujourd'hui de
de ce matin celles d'hier; sont déjà vieilles; qui
s'informe de celles du mois passé? d'autant plus vive que les
faits
En
outre, la curiosité est
ont eu lieu plus près de nous.
ville y mettent toutes les langues mais s'inquiète-t-on beaucoup à Paris ou à
Les moindres bruits d'une
en mouvement
;
8
I
1
l'histoire et les historiens
14
Londres de
ce qui arrive à
soupçonne
les
Tibétains
Lhassa ou à Tombouctou
et les
? Je
Soudanais de nous rendre,
mesure pour mesure, l'intérêt que nous leur portons. Il n'y a, pour chaque groupe, d'événements considérables que ceux qui
Ceux
touchent. Les autres ne
le
milliers d'années ne
nous sont en
et
préoccupent guère.
le
qui se produisent aux antipodes ou datent de quelques
peuvent avoir qu'un intérêt imaginaire
réalité aussi étrangers
que Fhistoire des
habitants de Sirius. Il
de franchir quelques
suffit
quelques
siècles d'intervalle
prestiges et s'éclipser de brillantes
courte et distraite, des
d'un
nombre de
petit
monde
et le
«
suprême
cette
cerne pas.
le
A
de distance ou
se dissiper bien des
renommées. La mémoire,
hommes, ne garde
faits.
uns de ceux qui ont
degrés
pour voir
le
souvenir que
peine savons-nous quelques-
plus
marqué dans
région
la
nous vivons. La
laps de durée où
du
postérité,
indifférente (i) », oublie ce qui ne la con-
Que d'événements,
jadis célèbres,
trace n'est restée dans les traditions des
grandeurs évanouies
dont nulle
hommes Que !
comme une fumée
dans
l'air
gloires réputées immortelles ont fait naufrage sur les
!
de
Des
abîmes
(2). De grands empires ont croulé comme les châteaux de cartes qu'élève la main d'un enfant et que son
du temps
souffle renverse.
Des
nations
florissantes,
des
systèmes
entiers de civilisation ont disparu. Strabon vante la culture
des Turdules
« Ce sont,
«
et
des Turdétans qui occupaient
dit-il, les
plus savants des Ibères.
littératures, des histoires, des
poèmes
et
la Ils
Bétique
:
ont des
des lois en vers
« qui datent, à ce qu'ils prétendent, de six mille ans. Mais
Sainte-Beuve, Lundis, t. XI, p. 6. « Cernis... quantis in angustiis vestra gloria se dilatari velit, qui « autem de vobis loquuntur quam loquunjtur diù ? » Cicéron dans Socrate compare Macrobe, Commentaire sur le Songe de Scipion). (1)
(2)
—
peuples groupés autour de la Méditerranée et qui pensaient occuper le monde du bruit de leur renommée, à « des grenouilles coassant « autour d'une mare » (Platon, Phédon).
les
FAITS DE L HISTOIRE
i
« les autres nations ibères ont aussi leurs littératures
Cet oubli de les
l'histoire,
qui s'étend
événements du passé,
s'affligent les
érudits, ont
Pendant que et
une raison
d'être et
les vraies
efface sans relâche ses
les
»
linceul sur
renferment
grandeurs de
la vie
mobiles accidents.
générations se transmettent Tune à l'autre
conservent avec sollicitude
compose un inutile fardeau
gains durables dont se
les
le trésor de la civilisation, elles
la
(i).
5
perte des traditions dont
cette
une leçon. Le temps respecte humaine, mais
comme un
i
le
rejettent
comme
souvenir des choses qui ne valent pas
peine d'être retenues. L'humanité assiste de trop haut et
de trop loin à ce vain tumulte des événements pour en prendre beaucoup de souci. Les accidents particuliers n'intéressent pas plus la science de l'espèce
aventures d'une fourmi ou
humaine que
les
d'une fourmilière n'in-
le sort
téressent l'histoire naturelle de ces insectes.
Vus
à distance
du point de vue de l'ensemble, les plus grands épisodes ne paraissent que d'infimes détails et méritent l'incuriosité qui les attend. Le bruit qui se fait d'abord et
appréciés
s'éteindre
due:
va
d'eux
autour
par
s'affaiblissant
dans un morne
degrés
et finit
par
silence. Justice leur est alors ren-
sont taxés à leur véritable prix.
ils
L'erreur des historiens est d'attribuer une valeur absolue,
générale et constante, à des
dont,
faits
au contraire,
la
valeur est relative, locale et momentanée. Les acteurs ou les
témoins,
qui, les premiers, racontent
un événement,
lui
prêtent une grandeur en rapport avec l'intérêt qu'ils y
prennent. Dans fait centre, le
devient et par
le
notable à nos yeux.
nouvelles, suscite
peu
si Il
conséquent nous étonne
perspectives
dont chacun de nous
cercle étroit
moindre incident,
:
qu'il
nous
se
atteigne,
dérange l'ordre habituel il
ouvre sur l'avenir des
des craintes ou des espé-
rances. L'imagination échafaude des séries de conjectures
(i)
Géographie,
III,
i,
§ 6.
6
i
l'histoire et les historiens
1
plaît à rêver des résultats éventuels.
et se
d'exagérations en
divers
sens.
De
n'y a
Il
si
une foule
là.
qui,
petit fait
amplifié de la sorte, ne prenne des proportions démesurées.
Au
perdu dans
soldat,
l'univers soit en feu.
la fumée de la bataille, il semble que Le vainqueur d'un combat d'avant-
poste croit s'être couvert d'une gloire immortelle, et
le
négo-
ciateur d'un traité d'occasion pense avoir à jamais assuré
paix du monde. Le moindre acteur admis à parader sur
la
un
du genre
tréteau se flatte d'attirer sur lui les regards
humain.
Montaigne
cet
raille
aveuglement
universel
:
«
Nous avons la veue raccourcie à la longueur de nostre nez... Quand les vignes gèlent en mon village, mon prebstre en argumente l'ire de Dieu sur la race humaine
«
et
« «
iuge que la pépie en tienne déjà les cannibales.
A
voir
« nos guerres civiles, qui ne crie que ceste machine se
« bouleverse et que
le
iour
du iugement nous prend au
« collet? sans s'adviser que plusieurs pires choses se sont dix mille parts du
« vues et que
les
« de galler
bon temps
le
monde ne
ce pendant...
A
qui
laissent pas il
gresle sur
« la teste, tout l'hémisphère semble estre en tempête et en
Nous sommes insensiblement
« orage...
« erreur... Mais qui se présente
comme
touts en ceste
en un tableau ceste
« grande image de nostre mère nature en son extrême « maiesté..., qui se remarque là-dedans, et « tout
un royaume, comme un
traict
non
soy,
d'une pointe
mais
très deli-
« cate, celuy-là estime les choses selon leur iuste grandeur. «
Tant de remuements
d'estat et
changements de fortune
« publique nous instruisent à ne pas faire grand miracle
« de
la nostre...
Tant de noms,
tant de victoires et con-
« questes ensevelies sous l'oubliance rendent ridicule « pérance
d'éterniser
« argoulets
et
« chute
»
(i).
(0 Essais,
I,
nostre
nom
par
la
l'es-
prinse de dix
d'un poullier qui n'est cogneu que de sa
25.
FAITS DE L HISTOIRE
I
Voltaire montre également les causes d'une
générale
«
rite
:
« Cette démangeaison de transmettre à
erreur la.
I
7 si
posté-
des détails inutiles et d'arrêter les yeux des siècles à
« venir sur des événements
communs,
vient d'une faiblesse
« très ordinaire à ceux qui ont vécu dans quelque cour « ou
qui ont eu
le
« affaires publiques.
malheur d'avoir quelque part aux regardent la cour où ils ont vécu
Ils
comme la plus belle qui ait jamais été, le roi qu'ils ont vu comme le plus grand monarque les affaires dont ils se sont mêlés comme ce qui a jamais été de plus impor-
« «
;
«
monde.
« tant dans
le
« tout avec
les
mêmes
s'imaginent que
Ils
la postérité
verra
yeux.
« Qu'un prince entreprenne une guerre, que sa cour soit « troublée d'intrigues, qu'il achète l'amitié de ses voisins « ou qu'il vende
la
sienne à
un
autre, qu'il fasse enfin la
« paix avec ses ennemis après quelques victoires « défaites
;
« ments présents, pensent être dans l'époque «
lière
et
quelques
ses sujets, échauffés par la vivacité des événe-
depuis
la création (i).
la
plus singu-
»
Les historiens partagent avec une candeur surprenante toutes ces illusions.
de raconter
Le soin
les vieilles
posent un intérêt général
et
fait quelque bruit en son
éternellement redit.
un homme,
Ils
prennent de
qu'ils
recueillir et
nouvelles prouve qu'ils leur supdurable.
Tout événement qui
temps leur paraît mériter
s'abusent.
Ce
a
d'être
qui est particulier à
une époque, à un pays, les intéresse beaucoup sans doute, mais n'intéresse qu'eux l'ensemble des à
;
hommes
ne peut attacher de prix qu'à ce qui
tous, c'est-à-dire
aux fonctions de
la vie,
les
concerne
aux progrès de
la
civilisation.
A
les destinées
de l'espèce aient dépendu de l'avènement d'un
lire
les
récits des
bon ou d'un mauvais prince, de bataille,
!
1
1
d'un
traité,
historiens,
la perte
il
semble que
ou du gain d'une
d'une alliance, d'un mariage ou d'une
Discours sur l'histoire de Charles XII.
I I
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
8
mort. Sont-ce réellement là
expliquer par eux
peut-on
et
les faits essentiels
choses humaines? Le moindre l'humanité,
le
de l'histoire
cours que suivent
examen démontre
n'y a pas' d'événements considérables.
il
les
que,, pour-
Tous
sont petits et les plus grands en apparence n'échappent pas à la nullité générale.
Voltaire indique plusieurs tels
que
la prise
faits
de l'histoire moderne,
de Constantinople par
Turcs,
les
la
verte de F Amérique, la Réforme, la rivalité des
d'Autriche
et
de Bourbon....
comme
les
décou-
maisons plus
sujets les
dignes, par leur importance, de fixer l'attention des historiens.
mais
Il il
a peut-être raison pour l'Europe et pour son temps
a l'imprudence d'ajouter
:
«
Il
« de s'occuper de Salmanazar et de
:
sied bien, après cela,
Mardokempad
de
et
du Persan Cajamarrat et de .homme mûr, qui a des affaires
« rechercher les anecdotes
« Sabaco Métophis
!
Un
« sérieuses, ne répète point les contes de sa nourrice (i\ » Ici,
Voltaire a plus raison qu'il ne croit et ne paraît pas
soupçonner que, dans quelques dizaines de
siècles,
des
d'Amérique ou d'Australie pourront porter un jugement tout pareil sur le Siècle de
critiques irrévérencieux
Louis XIV
et les
Histoires de Charles
XII ou de Pierre
le
Grand. Analysez
les
nos annales,
diverses sortes d'incidents dont regorgent
et,
sous
pompe du
la
sans peine l'insignifiance des
par exemple
un grand
personnes dans
les
faits.
récit,
vous découvrirez
Les historiens mettent
soin à relater les changements de
emplois de gouvernement,
de peuples n'ont pour histoire que
la liste
et
nombre
de leurs
rois.
Qu'un prince monte sur le trône ou en descende, qu'un ministre emménage ou déménage, voilà tout le camp des nouvellistes en émoi.
du monde
(i)
On
se déplace et
Remarques sur
croirait, à les entendre,
que désormais
l'histoire,
Œuvres, 1768,
la terre
t.
que
l'axe
va tourner
VIII, p. 5.
FAITS DE L HISTOIRE
A
I
I
9
quoi se réduisent ces événements
dans un autre
sens.
présentés de
si
bruyante façon
Paul ou cède
la
sienne à Jacques. Le détail est assez mince
?
Pierre prend la place de
et
ne vaut guère que l'univers s'en occupe. Pour peu que
la
machine gouvernementale
de fonctionner suivant
orgue de Barbarie qui joue
manœuvre
soit bien établie, elle
branle accoutumé
le
le
même
(i).
continue
un
C'est
que
air quel
soit le
qui tourne la manivelle. Chamfort assimile les
expéditionnaires de la politique aux chiens qu'on enfermait
dans
autrefois
vement
(2).
pattes, la
les
tourne-broches pour
N'importe
machine
la
bête,
les
pourvu
mou-
mettre en
qu'elle
remuât
les
allait.
Cela n'est pas seulement vrai des médiocrités de
l'histoire.
Les plus glorieux chefs d'Etat, chargés, croit-on, de responsabilités ciel
;
en
immenses, paraissent réalité,
comme
Atlas supporter le
soutiennent pas grand'chose
ne
ils
peuvent choir sans que rien croule. La
repose heureusement sur de moins fragiles épaules d'un héros.
des
hommes
utiles
ceux qu'on jugeait placés.
y
Il ;
il
le
a.
et
du monde étais que les
stabilité
dans des circonstances données,
n'y en a point d'indispensables, et
plus nécessaires sont aisément rem-
Le protagoniste peut
disparaître de
la
scène
;
la
scène ne restera pas vide pour cela. D'autres acteurs se préle drame ne sera pas un instant interrompu. De l'aveu des Américains, « la « mort du président Lincoln n'a pas dérangé plus d'une « heure la marche des affaires politiques et commer-
senteront pour continuer son rôle et
« ciales
(3)
».
Qu'importe que César
gnard des conjurés? L'empire ne
ait péri
se fera
Auguste. César serait mort dans son
lit,
sous
le poi-
pas moins par cela n'eût point
(i) Lorsque Louis XIII eut succédé à Henri IV, le maréchal de Bouillon disait que « la taverne était toujours demeurée la même, « n'y ayant un autre changement que le bouchon» (Mémoires du cardinal de Richelieu, Collection Petitot, t. XI, p. 45). (2) Caractères et Portraits, Œuvres, 1857, p. 44. (3)
Frazer, Report on the
commonschoal system ofthe United
States.
120
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
changé
cours des choses
le
n'y aurait perdu
l'histoire
;
qu'une belle tragédie. Ainsi de tout. Les événements qui ont
des^groupes les
d'hommes
apprécier,
on
plus passionné
le
paraissent mesquins lorsque, pour
se place
au point de vue des
intérêts de
Les plus mémorables accidents n'exercent d'in-
l'espèce.
fluence que sur
une
durant une époque
aire restreinte,
dans l'immensité
limitée, et se perdent, infimes épisodes, la vie générale.
de
Ouvrez nos historiens de
Révolution
la
et
de l'Empire
:
vous serez tenté d'admettre avec eux que le monde, ébranlé jusque dans ses fondements, fut alors bouleversé de fond en comble par de furieuses convulsions.
Il
n'en est rien.
Pendant que la crise sévissait sur quelques points de l'Europe, le calme régnait ailleurs. Pour quatre cent millions de Chinois, la Révolution française a été non avenue. Lorsque la terre
tremble dans certaines régions du globe,
dans toutes
les autres sa fixité
normale
et,
elle
quoique
les
garde
com-
motions soient fréquentes, les catalysmes sont inconnus.
En France même,
de ces perturbations poli-
la violence
tiques ne fut pas partout ressentie. Les plus redoutables
orages ne troublent guère la masse de l'océan les
vents déchaînés soulèvent la surface,
bile sous la tempête.
« partie du peuple,
Au
la
Révolution
victoires
profondes de
la
n'arrivaient
population.
dans maint village
paisible,
tandis que
immo-
qu'un opéra
n'était
et le
et,
fond dort
pour une grande
dire de Marat. «
voix des plus fougueux tribuns tissantes
le
canon des plus
».
La
reten-
point jusqu'aux couches
Dans
vallée
telle
on n'entendit
même
écartée,
pas parler
de ces événements dont
le bruit semblait remplir le monde. Napoléon en fournit une preuve piquante lorsque, échappé de l'île d'Elbe et débarqué sur les côtes de
L'histoire de
la
Provence,
tagne,
il
il
:
se rendait
de Grasse à Grenoble par
la
mon-
rencontra une paysanne qu'il voulut interroger sur
ce qu'on savait de Paris. Les réponses de
la
bonne femme
FAITS DE L HISTOIRE
I
montrèrent qu'elle croyait l'empereur encore sur Ses désastres de
1
8
son abdication, son
4,
1
ment de Louis XVIII. Quelle leçon pour
elle avait tout
gloire
la
!
ignoré
foules
champ où
les
!
Dans
le
paix leurs moutons,
un agréable
Combien peu
les
loin
camp. La foule
à.
est
devient en histoire une disparate
comme
si
grandioses.
un
faits divers.
le
qu'un
intérêt
Les événements n'ont
pour nous de sérieuse importance que dans jours restreinte,
Tout se passe ou dans un
conseil
vit à l'ordinaire, n'attachant
de curiosité à cette suite de
la
mesure, tou-
plus souvent presque nulle, de l'influence
qu'ils exercent sur notre vie (3).
Comme
les riverains
nous y puisons ce que réclament nos besoins
Que nous
du
bergers gardent en
Mais ce qui, en poésie,
(2).
entre quelques personnages, dans
sons couler
ces
y voit trop clairement ce qu'ont de superficiel
ces accidents présentés
fleuve,
!
tranquille pastorale se déroule
et la
contraste,
On
(1)
poème du Tasse, non
paladins ferraillent,
côté de la belliqueuse épopée
choquante.
trône.
le
exil, l'avène-
font leur unique étude intéressent en
ils
réalité les
l
mais ne peut-on pas dire
aussi: quelle leçon pour les historiens!
accidents dont
2
d'un
et lais-
le reste.
importent, en
concernent pas
et
effet,
des incidents qui ne nous
ne sauraient nous atteindre
?
La
foule
regarde quelques ambitieux se disputer de vains honneurs
sans se détourner, pour jour
(
f)
(2)
(4),
si
car la vie a des
peu, de ses tâches de chaque exigences
impérieuses, et
Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire,
Gerusalemme liberata, ca. vu. « Nous ne ressentons des maux publics que
t.
XIX,
la
liv. lvii.
ce qui touche à nos (3) « intérêts particuliers » (Tite-Live, Annales, XXX, 44). (4) Une chanson chinoise, vieille de quarante-trois siècles, et que le Chou-King nous a conservée, exprime allègrement cette indifférence philosophique des foules « Quand le soleil commence sa course, je « me mets au travail; et, quand il descend sous l'horizon, je m'aban« donne au sommeil. Je bois l'eau de mon puits, je me nourris des « fruits de mon champ. Qu'ai-je à gagner ou à perdre à la puissance « de l'empereur? » :
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
122
politique ne nourrit pas. Quels
que soient
les
événements,
chacun continue de faire son métier accoutumé. On sème, on récolte, on fabrique, on vend, on achète, on consomme, selon le besoin et l'usage. Le fracas des armes et le tumulte des révolutions n'empêchent pas des savants de s'absorber dans l'étude, comme Archimède ou Lavoisier, ni des artistes de
comme
rêver à l'idéal,
Durant
On
se marie,
liers,
le
Jean Goujon ou André Chénier.
ces époques tragiques,
on
naît
comme
on peut encore aimer dans
les
temps
les
et rire.
plus régu-
car on a beau être agité, encore ne veut-on pas laisser
monde
finir.
On
conserve
pour composer, jouer
quand
et
même
assez de liberté d'esprit
applaudir des vaudevilles
(i).
Ainsi,
Vésuve gronde et vomit des torrents de laves, Naples n'interrompt pas un moment ses danses, ses chants et ses fêtes il n'y a pour l'insouciante ville qu'un spectacle le
;
de plus. L'intérêt des événements,
toujours circonscrit dans le
donc négligeable dans l'ensemble. Au fond de chacun d'eux, sans en excepter les plus célèbres, on trouve une irrémédiable petitesse. Pour qui contemple l'ordre général et la suite entière des faits, aucun accident partidétail, est
culier
ne paraît digne d'étude. Ce sont, sur l'océan des
choses humaines, des fluctuations de vagues qui s'effacent
Le pêcheur dont elles soulèvent la barque montagnes et des abîmes mais l'observateur qui, du rivage, promène au loin ses regards, l'une l'autre.
croit voir autour de lui des
;
n'aperçoit qu'une surface unie, à peine ridée par le flot et
terminée à l'horizon par une immuable ligne de niveau.
(i) Aux jours les plus sombres de la Terreur, vingt-trois théâtres prospéraient à Paris. On jouait l'opéra de Corisandre « avec ses agréments », des pièces sentimentales ou bouffonnes les cafés étaient pleins de monde, les promenades très fréquentées... ;
FAITS DE L'HISTOIRE
123
§n FAITS RÉGULIERS
Alors que
OU DE FONCTION
n'ont qu'une valeur circon-
les faits singuliers
générale et permanente.
Il
convient donc de voir en eux
véritable objet des recherches de la
termes d'Aristote, « « nécessaire Si l'on
une importance
réguliers ont
scrite et passagère, les faits
n'admet que
rejette l'accidentel et
le
qui, selon les
science
le
(i) ».
mesure
la
grandeur des choses à leur étendue
et à
leur durée, les faits les plus vulgaires doivent être tenus
pour
les
plus
considérables, car
pale part de l'activité
humaine,
fortune, mais la raison.
montrent
représentent la princi-
ils
celle
que gouverne, non
Leur extension
et
qu'ils se rattachent à des besoins
une cause qui
c'est-à-dire à
agit
la
leur fréquence
de notre nature,
en tous lieux
et
en tous
temps. Partout, en
à des
son
modes
et
effet,
qui exercent
d'activité
en constituent
moyens de
des
où vivent des hommes, les
ils
sont astreints
aptitudes de la rai-
les fonctions. Il leur faut se
subsistance,
satisfaire
les
procurer
désirs qui
les
pressent, réaliser leur idéal dans des créations d'art, étendre la
connaissance des choses, appliquer des règles morales à
la
conduite de
la vie,
enfin instituer des rapports sociaux
sur la conciliation de droits-réciproques.
Les
faits
de ce genre, qui résultent de la mise en œuvre de
raison et composent
la
sont
les
le
fond de l'existence des hommes,
phénomènes historiques
les
plus généraux et les
plus constants. Les générations passent, les fèrent, les accidents se diversifient sans cesse,
(
i
)
Logique, derniers analytiques, xxx.
milieux
mais
la
dif-
nature
l'histoire et les historiens
124
humaine avec
est fixe, les fonctions
Sans doute,
où
treint rêt.
les faits
une
scientifique.
Il
de part que
la réflexion.
On
n'y a pas
il
Mais
goûtés.
tient à
les
temps. res-
ne sont pas dépourvus d'inté-
romans,
les
communément
développent
de tous
est
histoires en est la preuve.
convenir qu'après plus
la raison se
singuliers, en dehors du cercle
agit leur influence,
La vogue des
de
de leur étude
ordre, et l'intérêt
même
doit
d'ouvrages
intérêt n'a rien de
cet
où l'imagination a plus L'esprit est amusé, non instruit. curiosité
Ces événements sur lesquels
je
ne puis rien
qui ne
et
peuvent rien pour moi, ces aventures étranges, ces guerres, ces
conquêtes, ces révolutions,
fortune
me
sont
représentation
un
spectacle,
comme un
tous ces changements de rien de plus. J'assiste à la
enfanta un divertissement d'om-
bres chinoises. Mais rentrons dans la réalité des choses qui
ne permet pas de rêver longtemps. Avec sembables,
Vos
j'ai
à subvenir
récits m'aideront-ils à
la
foule de
aux multiples exigences de m'acquitter de
mes tâches
?
mes
la vie.
Quels
secours et quelles lumières m'apporte l'exposé d'accidents
pour
particuliers lières
où
je
suis
sortir des
difficultés
également particu-
engagé? Quand vous m'aurez
étalé les
trésors de Crésus, en serai-je plus riche? Les exploits des
héros
et les
crimes des scélérats m'apprendront-ils à mieux
vivre? Les ambitions et les rivalités des grands ajouterontelles à
mon humble
félicité ?
Que venez-vous me raconter Ce ne sont pas là mes
des Pharaons ou des Sargonides?
démêler avec ces gens-là. Mais voulez-vous nr intéresser vivement ? Parlez-moi des
affaires et je n'ai rien à
choses vulgaires avec lesquelles port. Entretenez-moi de
qui
me
ressemblent
Racontez-moi
mon
le
je suis
chaque jour en rap-
mes semblables
et
surtout de ceux
plus, des petits, de tout le
monde.
espèce. Dites-moi par quels longs efforts
l'humanité, sortie pauvre et nue du sein de la nature ani-
male,
s'est
Ceux qui ont animaux dômes-
élevée au point où nous la voyons.
appris à vaincre les fauves, à soumettre les
FAITS DE L'HISTOIRE tiques, à cultiver la terre, à forger les
125
métaux, à
tisser
des
vêtements, à construire une maison ou un navire, m'ont
rendu des services signalés que Les
artistes
de tous
les
je
ne veux pas ignorer.
temps m'ont révélé
la
beauté, les
Ce que
esprits investigateurs, la science, les sages, la vertu. j'ai
de droits garantis, j'en suis redevable à tous ceux qui
ont pratiqué
aimé
justice et
la
la
accomplis dans
ma
progrès
les
montrent comment
faut marcher, le but
je verrai
il
serait
grâce aux indications
Si,
puis suivre pas à pas
je
parcouru l'humanité, il
et
de l'améliorer encore.
l'histoire,
Tous
passé ont contribué à rendre meilleure
condition d'existence
possible
de
le
Ces bienfaits
liberté.
méritent une éternelle reconnaissance.
le
chemin
qu'a
plus clairement la voie où
où nous tendons
tous.
Sans instruc-
tions de ce genre, l'histoire ressemble, dit Bacon, à
une Polyphème sans œil, ou, suivant l'expression de Macaulay. à « une coque où il n'y a point de noix (i). » Qu'importe-t-il donc de mettre en lumière dans le passé? statue de
comme
Sont-ce.
supposent
le
les
historiens,
des person-
nages plus ou moins célèbres en leur temps, mais sans sur
action
nôtre,
le
des accidents singuliers qui
et
doivent pas se reproduire
?
pour
le
plupart desquels
la
d'interminables
faits
que
le
ment le
monde
s'est
ment
tel
la
résultat le plus
bataille ? Croit-on
le
trône
tel
nigaud devenu
roi ;
par
com-
par aventure, gagné au jeu de.la guerre
ou comment deux diplomates, faisant réciproquement dupés ? Nous
se sont
bien nécessaire de savoir quelle fut la cause de
d'Ovide, quel était
(i)
a,
partie,
assaut de finesse, est-il
le
naissance ou la grâce de la Fortune
capitaine
une sanglante
champs de
vraiment en peine d'apprendre com-
soit
comporté sur
hasard de
silence serait faveur? Sont-ce
de guerre dont
clair a été d'engraisser des
ne
Sont-ce des dynasties de rois
l'homme au masque de
Essais littéraires, Histoire de
la
fer, et
Grèce, de Mitford.
l'exil
d'où sortait
l'histoire et les historiens
126
Kaspar Hauser de
A
(i) ?
quoi peuvent servir, pour
de puériles anecdotes dont
tant
vie,
la
la direction
l'histoire est
commérages d'érudits, des contes pour l'âge mûr. Sans perdre mon temps à ces doctes futilités, je veux m'instruire de choses sérieuses, et je demande à la science de m'enseigner, non des particularités dont pleine? Ce sont
je n'ai
que
faire,
là des
mais
les
conditions de la vie, que
tous les jours. C'est moi que ses leçons
Dans
me
cette
sont inutiles
cherche dans
je
je
subis
l'histoire, et
ne m'y trouve pas.
si je
disposition d'esprit, dites-moi qu'en France
la
population a monté de 16,000,000 d'habitants en 1700
à
38,000,000 en
mêmes
dates,
1886,
s'est
que leur revenu
et
élevé de
37,000,000,000 de francs, c'est-à-dire de
aux à
francs par
94
de 1,000 francs, voilà qui ne manquera pas de
tète à près
me
total,
i,5oo.ooo,ooo de francs
paraître intéressant, et je suppose
même
du
avis tous
ceux de mes compatriotes qui, sans ce double excédent, auraient
comme moi
couru
place au banquet social ou
Ajoutez que
la vie
le
risque de ne pas trouver
dj
prendre une maigre part.
moyenne, qui
était à
peine de vingt-trois
ans au xvn siècle, a successivement atteint vingt-neuf ans en 1776, puis trente-cinq en 1 8 3 5 et dépasse quarante ans en 1886. Ces simples renseignements auront pour moi e
,
plus de prix que la relation détaillée de tous
ments survenus depuis deux siècles. Voulez-vous donc, dirais-je aux notions d'un intérêt général
et
historiens,
durable
raconter minutieusement des minuties tions de la vie
humaine,
;
?
de
la
population,
l'état
établir des
Cessez de nous
faites-en connaître l'ordre,
de
la
événe-
étudiez les fonc-
lution, le progrès. Constatez d'âge en âge le
les
les
l'évo-
mouvement
fortune publique, et montrez
causes qui les font croître ou décroître
;
exposez
les
(1) De 1 828 à 1 886, il s'est publié en Allemagne plus décent quatrevingts ouvrages, toute une bibliographie, sur cet énigmatique personnage. Voilà du travail bien employé !
FAITS DE L HISTOIRE
12/
transformations du goût, l'avancement des sciences, l'amé-
Ne
lioration des moeurs, l'extension des libertés publiques.
craignez pas d'entrer dans
détail des choses
le
plus
les
ordinaires. L'histoire des aliments intéressera tous ceux qui
mangent,
habitations, tous ceux qui se logent, l'his-
toire des arts, tous
quiconque pense,
les
Ce que
de
la moralité,
mettre en lumière,
grandeur de
la civilisation.
riens se borneront à raconter
c'est le
l'éducation que l'espèce se
la raison,
à elle-même et l'accumulation
résulte la
tous les gens de
toujours actuel, partout in-
vivant,
la science doit
développement de
donne
gens de goût, l'histoire des idées,
l'histoire
bien. Voilà qui est structif.
vêtements, tous ceux qui s'habillent,
l'histoire des
l'histoire des
des
d'où
progrès
Tant que
les
histo-
de vaines particularités,
ils
seront simplement les historiographes de la Fortune. Leurs
ouvrages, inutiles
et
charmants, seront sans valeur pour
connaissance des choses humaines,
la
sans
application
pratique, et ne pourront prétendre qu'à divertir des esprits oisifs les
au
(i),
même
titre,
mais avec moins de succès que
contes des romanciers.
Même
cet
intérêt
imaginaire,
sacrifient l'intérêt scientifique,
rence dans leurs œuvres. * la
Il
auquel
les
historiens
ne se trouve qu'en appa-
semble qu'une conséquence de
nature changeante des événements devrait être une
diversité sans fin de
combinaisons
et
de rencontres, cause
inépuisable d'imprévu dans la nouveauté, au lieu que la régularité des faits de fonction paraît devoir impliquer
une
monotonie. Tout au rebours,
n'est
fastidieuse
pas où on
la
Quoique
suppose;
les
elle est
événements
où on ne
la
se produisent
la variété
cherche pas.
dans des condi-
tions toujours nouvelles de lieu, de temps, d'acteurs et de
circonstances, au fond, cependant,
(i)« Si
je lis
ils
Leur
pour m'amuser, lorsque Dialogue de l'orateur, II. 14).
les historiens grecs..., c'est
je n'ai rien à faire » (Cicéron,
diffèrent" peu.
l'histoire et les historiens
128
dissemblance
en surface
est toute
Quiconque a
détail.
ne porte que sur
et
un peu
lu avec réflexion
le
d'histoire en
vient vite à reconnaître que,
sous des aspects variables,
l'essence des faits reste pareille.
La plupart de
ces rois, ingé-
nieusement numérotés, qui défilent dans nos annales, ont le
visage couvert
du masque traditionnel de la tragédie nom, d'époque
antique. Qu'importe qu'ils soient divers de
de nation,
et
égoïsme
s'ils
se
ressemblent par leur orgueil
Que nous apprennent
?
et leur
tant de récits de batailles,
sinon l'incurable férocité humaine? Quelle leçon ressort de
que
ces continuelles révolutions, sinon
commettent
cessives
mêmes
les
mêmes
les
générations suc-
fautes et sont
animées des
fureurs? Pour qui regarde la nature fixe des choses
plus que leurs mobiles accidents,
n'y a jamais eu qu'un
il
despote, une guerre, une révolution. Les décors, les person-
nages
dans
les
,
le
costumes changent, mais
l'identité se retrouve
mêmes hommes, mêmes passions avec d'autres mœurs, se battant mêmes intérêts sous divers prétextes, et faisant les
sens des
faits.
Ce sont
toujours les
agités des
pour
les
mêmes
folies
de mille façons
(i).
semble chaque jour improviser canevas
très
(commedia dans
les
simple où,
dell'arte),
mêmes
Arlequin qui
les
Ainsi la grande pièce que le
hasard se réduit à un
comme dans
on
voit
situations
:
la
comédie italienne
constamment
les
mêmes
Cassandre qui reçoit
donne, Pierrot voleur
et
les
rôles
coups,
gourmand, Colom-
bine coquette et trompeuse, on ne sort pas de
là.
L'intérêt
vu une scène a tout vu. Quels que soient le jeu de l'intrigue, l'esprit du dialogue et la verve des acteurs, la répétition de l'éternelle donnée fatigue bientôt de la pire uniformité, l'uniformité dans le changement. de
la représentation s'épuise vite; qui a
Au
contraire, le cours de
la
vie
humaine déroule aux
Schopenhauer donne pour devise à l'histoire: « Eadem sed » « L'histoire moderne, disait l'abbé Galiani, n'est que de « l'histoire ancienne sous d'autres noms. » (i)
aliter.
—
FAITS DE L HISTOIRE
comme un
regards,
120,
fleuve qui suit sa pente, des perspec-
tives sans cesse variées.
Dans
le
vaste cadre où son activité
se déploie, notre espèce modifie sa condition d'âge et
de place en place.
A
en âge
suivre les stades de son évolution
progressive, l'intérêt va croissant, la curiosité n'est jamais lassée. L'historien qui saurait retracer les aspects divers
métamorphoses
existence pleine de
cette
sous
les
nous
de
mettrait
yeux des tableaux d'une originalité singulière. On que les mutations introduites par la Fortune suite des événements sont insignifiantes à côté de
verrait alors
dans
la
celles
qu'amène
le
développement normal delà
civilisation.
Mieux que le hasard, en effet, la raison devait concilier le changement et la régularité, se montrer une et multiforme, mettre dans
la vie
Les historiens
de l'ordre
et
de
la
grandeur.
se laissent décevoir par le bruit
l'heure les événements et par
le
silence
que font sur
dans lequel s'accom-
plissent les fonctions. Ils se croient obligés de raconter en détail péri.
une guerre absurde où quelques
Quelle maladie
commune
d'hommes ont
milliers
ne cause chaque année plus
de ravages ? Les progrès d'hygiène ou de médecine qui apprennent à prévenir ou à guérir ses atteintes ne méritentpas mieux d'être rapportés que de stériles massacres? La découverte de la vaccination a, par exemple, préservé
ils
plus d'existences que n'en ont sacrifié toutes les guerres
depuis un siècle; cherchez quelle place
lui est
consacrée dans
La conquête d'une province par violence ou par célébrée dans les annales d'un peuple comme un
les histoires?
ruse sera
•
exploit digne de passer à
combien de
ces
la civilisation
hommes
plus
postérité la
déplacements de frontières
petites ambitions,
que
la
,
petits
reculée
;
triomphes
paraissent mesquins auprès de ceux
remporte sur
la
nature
dont tous les une larme La
et
bénéficient sans qu'il leur en coû,te
!
mise en action d'un nouvel agent de puissance a plus de valeur historique que
les
campagnes des plus fameux con9
l'histoire et les historiens
i3o
quérants. L'emploi de la vapeur intéressera plus l'avenir
que toutes
les
batailles de
Napoléon. Bernardin de Saint-
du cerisier, de la du quinquina, dépasse en importance
Pierre estime que l'introduction
de terre
et
Romains Montézuma (i) Quelques._œufs de
pomme les vic-
sur Mithridate et celles des Espagnols sur
toires des
Constantinople sous
le
vers à soie, introduits à
règne de Justinien
devenus
et
le
point de départ de florissantes industries, sont maintenant
pour nous un
fait
succès de Bélisaire
de plus grande conséquence que
ou
les factions
Telle petite invention,
miques, dont l'emploi et
dont
la
comme
celle des allumettes
s'est si vite
généralisé dans
production annuelle atteint en Europe
3oo,ooo,ooo de francs, mériterait mieux à sa date
que
les futiles
les
des Verts et des Bleus.
d'être
le
chi-
monde
le chiffre
de
mentionnée
incidents de la politique courante.
Quel historien ne croirait déroger en accordant à détail une minute de son attention ?
ce bas
du xix 6 siècle aussitôt, embouchant la trompette épique, il va commencer le récit de tous les changements de règne ou de ministère, Proposez à l'un d'eux d'exposer
l'histoire
:
des événements, des guerres et des révolutions qui en ont troublé
d'une
cours.
le
Il
ne vous fera grâce ni d'un prince, ni
d'une émeute. La postérité prendra-t-elle à
bataille, ni
trouvera,
on peut
même
que nous
? Elle
n'en
l'affirmer avec certitude, qu'à celles
dont
ces sortes de choses le
intérêt
l'influence n'aura pas cessé de durer.
principaux de notre âge seront
nouveaux,
l'essor
de l'industrie
sement des chemins de le
les
fer, la
et
A
ce titre, les faits
applications de moteurs
du commerce,
l'établis-
transformation des marines,
progrès inouï des sciences, l'accroissement des popula-
tions civilisées, leur expansion sur
ment des
institutions
genre, à raison
(i)
Voyage
à
le
globe,
démocratiques...
du nombre, de l'étendue
l'île
de France.
Les et
le
développe-
faits
de ce
de la durée de
FAITS DE L'HISTOIRE
monde, constituent sistante de
I
yeux
l'état du une cause per-
l'influence maîtresse,
mutations futures.
La recherche
des causes en histoire comporte deux points
de vue entre lesquels grands
3
I
nos
leurs résultats, qui modifient sous
effets à
l'un qui rattache
de
de petites causes, c'est-à-dire subordonne
les
faut choisir
il
fonctions aux événements
causes aux grands
:
l'autre qui, assignant
;
subordonne
de grandes
événements aux fonctions. Les historiens adoptent généralement la première théorie
;
Sans doute,
effets,
nous nous rangeons à les
seconde.
la
accidents et les fonctions, tour à tour
et cause, réagissent
effet
les
uns sur
les
autres, et la vie
les
humaine résulte, comme une trame, de leur entrecroisement; mais leur pouvoir d'action est très inégal. Les événements, dus à un concours déterminé de circonstances, déploient à l'instant
maximum
sur place leur
et
du temps
puis s'atténuent en raison
de
et
d'effet,
la distance, et,
pour peu qu'on s'éloigne ou qu'on recule, leur influence
se
réduit à rien. Les fonctions, au contraire, liées à des nécessités constantes,
qui
une
le
temps
et,
conquête du monde. L'étude de ces
de valeur pour
la
connaissance de
fonctions représentent
dont
les
événements sont
Or, quand on examine
Ce
le
fond la
le
les
progrès
acquis, se répandent de proche
fois
en proche, s'accumulent avec la
mais
évoluent avec lenteur,
s'y rattachent,
peu à peu, font
donc le plus humaine. Les
faits a
la
et la règle
vie
de notre existence
forme éventuelle
et
contingente.
fond, la forme n'importe guère.
y a de nécessaire arrive toujours, de quelque façon que ce soit ce qu'il y a de facultatif peut changer impuqu'il
;
nément. L'essentiel demeure
et,
à travers des séries d'acci-
dents, l'ordre se maintient en vertu de ses propres lois.
Les événements ne nous montrent que des apparences. Ils
font connaître
arrivées.
Cela
comment, non pourquoi
n'est-il
pas
insignifiant
si,
les
choses sont
en se
passant
I
L HISTOIRE' ET LES HISTORIENS
32
d'autre sorte,
La
différer ?
le
signification de cette classe
svmptomatique. pas
ils
;
dû sensiblement de faits est purement
résultat final n'avait pas
un
révèlent
Ils
état, ils
ne
déterminent
le
sont l'occasion, non la cause des changements qui
s'effectuent. L'accidentel est un simple mode du nécessaire. Pour qui considère la grande et universelle cause des phénomènes historiques, les événements ne sont que des cas
Les variables suivent
particuliers des fonctions.
des
la loi
constantes, et ce qui se mêle de fortuit à l'évolution nor-
male de notre espèce
résulte d'un ordre caché.
« Toutesprit sérieux, dit Polybe, doit étudier « Or,
il
« cause principale des bons « chose. C'est d'elle,
Ce
comme
n'est pas la fortune
la
des mauvais succès en toute
et
comme
« entreprises et leurs effets
«
les causes...
faut regarder la constitution d'un Etat
d'une source, que dérivent
les
De même Montesquieu qui gouverne le monde. 11 y a (i).
»
:
« des causes générales, soit morales, soit physiques, qui
« agissent dans chaque monarchie, relèvent, « nent ou la précipitent; tous « ces causes
:
et si le
les
hasard d'une
accidents sont soumis à bataille, c'est-à-dire
« cause particulière, a ruiné un État,
« générale qui « seule bataille
« avec
elle
faisait
que
il
révolution,
les
par une
l'allure principale entraîne
tous les accidents particuliers
Dans une
une
y avait une cause
cet Etat devait périr
en un mot,
:
maintien-
la
(2).
»
historiens ne voient d'ordi-
naire que les incidents qui l'amènent, l'accompagnent et la
terminent.
La cause
« sonne quand
la
est autre
:
« L'heure des révolutions
succession des temps a changé la valeur
« des forces qui concourent au maintien de l'ordre social, «
quand
« de
les
telle
modifications que ces forces ont subies sont
nature qu'elles portent atteinte à l'équilibre
« des pouvoirs (1)
(2)
;
quand
les
changements
Histoire générale, VI, fragment. Considérations sur les causes de
des Romains, xvm.
la
grandeur
imperceptibles
et
de
la
décadence
FAITS DE L'HISTOIRE
« survenus dans
mœurs
les
« des esprits sont arrivés à « inconciliable «
la société,
«
loi et
et
l33
peuples et
des
direction
la
point qu'il y a contradiction
tel
manifeste entre
le
but
moyens de
et les
entre les institutions et les habitudes, entre la
l'opinion, entre les intérêts de
« rôts de tous
« venus à un
quand
:
chacun
et les inté-
enfin tous ces éléments sont par-
de discorde qu'il n'y a plus qu'un
tel état
« conflit général qui, en
les
soumettant à une nouvelle
« épreuve, puisse assigner à chaque force sa mesure, à « chaque
« bornes
puissance sa place, (i).
chaque
à
prétention
ses
»
Les événements de
d'un peuple dépendent de
l'histoire
des moeurs, des passions, des idées, des besoins et des
l'état
une
ressources. Ces influences générales
fois
connues,
s'expliquent d'eux-mêmes: on en a la clef;
faits
tère cesse et les raisons des choses apparaissent
lumière, tandis que, sans ces données, on
nouer entre des accidents sans
lien
est
les
mys-
en pleine réduit à
des attaches imagi-
un enchaînement de
naires et à chercher dans
le
cas fortuits
une explication de l'histoire qui n'a pas de sens. Expressément ou tacitement, tous les historiens admettent la
doctrine qui
Tite-Live
(2)
fait
et
découler de grands Tacite
effets
de petites causes.
affirment que les
(3)
moindres
ont à l'occasion de vastes conséquences. C'est aussi
faits
l'opinion de Mézerai {4)
:
« Telle est la condition des plus
« grandes affaires que. lorsqu'elles sont à un certain point « où elles ne peuvent plus subsister longtemps,
« que
le
moindre incident pour
« ou d'autre
:
et, si la
faire
il
ne faut
tomber d'un côté
fortune permettait qu'il fût évité,
Ramond, Discours prononcé
11)
les
à
les
Clermont sous l'empire, Œuvres,
1849. (2) «
XXXII. 3
quis
Ex parvis rébus sœpe magnarum momenta pendent
» {Annales.
17).
« Non sine usu fuerit introspicere illa primo adspectu levia, ex magnarum saepe rerum monitus oriuntur » {Annales, IV, 32).
4 Histoire de France,
t.
III,
année 1588.
1
l'histoire et les historiens
34
« choses pourraient
mieux tourner
se
même
« autre pente. » Ceux
prendre tout une
et
des historiens qui n'adhèrent
pas aussi explicitement à cette théorie,
confirment par
la
le
soin qu'ils prennent de raconter les circonstances bien sou-
vent
futiles
En
des
mémorables.
faits
dérision de notre orgueil, des philosophes se sont plu
Nos
à montrer les causes frivoles de célèbres événements. «
« plus grandes agitations, dit Montaigne, ont des ressorts et
« des causes ridicules
combien encourut de ruyne nostre
:
« dernier duc de Bourgoigne pour
de peaux de mouton
« retée
(i)
la !
querelle d'une char-
Et l'engravure d'un
maîtresse cause du plus machine ayt oncques souf« horrible croulement que cette « fert (2)?.. Les poètes ont bien entendu cela qui ont mis,
« cachet fut-ce pas
« pour une
la
pomme,
première
Grèce
la
et
sang
et l'Asie à feu et à
(3).
»
Avec Fâpreté de son génie, Pascal pousse la thèse à l'extrême: « Le nez de Cléopâtre s'il eût été plus court toute la face « de la terre aurait changé (4). » Et ailleurs « Cromwell ,
,
:
«
ravager toute
allait
« perdue
et la
la chrétienté
;
la famille
sienne à jamais puissante, sans un petit grain
« de sable qui se mit dans son uretère.
« trembler sous «
est
lui;
mais ce
Rome même
petit gravier s'étant
mort, sa famille abaissée, tout en paix
«'bli (5). »
.
d'ironie philosophique. 1
mis
allait
là.
il
et le roi réta-
•
Les historiens prennent ont de
royale était
importance
et
A
au sérieux ces boutades
fort
leurs yeux, les
décident parfois de
moindres
détails
la direction
que
suit le cours général des choses. Michelet tient la fistule de
Louis
XIV
et l'abcès
de François
I
er
(4)
Voy. Commynes, Mémoires, V, 1. Voy. Plutarque, Vie de Marius, 3. Montaigne, Essais, III, 10. Pensées, Édit. Havet, art. vi, p. 43.
(5)
Id., art.
(1)
(2) (3)
m,
p.
7.
pour l'événement capital
FAITS DE L HISTOIRE
de leur règne
(i).
Certains écrivains
mouvement de
le
la
Réforme à
du célibat? Pour réfuter ces paradoxes,
35
I
(2) n'ont-ils
ce qu'un
pas attribué
moine
s'est
trouvé
las
toire les
causes
efficientes
L'occasion d'un grand n'est
jamais petite
grandeur que
lui.
Lorsque
occasionnelles. sa cause vraie
:
point de glisser,
le
la
même
accumulée au penchant
la neige,
ébranlement, une pierre qui roule,
un
causes
pour l'expliquer, avoir
et doit,
oiseau qui se pose,
de distinguer en his-
suffit les
peut être mesquin
effet
des montagnes, est sur
il
et
le
un
souffle d'air,
le
plus léger
pied d'un passant,
un
bruit de voix, suffit
à précipiter l'avalanche: mais celui de ces accidents qui pro-
voque
sa chute n'en constitue point la cause
lement l'occasion. La cause l'amas
et
ordonne tel
un hasard
l'effet,
le
Une
détermine.
autre aurait peu après amené; la
manqué,
masse
la
;
c'est la
son état d'équilibre instable.
tous avaient
si
réelle,
en
est seu-
pesanteur de
force naturelle
A défaut de celui-ci,
même
serait
il
conséquence,
et,
tombée d'elle-même,
entraînée par son propre poids.
De grandes révolutions ont pu être provoquées par de minimes incidents en réalité, elles répondent toujours à de grands intérêts qui, d'une manière ou de l'autre, devaient ;
par prévaloir. S'en tenir à des accidents de circon-
finir
stance, c'est ne rien voir. le
Non. quoi que prétende
nez de Cléopâtre eût été plus court,
n'aurait pas changé
;
il
et,
si
face de la terre
n'y aurait eu de changé que la sur-
face de l'histoire. Antoine,
d'une reine camarde
la
Pascal,
il
est vrai,
ne se serait pas épris
n'ayant plus de motif pour répudier
Octavie. n'aurait pas encouru de ce chef l'inimitié d'Octave:
mais ces deux brouillés sous
un autre
de pouvoir se seraient sûrement prétexte, et l'empire,
devenu
inévi-
Avant la Louis XIV se partage en deux parts François [•* varie de même: Avant l'abcès, après l'abcès » [Histoire de France, La Réforme, ch. xxi (2) De Bonald et Joseph de Maistre. (1)
«
Le règne de
« fistule, «
rivaux
après
:
la fistule...
.
1
l'histoire et les historiens
36
table, aurait été
fondé par l'un d'eux ou par n'importe qui.
Des annalistes rapportent que
point de départ de
le
la
guerre de Cent ans fut une rixe, survenue à Bayonne, en
1293, entre deux matelots, l'un Anglais, l'autre
Normand.
une cause sérieuse ? Et, si elle ne Test pas. à quoi mentionner ? Une étincelle qui tombe sur des corps
Est-ce là
bon
la
très
inflammables allume aisément un incendie ne mettrait pas
brasier
le
est celle
La vraie cause de la guerre Commynes. la rivalité de
qu'indique
deux Etats voisins, égaux en puissance
en ambition.
et
hommes ny
« Dieu n'a créé nulle chose en ce monde, ny «
bestes, à qui
« pour
le
il
n'ayt fait quelque chose son contraire
Au royaume de
tenir en crainte et humilité...
« France a donné pour opposite
A
lire
les
sans
fin
dans
avec
les
les
Anglais
(ij.
enchaînements de hasards qui les histoires,
on
se
demande
auteurs ce qui serait arrivé
pas eu lieu ou
mais un
feu à des substances qui, par
nature, se refusent à brûler.
de Cent ans
:
s'était
si
tel
se
»
prolongent
à tout
moment
incident n'avait
passé d'autre sorte. D'autres incidents
auraient surgi à leur place, engageant dans des voies nouvelles la suite entière des particularités
:
mais l'ensemble
des résultats généraux ne se serait pas moins développé
dans une direction pareille ou fort approchante. Supprimez ou modifiez, par un jeu d'imagination, quelque événement que ce soit rien d'essentiel ne sera changé dans l'ordre du monde. Parmi d'autres événements, la force des choses, qui ;
domine
tout,
comme un
ne cessera pas d'agir dans
fleuve qui, rencontrant
ou l'emporte
et
un
même
le
sens,
obstacle, le tourne
continue, suivant sa pente, son irrésistible
cours.
Supposez que, par fortune, réussi laisser
(1)
:
la
conspiration de Catilina eût
Quelles auraient été les conséquences
une mémoire abhorrée,
Mémoires, V,
18.
?
Au
lieu
de
cet illustre scélérat, précur-
FAITS DE L'HISTOIRE
homme du même
seur de Jules César, passait grand l'empire était
fait
un peu plus
n'aurait-il pas été plus
Mais
il
tôt.
tel
Rome
Cicéron
coup
Peut-être
mauvais que
avant l'heure.
s'y prit
parti d'honnêtes gens.
\$j
se
et
Catilina
des douze Césars.
comptait encore un
mit à leur
tête et
sauva
un moment la République condamnée à périr, bientôt après, de la main d'un complice de Catilina. Que serait-il advenu si les batailles de Pharsale et d'Actium, qui, au dire des historiens, décidèrent du sort du monde, avaient été perdues par ceux qui les ont gagnées ? En place de César et d'Auguste, Pompée ou Antoine aurait établi l'empire.
Quel que
vainqueur,
fût le
la
République ne
pouvait plus vivre. Pour remédier aux désordres de publique, fallu
il
n'aurait pas suffi de changer les chefs
changer tout un peuple. « Si César
« pensé
comme
« firent César
et
la
chose
il
aurait
;
Pompée
Caton, d'autres auraient pensé
et
Pompée,
République, destinée à
la
et
avaient
comme
« périr, aurait été entraînée au précipice par une autre « main »
« De
(i).
même,
dit
également
« grandeur delà République romaine
« par quelques
hommes
Mommsen. que
la
n'avait point été faite
d'un génie supérieur,
et qu'elle
« sortait d'une agrégation civique organisée puissamment, « de
même
la
chute de
provenait non des actes
l'édifice
« d'un petit nombre d'individualités funestes, mais du vice « de la désorganisation générale
Comment
aurait tourné
par une rencontre dont
la
(2).
»
révolution d'Angleterre
les historiens
si,
ne manquent pas de
signaler la singularité, Cromwell, prêt à s'embarquer pour
l'Amérique, n'avait pas été retenu sur l'ordre exprès de
Charles
er I
?
La révolution
se serait faite sans
avec d'autres incidents, mais avec
les
Cromwell,
mêmes conséquences
au point de vue des franchises revendiquées par (1) Montesquieu, Consid. sur décadence des Romains, 11. (2) Histoire romaine, V, 2.
les
causes de
la
la
nation.
grandeur
et
de
la
1
38
l'histoire et les historiens
L'esprit se plaît encore à rêver les suites qu'aurait
dans
Thistoire
Louis
XVI
captif à Paris,
de
au
si, il
Révolution française,
la
lieu d'être arrêté à
tête,
il
la
Varennes
avoir,
de
fuite
ramené Le malheureux
avait atteint la frontière ?
prince eût pu sauver sa
pu
et
n'aurait sauvé ni son trône, ni
l'ancien régime, qui auraient
sombré autrement dans
la
tourmente. De ces grands mouvements populaires se dégage
une puissance « plus
à laquelle rien ne résiste. «
Ce
y a de
qu'il
frappant dans la Révolution française, dit
de
J.
« Maistre, c'est cette force entraînante qui courbe tous les
« obstacles. Son tourbillon
emporte
comme une
paille
humaine a su lui opposer. Personne n'a pu contrarier sa marche impunément... On a remarqué que la Révolution française mène les hommes plus que les hommes ne la mènent (i). » « La Révolution. dit de son côté Tocqueville... n'était que le complément du plus long travail, la terminaison soudaine et violente d'une œuvre à laquelle dix générations d'hommes
« légère tout ce que la force «
« «
« « «
—
« avaient travaillé. Si elle n'eût pas eu lieu,
« là plus tard, seulement
il
édifice
le vieil
« social n'en serait pas moins tombé partout,
ici
plus
aurait continué de
« pièce à pièce au lieu de s'efFondrer'tout d'un coup
Imaginez enfin que Waterloo second Austerlitz
;
il
ait
été
tôt.
tomber (2).
»
pour Napoléon un
n'en serait résulté qu'un léger retard
dans sa chute. La faiblesse de l'empire à son déclin ne provenait pas de quelques incidents fâcheux
pour cause
la lassitude
elle
;
d'un despotisme écrasant,
de liberté succédant aux ivresses de
le
avait
besoin
la gloire, la révolte
des
du sang méconnus ou
nationalités brutalisées par la conquête, le dégoût versé, la révolte d'une multitude d'intérêts froissés.
Supprimez
les
malheurs de
la
fin,
changez en
faveurs imméritées de la fortune les justes disgrâces du sort, la fin n'aurait
(1)
(2)
pas moins été imminente. Le colosse mena-
Considérations sur la Révolution française, ch. L'Ancien régime et la Révolution.
1.
FAITS DE L'HISTOIRE
Etâyé d'un côté,
çait ruine.
pouvait plus tenir en place
base qui
la
:
l3o,
tombé d'un
serait
il
le
autre.
Il
ne
supportait était
ébranlée.
Mais quand on et quelle
ramène à
les
mesure, quel sens
cette
valeur peuvent avoir pour la science
ments racontés avec tant de soin par
les
événe-
Qu'imnominalement le pouvoir, si les peuples relèvent d'eux-mêmes plus que de leurs chefs ? Le génie de la nation, ses mœurs, son les historiens ?
portent, par exemple, les titulaires qui exercent
caractère, les tendances de l'opinion, voilà l'influence sou-
veraine à laquelle sont soumis
peuple se donne ou
tolère.
Ceux-ci n'ont jamais qu'une
dire,
qu'on
l'action de
public est générale et permanente, sûre par consé-
quent de prévaloir en cas de
pu
maîtres apparents qu'un
momentanée, tandis que
action personnelle et l'esprit
les
les
Buckle a
gouverne.
Les peuples, a-t-on
conflit.
ne vont pas parce qu'on
gouverne, mais malgré
les fait
voir,
par une double
comme
démonstration, qu'un gouvernement détestable, de Charles
celui
II
en
n'empêche pas une
Angleterre,
que
nation saine de progresser,
et
des meilleures intentions,
comme
le
gouvernement animé
celui de Charles III
en
Espagne, ne peut contraindre à avancer un peuple qui refuse de marcher (i).
Il
qu'un État trouve dans mais
ni le secours n'est
arrêter longtemps. collectives a
eux-mêmes
A
En
n'est pas indiffèrent,
;
définitive, la résultante des
une prédominance assurée
quoi bon, dans
le
récit
des
(i)
les
activités
peuples font
d'une guerre,
la lutte
Histoire de
par la perte ou
la civilisation
le
minutieux
mouvements de troupes
évolutions de chaque demi-brigade
de
et
leur destin.
détail des opérations,
l'issue
sans doute,
un secours ou un obstacle indispensable, ni l'obstacle fait pour
ses chefs
le
?
On
et
des
croit expliquer
gain d'une bataille
en Angleterre, ch. vu et xv.
;
l'histoire et les historiens
140 succès
le
définitif
dépend non
combinaisons d'un mais des intérêts.
des
capitaine ou des hasards d'une mêlée,
passions
des
un
C'est
données
et
calcul
des
de forces antagonistes
du problème
fixer la solution par
tique.
engagés dans
ressources
connues
étaient
en
si
Malgré quelques faveurs trompeuses de et,
exploits
fortune,
la
en dépit de hasards
ou
contraires, le plus fort l'emportera tôt les
les
on pourrait
,
avance, avec une certitude mathéma-
plus faible succombera sûrement,
le
,
débat.
le
toutes
et
tard.
Le génie
et
d'Annibal n'ont servi de rien à Carthage.
Polybe démontre, par des raisons
de
tirées
nature des
la
deux républiques rivales, que Rome devait infailliblement triompher (1). Napoléon a marché par une suite continue de victoires à une catastrophe Sécession, aux Etats-Unis, série
de revers, au triomphe
guerre où se complaisent
finale, et,
la
guerre de
le
Nord
le
plus complet. Les détails de
après
est arrivé,
les historiens
l'importance qu'ils leur attribuent la force réelle
durant
une
n'ont donc pas toute
des notions exactes sur
;
des belligérants en apprendraient plus en peu
de mots que mille
récits
de bataille dont
le résultat n'est
qu'un accident.
Dans une révolution,
les
causes
et
les
d'ordre
effets
général doivent .être étudiés de préférence aux épisodes
aux incidents
particuliers. Cette révolution est-elle le
d'audace d'une poignée de factieux ou amenée par lence
du mécontentement populaire? Voilà
grand nombre
pour
elle
complice
la
vio-
ce qu'il faudrait
savoir. Si elle est née d'une surprise d'émeute,
d'un jour ne prouve rien,
et
coup
son succès
avortera. Mais a-t-elle le ?
elle
se
fera
n'importe
comment. On ne l'arrêtera pas avec des barrières il faut qu'elle arrive on ne l'étouffera pas par la compression il ;
;
;
faut qu'elle éclate (2).
pierre qui
tombe ou
Rien
l'eau qui
n'est
infaillible
comme
la
cherche son cours.
Histoire générale, VI, 51 et suivants. toujours. (2) « Les insurrections ont toujours tort, les révolutions « raison » (Buclde. Hist. de la civilisation en Angleterre, ch. xv). (1)
FAITS DE L'HISTOIRE
Les événements qui, chent
et
unissent
les
les
en guerre, rappro-
soit
séparent et
La
L'influence durable appartient au plus civilisé.
d'un État, son rôle dans
aux accidents de
la
son indépendance
est
Charles
le
comme
viles.
les
petit
dans
peuple qui tient à
l'Inde,
il
fait
XIV
en Jhlollande,
l'épreuve. Là, au rebours,
n'y a que des troupeaux ser-
populations sont une proie que s'arrachent, de des bandes d'envahisseurs.
siècle
en
forte
ne relève point de
Tout
Un
réellement invincible. Xerxès en Grèce,
Napoléon en Espagne, en ont où.
vitalité
monde, ne sont pas subordonnés
politique.
Téméraire en Suisse, Louis
le
opposent,
les
que des rapports de circonstance.
entre eux
n'établissent
en paix,
soit
peuples ou
141
siècle,
même
la sert,
le
la
fortune
malheur, qui
:
asservie par
et
domine
Rome, impose
ses
Une nationalité commande.
lui
donne une trempe
lui
plus ferme et une vigueur nouvelle.
encore des conquêtes
elle
Subjuguée,
elle
fait
vainqueurs. La Grèce,
à ses maîtres
sa
civilisation
brillante et ses vices corrupteurs. Si, trahie plus tôt par le
succombé à Marathon, elle aurait, un demi avant Alexandre, pris, à titre de province persane, possession de l'empire d'Asie. Supprimez l'expé-
destin, elle avait siècle et
dition d'Alexandre, l'expansion de l'hellénisme ne se serait
pas moins effectuée dans la plupart des contrées où s'implantèrent des dynasties macédoniennes,
comme
elle s'était
accomplie, par infiltration lente ou accession spontanée, en
Egypte sous Psammétique, en Asie mineure, en l'Italie
méridionale (Grande- Grèce)
« Les attractions,
et
Sicile,
dans
jusqu'en Gaule
dit Fourier, sont proportionnelles
(i).
aux
« destinées. » L'accroissement de
la
puissance romaine fut
le
résultat
barbares des Gaulois s'adoucirent dans le com1) « Les mœurs merce des Grecs de Marseille... Tel fut alors le changement qui « s'opéra dans les hommes et dans les choses, qu'il semblait, non « pas que la Grèce eût passé dans la Gaule, mais que la Gaule se fût « transportée dans la Grèce » (Justin, Histoires, XLIII, 4. Voy. aussi «
Strabon, IV,
1, §
5).
.
l'histoire et les historiens
142
normal d'une tages,
d'une seule
les lois
politique et pour
des droits de
tait
municipale dont
forte organisation
les
avan-
communiqués de proche en proche, rangèrent sous peuples las de leur anarchie
ville les
lesquels la
Rome
domination de
une administration
cité,
représen-
régulière,
protection sûre, l'ordre, la paix et la civilisation.
une
— Plus
tard, le déclin et la chute de l'empire apparaissent sous
deux aspects
selon qu'on examine la suite des
différents,
événements ou
Barbares n'eut point
le
pendant cinq
Alaric, les Barbares s'étaient
;
langue
la
une
le
monde
l'empire en
et le
fit
des affran-
barbare pénétrait
Dès
sorte d'endosmose.
goût, abaissé le génie
Sur toute
latin et préparé la ruine finale.
Nord,
:
Bien avant
siècles.
Leur multitude croissante avait altéré
chis, puis des citoyens.
mœurs, corrompu
L'invasion des
emparés de Rome. La Répu-
blique les y avait amenés esclaves
les
(1).
caractère d'une inondation brusque
s'opéra peu à peu
elle
généraux
l'ordre des faits
le
temps de Néron,
le
impériale était composée de Germains.
du
la frontière
monde romain la
par
garde
Un Goth même, Au iv siècle, les
e Maximin, occupa l'empire (235-238). Germains peuplaient les marches et remplissaient les cadres des légions. Il vint un moment où le pouvoir central, gra-
duellement croissante.
conquête
affaibli,
ne put plus
Quand parurent
était déjà
Bientôt
faite.
résister
à
cette
poussée
hordes dévastatrices,
les
même,
la
l'administration
romaine n'étant plus qu'un lourd fardeau,
la dominamoins intolérable que la sienne. confesse au v e siècle « Le vœu unanime des
tion des Barbares sembla
Salvien
le
« Romains,
:
c'est
de ne pas être forcés de retourner sous
« gouvernement romain
Mommsen, abordant
;
ce
que toute
la
le
population
de Rome sous l'empire [Hisavec raison les commérages biographiques et les chroniques de cour dont les historiens latins nous entretiennent à satiété, et s'attache surtout à étudier deux faits essentiels, dont ils ne parlent guère, l'extension des municipes dans les provinces et l'introduction des Barbares dans l'Empire. (1)
toire romaine,
t.
l'histoire
VIII), néglige
FAITS DE L HISTOIRE
« romaine demande, c'est qu'il «
comme maintenant
avec
« mains préfèrent
permis
soit
par
les
de vivre
Et nous nous
Barbares.
les
d'être vaincus
« étonnons
lui
I/j.3
Goths, quand
les
des Goths à la nôtre (i)
la société
1
Ro-
»
L'Angleterre, conquise par des Français au xi e siècle,
devenue pour cela française
n'est pas
après sa nationalité anglo-saxonne.
a recouvré peu
et
quelques siècles
Si,
plus tard, la France, conquise à son tour par les Anglais., avait passé sous la domination britannique, cela n'eût pro-
bablement pas changé grand'chose à peuples.
Charles VII détrôné,
pris la place des Valois
dire
si le
les
la destinée
des deux
Plantagenêts auraient
dans nos annales, sans qu'on puisse
pays aurait perdu ou gagné au change. La France
un moment unies par
le
hasard des événe-
ments, mais séparées par leurs intérêts
et leurs caractères
et
l'Angleterre,
plus encore que par la Manche, se seraient disjointes à
première occasion, ou duré,
c'est l'Angleterre
une dépendance de
la
si,
qui aurait couru
manqué
la
France
risque d'être
le
France. « Je disais un jour à un
autrefois, elle l'a
—
Vous avez échappé belle Le
« Anglais, rapporte l'abbé de Longuerue
«
:
!
me
« plus grand malheur qui pouvait nous arriver, «
dit-il, était
de conquérir
« de France, n'aurait pas «
commencement
la
France. Notre
manqué
par nécessité,
« étaient Anglais d'origine.
Ils
roi.
—
répon-
devenu
les
enfants qui
auraient oublié qu'ils
L'Angleterre serait devenue
du royaume de France
et
nos rois n'y auraient
« été de temps en temps que pour prendre notre argent «
le faire
sortir
« reux quand « terre
(2) ?
(2)
comtes sont
a-t-il été
devenus
rois
et
plus heu-
d'Angle-
»
Mieux que (1)
du royaume. L'Anjou ses
roi
d'y faire son séjour, au
et ensuite,
« y seraient nés, par inclination. « province
la
par impossible, leur union avait
les
conquêtes, annexions
Salvien, De gubernatione Dsi. Longueruana, 100, 101.
et
démembrements
l'histoire et les historiens
144
œuvre où
d'États,
la
violence collabore avec
une
hasard,
le
sorte de chimie politique détermine la combinaison des
peuples
des civilisations. Les éléments que des affinités
et
prédisposent à se contact
beau
mais,
;
les
d'eux-mêmes au premier on aurait
s'unissent
lier
si
leur nature est incompatible,
fondre à grand feu dans
ne s'asso-
la fournaise, ils
Tout au plus pourra-t-on les faire entrer dans un de ces composés instables qui détonent au moindre choc. Quoique soumis à une domination commune, les peuples dont les génies se repoussent restent étrangers ou cieront pas.
^
ennemis. C'est pourquoi
où
traire,
que
c'est
peu plus
les
empires improvisés par des
en général, une
victoires ont,
si
courte durée. Là, au con-
conquérants fondent des sociétés
les
la
fusion était naturelle et désirée.
tôt
par
que
la force ce
le
stables.,
opèrent un
Ils
temps aurait accompli de
lui-même. Combien de grandes influences se sont établies
dans
le
monde
par
moyen par
d'une propagande pacifique
l'effet
d'un libre assentiment
La papauté
!
a
dominé par
et
au
la foi
âge, l'Italie, par les arts à la Renaissance, la France,
les idées
au xvin
siècle.
De nos
du
jours, la diffusion
progrès est l'œuvre, moins de politiques et de soldats que de
voyageurs, de missionnaires, de marchands
Sans pression venue du dehors, nous voyons tier,
et
avec un entrain passionné, à
la
et le
culture,
de colons.
Japon
s'ini-
aux sciences
aux mœurs européennes. Le temps viendra où
la civili-
sation n'aura plus besoin de s'imposer par contrainte lui suffira
de se montrer. Son
charme victorieux. Notons enfin que celles qui
mutations
les
transforment
attrait fera sa puissance,
la
les
plus
:
il
son
importantes,
condition économique, mentale,
morale ou sociale des peuples, s'effectuent d'ordinaire par degrés imperceptibles. «
Il
y a eu dans l'existence des sociétés
« humaines un assez grand nombre de révolutions dont
le
« souvenir ne nous est fourni par aucun document. Les « écrivains ne
les
ont pas remarquées parce qu'elles
s'ac-
FAITS DE L'HISTOIRE
1
45
« complissaient lentement, d'une manière insensible, sans « luttes
visibles
« remuaient
révolutions profondes
;
fond de
le
la
cachées,
et
humaine sans
société
qui
qu'il
en
« parût rien à la surface, et qui restaient inaperçues des
mêmes
« générations
qui y travaillaient. L'histoire ne peut
que longtemps après qu'elles sont achevées, « lorsque, comparant deux époques de la vie d'un peuple,
«
les
«
elle
saisir
constate entre elles de
si
grandes différences qu'il
« devient évident que, dans l'intervalle qui les sépare, une « grande révolution s'est accomplie
La période du moyen âge où aux
xe
ix e et
i).
(
régime
s'établit le
S2mble l'époque
siècles,
»
la
[féodal,
plus ingrate de
l'histoire de l'Europe. On n'y trouve ni un grand peuple assumant une grande tâche, ni un grand homme s'illustrant ni un de ces événements par quelque œuvre glorieuse ,
mémorables dont dité
l'écho se répercute d'âge en âge. C'est l'ari-
même. Aussi
désolés
comme
les historiens s'écartent-ils
voyageurs
les
déclare que l'histoire des
des
hommes
« des ours véritable?
et
traire, été
d'être écrite
des loups (3) ». Est-ce là pourtant
La raison
de se développer
et
Voltaire
qui ont vécu dans ces
temps « ne mérite pas plus
tristes
de ces espaces
déserts (2).
que le
cessait-elle alors d'être active,
celle
désert la
vie
de s'accroître? Peu de phases ont, au con-
plus fécondes.
dans l'ombre tous
les
Une
genèse mystérieuse élaborait
germes des progrès
futurs.
Du mé-
lange des éléments ethniques confondus par l'invasion se
dégagent des nationalités nouvelles se bégaient sières
;
l'art et
la poésie
;
les
ébauches une transfiguration de
tions durables se fondent...
On
langues modernes
cherchent à travers de grosl'idéal
assiste à
un
vation générale. Les chroniqueurs barbares
(1)
(2)
Fustel de Coulanges, la Cité antique, IV, 6. « Sicut regionum, ita temporum sunt eremi
(Bacon (3) Essai sur
;
des institu-
effort et,
de réno-
à leur suite,
et vastitudines »
.
les
mœurs. 10
l'histoire et les historiens
146
moutonnière des historiens, n'ont vu dans
la foule
obscur, aurore du jour prochain, que
de
la
royauté carlovingienne
;
n'ont pas su discerner
ils
puissance de création qui modifiait conditions de
la
si
la
profondément
les
xi e siècle,
on
du
vie, et lorsque, à partir
des peuples jeunes, des langues renouve-
voit apparaître lées,
âge
cet
lamentable déclin
le
des chants épiques,
un mode fortement
un type
original d'architecture,
d'organisation sociale, on
constitué
une éclosion spontanée, tandis qu'on est simplement en présence du résultat, venu à son terme.
croit assister à
d'une évolution régulière. L'étude de ces
siècles,
en appa-
rence déshérités, présenterait donc un grand intérêt. Elle
nous apprendrait comment tané de décomposition
deux systèmes
et
un
s'opère, par
de recomposition,
travail simul-
passage entre
le
différents de civilisation.
La conclusion s'impose
à l'histoire
Pour
:
la science,
connaissance des fonctions a plus de prix que
événements. Les de
essentiel,
composent
réguliers
faits
la vie
humaine, tandis que
fond, seul
le
les
la
celle des
accidents en
représentent la forme variable, broderie superficielle éten-
due sur une trame
solide.
Lorsqu'une influence générale
rend un changement nécessaire, sion et
les
circonstances sont
n'importe guère que
les voies et
un
moyens,
l'occa-
détail accessoire, car
il
progrès s'accomplisse d'une façon
le
ou d'une
autre,
progrès.
Les historiens se méprennent quand
pourvu
qu'il
pliquent avec tant de soin
vienne à son heure
à
montrer
le
et soit le ils
s'ap-
comment
des
choses, qui n'a pas de sens par lui-même, et négligent de
rechercher leurs la
le
pourquoi, qui seul expliquerait tout. Sous
yeux coule un fleuve immense
profondeur de son
ses
eaux
légers, à
lit,
et la rapidité
contempler
le
la largeur
de
de son cours, jeu
curieusement au passage
:
lieu
de mesurer
ses rives, le ils
mouvant de
les
Au
volume de
s'amusent, enfants ses
ondes
épaves qu'emporte
et à
noter
le flot
!
.
LIVRE DEUXIEME PROGRAMME DE L'HISTOIRE
CHAPITRE PREMIER MODES USUELS DE RÉPARTITION DES PROBLÈMES
La
définition de l'histoire pose son
mais, à
le
prendre dans sa complexité
guère l'aborder directement.
Il
faut le
blèmes partiels plus simples, d'une les distribuer
dans l'ordre où
ils
solus, en d'autres termes, tracer
recherches. C'est là
le
problème général totale,
;
on ne peut
décomposer en pro-
difficulté
moindre,
et
mieux être réun programme rationnel de pourront
le
préliminaire indispensable de toute
investigation suivie et l'objet propre de l'analyse qu'Aristote appelle à juste titre
«la
clef
de toutes
les sciences (i) ».
un mode quelconque de partage enfreinte en histoire, car un sujet si vaste
L'obligation d'adopter
ne pouvait pas être n'était accessible
que par fragments
manières de sectionner une science (i
Politique,
I.
i
;
mais
il
et toutes
y a bien des ne satisfont
l'histoire et les historiens
148
pas aux exigences de
méthode. Depuis Descartes, on
la
quelles règles doivent diriger dans ce travail
« chacune des « pourra
les
comme
par degrés, jusqu'à
« naissance des plus composés
:
— enfin,
« brements si entiers et des revues « assuré de ne rien omettre (1). »
marche logique,
Ont-ils embrassé la
les
croissante,
cherché à
passé des
revues
la
du
con-
dénom-
faire des
générales qu'on soit
si
historiens Font-ils
les
totalité
sujet,
suivie
r^
opéré son analyse
problèmes par ordre de complexité
réparti les
intégrale,
—
plus simples et les plus aisés à connaître pour
« monter peu à peu,
Cette
;
commençant par
ses pensées, en
se
qu'il
mieux résoudre
requis pour les
« conduire par ordre « objets
en autant de parties
difficultés
qu'il sera
et
sait
« Diviser
:
résoudre
les
générales,
successivement, puis
exactes ? Rien de tout cela. Sans
synthèses
des
reconstitué
même jeter un
regard som-
maire sur l'ensemble des choses humaines, sans essayer d'en établir une division méthodique,
prime abord dans
détail, font
le
leur convenance et éliminent Ils
commencent par
des êtres
et
sonnages
des
et les
faits
s'installent
ils
de
choix d'une parcelle à
le reste.
exclure de parti pris la multitude
vulgaires pour ne retenir que les per-
événements
célèbres.
Au
lieu
de juger que
phénomène est digne d'étude et que les plus com-* muns, à raison de leur étendue et de leur nombre, sont tout
ceux dont
la
connaissance importe
le
plus,
ils les
rejettent
en masse
et
ne veulent admettre que des exceptions.
Même,
ce
champ
finent, vont-ils le
si
restreint de la célébrité,
délimiter avec soin,
ordre, l'explorer en entier?
encore.
Ils
font,
parmi
La
qui réduit l'histoire à l'étude d'une
choix d'événements jugés
(1)
Discours de
la
méthode,
II
où
un
élite
se con-
avec
triage arbitraire et
d'un
tous.
Ces
de héros
mémorables entre e
ils
partager
tâche serait trop pénible
célébrités,
les
le
partie, règles 2, 3 et 4.
MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES
beaux
sujets sont rares.
Les historiens
L'attrait
de
la
moins rebattus
des plus célèbres à ceux qui
ne
le
sont guère, ils
ils
le
;
à
lasser.
nouveauté devrait, semble-t-il,
à traiter des sujets
pas du tout,
se les disputent et,
nous en
force de les redire, finissent par
I49
les
induire
mais comme, à passer
sont moins, puis à ceux qui
arriveraient vite à ceux qui ne
le
sont
hésitent à s'engager dans cette fâcheuse voie
hauteurs de
et préfèrent se tenir sur les
Quelle règle enfin
dirige
les
dans
la gloire (i).
la
détermination de
•données particulières ? C'est leur fantaisie qui décide. Ils
cèdent à une préférence de goût ou à un caprice de curiosité. Ils
toire,
ne cherchent point à classer
car
s'efforce
ils
ne
pourraient
de faire valoir
dessus de tous
propre à
les
l'his-
Chacun d'eux
le met auune grandeur idéale
sujet qui lui agrée,
le
les autres et lui prête
justifier
problèmes de
s'entendre.
son choix.
Entreprend-il d'exposer la vie de quelque personnage ? le
déclare hors de pair
et.
de
même
Il
que chaque prédicateur
tient le saint du jour pour le plus grand saint du paradis, chaque biographe vante son héros comme le plus intéres-
hommes. Socrate paraît à Xénophon « le plus « fait des mortels (2) ». Ce même modèle d'excellence p3ur M. Rsnan, Jésus (3), pour Joinville, saint Louis sant des
Le héros
le
parsera (4).
plus digne d'admiration, c'est pour Quinte-
Curce, Alexandre
pour Thiers, Napoléon
(5),
(6).
Tant
(1) « Historia... discurrere per negotiarum celsitudines assueta,non « humilium minutias indagare causarum » (Ammien Marcelin, Rerum gestarum, lib. XXVI). « Les grands événements et les grands hommes, dit de même Gui-
« zot. sont les points fixes et les sommets de l'histoire .» (2) « Pour moi, en le voyant... si religieux..., si juste..., si tempé« rant..., si sage..., il me paraissait être le plus parfait des mortels »
(Mémoires sur Socrate,
IV, 8, § 2). « Entre les fils des hommes, il n'en est pas né de plus grand que Jésus » (Vie de Jésus, 1867, p. 475. Voy. aussi p. 243, 464, 465...). (Mémoires, p.ij. (4) « Onques homes lay... ne vesqui si saintement» (3)
«
(5)
Histoire
a" Alexandre,
Aucun mortel de
I,
1.
ne m'a paru réunir des facultés plus puissantes et plus diverses » (Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XII, Avertissement au lecteur). (6)
-«
«
l'histoire
I
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
50
qu'il s'agit
de gloires
à s"étonner
si
bien établies, on ne songe pas trop
cependant une prééminence aussi absolue
:
est
libéralement attribuée à des illustrations déjà moindres. la vie
Vopiscus. projetant d'écrire
d'Apollonius de Tyane.
un mortel plus saint, plus véné« rable, plus sublime, plus divin (Y)?» Polybe regarde Hiéron de Syracuse comme « l'homme peut-être le plus dit
:
« A-t-il jamais existé
Commynes,
« remarquable qui ait existé (2) ».
de Louis XI. affirme qif « «
où
il
n'a jamais cogneu nul prince
il
y eust moins de vices que en luy
de Louis XIV,
historiographe « grand,
non moins
parlant
le
Racine,
(3) ».
proclame « non moins
non moins admirable que
héros,
« plein d'équité, d'humanité, toujours tranquille, toujours « maître de
lui,
« plus
et
sage
sans inégalité, sans faiblesse,
hommes
plus parfait des
le
et enfin le
(4) ».
Passe
encore, quelque envie qu'on ait de faire des réserves. Mais
Tacite
lorsque
vient
proposer
génie d'Agricola, son beau-père
tune de
tel
« qui
ait
Barbier
jamais été sur
me
dit
« grand prince
le
quand Voltaire
:
«
Il
la
le
for-
appelle
extraordinaire peut-être
»
la terre (6)
du Régent !
plus
admiration
ou Plutarque
(5),
aventurier heureux:
Charles XII « l'homme
mon
à
;
lorsque l'innocent
n'y a jamais eu
(7) » lorsque enfin
je
un plus
vois la tourbe des
biographes porter aux nues toutes sortes de héros malen-
contreux
et mettre,
selon l'expression de Lucien, la tête du
Colosse de Rhodes sur
le
corps
d'un nain, j'entre en
méfiance d'un enthousiasme aussi complaisant ou aussi
Vie d'Aurélien, § 24. Histoire générale, I, 16. o. (3) Mémoires, prologue et I, (4) Discours à l'Académie, 2 janvier 1685. et 46. (5) Vie d'Agricola, § (6) Histoire de Charles XII, I. Mais, dans ses lettres, où il ne cherche plus à faire illusion, il traite volontiers son héros de fou (Lettre à Formont, 1735; autre, 1759). (7) Journal de Barbier, 3 décembre 1723. (1)
[2)
1
1
.
MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES aveugle,
grand
et
conclus que, pour chaque auteur,
je
homme
est celui
dont
il
I
plus
le
système de
les sujets ce
de
est plaisant
Il
5
a écrit la vie.
Les historiens appliquent à tous glorification à outrance.
I
venir à
les voir
tour de rôle débiter leur boniment au lecteur, et chacun
d'eux célébrer
grandeur unique des choses
la
Aux yeux
à raconter.
sont l'événement le
nœud
«
l'oubli
côté,
de ses
le
d'Hérodote,
mémorable de
plus
composés,
récits,
de grandes
qu'il s'apprête
guerres médiques
les
l'histoire.
fait
De son
merveilleuses actions (i) ».
et
Thucydide assure que
en
Il
pour « préserver de
dit-il,
guerre du Péloponèse « a
la
« surpassé en grandeur et en importance toutes celles qui
« ont précédé... C'est
le
plus vaste conflit qui ait jamais
« ébranlé la Grèce... et pour ainsi dire
A
preuve,
il
le
monde entier
(2) ».
allègue que, «en aucun autre temps connu,
les
« éclipses de soleil ne furent aussi fréquentes (3) », ce qui est peut-être vouloir trop
l'universel
guerre punique « de
mon
:
« Qu'il
me
comme
l'ont fait
en tête de leurs récits
secret de la profession),
que
seconde
la
permis à cet endroit
soit, dit-il,
ouvrage, d'annoncer,
« part des historiens
«
prouver. Tite-Live se prévaut de
exemple pour donner l'avantage à
je vais écrire la
« quable des guerres qui aient jamais été faites
Le temps dont un écrivain s'occupe
est
(il
la
plu-
trahit le
plus remar(4).
»
toujours,
à
l'entendre, plein de choses extraordinaires. Polybe se propose
de raconter « comment
Rome
a conçu et exécuté l'idée
« jusqu'alors inouïe d'un empire universel, ce qui « merveille de notre siècle « ouvrage
«
l'histoire
(5) ».
—«
et
fera
le
J'entreprends, dit de
fait
de
même
la
mon
Tacite,
d'une époque féconde en événements... (6).»
Histoires, I, 1. Histoire de la guerre du Péloponèse, (3) Id. 1,23. (4) Annales, XXI, (5) Histoire générale, XXI, I.
(1)
(2)
1
(6)
mérite
Histoires,
I,
2.
I,
1,
l'histoire et les historiens
i5s
Villehardoin est prodigue de formules propres à piquer
du
la curiosité
« veilles « oïssiez croisés,
lecteur
:
» Racontant
!
dira
il
« Or, oïez une des plus grant mer-
:
«
li
si
vos
onques
de Constantinople par
la prise
Onques
« tant de gent puis que
les
grant afaire ne fut empris de
monz
avec une égale candeur
écrit
que
des greignors aventures
et
:
fut estorez (Y). » Froissart
Tous ceux
«
qui ce livre
« verront et liront se pourront et se devront émerveiller « des grandes aventures qui s'y trouvent, car « depuis la création du
monde
que
et
les
que,
je crois
hommes com-
« mencèrent premièrement à s'armer, on ne trouverait en « aucune
^ Il
histoire tant de merveilles
« advenu dans
les
« taire,
de Louis
le siècle
« jamais
On
voit à
nu
l'artifice
le
de
trouver,
comme Ton
et
il
en
est
le
le
d'eux, avant
présente,
une
avec
plus beau qu'il soit pos-
verrait
plutôt
un marchand
qu'un historien ne pas surfaire
va nous entretenir. Toujours son héros
plus digne d'être célébré,
le
sant qui se puisse entendre.
est le
récit qu'il fait le plus intéres-
Ne
leur
demandez
exemple, de mettre leursprétentions d'accord. se
il
» Pour Vol-
plus éclairé qui fût
Chacun
des auteurs.'
déprécier sa marchandise ce dont
« est
d'un sujet à son gré,
naïveté qui désarme, sible
XIV
(2).
(3) »...
choix
fait
comme
guerres de nos jours
point, par
Comme
ils
contredisent tous, on est fondé à croire qu'aucun n'a
raison.
Une telle manière de
poserles questions d'histoire ne
com-
porte ni vue générale, ni partage régulier, ni classement rai-
sonné des problèmes. Sans
même
se préoccuper
de l'ensemble
en s'abstenant à dessein d'envisager
la
et
grandeur de
l'universelle vie, les historiens l'excluent en bloc de leur
(1)
p.
29 (2)
(3)
Chronique de et
la
prise de Constantinople, Collect. Buchon.
51.
Chroniques, prologue. Siècle de Louis XIV, 1.
1
828;
MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES étude et n'en retiennent que des parcelles dont rent à plaisir l'importance.
dans l'ombre
laissent le
53
exagè-
ils
éclairent quelques points et
Ils
fonds de l'humanité. Ainsi
les vastes
dispose pour un public
physicien, qui
1
un
d'enfants
spectacle de lanterne magique, concentre sa lumière sur de
images amplifiées par un
petites la
dans
salle
les
d'optique et plonge
artifice
grand
ténèbres. L'effet- est
mais on n'a qu'un prestige en place de
assuré;
succès
le
et
la réalité
vraie.
Laissons
historiens
les
sujets de leurs récits et
modes
de méthode leurs
serait possible d'établir toire.
Quoique
les
règle
reconnue,
la
choisir
voyons
si,
à leur convenance
habituels de
une analyse
auteurs
les
en appliquant avec plus sectionnement,
il
satisfaisante de l'his-
ne s'assujettissent à aucune
nature des choses
tinctive les ont fait se rencontrer
et
une logique
ins-
dans certains modes de
position des problèmes. Les uns examinent à part des indivi-
dus
les autres,
:
des événements ou des séries d'événements
quelques-uns se renferment dans un intervalle de durée
dans une région circonscrite d'autres enfin étuun groupe social. Ces diverses formes d'histoire,
d'autres,
dient
;
;
;
biographique, épisodique, chronologique, géographique
et
politique, répondent à des exigences particulières et offrent
l'avantage de limiter
aucune
d'elles
humaine.
Il
un
est aisé d'en
Le mode de division simple, consiste à
plus
sujet
au gré de l'historien
donner le
de la
commode pour
la raison.
mais la vie
la preuve.
plus naturel
et,
en apparence,
examiner séparément
humains. Leur personnalité semble en cadre
;
ne se prête à une analyse complète de
effet
les
le
êtres
constituer
un
scruter en détail les manifestations
Certains auteurs réduisent
même
à cette tâche
fonction de la science. « L'objet propre de l'histoire, dit
« Bacon, ce sont (i)
De
la
les
individus
(T).
» Carlyle déclare plus
dignité et de l'accroissement des sciences.
II.
i.
i
l'histoire et les historiens
54
expressément encore, que «
l'histoire est
une collection de
même.
biographies». Les historiens pensent en général de
Beaucoup
se
bornent à raconter
la vie
de quelques person-
nages, et ceux qui traitent de sujets complexes n'admettent
à figurer dans leurs récits que des désignés.
On
méthode
cette
hommes nominativement
de croire que
serait tenté
est l'insuffisance
le seul
l'on en généralisait l'emploi, c'est-à-dire
si
défaut de
de son application si
que,
et
l'on .s'astrei-
gnait à faire la biographie de tous les êtres humains,
le
programme de
il
suffit
la science serait
de formuler ainsi
sibilité
de
le
Les
Mais
problème pour montrer l'impos-
modes d'information, le temps, pour mener à bien Le procédé ne convient qu'à un petit
même feraient défaut
pareille entreprise.
nombre
réalisé.
résoudre. Les
la patience, l'intérêt
une
le
pleinement
d'individualités choisies.
faits
historiques se
épisodes dont chacun
aisément répartir en
laissent
forme un tout susceptible
raconté à part. Quelques auteurs ont, pour
d'être
les sujets
de ce
genre, une prédilection marquée. « Je n'aime dans
l'his-
« toire que les-anecdotes », dit Mérimée, à
la fois historien et
romancier, mais plus romancier qu'historien (i). Néan-
moins, ce mode d'analyse,
s'il
devait être étendu aux in-
nombrables accidents de
la
vie
impraticable encore que
le
humaine,
précédent.
Il
plus
serait
ne peut également
servir qu'à mettre en relief des exceptions pittoresques.
En supposant même que à exposer en détail toutes les
réduite en poussière,
de l'ensemble
et si,
l'étudier
graphiques ou des recueils de
l'histoire
serait
la vie
de notre espèce,
dans des dictionnaires biofaits divers,
nous n'en pour-
Chronique du règne de Charles IX, préface. Conséquent dans deux genres, il réduit le roman à la nouvelle comme l'histoire aux
(i)
les
où
ne nous apprendraient rien
pour connaître
nous étions réduits à
pussent parvenir
existences notables et tous
intéressants, ces fragments,
faits
comme
les historiens les
anecdotes.
MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES
I
55
rions avoir que Fidée la plus indigeste et la plus confuse.
La
division de l'histoire
par époques et par contrées
semble mieux embrasser des ordres de
faits
dans leur com-
plexité logique et se prêter à des analyses suivies, à raison
de
continuité des intervalles de temps et de la conti-
la
guïté des sections de retendue.
On
que. à condition de soumettre
une mesure chronologique à
et
pourrait donc présumer
la suite entière
des âges à
toutes les régions
du globe
sorte de cadastre géographique, l'objet de la science
une
se trouverait intégralement réparti. Mais, lorqu'on réfléchit
aux inconvénients de ces deux systèmes, on les juge non moins inapplicables que ceux dont nous venons de parler.
Remarquons d'abord que problèmes de
l'histoire
les
le
lière
modes
les
la
nature des choses et ne
d'activité de la raison qui
changeante dans ses développements, tandis
est inégale et
que
les
par voie de fractionnement mathé-
matique ne sont pas fondées sur concordent pas avec
manières de scinder
temps s'écoule
déploie avec une régu-
et l'étendue se
uniformité. Toute mesure est donc
ici
quoi bon se régler sur des espaces de temps
trompeuse. si
A
certains de
nos jours sont plus pleins que des années, ou sur des divisions de l'étendue
d'imperceptibles points ont vu s'ac-
si
complir de grandes choses, alors que de vastes restaient stériles
En
outre,
venir d'une
les
loi
recueils
suelles, par
progrès ?
opérer ces sections.
des limites à son gré sans pouvoir ériger
ses préférences.
par heures ou les
le
historiens ne sauraient s'entendre et con-
commune mesure pour
Chacun pose en
pour
territoires
même
Nos télégrammes
les
l'histoire
par minutes: les journaux^ par jours
hebdomadaires* par semaines
mois:
font
:
les
annuaires ou annales, par années:
chroniques, par intervalles facultatifs
:
;
revues menles
certains historiens
une époque, un âge... De même pour la localisation des faits beaucoup de récits ne franchissent guère l'enceinte d'un couvent, d'un palais ou adoptent pour mesure un
siècle,
:
i
l'histoire et les historiens
56
d'une
ville
quelques-uns s'étendent sur une province
:
sur tout
d'autres,
un pays
d'un continent ou
toire
comme on
On
ne
les
deux
véritable et sans remède, car
même
voit point, en effet, sous le
:
chaque
angle, ni avec
qu'on les examine de loin ou de ou par ensembles. Pour les scruter dans
netteté, suivant
dans
près,
entier...
partage conduit à une étude distincte des choses.
les
même
la
même du monde
pourrait croire, superficielle et facile à corriger
une confusion
mode de
;
plus ambitieux font l'his-
résulte de cette diversité n'est pas
La complication qui c'est
les
;
le détail
cas,
il
faut se servir tour à tour
du microscope
et
du télescope, c'est-à-dire d'appareils construits tout différemment. L'esprit a, comme l'œil, sa mise à point d'après la distance, et la valeur des faits change avec
le
centre de pers-
pective. L'histoire est-elle présentée par jours
par localités ou par régions
cadre est étroit, plus on y
Plus
le
car
n'est si petit incident qui, à
il
n'ait
eu de
plus
il
l'intérêt
:
ou par
fait
son
entrer de minuties,
moment
et
sur place,,
plus, au contraire, le cadre est grand,
faut condenser la matière et se réduire
Où
principaux.
Trop
trouvera.
sera le
moyen terme
particulières,
l'insignifiance et la prolixité
sent dans leur brièveté
;
et,
loin
faits le
perdent dans
trop générales, elles s'évanouis-
même,
d'éviter
aux
Bien habile qui
?
les histoires se
et,
à force d'être sommaires,
un milieu
n'apprennent plus rien. Cherchez extrêmes
siècles,
Elle ne se ressemble guère.
?
leurs
entre
inconvénients,
ces
vous ne
réussirez qu'à les unir.
Enfin, alors teraient
l'étendue,
un soin
même
que, par miracle,
un mode uniforme de ils
les historiens
ne pourraient pas s'astreindre à
égal des parties de
grandeur
de leur étude varie selon
traiter
égale, parce
fluence des événements étant circonscrite et l'intérêt
adop-
répartition pour la durée et
les
que
avec l'in-
momentanée,
lieux et les temps.
L'insatiable avidité avec laquelle les lecteurs de journaux
dévorent
la
masse d'informations qui leur
est servie
chaque
MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES jour,
témoigne du
nouvelles.
On
vif intérêt qu'ont
ne leur en
pour eux
les
I
5y
moindres
jamais assez. Mais l'actualité
dit
seule provoque à ce point la curiosité publique, et qui voudrait étudier aussi en détail la suite entière des âges serait
bien vite arrêté.
Force
est
donc de
se restreindre et
bornes autrement que
pour
de
sans
traiter le passé
On
présent borné.
le
se contente,
anciens, de résumés d'autant plus brefs
les faits
La raison en
l'époque est plus reculée.
est,
que
dit Voltaire,
« que l'histoire des temps récents est pour nous de néces«
site,
mais que l'ancienne
La mémoire
a des bornes
grande ressource
elle
;
est d'oublier.
souvenir des choses dont
montre qu'en raccourci portance. A mesure que condensent en
seulement de curiosité
est
La
celles qui le
temps
;
sa
tradition laisse perdre le
l'intérêt a
beaucoup décru
et
ne
gardent un reste d'ims'écoule, les relations se
se réduisent
extraits et
(i) ».
ne peut tout retenir
à quelques faits
principaux.
Mais, en s'abrégeant de
la sorte, l'histoire se
transforme,
car les abrégés la montrent à divers degrés de réduction.
vain on
demande aux auteurs
En
des résumés qui ressemblent
aux grandes annales comme les Pygmées ressemblaient aux hommes (2) ou comme une miniature ressemble à un portrait (3), c'est-à-dire qui reproduisent la même image sous de moindres proportions. Cela n'est pas possible puisque abréger
c'est
élaguer, supprimer des agents, des faits, des
circonstances, et l'histoire reste d'autant
moins complète
qu'elle est plus concise.
La et
nécessité de raconter
longuement
de plus en plus brièvement
dans ties
(1) (2)
(3)
les
les
les
choses récentes
choses anciennes
fait
que.
ouvrages qui embrassent quelque durée, les pardu récit offrent une disproportion cho-
successives
Mélanges, œuv. compl., 77 1, t. XVI, p. 60. Bayle, Dictionnaire historique, au mot Arsinoé, note C. Grande Encyclopédie, art. Abrégé. 1
58
i
l'histoire et les historiens
Alors que
quante.
quelques pages, des volumes
dans
(i).
ou d'abondance dans
faits
les
siècles lointains sont résumés en temps voisins de l'auteur remplissent Ce n'est point une différence de valeur les
les
oblige les historiens à s'étendre
une question
c'est
son optique
et
premiers les
la juste
et
les
documents qui
se resserrer de la sorte;
Chaque époque
d'intérêt particulier.
Bayle trouve
fixée.
les historiens
ou à
les
historiens
anciens trop courts
modernes trop longs
et
mais raccourcir
les
(2)
;
allonger les seconds ne serait pas
le
moyen de
rendre tous parfaits. Les anciens auraient alors chance
de paraître ennuyeux L'histoire doit
et les
donc
modernes
insuffisants.
remaniée périodiquement en
être
vue d'éliminations graduelles. Dans quelques les
a
proportion des âges n'est jamais
ouvrages de nos historiens
les
siècles d'ici,
plus estimés seront à
refondre et à résumer, car la postérité, occupée d'autres faits
qui la toucheront de plus près, refusera
de prendre à sa charge plus
ira,
moins
elle
le
sûrement
corps entier de nos annales
en voudra retenir. Si
le
des narrations prolixes, l'avenir est aux abréviateurs
même
aux abréviateurs d'abrégés. Les
maires arrivent lorsque
les
et,
présent réclame
faiseurs de
et
som-
grands historiens commencent
à paraître longs. Malgré les pertes qu'ils ont quelquefois
causées et qui font la désolation des érudits
plaignons pas trop d'un bon paresse.
Comme, chaque
office
qui sert
(3).
si
génération veut mettre
ne nous
bien notre les
choses
à son point, on ne saurait assigner de terme à ces réductions successives. L'histoire va se résumant de siècle en siècle,
jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien, résultat où l'on
Ainsi Tite-Live expose en dix livres les cinq premiers siècles de Roms et en consacre cent trente aux deux suivants qui, ramenés à la même mesure, auraient dû tenir en quatre. (2) Dissertation sur les libelles diffamatoires. de Justin a occasionné la perte de la grande histoire (3) L'Abrégé de Trogue-Pompée (Histoires philippiques), et les résumés des compilateurs byzantins nous ont privés de l'Histoire universelle de (1)
de
l'histoire
Jean Damascène.
MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES
I
5o,
parvenu pour l'immense durée des âges pré-
se trouve déjà
historiques. Entre ces limites extrêmes d'un présent qui s'intéresse
aux moindres
détails de sa
propre
vie. et
d'un
passé qui, de plus en plus étranger, s'atténue dans une perspective fuyante et finit par se perdre tout à
fait, l'esprit
conçoit une multitude d'aspects, sans pouvoir établir, d'une
façon générale, situation
et,
le
plus exact et
comme
le
le
plus vrai. C'est affaire de
temps marche sans
cesse, le
point
de vue change continuellement.
Le Leur
même
défaut se retrouve dane les histoires régionales.
intérêt n'est pas égal en tous lieux.
place,
il
Très grand sur
décroit en raison de l'éloignement. C'est
mêmes
tion d'indigénat. Les
une ques-
sujets doivent être présentés
différemment aux lecteurs de différentes contrées. Voltaire en convient
:
«
On
exige que l'histoire des pays étrangers
« ne soit point jetée dans
«
« l'étudier, «
même moule que celle
le
jeter
la
posséder, réserver pour elle
une vue générale sur
« nous ou par
les
les
les autres nations.
« n'est intéressante que par
les
de votre
de sa patrie,
patrie... Il faut surtout s'attacher à l'histoire
détails
Leur
et
histoire.
rapports qu'elles ont avec
grandes choses qu'elles ont
faites (i).
»
Bacon va plus loin et, par un scrupule singulier, semble interdire à chaque peuple l'étude de toute autre histoire que la sienne propre « J'abandonne, dit-il, aux nations :
« étrangères l'histoire des étrangers, ne voulant pas porter
« un œil indiscret dans
les affaires d'autrui (2).
»
Conformé-
maximes, chaque peuple s'installe, comme le Céleste-Empire, au centre du monde (3), et s'entoure d'une muraille de préjugés que ses historiens ne franchissent
ment
à ces
guère. Mais quoi ? L'histoire de France est
apparemment
de la Grande Encyclopédie. de l'accroissement des sciences, II, 7. capitale nombril (3) Empire du milieu. Les Incas appelaient leur du monde (sens du mot Cu^co en péruvien), et les Grecs avaient donné le même titre au temple de Delphes que Pindare qualifie (1) Article Histoire De la dignité et
(2)
d"( )«.q>aAoç.
l'histoire et les historiens
i6o
pour
faite
un
les
Français
;
attrait particulier,
à
s'accorde
de Turquie a pour
celle
quant à
et,
reconnaître
celle
de
la
Chinois pour
faut être né
qu'il
Turcs
les
Chine, on
y trouver de l'agrément. Plaisante science, dirait Pascal, qu'un fleuve ou une montagne borne !
Peut-être embarrasserait-on les historiens de l'Occident,
curieux des choses d'Europe,
si
parties
du monde,
si
si
insouciants des autres
on leur demandait pourquoi
ils
né-
gligent de parti pris l'histoire des pays lointains. Prenons
comme exemple un
la
Chine.
serait facile d'établir que,
Il
historien sans prévention,
il
pour
n'y a pas de plus beau sujet
un empire qui occupe le douzième de la dont la population compose le quart du Il genre humain. a développé à part un système de civili-
d'étude. Voilà
terre habitable et
sation-et offre le meilleur spécimen d'histoire spéciale,
un
petit
monde
de l'Egypte longévité.
Il
de
et
la
En
dans
contemporain
outre, cet Etat,
Chaldée, présente un cas unique de
possède un corps d'annales plus étendu que
d'aucun
celui
fermé.
autre
peuple,
son histoire
car
positive
remonte à 2697 ans avant notre ère et se déroule sans lacunes pendant quarante-cinq siècles. Un des missionnaires qui ont
le
mieux connu
pas de peine à démontrer
«
:
la i°
Chine,
que
les
P.
le
Amiot, n'a
annales chinoises
« sont préférables aux monuments historiques de toutes «
autres nations parce qu'elles sont le plus dépouillées
les
« de fables,
les
plus anciennes,
« abondantes en
«
fiance...
«
les
«
le
;
faits...
3° qu'elles
savants...
:
4
;
les
plus suivies,
2" qu'elles
les
plus
méritent toute con-
sont dignes de l'attention de tous
qu'elles
sont l'ouvrage de littérature
plus authentique qui soit dans l'univers
Les historiens trouveraient donc
là
réunis
(1).
»
comme
à sou-
hait tous les éléments d'intérêt et les garanties d'exactitude qu'ils
1)
cherchent pour leurs
récits,
grandeur des
Conclusion d'un de ses Mémoires sur
les
Chinois,
territoires,
t.
II,
p.
146.
1
MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES
nombre
l6l
des populations, longue suite de temps, richesse
de documents, sûreté d'informations. L'histoire compte en
Chine vingt-deux dynasties, autant de révolutions politiques et plus de trois cents changements de règne. Quelle mine de faits Que de personnages à mettre en scène, !
d'événements à raconter! D'où vient pourtant que jusqu'ici nos historiens ne se sont pas d'un
si
beau sujet
—
?
—
notre civilisation.
laissé
Mais
prendre aux séductions
Chinois sont étrangers à Qu'importe s'ils en ont une à eux, les
différente de la nôtre et d'autant plus originale. Sont-ils
donc étrangers à l'humanité les divisions de temps et de n'ont rien de méthodique séparer ce qui
Mais
?
La
raison véritable, c'est que
lieu adoptées par les historiens et
leur
servent seulement à
intéresse de ce qui leur est indifférent.
les
qui s'attache aux choses en considération de
l'intérêt
leur proximité
un
est
étalon variable et trompeur.
La
science, qui
s'applique à scruter ce que la nature a de
général et de
fixe,
doit avoir
un
caractère d'universalité, de
pérennité. Les connaissances bien établies ont
pour
les
hommes de
le
même prix
tous les pays et de tous les temps.
Il
n'y
a pas une mathématique, une astronomie, une physique,
une chimie, une physiologie particulières suivant l'époque l'erreur seule varie. Ce que et le milieu. La vérité est une ;
l'histoire a elle.
Une
eu jusqu'ici de local, de transitoire, prouve contre
fois
scientifiquement constituée,
pas d'intéresser tous leur enseignera,
mais l'ordre
Un
elle
hommes au même
ne manquera titre,
car elle
non plus des accidents partout
divers,
et les lois
les
de
l'activité
humaine.
dernier groupe d'historiens tient compte, dans ses
analyses,
du
fait
de l'agrégation politique
pour objet d'étude. l'histoire «
phie de
la
On
a
et
prend
les États
à ce point de vue, défini
biographie des nations ». Dans sa Philoso-
l'histoire.
Hegel assigne cette tâche pour but à
l'histoire universelle et dit
« a pas d'États
même,
il
expressément que «
n'y a pas d'histoire». Auguste
là
où
il
n'y
Comte réduit 1
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
102
de
même
sociaux
donne, en conséquence,
Cependant, ce mode de
méthodique de les
phénomènes
science historique à l'étude des
la
et lui
nom de
le
partage est
Sociologie.
moins Quoique
peut-être
le
tous, le plus difficile à généraliser.
hommes, naturellement
sociables, vivent partout liés
par des rapports réciproques, peu de sociétés offrent de
en histoire, car
l'intérêt
puissante
parmi
doués d'une personnalité
les Etats
Parmi
sont l'exception.
peuples,
les
comme
individus, on ne trouve que quelques héros et
les
des foules sacrifiées. Les historiens s'occupent seulement des nations illustrées par
un
rôle actif et brillant. Ils délais-
sent celles qui, faute de cohésion et d'unité, n'ont pas su
une
réaliser
général
le
forte
organisation
Sous prétexte d'insignifiance, petits Etats.
ou sauvages.
historiens éliminent les
les
Proposez à l'un d'eux d'écrire
république de Saint-Marin,
je serai fort
Comment
qui est en
ce
politique,
cas des populations barbares
de
l'histoire
étonné
s'il
la
ne croit
prendre au sérieux un Etat
pas qu'on
le raille.
exigu
que, pour l'apercevoir sur la carte de l'Europe,
il
(i)
faut s'armer d'une loupe. N'importe
font encore de l'histoire naturelle
des êtres ne se mesure pas à leur
même
infiniment
les
minuscule, aujourd'hui
traversé,
intacte son
calme
ils
le
;
micrographes
les
savent que l'intérêt
ne négligent pas
taille et
petits. L'histoire
peut-être instructive à étudier.
maintenu
;
de Saint-Marin serait
Quand on me
dit
autonomie pendant quinze
cet État
des preuves de modération
et
(2).
a
siècles et
orages qui ont bouleversé
tant de grands empires, j'en induis qu'il a
dû donner bien
de sagesse. Ni guerres, ni
conquêtes, ni révolutions n'ont accidenté
le
pacifiques annales. J'admire que, parmi
ses
nommés
que
plus ancien de l'Europe
et respecté, les
si
à l'élection tous les six mois,
il
ne
cours de ses Capitaines.,
se soit pas ren-
contré un ambitieux sans scrupules pour renverser une (1)
Il
(2)
Il
mesure 62 kilomètres carrés date du
îv* siècle.
et
compte 7,000
habitants.
MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES
1
amour
constitution qui n'est écrite nulle part et porter, par
de
la
gloire,
trouble chez
le
voisins.
les
63
Voilà d'hon-
charmé de faire connaissance. du dernier siècle (1797), de l'Italie, fit offrir par Monge une
nêtes gens avec qui je serais
Mieux encore Bonaparte,
lorsque, à la fin
:
maître
extension de territoire à la république naine, régent Onofrio
pour
refusa
d'autrui et prononça ce
cole^a
libertà
budget de
—
!
de
elle
mot digne
Dites enfin
In pic-
:
que Saint-Marin n'a
ni soldats, ni pauvres... N'est-ce pas
Son
?
du bien
d'être retenu
un Etat modèle, bon à mise au
histoire devrait être
concours. Mais qui consentirait à traiterun sujet
si
humble
aux historiens des peuples qui aient lassé nommée du bruit de leurs exploits, de leurs fautes
Il
ni
dette publique, ni lourds impôts,
la guerre, ni
proposer en exemple
capitaine
le
s'enrichir
faut
?
la
re-
et
de
leurs malheurs.
L'analyse politique n'aboutit donc encore qu'à exclure et à choisir.
Elle ne se prête pas
une étude suivie des
à
groupes humains. Cette objection hasard
Strabon, énumérant
légèreté.
ibères d'Espagne, s'arrête vite fatigué
beaucoup
«
il,
«
et je recule, je l'avoue,
«
pareille,
citer
grave,
quand par
posent, est tranchée par eux avec
les historiens se la
une surprenante
si
d'autres,
mais
je
:
les
peuples
« J'en pourrais, dit-
n'en
ai
pas
le
courage
devant l'ennui d'une transcription
n'imaginant pas, d'ailleurs, que personne puisse
« trouver du plaisir à entendre des
noms comme ceux
des
moins moins connus encore (1). » Quelles raisons pour un géographe! Dans son Histoire universelle, où il n'a oublié qu'un détail, l'univers, Bossuet dit avec un égal dédain des peuples d'Ethiopie « Il n'y a « Pleutaures, des Bardyètes. des Allobriges « harmonieux
et d'autres
—
et
—
:
« rien de suivi dans «
et
(1)
mal
cultivées
Géographie,
III,
;
conseils de ces nations sauvages
les si
3,
la
§7.
nature y
commence souvent de
**
l'histoire et les historiens
164
« beaux sentiments,
ne
elle
les
achève jamais. Aussi ne
« voyons-nous que peu de chose à prendre
« N'en
parlons
« policés
(1).
»
imiter.
et à
pas davantage et venons aux peuples
—
Quelles raisons pour un pontife
—
!
Voltaire, à propos des Ostiakes et de leur origine incertaine.
non moins étourdiment « Ces obscurités ne valent « pas nos recherches. Tout peuple qui n'a pas cultivé les « arts doit être condamné à être inconnu (2). » Ailleurs,
dit .1
il
:
ose écrire de nos ancêtres
« permettez-moi de vous
« Pauvres Celtes-Welches,
:
dire,
aussi bien qu'aux
« que des gens qui n'ont pas eu «
« ches que (3).
les
»
porcs et
— Quelles
Des décisions aussi
les
la
un philosophe
raisons pour
sa
!
en supprimant
tâche
;
mais
—
doute
simplifient sans
tranchantes
plus épineuse de
ont habité leur
ânes qui
l'histoire et soulagent fort l'historien
partie
Huns,
teinture des
ou agréables ne méritent pas plus nos recher-
arts utiles
« pays
moindre
la
la
science
la
refuse de confirmer de tels arrêts. Les beaux sentiments, les
considérations d'art qu'on allègue ne est visible qu'au
yeux de Strabon
la
le tort
restés étrangers à l'hellénisme, et que,
touchent guère.
Il
des Ibères est d'être
pour Bossuet,
des -Ethiopiens consiste à n'avoir pas suivi la
loi
celui
de Moïse.
Quant à Voltaire, son grief contre les Ostiakes et les Welches tient apparemment à ce qu'ils n'ont pas honoré la tragédie. A cela près, c'étaient des hommes. Ils ont pratiqué à leur manière, et non sans succès, le premier des arts, celui de vivre. Ils ne sont donc pas indignes d'attention, et qui veut connaître les multiples aspects de la vie
humaine ne «
Que de
perdrait pas son temps à s'enquérir d'eux.
peuples nous ignorent
!
» s'écrie Pascal. Les
historiens ne devraient-ils pas plutôt dire
(1) (2)
ch.
Discours sur l'histoire universelle,
III
Dictionnaire philosophique,
art.
Que de m. Grand,
peuples
partie, ch.
Histoire de l'empire de Russie sous Pierre
1.
(3)
:
France.
le
I
ro
partie,
MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES
nous ignorons grandeur de son
Une
!
1
65
science qui méconnaît à ce point la
sujet et n'en estime
que des fragments, ne
donne-t-elle pas la mesure de son incapacité ?
Non seulement mettent
pas
les
modes usuels de
humaine, mais encore
ne procurent pas
ils
auquel doit tendre l'analyse, qui tion des problèmes en les clarté ressorte d'une
répartition ne
une analyse intégrale de
d'opérer
est
de
En
solu-
que
ce
la
extrême simplicité. Ces procédés ne
pour classer l'ensemble,
connaître ni
vie
résultat
faciliter la
décomposant jusqu'à
sont pas moins défectueux pour élucider fisants
le
per-
la
le tout, ni
même
le détail
qu'insuf-
par eux à
et l'on n'arrive
des parties.
opérant des divisions arbitraires,
rédui-
les historiens
sent bien à leur convenance la grandeur des sujets qu'ils
mais
traitent,
que, au lieu
n'en diminuent pas la complexité parce
ils
du
scalpel de l'anatomiste,
ils
emploient
le
coutelas
du boucher. Là où, dans
toire, ils
devraient séparer avec soin des appareils, des orga-
le
grand corps de
l'his-
nes, des éléments définis auxquels correspondent des fonc-
tions distinctes,
ils
coupent par tranches des parties
où des éléments
parcelles
et
et
des
des fonctions de tout ordre se
Que l'on considère, en effet, un personnage, un événement, un espace de durée, une région de l'étendue, un groupe politique, on entrevoit, sous cette apparente simplicité, un si grand nombre de causes, trouvent encore confondus.
d'actes et de rapports,
que
l'esprit le plus perspicace
n'en
saurait débrouiller la confusion. L'être
qui
humain
le caractérise
détruire
;
mais
a,
il
est vrai,
son unité, son individualité
puisqu'on ne pourrait cette unité,
résultante effroyablement complexe, infinité d'influences, d'effets,
le
scinder sans le
loin d'être simple,
de conditions
et
stances. Elle ne s'explique point par elle-même;
de ce qui
l'a
précédée
et
est
une
où s'entrecroisent une de circonelle
dépend
de ce qui l'entoure. La race, l'héré-
1
l'histoire et les historiens
66
de civilisation, un concours l'homme ce qu'il est. Il tient à tout. C'est un petit monde, un microcosme selon l'expression antique, image réduite du macrocosme et non moins compliquée que lui. Avec quelque soin qu'on l'étudié, on ne le dite, l'éducation, le milieu, létat
de circonstances font
connaît jamais bien.
De même l'événement en apparence le plus simple comprend une immensité de détails. Veut-on l'explorer à ,
fond, savoir
le
comment
et le
pourquoi de chaque chose
?
y aurait à scruter minutieusement le rôle de tous les acteurs du fait, les antécédents qui l'ont amené, les inciIl
dents qui sont survenus, C'est
les
conséquences qui ont
une interminable enquête à ouvrir sur
On
le
suivi...
moindre
vu des historiens se vouer à l'étude d'un événement unique, publier des volumes à ce sujet et ne pas l'éclairer assez pour dissiper tous les épisode de l'histoire.
a
doutes.
La
répartition des problèmes par intervalles de
temps
n'opère pas une simplification réelle, puisque, durant
le
moindre laps, fût-il d'un jour ou d'une heure, l'activité humaine déploie toute la complexité de ses développements et. si l'on voulait ne rien omettre, l'étude du plus court instant n'aurait pas.de fin. se
En
outre, lorsque les historiens
renferment entre des limites précises de durée,
trouvent plus
causes ou les suites des
les
portent et dont les connexions se prolongent à gestation des événements est parfois leurs effets logiques se produire,
des siècles.
Louis
XIV
il
s'est
est nécessaire
travers le
et
Richelieu
n'y rap-
La
pour voir
de franchir
grandeur ;
mais
il
a
successeurs l'expiation de ses fautes. Voltaire
trop pressé de
après Louis
l'infini.
lente que,
a recueilli l'héritage de
monarchique préparé par Henri IV légué à ses
si
ils
faits qu'ils
XV
moyen
et
le
glorifier
;
nous
le
jugeons mieux
Louis XVI. La Renaissance procède, à
âge, de la tradition antique. Notre civili-
sation actuelle plonge par ses racines dans
le
plus lointain
MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES
commence
passé. « L'histoire, a-t-on pu dire, ne
« nulle part
(i).
comme le
les
ou d'un
rables se sont passées sur ces points
Rome ou
Paris
!
De
souvent au loin
choses
plus, les influences en hiset travaillent
pas de se faire sentir à distance
Comme
vents,
mémo-
du globe qu'on appelle sans cesse à se
répandre. Les frontières que nous posons ne
vérité.
borné,
palais, a parfois été
Que de
théâtre d'une foule d'événements.
toire agissent
aussi les
simplifier, car le territoire le plus
l'enceinte d'une ville
Athènes,
finit
»
Le mode géographique de sectionnement réduit sujets sans
167 ne
et
;
elles
les
empêchent
n'arrêtent que la
des graines légères qui, emportées par les
germent hors du champ où
elles
avaient mûri, les
semences de progrès, dispersées en divers sens, vont féconder de proche en proche de nouvelles régions. Aussi historiens
moment
forcés de sortir
confiner leur étude. sa suite
les
qui veulent rester intelligibles sont-ils à tout
Un
du
territoire
où
ils
prétendaient
capitaine aventureux les entraîne à
dans des expéditions lointaines
leur fait visiter les cours étrangères;
un
;
un ambassadeur
traité d'alliance les
met en rapport avec différents Etats; ils vont et viennent la métropole aux colonies... Dans ces pérégrinations
de
fréquentes,
ils
oublient la
classique
unité
de
quoique faisant profession de goûts sédentaires,
comme
ils
lieu
et,
passent,
Froissart (2), leur vie à voyager.
Enfin, une société politique, considérée à part, constitue un mécanisme mû par une prodigieuse quantité de ressorts et
dont
infinie.
le
fonctionnement
Démêler
le
se résout
en
effets
jeu de tant de rouages est
d'une variété
un problème
à défier la plus pénétrante sagacité. Les États d'ailleurs ont entre eux des relations continuelles et, soit en paix, soit
en guerre, réagissent
les
uns sur
les autres.
Ces
soli-
Louis Blanc, Histoire de la Révolution française, Introduction. Froissart allait, dit-il, « travellant et chevauchant, querant de tous « côtés nouvelles ». (1)
(2)
1
l'histoire et les historiens
68
darités internationales qu'on ne peut éliminer sans rendre
tout obscur,
admettre sans rompre l'unité
ni
fictive
du
cadre, achèvent de compliquer les questions.
Ainsi ces parties que les historiens croient simples sont
en
réalité
non moins complexes que
difficultés qui arrêtaient
dans
le
détail et,
tout.
Les
mêmes
au terme d'une analyse imparfaite, on
retrouve entière la confusion
homme
le
dans l'ensemble arrêtent encore qu'on voulait
éviter.
Un
moins malaisé à connaître que le genre humain (i), un événement que l'histoire universelle, un moment que la suite des siècles, un pays que le monde, un État que tous les Etats. Les obstacles semblent amoindris mais
ils
n'est pas
même
sont de
nature, aussi
nombreux
et
toujours
insurmontables. Les problèmes historiques, posés de la sorte,
ne deviennent jamais
clairs, c'est-à-dire
ne compor-
tent pas de solution rigoureuse.
(i)
Larochefoucauld juge
« aisé de connaître « en particulier »
même
qu'il l'est d'avantage
:
«
Il
est plus
l'homme en général que de connaître un homme
(Maximes, 436^.
CHAPITRE SECOND ANALYSE MÉTHODIQUE DE L'HISTOIRE
Essayons d'établir
le
principe et de tracer les linéaments
d'une répartition rationnelle de d'abord embrasser
la totalité
Nous devrons
l'histoire.
de son objet, puis
méthodiquement en tenant compte de parties et descendre par degrés de la
le diviser
de ses
la diversité
vue
la plus
générale
des choses à leurs aspects les plus restreints, de manière à simplifier
toujours
supprimer
le
davantage
les
rapport logique qui
les
problèmes, mais sans unit et qui permettra
plus tard de reconstituer l'ensemble.
Afin de concevoir ses
la vie
humaine dans
développements, supprimons toutes
plénitude de
la
les
barrières par
coutume de ciconscrire leurs nombre d'hommes célèbres, présumés seuls dignes d'attention, à la foule immense des inconnus, à tort négligés. Nous voulons connaître non lesquelles les historiens ont
sujets.
N'opposons plus un
petit
quelques personnages, mais l'humanité. Cessons de d'attacher liers
dont
un la
intérêt exclusif
aux événements,
faits
valeur est presque nulle pour l'ensemble
dions de préférence
les
même
particu;
étu-
fonctions de l'universelle vie. Effa-
çons encore ces divisions convenues d'époques
et
de régions
qui scindent mal à propos les manifestations d'une activité générale et continue; examinons
dans
le
monde pendant
comment
la suite entière
elle
se déploie
des âges. Enfin, ne
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
I7O
nous bornons plus à scruter quelques-uns des États que font et défont tour à tour les mobiles accidents de la poli-
tique
;
considérons plutôt l'évolution des sociétés humaines
et leurs rapports
Envisagée de
grand
dans
l'unité de civilisation.
mettons à une analyse méthodique
Nous aurons c'est-à-dire
voit
Une
le désir
comporte
l'existence en tirant le meilleur parti
du milieu;
fonction affective qui nous attache aux choses par
ou nous en éloigne par
l'aversion, suivant qu'elles
peuvent contribuer ou nuire à notre bonheur 3°
Une
;
fonction esthétique, chargée coopérer,, parmi des
réalités imparfaites, le triage des
combiner en vue d'un
les
4 Une fonction
éléments de
la
beauté
de
intellectuelle qui, par diverses voies d'in-
prendre l'ordre du monde, à
Une
et
idéal supérieur;
vestigation scientifique, conduit l'esprit, curieux de
5°
faits,
d'apti-
:
aux besoins de
Une
la raison
Sou-
de cet être idéal.
fonction industrieuse par laquelle la raison pour-
possible des ressources 2
la vie
la raison.
Ce premier partage conduit
tudes spéciales ou de facultés.
i°
de
à distinguer en elle autant de classes de
de fonctions, que
à déterminer
comme un
l'humanité apparaît
la sorte,
être collectif, caractérisé par l'usage
la
com-
connaissance des choses
;
fonction morale par laquelle la volonté se plie à
des règles approuvées par
la
raison et subordonne l'intérêt
au devoir dans la direction de la vie 6° Enfin une fonction sociale qui forme entre ;
les
êtres
des groupes hiérarchiques et vise à régir leurs rapports par
de
justes lois.
Nous aurons ainsi à explorer six grands aspects de la vie humaine L'industrie qui procure l'utile, la passion qui :
cherche fait
le
bon,
connaître
l'art
qui réalise
le vrai, la
le
beau, la science qui
moralité qui pratique
l'association qui institue le juste.
le
bien et
ANALYSE METHODIQUE DE L HISTOIRE
principales que nous venons d'in-
Chacune des fonctions diquer peut
être à
I7I
son tour partagée en fonctions secondaires
plus simples.
Une
examiner séparément
histoire de l'industrie devrait
nous servent à vaincre
l'application des forces qui
les résis-
tances des choses, l'exploitation des ressources utiles ou utilisables la
de
dans
la nature,
monde animal par la chasse, le monde végétal par
le
pêche ou l'élevage pastoral; dans
l'agriculture
minérale ces
:
;
dans
le
monde
préparent
matières premières,
tionnent
des corps bruts par l'extraction
puis, la multitude des industries qui élaborent
aliments,
les
confec-
adap-
vêtements, contruisent des habitations
et
tent à notre
commodité une
enfin
circulation
l'échange
les
,
foule
;
consommation de tous
la
et
de produits
la les
éléments de richesse...
Les fonctions de
la vie affective seraient à répartir d'après
leur nature et leurs
tendances.
La psychologie
n'a pas
encore établi un classement méthodique des passions. les divise
quelquefois en attractives et
qu'elles aspirent à procurer
un bien ou
en égoïstes
D'autres les partagent
et
On
en répulsives selon à écarter
altruistes
un mal. compre-
nant, d'une part, les sentiments personnels, l'amour-propre,
l'amour des richesses, l'ambition..., de
l'autre,
l'amour, les
affections de la famille, l'amitié, le patriotisme, la philan-
thropie,
le
sentiment de
la
nature
et le
sentiment religieux...
compose de plusieurs arts que spécifient l'usage et les langues. La poésie, l'architecture, la sculpture, la peinture et la musique cherchent à réaliser L'esthétique générale se
la beauté,
dans
les idées
par
les
modes de construction, dans dans
les surfaces
par
les
mots, dans l'étendue par ses les
formes par
les
contours,
couleurs, dans les sentiments par
Chacun de ces modes d'expression a son histoire un cadre tout tracé pour l'étude des manifestations
les sons.
et ofTre
du goût. Les divers ordres de vérités se distribuent par séries ou
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
IJ2
Nous avons
sciences.
essayé ailleurs (i) de classer les con-
naissances positives en sept sciences générales, savoir l'ontologie
ou logique,
mathématique,
la
la
dynamique,
phy-
la
sique, la chimie, la science des formes et la science des
examine
fonctions, suivant que l'on
les réalités perceptibles,
rapports abstraits des grandeurs,
les
la
collocation
des
corps, les actions moléculaires, les combinaisons des substances, les types de structure et les
En
modes
d'activité...
morale, on distingue d'ordinaire deux sortes de devoirs
relatifs, les
uns à l'agent lui-même,
La première comprend
la
les
autres à ses rapports.
préservation de la
santé par
gouvernement des passions par la sagesse, la subordination du vouloir à la conscience... La seconde étal'hygiène, le
blit les
obligations de
semblables en général,
l'homme envers ses proches, ses les animaux que domine sa puis-
sance, l'ensemble des êtres dont
Enfin
les
il
doit suivre les lois...
fonctions sociales se répartissent naturellement
d'après la grandeur des groupes auxquels se rattachent les existences
monde
le
individuelles
et
que représentent
des relations privées, la
nature, l'universalité
même
cité, l'État,
Nous ne prolongerons pas l'histoire;
elle
l'humanité, la
cette analyse plus loin, car
un programme complet
borne à indiquer comment
se
famille,
des choses...
notre tâche ne consiste pas à tracer
de
la
il
serait
possible de l'établir. L'esquisse que nous venons d'ébaucher suffit
à faire concevoir l'esprit et la
tion méthodique.
Il
est
marche d'une
réparti-
manifeste qu'en suivant la
même
voie, c'est-à-dire en procédant par divisions et subdivisions
graduelles,
on
arriverait à
décomposer jusque dans
extrême détail
les difficultés
des problèmes
et à les
plus
poser successivement dans des con-
ditions de simplicité aussi grande qu'on
(i)
le
qui résultent de la complication
Théorie des sciences.
le
pourrait désirer.
ANALYSE MÉTHODIQUE DE L'HISTOIRE
Les questions historiques une se trouverait
l'on
lj3
amenées au point où
fois
en présence de fonctions suffisamment
circonscrites, l'historien qui ferait
choix de l'une d'elles
n'aurait plus qu'à constater les séries de faits simples et
bien définis qui s'y rapportent. Pour cela,
lui faudrait
il
passer de l'ordre abstrait à l'ordre concret, c'est-à-dire noter agents, les
les
circonstances,
date,
la
duction des
faits.
Nous revenons
ainsi
lieu, le
groupe
détermine
la pro-
le
social, toutes conditions par lesquelles se
aux modes de
sec-
tionnement biographique, épisodique, chronologique, géographique et politique dont nous avons critiqué l'emploi chez
les historiens
de l'analyse, entraîne
n'a
du
Mais leur application, au terme aucun des inconvénients qu'elle
passé.
plus
quand on en
fait le
même
principe
de l'analyse,
parce que, au lieu de grouper pêle-mêle, dans des cadres de
convention, toutes sortes de
faits disparates, elle
répartir le détail des faits de
l'analyse est ailleurs été
même
et les aspects
de
ne
sert qu'à
ordre. L'essentiel de la vie
humaine ont
préalablement classés à raison de leur nature.
On
n'au-
donc plus à étudier des personnes, des événements, des époques, des régions ou des Etats dans tout ce qu'ils peuvent comprendre de complexité d'effets, mais seulement rait
dans leur rapport avec une fonction donnée. Dès de confusion à craindre dans
les
arbitraires ni de préférences exclusives. faits
serait
lors,
plus
problèmes, d'éliminations
Chaque espèce de
examinée à part dans toute l'étendue de
ses
développements. Les notions séparément acquises feraient partie
d'un ensemble, y prendraient place à leur rang
et
garderaient pour la science une valeur constante.
Tel nous semble devoir
être le
classement des sujets en histoire.
gramme
mode
d'analyse
et
de
L'adoption d'un pro-
rationnel, qui jusqu'ici lui a fait défaut, aurait pour
son étude d'importantes conséquences. Obligés de changer de but
et
de voie,
les historiens
détourneraient leur atten-
tes-
I
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
74
tion
personnelles ou
des singularités
n'apprennent rien de l'ensemble, ter les fonctions
En
universel.
de
l'activité
qui
de scru-
l'intérêt est
une
fois tracé,
peu à peu, par assises successives,
d'être toujours à
lieu
humaine, dont
outre, le plan de la science
l'édifice se construirait
au
accidentelles,
et seraient obligés
recommencer sur un fondement
précaire.
Bien des signes annoncent qu'une réforme de ce genre ne tardera pas à s'imposer. Notre temps voit paraître un
nombre les
croissant d'ouvrages où sont exposés par fonctions
développements des
arts utiles,
beaux-arts, des sciences, des tiques
ou
des
de
la littérature
mœurs, des
croyances religieuses.
ou des
institutions poli-
Ces monographies
instructives constituent de précieuses contributions à l'histoire générale.
Toutefois,
faute de concert préalable, de
suite et d'unité, les recherches de ce genre
fructueuses
qu'on
pourrait
besoin d'être systématisées L'établissement d'un
remplacer
les
classification
données,
les
et
le
Elles auraient
coordonnées.
programme en
classifications artificielles
naturelle
ne sont pas aussi
souhaiter.
histoire revient à
de
faits
par une
qui, débrouillant le chaos de ces
range dans un ordre logique d'après
les
analo-
gies et les différences le plus propres à les caractériser.
jour où
un classement
l'humanité retirera de ce grand bienfait des avantages comparables à ceux auxquels nature sont, depuis un essor.
v
Le
pareil aura prévalu, la science de
siècle,
facilités et
les sciences
des
de la
redevables de leur prodigieux
LIVRE TROISIÈME MÉTHODE DE
L'HISTOIRE
CHAPITRE PREMIER MÉTHODE NARRATIVE
Après
examiner faits et
manière de poser
la
celle
de
les
de
les
les problèmes.,
résoudre.
Il
s'agit
nous avons à
de constater des
reproduire exactement. Suivant que l'his-
ou des faits méthode narrative ou
torien se propose d'étudier des faits singuliers
communs, la
est
il
méthode
tenu d'employer
statistique.
Voyons
la
quelle confiance l'une et
Fautre méritent.
Pour prendre place dans taine, Il
un
fait particulier
l'histoire à titre
de donnée cer-
doit réunir plusieurs conditions.
faut d'abord qu'il ait été observé et décrit
grand
détail, c'est-à-dire
dans
le
plus
qu'une relation circonstanciée en
fasse connaître les causes, les agents, le lieu, la date, les
incidents, les
suites...
;
et,
comme un
seul
observateur
pourrait n'avoir pas tout vu ou avoir mal vu, ou n'être pas
l'histoire et les historiens
iy6 véridique
(i),
complétées outre que
forme à
le
que
est nécessaire
il
compte rendu des
la réalité.
La
science exige que l'historien ne mêle
des fables, mais la vérité
gés de
faut en
Il
strictement con-
faits soit
rien d'imaginaire à ses récits, car
l'intérêt, ni
ses allégations soient
confirmées par divers témoins.
et
;
on
demande, non
lui
ne cède ni aux calculs de
qu'il
aux entraînements de la passion, ni aux préjuUn fait sera donc d'autant moins digne de
l'esprit.
créance qu'il aura été plus sommairement constaté,
certifié
par un moindre nombre de témoins, chargé d'embellisse-»
ments romanesques, suspect
d'altérations partiales
ou
défi-
guré par un parti pris d'opinion. Or, quand on considère la
comment
détermination des particularités,
s'effectue
on
que toutes ces
voit
causes concourent à la rendre défectueuse. Les
formation sont en général insuffisants, fidèles, et les
les
modes
d'in-
rapports peu
préoccupations d'art inquiétantes,
les
préjugés des narrateurs manifestes.
en histoire
les
passions
En somme,
les
conditions de certitude font presque entièrement défaut.
VALEUR DES TEMOIGNAGES ET CREDIBILITE DE LA TRADITION
En
matière de
la science,
un contrôle
Un
faits singuliers, les
une large
et
garanties que réclame
publique étude, des relations sûres,
répété, se rencontrent rarement.
événement,
toujours
circonscrit
produit en un lieu de l'étendue, à
et
passager,
un moment de
la
se
durée.
Ceux-là seuls qui en ont été acteurs ou témoins peuvent en parler pertinemment.
(i) Testis
Tout
récit s'autorise *
tions. unus,
testis
nullus (adage juridique).
de leurs indica-
METHODE NARRATIVE
I
77
Au premier rang des mieux informés sont les acteurs mômes des faits. Personne n'a vu les choses de plus près. On voudrait donc entendre leur déposition avant aucune Mais
autre.
de renseignements, qui serait
cette source
la
plus précieuse, est la moins abondante et la plus suspecte.
La plupart difficultés
des personnages célèbres, aux prises avec les
de l'action, manquent de
quand
et,
loisir
pour
la
raconter
s'acquittent de ce soin, ne sont pas assez
ils
désintéressés pour être bien véridiques.
Après
acteurs des événements, ceux qui les ont vus
les
s'accomplir sont seuls en situation de nous instruire. Leurs rapports constituent
le
fonds de
dans son acceptation première,
l'histoire, le
a'
dont
Toutefois, les témoins, simples spectateurs des
que
saisissent
De
les
apparences
nom,
le
sens de témoignage (i). faits,
n'en
sont souvent déçus par
et
pour peu que l'événement soit complexe, chacun d'eux n'en connaît que des épisodes. On aurait donc besoin de les tous entendre mais tous n'élèvent pas elles.
plus,
;
voix, et ceux qui se taisent auraient parfois eu le plus à
la
dire.
On
déposer.
est réduit à
ceux qui se présentent
Même quand
d'office
pour
sont en nombre, on n'est jamais
ils
Dans combien de causes ne voitnouveau témoin changer le carac-
sûr d'avoir l'entière vérité.
on pas
l'apparition d'un
tère et l'appréciation des faits?
De nos
jours, l'incessante
publication de documents inédits oblige de remanier sur
une
foule de points l'histoire des derniers siècles. Or,
a-
t-on jamais la certitude d'avoir réuni tous les témoignages
ou
même
les
plus probants
Les témoignages, ainsi ils
entre
puisque
eux?
On
?
recueillis par fortune, s'accordent-
n'a encore qu'une présomption de vérité,
témoin qu'on ignore
tel
démentis. Se contredisent-ils (1)
Histoire,
est le témoin. £ioov,
dont
le
du grec Ce terme
ïSxopta,
les
les aurait peut-être
uns
les autres ?
information.
se rattache à si$to,i8co,
sens de voir se
lie
au sanscrit vid
Ce
qui est
L'historien,
thème et
au
tous
l'êrtop,
inusité de 010a, latin videre.
12
l'histoire et les historiens
ijS
Ton n'en peut
assez fréquent, rembarras devient extrême et sortir
que par un choix
périlleux, après avoir
tranché des questions de clairvoyance
et
témérairement
de bonne
foi.
règle posée par Tacite, de croire à la réalité des faits les
La
quand
auteurs sont unanimes, et d'attribuer à chacun d'eux sa
quand
version
diffèrent (i), n'est
ils
ni.
sûre dans
le
pre-
mier cas parce que, faute d'un contraditeur qui a gardé silence,
dans
on
peut-être
suit
second puisque, au
le
se contente
de son
de
poser
le
siècle, n'ose
;
une fausse voie;
lieu
et là
de résoudre
le
ni
le
effective
problème, on
où Tacite, écrivant
l'histoire
décider entre des récits divergents, qui
aurait aujourd'hui la hardiesse de prononcer?
Lorsque
l'historien,
ouvrant une enquête, interroge des
témoins, confronte leurs dires
cherche, à travers leurs
et
lacunes
et leurs contradictions, la vérité
remplit
comme
le
qui lui échappe,
il
juge une mission délicate où ses méprises
risquent de s'ajouter à celles d'autrui. Qui ne sait par expérience
combien
la constatation
du
fait le
plus simple est une
opération malaisée et de succès incertain quand on doit se référer à des
témoignages incomplets ou qui se démentent
l'un l'autre?
Les plus loyaux historiens conviennent de
leurs embarras: «
« Thucydide, « ou à
je
Pour
ce qui est de la vérité des faits, dit
ne m'en suis pas rapporté au premier venu
mes impressions personnelles;
je n'ai
raconté que
« ceux dont j'avais été
moi-même
«
des renseignements précis et d'une
je
m'étais procuré
« entière certitude.
Or,
j'avais
spectateur ou sur lesquels
de
la
peine à y parvenir toujours
« parce que les témoins oculaires n'étaient pas « d'accord sur
le
même événement
« sympathie ou la
Ecartons
le
fidélité
et variaient
de leur mémoire
danger, contre lequel
(2).
suivant leur
»
les historiens
pas toujours suffisamment prémunis, de mauvaise
(1)
(2)
Annales, XIII, 20. la guerre du Péloponèse,
Histoire de
l,
22.
ne sont foi
chez
METHODE NARRATIVE témoins:
les
Même
I
79
supposons-les tous d'une parfaite sincérité.
dans
hypothèse
cette
la
plus favorable, des désac-
cords ne manqueront pas de se produire, car chacun a sa
manière de regarder d'après
le
poste où
et
il
pour ainsi dire son optique
se trouvait placé, l'état de ses organes,
mesure d'attention,
sa
spéciale,
Chacun
ses qualités d'esprit (i)...
a
aussi sa manière d'exposer les choses suivant la netteté de ses idées,
précision de ses souvenirs, l'habileté de sa
la
parole, le tour de son imagination...
Ces causes person-
nelles d'erreur font varier à l'infini les témoignages.
Le duc d'Harcourt nous apprend comment rendu
de
officiel
ticuliers, rédigés
de Solférino
la bataille
par
les
:
se
généraux, furent transmis aux
un
ciers d'état-major qui les modifièrent et dressèrent
d'ensemble le refit
;
mais
chef d'état-major
le
:
«
Il
deux
maréchal Mac-Mahon,
Pour bien
peut-être.
différentes versions
!
»
et
il
» Qui se trompait?
(2).
fois
celui-ci
ne resta presque rien, ajoute
du « projet primitif
offi-
projet
jugea défectueux et
Vous vous trompez absolument
l'œuvre à nouveau. « rateur,
le
à sa convenance. Lorsque la relation, ainsi
corrigée, fut soumise au s'écria
compte
fit le
Les rapports par-
reprit le
nar-
Chacun
Moniteur aurait dû donner les du rapport. Cela aurait un peu embarfaire, le
rassé les historiens, mais édifié le public.
On
raconte que Walter Raleigh, enfermé à
Londres, s'occupait à écrire toire
par
du monde.
le
Il
jour,
suit
été
la
témoin
scène avec et
même
Tour de
seconde partie de son His-
est
interrompu dans ce travail
d'un regard attentif
et croit s'en être bien
causé de
il
d'une querelle qui éclate sous
bruit
sa prison.
Un
la
la
les fenêtres
les incidents
de
de
la rixe
rendu compte. Le lendemain, ayant
un de
ses
amis qui en avait aussi
y avait pris une part active,
il
fut
con-
« (1) Joseph de Maistre interdit aux myopes d'écrire l'histoire. Peutêtre faudrait-il récuser aussi les presbytes et même se méfier des vues normales dont bien peu sont irréprochables. (2) D'Harcourt, Quelques réflexions sur les lois sociales.
l'histoire et les historiens
180
lui sur tous les points. Réfléchissant alors à la
trcdit par difficulté
de connaître
quand
avait
il
ses yeux, et
pu
jeta
il
méprendre sur ce qui
se
au feu
le
tirer la
même
tête d'études historiques cette
sans toutefois se croire obligés d'en
conclusion que Raleigh.
semble que
Il
(i),
événements notables, étudiés
les
avec soin, devraient
mais Tacite nous
que
(2).
plupart restent entourés de
la
Quant aux
presque toutes sont controuvées. «
menu
le
détail
« au pied de la
en histoire
lettre.
« ses dramatiques «
et relatés
plus de garanties de certitude;
offrir
avertit
bien des obscurités
«
sous
se passait
manuscrit de son Histoire. Guizot
Prévost-Paradol ont mis en
piquante anecdote
événements lointains
la vérité sur des
est
En
petites circonstances,
général, dit
un mensonge
si
M, Renan,
on
prend
le
Grégoire de Tours, par exemple, dans
récits,
raconte avec une admirable viva-
discours de ses héros... Et pourtant, en
cité les actes et les
« adoptant textuellement
les
narrations de
Grégoire de
« Tours, est-on sûr de ne reproduire que l'exacte vérité ? «
Ce
naïf conteur
t
présent aux scènes qu'il décrit ?
était-il
« Les témoins dont
il
s'est
servi ont-ils pris des notes sur
« place pour nous conserver tant de particularités «
il
« mées le
?
Y avait-
des sténographes pour saisir au vol ces paroles
lés
? Il est clair
si
ani-
que, dans presque tous les récits détail-
qui nous ont été transmis, les circonstances sont la
« création personnelle de l'historien qui, au lieu de racon« ter sèchement
les faits, a préféré les
mettre en action.
« pareils textes ne doivent être envisagés que
comme
De
des à
« peu près... Essayons de nos jours, avec nos innombrables
« moyens d'information «
ment comment
« contemporaine,
(1)
s'est
et
passé
de publicité, de savoir exactetel
quels propos
grand épisode de s'y
sont
l'histoire
tenus,
quelles
pour l'ouverture du cours d'histoire décembre 1812, dans Mémoires, t. I, p. 288 et Pré-
Guizot, Discours prononcé
moderne,
le
1
1
vost-Paradol, Histoire universelle, Introduction. (2) « Maxima quœque ambigua sunt. »
;
.
METHODE NARRATIVE « étaient •
les
vues
« nous n'y réussirons pas. «
comme
J'ai
expérience de critique historique, de
d'événements qui
« sous mes yeux,
tels
que
« Je n'ai jamais réussi à
En dehors du fixent
me
rarement
les
journées de février, de juin, satisfaire (i). »
sens des
le
répéter
faits, les
par cela
et,
une
presque
me
cercle des observateurs directs,
«
le
mot de Plaute
seuls à
témoignages ne font
même,
s'altèrent.
Polybe
La plupart des «
», se
rie (4)
historiens,
tenir par «
fait
(2).
:
Mieux vaut un porteur d'yeux que dix porteurs
Rabelais
bornent à
d'oreilles
confinés dans cette
(3).
île
recueillir
de vagues récits
et
histoire.
elles
ont
les fait
méritent créance.
Transmise de bouche en bouche,
permanence en
où
com-
posent leurs histoires d'après d'autres histoires dont
elles
»
Ouydire eschole de tesmoigne-
données ont souvent beaucoup voyagé. Plus de chemin, moins
etc.
mais qui
reconnaît que Touïe est plus trompeuse que la vue
Selon
;
part,
faire
se sont passés
de fournir des renseignements exacts,
plus que se
ma
souvent essayé pour
« idée complète
même
ï8l
intentions précises des auteurs
et les
Tout
la
vérité n'a pas
de
bruit qui circule se dénature.
Bayle en donne pour raison que, dans
le récit
répété des
mémoire ne retenant les choses qu'en gros, c'est 1 imagination qui supplée aux lacunes pour le détail. « Ceux à qui Ton conte une chose ont accoutumé d'être « attentifs principalement au fond et à l'essence du fait. faits,
la
« C'est aussi ce qu'ils retiennent (1)
(2) (3)
mieux. Mais
comme
Essais de morale et de critique, 1859, p. 126, 127. Histoire générale, XIII, 27. « Pluris est oculatus testis unus quam auriti decem « Qui audiunt, audita dicunt qui vident, plane sciunt. » (Truculentus, II, 6). Pantagruel, V, 3 ;
;
(4)
le
1
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
182
«
ils
même
n'ont pas eu la
attention à toutes les circon-
« stances, car cela eût été trop pénible, « plusieurs...
« quelques jours,
s'ils
veulent faire
« obligés d'y suppléer « retenues. Chacun «
ticulier
en oublient
ils
au bout de quelques heures ou de
et ainsi,
les
le
même
sont
récit, ils
circonstances qu'ils n'ont point
fait
ce
supplément selon
de son génie,
et
de
là naissent
« riations qui passent jusqu'aux
le
une
caractère par-
infinité
de va-
écrits des historiens (i). »
Bien des causes d'erreur se glissent à travers ces trans-
missions successives. L'infidélité des mémoires, l'arbitraire des suppositions, des inadvertances de toute espèce, l'impropriété des termes,
rapporteurs, faussent véridiques.
A
manque ou
le le
sens
chaque redite
du
le
trop d'habileté des
récit sur les lèvres les plus
danger s'aggrave,
le
empire. Des détails essentiels s'atténuent
et
des circonstances insignifiantes, amplifiées à
nent
principal.
le
mal
« nous
faisons
le
(2) ».
commerce des
la déclare certaine et l'affirme
mier répand
certifie
la
nouvelle
comme une
indubitable.
comme
douteuse
expressément
comme un dit....
on
tient....
;
;
(3).
bruit vague
chose qui se confirme
On
comme
L'un donne
semblable une conjecture reçue
la répète
la
naturellement conscience de
« rendre ce qu'on nous a preste sans quelque usure « accession de notre creu
;
devien-
plaisir,
Des éléments nouveaux s'ajoutent à
donnée première, car, dit Montaigne., dans nouvelles,
le
disparaissent
le
;
le
et
vrai-
l'autre
Le
pre-
second
troisième la
on
affirme....
Dictionnaire historique, art. Hacker, note A. Essais, III, 11, (3) Nicolas de Damas, contemporain de César et qui nous a transmis récit le plus circonstancié de sa mort (Fragment découvert le « Tu à l'Escurial en 1 849), ne dit rien de l'exclamation célèbre quoque, mi Brute ! » qu'aurait poussée le dictateur à la vue de Brutus levant sur lui le poignard. Suétone, postérieur d'un siècle, mentionne ce mot rapporté, dit-il, par quelques auteurs (Cœsar, % 8 2). Après lui, d'autres l'ont donné pour avéré. Depuis lors, ce détail, dû probablement à l'imagination de quelque rhéteur grec, fait partie de la scène et passe pour authentique. (1;
(2)
:
METHODE NARRATIVE
marquent
les
vérité. «
semble
Il
de Terreur qui
degrés
I
se
transfigure
83
en
d'une emplette d'encan où
qu'il s'agisse
enchérit les uns sur les autres, parce que la mar-
« l'on
« chandise
n'est
« enchérisseur
Ainsi
adjugée qu'au plus offrant
thème
le
et
dernier
»
(i).
déformé de mille façons, prend
initial,
apparences les plus diverses, comme un nuage tourmenté par les vents. Indifférente à la vérité des faits et plutôt amie du mensonge (2), la renommée propage les les
plus vaines rumeurs, d'échos, les accrédite
que
la
les
exagère par une répercussion
finalement, les consacre. Pour peu
et,
nouvelle vienne de loin,
elle est escortée
de tant de
variantes, d'embellissements et de commentaires, que la critique la plus judicieuse ne peut démêler ce qu'elle ren-
ferme de vrai,
et
ses efforts
ne font souvent qu'y joindre
quelques incertitudes de plus.
De
de Voltaire. «
l'avis
les
faits
ne sont probables que
un degré de probabilité à Newton croit même qu'au
« dans leur origine et perdent
« chaque génération
bout d'un foi.
se
A
(3)
».
siècle la tradition orale
ne mérite plus aucune
quelles déviations ne peut-elle pas atteindre quand
continue pendant de longs âges
été réduite à ce
moyen
?
Tant que
d'information,
C'est pourquoi,
venu que des
La orale,
de
la
haute antiquité,
(1) Bayle, (2)
il
n'est,
moins
comme
il
dans une
plus étranges.
ne nous
est par-
faillible
que
dit Froissart, si
la tradition'
juste reten-
Diction, histor., Henri III, note S. « Passa la Renommée. « Elle tenait trois cornets à bouquin, « L'un pour le faux, l'autre pour l'incertain, « Et le dernier, que l'on entend à peine, « Est pour le vrai. »
Guerre civile de Genève, Grande Encyclopédie.
(Voltaire, (3) Article
les
fables.
tradition écrite semble car «
l'histoire a
elle a flotté
indécision favorable aux transformations
elle
Histoire, dans la
ch. iv.)
l'histoire et les historiens
184 « tive que
d'écriture (1) ». Depuis
c'est
d'une date relativement récente,
mun,
les
est
l'art
d'écrire,
témoignages, fixés dans des textes durables,. ont
pu franchir des distances
et
des siècles sans courir autant
de chances d'altération. Alors, en
Néanmoins,
rique.
que
devenu d'usage com-
effet,
s'ouvre l'âge histo-
mal, un peu atténué, n'est pas
le
pour cela guéri. Les documents
écrits
toujours la vérité de première main,
ne nous livrent pas
et, là
où nous croyons
un témoin autorisé, nous avons simplement affaire à un rapporteur banal qui répète de vagues leçons. Or, entre le moment où une nouvelle s'ébruite et celui où entendre
même
il y a place pour bien des erreurs. Buckle a montré, par des exemples tirés de l'histoire du
moyen
âge,
elle s'écrit,
que
le
moment
le
plus périlleux pour la tradi-
tion est celui où elle se fixe dans
un
lieu d'être transmise sur place et
de vive voix sous
fluence
du
même
texte, parce que,
au
l'in-
esprit qui l'avait conçue, elle est rédigée
par un compilateur presque toujours interprète inexact ou critique inintelligent (2).
En outre, un récit qui passe de livre en livre, quoique moins exposé que lorsqu'il circule de bouche en bouche, ne
laisse pas
de courir de fâcheuses aventures, par suite de
transcriptions
moyen
et
de gloses successives. Les scribes du
âge ne se faisaient pas scrupule de modifier les
textes qu'ils reproduisaient et d'y opérer des interpolations
ou des suppressions à leur convenance. Pour introduire des erreurs,
il
suffit parfois
de
coquille d'imprimerie ou
La confrontation avec quelle
Dans en
1
d'un copiste, d'une
d'une méprise
de
traduction.
des manuscrits et des éditions montre
facilité
l'édition
la distraction
un
princeps
texte original peut se qu'il
corrompre.
donna d'Ammien Marcelin,
533. Accurse prétendit avoir corrigé cinq mille fautes
(1)
Chroniques,
(2)
Histoire de la civilisation en Angleterre, ch.vi.
III,
i3.
MÉTHODE NARRATIVE sur les manuscrits de son Histoire
I
Voilà pour
(i).
85
les trans-
cripteurs. Les traducteurs sont plus encore sujets à caution.
Un
docte critique, Méziriac, avait à lui seul relevé, dans
de Plutarque par
traduction
la
Amyot
plus
,
de deux
mille contresens (2). Si la plus honorée des traductions est
à ce point défectueuse, que doit-on penser des autres?
xvn
e
Au
Perrot d'Ablancourt ayant habillé à la française
siècle,
plusieurs historiens anciens, ses traductions, plus agréables qu'exactes, reçurent la qualification de « belles infidèles »
qui conviendrait à
On
même
cite
la
plupart des versions célèbres.
des personnages historiques mis au
monde
par une inadvertance de traducteur. Hérodote parle d'un
dont on n'a pas trouvé trace dans
roi Mceris
roglyphiques. Le bassin creusé
les textes hié-
Amenemhé
pour
III
du Nil s'appelait en égyptien mer/, le Hérodote, prenant ce mot pour un nom propre, en a
recevoir lac.
par
fait celui
le
trop plein
d'un
roi qui,
bien que n'ayant pas existé, n'est
De même les historiens grecs, en Anakyndaraxarès pour père, avaient pris un titre royal {Anaku-nadu-sarru-assur moi auguste roi d'Assyrie) pour un nom patronymique (4). On ignore l'auteur du roman de Daphnis et Chloé. L'attribution de cette gracieuse pastorale à un écrivain nommé LonLe manuscrit du gus provient d'une bizarre méprise pas moins fort connu
donnant
(3).
Sardanapale
à
.
:
Mont Cassin
avait pour titre
choses deLesbos. cet auteur,
Du mot Aoyoi,
si
Aéafiiaxwv Xoyot,
lu de travers,
chance d'être immortel
(1)
fait Xovvouet
l'écriture
et
l'his-
(5).
surtout l'imprimerie rendent la
vérité plus durable, elles éternisent aussi le
(2)
Discours des
on a
né d'une bévue d'érudit, a pris place dans
toire littéraire, avec
Enfin,
:
mensonge
et
Bayle, Diction, histor., articles Accurse et Marcelin. Méziriac, Discours de la traduction, 1635.
Lenormant, Histoire ancienne des peuples de l'Orient, 217. )Id..ùl, t. I,p. 475. (4 (5)Chassang, Histoire du roman dans l'antiquité, p. 42 1.
(3) F.
t.I, p.
1868,.
1
86
l'histoire et les historiens
.
semblent
môme
donner une autorité nouvelle. « Nous sotttises quand nous les mettons
lui
« mettons en dignité nos « en moule...
y a bien pour
Il
le
peuple aultre poids de dites
—
« Mais moi. qui ne mescrois non plus
la
« dire
—
je
« main des
Fai leu
hommes
« cretement qu'on « estre plus
que
:
et
parle..., j'estime
vieille, elle
n'est pas
de
la
pour Le nom
la vérité que,
lequel on désigne des récits
témoigne que
moins suspecte que
l'histoire
écrite
l'histoire parlée.
début dans
le
bouche que
n'est pas plus sage (i). »
d'authenticité,
Engagée dès
ouï dire.
je l'ai
qui sais qu'on escrit aussi indis-
de légendes (legenda), par
dépourvus
vous
si
cette voie d'altérations pro-
gressives, la tradition y persiste jusqu'à ce qu'il ne
reste
à peu près rien de la vérité. Les récits
fable
comme
les
affluents de
vont à
la
fleuves à la mer, sans cesse grossis par
mensonges.
Il
instructif de la philosophie de
l'histoire
sur
manière
la
dont, grâce à ce travail continu de déformation, les
deviennent
vrais
mythiques-
légendaires,
De curieux exemples permettent de âge historique,
le
des
un chapitre
y aurait à écrire
suivre
progrès parfois rapide de
faits
fabuleux.
et
en
plein
cette
méta-
,
morphose. Lorsqu'Alexandre eut,
partit
pour
en prévision de sa gloire,
le
la
conquête de
toriographes chargés d'écrire les exploits dont être témoins.
En
l'Asie,
il
soin de se pourvoir d'his-
dépit d'une précaution
si
ils
devaient
sage, la vie
du
héros tourna vite à la légende. Les imaginations, éblouies par
au
le
spectacle d'une aussi prodigieuse fortune,
récit
de ses triomphes de romanesques embellissements
qui trouvèrent aisément créance, car, lorsque
presque incroyable,
le
Montaigne, Essais,
le
vrai est
faux ne paraît plus indigne de
l'on cesse de les distinguer.
(i)
mêlèrent
III.
i3.
Du
vivant
même
foi et
d'Alexandre.
METHODE NARRATIVE au dire de Polybe, de Strabon qu'un
histoire n'était déjà
et
187
de Quintilien
son
(i),
de fables. Lucien raconte
tissu
que. pendant une navigation sur l'Hydaspe,
conquérant
le
se faisait lire la relation
du rhéteur Aristobule, un de
historiographes en
Quand
titre.
d'un combat que l'auteur Alexandre,
lui faisait soutenir contre
dans
et le jeta
le fleuve,
« qu'un jour Onésicrite
« devenu « tous
roi
les
arrive à
il
:
Porus.
du narrateur, saisit menaçant d'un sort
« Plutarque rapporte
pareil l'impertinent historien (2).
ses
hyperbolique
le récit
des sottes inventions
irrité
son manuscrit
vint
(3)
son ouvrage à Lysimaque
lisait
un conte
répété depuis par presque
historiens d'Alexandre, sur
une reine des Ama-
« zones, qui serait venue trouver ce prince pour avoir de
un
«
lui
«
Où donc
« peut-être « dont
les
« retrouver les
Lysimaque de sourire
enfant. Alors étais-je, fait la
moi, dans ce temps-là
même
!
historiens d'Alexandre
la
de
s'écrier
:
ne peuvent pas
s'y
» Quoique Quinte-Curce juge sévèrement (5)
:
il
emprunter un certain nombre de épisode de
et
Alexandre eût
question. Quelle histoire que celle
principaux personnages (4)
!
n'a pas
laissé
de leur
fables,
telles,
que
reine Thalestris, l'incendie
l'instigation de la courtisane Thaïs, la
bassade romaine à Alexandre, des
récits
cet
de Persépolis à
am-
relation d'une
de prodiges,
etc. (6).
La falsification de l'histoire du héros, commencée d'aussi bonne heure, se continua pendant des siècles avec un succès croissant. Sa vie. dans le récit du faux Callisthène, œuvre de quelque rhéteur alexandrin est transformée ,
en conte bleu. de
l'Italie et
On
y voit Alexandre opérer
la
de tout l'Occident, passer à pied sec
Polybe, Hist. génér., XII, 17 a 22; Strabon, Géogr., (1 Quintilien, Inst. orat., X, | 75. (2) Comment il faut écrire l'histoire, 12. (3) Vie d'Alexandre, 46. (4) Chassang, Hist. du roman dans l'antiq., p. 107. (5) Vie d'Alexandre, IX, 1 et g. 1
(6) Id.,
VI, 5, 25
;
V, 7
;
,
VII,
95
;
IV, 2* 6, 7...
conquête les
II,
mers
1
1
l'histoire et les historiens
88
qui s'ouvrent devant
descendre au fond de l'Océan
lui.,
sous une cloche à plongeur, enfin être enlevé par des aigles
dans
L'auteur raconte une fable, éclose sans
ciel (i).
le
doute sur
bords du Nil, d'après laquelle Nectanébo,
les
d'Egypte, réfugié en Macédoine, y serait devenu
roi
père
le
d'Alexandre, ce qui permettait aux Égyptiens de reconnaître
dans leur vainqueur un souverain national les Perses,
en
fils
non moins ingénieux,
de Darius
II, et le
Plus tard,
(2).
travestirent le prince grec
vaincu devint un cadet usurpateur,
justement chassé du trône par son frère aîné Byzantins, l'histoire
En
Moldaves,
les
même
Turcs
les
Les
(3).
firent subir
à
d'Alexandre de non moins capricieuses variations.
France, l'altération de
la
légende, sous l'influence de la
poésie chevaleresque, aboutit à la Geste d'Alexandre où les
trouvères se plurent à dépeindre
douze
pairs,
un
et faisant, après
son triomphe, chanter
lone où l'on adore
Mahomet
de thème à des épopées
représente l'histoire à est
l'état
et
Gall,
et,
quelques
complète dans le
les
dans
l'histoire
A
ont également car
l'épopée
peine mort,
César
célébré dans la Pharsale.
Charlemagne, soixante ans après s'idéaliser
messe dans Baby-
la
populaires,
naissant.
mis au rang des dieux
mence à
de
les infidèles
(4).
Les plus glorieux personnages de servi
roi féodal escorté
guerroyant avec ses barons contre
la fin
de son règne, com-
Chronique du moitié de Saint-
la
plus tard, la
siècles
romans de
métamorphose
est
chevalerie. Mais, en devenant
jouet de la poésie, la gloire a des fortunes diverses
tandis qu'Alexandre se transfigure en Amadis,
le
et,
grand
Karle tourne au Cassandre. Les trouvères avilirent à dessein la
royauté dans sa personne pour plaire à des vassaux puis(1)
Callisthène, Vie d'Alexandre,
(2) Id., id.,
I,
1,
1
7, et
expédient analogue {Histoires, (3) Ferdouçy, Shah-Nameh. (4)
Sainte-Croix,
I,
27, 3o, 28,
Quinte-Curce,
Examen
lexandre; Guillaume Favre,
I,
1
;
fin.
Hérodote mentionne un
III, 2).
critique la
des
anciens historiens
Légende d'Alexandre
le
Grand.
d'A-
MÉTHODE NARRATIVE
189
sants. L'empereur des poèmes du cycle carlovingien résume
en quelque sorte toute sa race,
dant en
lui trois
exploits
et le
de Charles Martel,
la
traité
par
Russie, la figure de Pierre
un
siècle,
Haroun-al-Raschid, son
;
souvenir du
le
fantastique des Mille et une
le
Grand tend
le
été
calife
en plein âge de lumière s'ébaucher
le
légendes, des Parfois
le
va se
En
nuits.
à prendre, depuis
;
éléments de quelque Pétréide future. De nos jours
les
mieux
les cantilènes popuune transformation qui prépare
proportions épiques
des
laires (bylines) lui font subir
fois les
la
en renommée, n'a guère
conteurs arabes
les
perdre dans
et
type, confon-
majesté de Charlemagne et
l'imbécillité de ses successeurs (i).
émule en puissance
même
rappelle' à
d'histoire,
siècles
et
même,
de critique, n'a-t-on pas vu
genèse d'un Napoléon idéal, fabriqué avec des
poèmes
des odes, à la barbe des historiens ?
et
besoin d'embellir
et
de poétiser
les
choses se
prend, faute de mieux, à des héros de rencontre, agrandis et illustrés à plaisir.
Dans Y Iliade,
Achille, chef des
Myr-
midons. prime Agamemnon, roi des rois. Les Chansons de geste célèbrent Roland, personnage insignifiant dans de préférence à Charlemagne. Le Cid, con-
l'histoire (2),
dottiere cupide
et féroce
chevaleresque dans
les
du xi e siècle, personnifie l'héroïsme Romanceros de l'Espagne. Les
Ballades écossaises glorifient Wallace, partisan discuté par chroniqueurs...
les
ne
avec
matériaux
les
lui
Il
faut des idoles à la foule.
en fournit pas à son gré,
l'histoire
les
plus simples. Elle
elle les
Quand
en façonne créerait
au
besoin de toutes pièces.
Souvent, en
effet,
l'imagination des conteurs franchit la
frontière indécise qui sépare le et
se joue
librement dans
le
réel du monde idéal domaine de la fiction. Cer-
monde
taines parties de l'histoire ne contiennent guère
que des
Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne. n'y est mentionné qu'une fois, en passant (Éginhard, Vie de l'empereur Charles, § 9). (1)
(2) II
l'histoire et les historiens
190 fables.
Telles sont les origines nationales et les légendes
religieuses.
Toutes
les
annales des peuples anciens débutent par une
période mythique. «
La
« aînée de
»
même
l'histoire.
remplit
le
fable, a-t-on
Un
pu
dire,
sœur
est la
merveilleux qui se réfute de
lui-
premier âge des Égyptiens, des Assyriens,
des Chinois, etc., et toute la durée des temps pour l'Inde et
Jusqu'à l'époque d'Abraham,
Perse.
la
Genèse ne peuvent
être
admis que
poétique des origines du peuple hébreu
Les traditions primitives de
Au
fabuleuses. se
la
les
récits
comme une
de
la
restitution
(1).
Grèce étaient purement
début de l'âge historique,
bornèrent d'abord à traduire en prose
les
les
logographes
inventions des
Fidèles au génie de leur nation, les historiens
rhapsodes.
qui vinrent après mêlèrent des contes à leurs
Romains, mieux placés que nous pour en
récits.
Les
juger, les trai-
taient volontiers de hâbleurs (2).
Toutefois, les
Romains ne
laissèrent pas d'admettre aussi
des fables dans leurs annales. Tite-Live, loin de rejeter
aux commencements de Rome, a pieusement recueillies et tire gloire de ce qu'elle a pu
celles qui les
se rapportaient
créance au
monde en même temps que
en imposer
la
domination
(3).
duré que
puissance romaine, car
la
Le
prestige de ces légendes a les
même
sa
plus
fables ont la vie
plus longue qu'un empire. C'est seulement de nos jours
que
la critique les a écartées, et l'un
Mommsen,
de Rome,
ne daigne pas mentionner ses
Les modernes blâment chez
pour
les récits
des meilleurs historiens
fabuleux.
Il
les
rois.
anciens ce goût puéril
leur siérait pourtant de n'être
Kuenen, Histoire critique des livres de V Ancien Testament, 297 Renan, les Origines de la Bible. (2) Mommsen inflige à la Grèce l'épithète de « faiseuse de contes », qui rappelle celle de ypaoaffuXsxpia «compilateur de contes de vieille», dont avait été gratifie l'historien Timée (Polybe, XII, 24, et Suidas, (1)
t.
I,
p,
;
In Timaios). (3)
Annales, préface.
METHODE NARRATIVE pas trop sévères, car l'exemple des
ils
Romains
IQI
ont aussi besoin d'indulgence.
A
qui, sur la foi d'une légende rap-
portée par Tite-Live(i) et exploitée par Virgile, se flattaient
de descendre des Troyens, une foule de peuples ont reven-
diqué
même
la
Dès
origine.
Arvernes
ère, les
le
premier de
se disaient issus
la
de notre
siècle
race de Priam, et
Lucain s'indigne d'une impertinente prétention qui lui du peuple romain (2). Les
paraît empiéter sur les privilèges
Francs, devenus maîtres de la Gaule, ne tardèrent pas à se donner pour ancêtre Francus ou Francion, fils d'Hector. Frédégaire tient déjà cette origine pour authentique
Chroniques de Saint-Denis
(4) et
Matthieu Paris
(3).
Les
(5) la
con-
Ronsard s'en inspirait encore dans sa Franciade. Durant le moyen âge, la mode étant aux Troyens, tous
firment.
les
peuples qui, parvenus glorieux, faisaient quelque figure
monde, voulurent se les attribuer pour ancêtres. Le Nouvel Edda, écrit après la conversion des Scandinaves
dans
le
au christianisme,
mands tige
de
les fait
En
de leur nation.
Monmouth
Brute
le
laisser
provenir des Troyens. Les Nor-
en France firent choix d'Anténor
établis
rattacha l'origine des Bretons à
Troyen, présumé
fils
d'Ascagne,
de lacunes dans sa dynastie,
de rois aussi fantastiques que avisés,
porain
le fit
lui (6).
et,
un
d'Alexandre.
I,i, et
suivre d'une kyrielle
Les Ecossais, moins
Mais ce défaut d'imagination leur
XXV,
I
er
s'étant prévalu contre
12.
Arvernique ausi Latio se. fingere fratres « Sanguine ab iliaco populi... » {Pharsale,
(4)
ou
«
(2)
(3)
Brito
pour ne pas
ne surent remonter que jusqu'à un Fergus, contem-
coûta cher, car, en i3oi, Edouard
(1) Id.,
comme
Angleterre, l'archidiacre Geoffroy
Chronique, ch.
I,
427-428.)
11.
Recueil des historiens de la France et des Gaules, t. III, p. 155. Sicut plerique gentes Europae, ita Franci a Trojanis originem
(5) «
duxerunt »
(Hist.
majorum,
p. 59).
Historia Britannorum (1 147), traduite en vers français par Robert Wace {Roman de Brut, 155). (6)
1
l'histoire et les historiens
192 les rois
Brute
d'Ecosse des droits antérieurs qu'il disait tenir de
Troyen, l'argument, soutenu par de bonnes troupes,
le
parut sans réplique
(1).
Turcs que
n'est pas jusqu'aux
Il
listes n'ait affublés
anna-
la fantaisie des
d'une origine troyenne. Les Chroniques
de Saint-Denis font partir ensemble de Troie Francion, fils d'Hector, et Turcus, fils de Troïlus, tous deux petits-fils de Priam. Turcus, s'étant séparé de Francion, alla en une contrée dite la petite Scythie où
Turcs en
non
crédit,
autres,
de
qu'elle parût plus invraisemblable
mais parce qu'elle révoltait
Au
l'orgueil des
peu disposés à reconnaître
la famille,
cousins.
devint la souche des
il
Cette généalogie fut cependant malaisée à mettre
(2).
milieu du xv e
siècle, le
les
pape Pie
II
que
membres
Turcs pour disait esti-
mer surtout les Italiens « parce qu'ils descendent en « droite desTroyens par Anténor etEnée». Il voulait niser
une croisade contre Mahomet
les
ligne
orga-
afin de chasser les
II
Turcs, « ces faux descendants des Troyens, au profit des
«
vrais descendants de Teucer,
Italiens,
et,
« de leur empire, relever l'empire de Troie
Quoique de date plus national
de
la
Suisse,
récente, est,
Guillaume Tell,
malgré
légende, entièrement apocryphe. •du xiv e siècle (Jean de Victring,
(1 3
1
Schwyz dont
5)
et
et
le
précision
la
Aucun
héros
de
sa
des chroniqueurs
Mathias de Neuenbourg
Jean de Wintherther), qui racontent ten
sur les ruines
(3) ».
la bataille
et
de Morgar-
l'affranchissement des cantons d'Uri,
de
d'Unterwalden, ne mentionne Guillaume Tell,
le rôle se
rapporterait à i3o8.
La
fable qui l'a
rendu
une légende Scandinave dont on ne conmoins de huit versions, en Islande, en Norvège,
célèbre paraît être naît pas
dans
l'île
d'Heligoland
tion en Suisse,
(1)
(2) (3)
un
et
dans
siècle et
le Palatinat.
demi après
les
Sa naturalisa-
événements,
Grote, History of Greece, t. II, p. 216. Recueil des histor. de la France et des Gaules, Zeller, Italie et renaissance, p. 28, 29.
t.
III, p.
est
155.
MÉTHODE NARRATIVE
due
ig3
à l'auteur de la chronique manuscrite appelée le Livre
blanc (Chronik des Weissen bûcher),
1467 à 1476. Suisse, adopta
Au la
qui fut rédigée de
xvi e siècle, Tschudi, l'Hérodote de la
légende
compléta. Jean de Muller
et la
l'embellit encore (1). Depuis, la poésie et l'art l'ont à l'envi
consacrée. Après Rossini.
drame de
le
n'est plus
il
musique de
Schiller et la
permis d'élever un doute.
Les traditions religieuses exagèrent encore cette tendance
du
à l'idéalisation parce que, prenant possession
oublient aisément la terre
et les
conditions de
ciel, elles
la
vraisem-
blance historique. Rien n'est, en général, moins avéré que les
pieuses légendes des hagiographes, car
hommes
point des
en saints
et
sans donner de terribles entorses à
montré Guizot poétique du écrites.
(2), les
moyen
on ne transforme
des accidents en miracles
Comme
la vérité.
l'a
Vies des saints constituent l'œuvre
âge, antérieurement
aux
littératures
Alors s'opéra une création mythologique analogue
à celle qui. avant Homère, avait enfanté
dieux des
les
Hellènes. L'imagination populaire, croyant que rien
impossible aux héros de la
foi, se
n'est
plut à broder sur ces
thèmes biographiques toutes sortes d'aventures merveilleuses.
La Légende
dorée,
au xni°
compilée
siècle
par
du désert, recueil de traditions monastiques, représentent moins l'histoire que l'épopée du christianisme. Les Vies des pères du désert sont les plus fabuleuses parce que la tradition remontait
Jacques de Voragine,
et les
Vies des pères
plus haut et venait de plus loin. L'Eglise elle-même a parfois
dû reconnaître
ce qu'ont
peu fondé
ces récits plus édifiants qu'authentiques.
Gélase (v e
siècle) interdit la lecture
martyrs,
quia sunt multafalsa et apocrypha
que
la
«
de
Le pape
publique des Actes des ».
On
estime
collection des Bollandistes contient plus de vingt-
(1) A. Rilliet de Candolle, les Origines de 1869. (2) Histoire de la civilisation en France,
la
t.
Confédération suisse, II,
p.
45.
i3
l'histoire et les historiens
194
cinq mille vies de saints
Au xvn
(i).
e
siècle,
Dom
Ruinard
ayant entrepris de trier, parmi ces innombrables légendes, quelques garanties de véracité, n'en put
celles qui offraient
trouver qu'environ cent vingt dont
Un
historique (2).
autre écrivain
le
du
caractère fût vraiment
même
temps,
savant
le
Launoy, prêtre et docteur de l'université de Paris, avait déclaré une guerre meurtrière à nombre de saints suspects. On l'appelait « le dénicheur de saints (3) ». « M. de Launoy. « dit Vigneul de Marville, était
un
« table au ciel et à la terre.
a plus détrôné de saints
Il
terrible critique, redou-
« paradis que dix papes n'en ont canonisé. «
ombrage dans
«
les
«
la
noblesse.
je
rencontre
«
uns après
« terre et «
martyrologe autres
et
comme
il
lui parle
que
bien de l'humilité, tant
le
j'ai
recherchait les saints
peuplerait
n'ont pas existé.
disait: le
chapeau à
— Quand
salue jusqu'à
la
main
et
peur qu'il ne m'ôte
« saint Eustache, qui ne tient à rien
On
du
lui faisait
en France on recherche
Le curé de Saint-Eustache le docteur de Launoy, je
ne
je
le
les
Tout
(4).
avec
mon
»
un ciel de fantaisie avec des saints qui Aucun document ne mentionne sainte
Véronique. Sa légende a une origine bizarre
:
durant
les
premiers siècles du christianisme, on figurait souvent, dans
de Christ peinte sur une draperie que une femme, symbole de la Foi. Comme affirmation d'authenticité, on inscrivait au-dessous Yera iconica (de sïxojv, image). Avec cette donnée, on a imaginé une personne réelle et toute une biographie (5). Sainte Véroles églises,
une
tête
tenait déployée
:
nique a sa statue, à une place d'honneur, sous Saint-Pierre à
{\)Id.. (2)
t.
II,
p.
Rome.
— La légende
le
dôme de
de saint Christophe a
32.
Acta primorum martyrum sincera, 1689.
Gui-Patin, Lettres, 18 novembre 1650. Vigneul de Marville (d'Argonne), Mélanges d'histoire et de littérature, 169g, p. 266. Traité des superstitions, et Baillet, Histoire des fêtes (5) Thiers, (3)
(4)
mobiles.
MÉTHODE NARRATIVE
même,
été construite de
IÇ)5
à l'aide de matériaux imaginaires,
nom
d'après l'interprétation de son
On
(i).
pourrait y
joindre saint Georges, saint Hippolyte, sainte Catherine, etc.
Le
(2).
chiffre invraisemblable des
onze mille vierges
de Cologne s'explique par une inadvertance de copiste ou
On
de commentateur.
nommée
vierge
undecim
chrétienne
mouni ou
la fête
tombe
le
de saint
27 novembre dans
le
Mar-
chef d'une religion rivale, Çakya-
le
Bouddha. Tous
le
nom
a fait canoniser, sous le
tyrologe romain),
la
d'une
de onze soldats,
immolés avec quelque personnage princiune des plus singulières méprises de l'hagiogra-
Josaphat (dont
dans
s'agissait soit
(3), soit
?m'lites,
pal. Enfin,
phie
suppose qu'il
Undecimilla
les traits
de
la vie
du
saint,
légende rapportée par Jean de Damas, sont en
empruntés' au Bouddhistes
Lalîta Vistara.,
un des
effet
livres sacrés des
(4).
Ainsi la tradition, orale ou écrite, travaille sans cesse à
dénaturer
les faits.
Plus
ser, doit,
comme
le roi
fermer bénévolement
Une à
la tradition
peu de les
foi (5).
échos
et
voyage, plus
elle
court d'aven-
de compte, se résout à l'épou-
yeux sur
un long
le
conte de Boccace,
l'intégrité
crédit, loin
de sa fiancée.
de rien ajouter
sont plutôt propres à l'ébranler.
Les historiens,
de
fin
de Garbe dans
les
vaste circulation,
la certitude,
elle
en
tures. L'historien qui,
il
est vrai,
n'ignorent point la
faillibilité
s'accordent à reconnaître qu'elle mérite
et
Néanmoins,
rapportent
(1) Max Mûller, p. 3 11, 314. Les
ils
s'en font
des fables alors
complaisamment
même
qu'ils
n'y
Nouvelles leçons sur la science du langage, t. II, légendes ainsi fabriquées rentrent dans ce qu'on appelle la « Mythologie iconographique ». (2) Id., Essais de mythologie comparée, p. 465. (3) Id., Nouv. leç. sur la sci. du lang. t. II, p. 314, 315. (4) Max Mûller, Essais de mythologie comparée, p, 462,467. Histoires,!, 22; (5) Thucydide, I, 20; Tite-Live, XXVIII, 24; Tacite, Quinte-Curce, IV, 2 etc. ;
l'histoire et les historiens
196
croient point. Seulement, réserves.
vraisemblance,
la
garant. lui
il
expriment en ce cas leurs
ils
Quand Hérodote
raconte des choses contraires à
a soin d'avertir qu'il ne s'en porte pas
comme
Beaucoup d'autres historiens manifestent sans avoir
des doutes (1)
flagrantes erreurs.
Il
courage de renoncer à de
le
semble qu'après avoir mis, par un
aveu de ce genre, leur conscience en repos, goût d'artistes pour à y renoncer
;
mais
le
merveilleux
ils
Une
même, comme un élément et
Ils
se
ont un
résoudre
et seraient
prévenu,
les légendes, les
d'intérêt
pour leurs
que font courir à
Instruite enfin des dangers
s'efforce
fois le lecteur
admettent
libre carrière et
transmissions
ne peuvent
sont aussi philosophes
fâchés de paraître dupes.
donnent
et
acquièrent
ils
dormir debout.
le droit de faire des contes à
ils
se
prodiges
récits.
la vérité des
des gloses répétées, la critique historique
d'éliminer
les
intermédiaires et de remonter,
autant que possible, aux témoignages directs, aux docu-
ments de première main. Sans pouvoir se piquer d'être car on serait parfois tenté de demander où se
infaillible,
—
fait la critique
—
tur?j
elle
témoignages,
des critiques
?
(Ubi lavantur qui hic lavan-
applique sa vigilance à fixer la valeur des l'authenticité
des
textes,
le
degré de
cré-
Pour elle, les compilations, où des matériaux de toute provenance ont été mis en œuvre avec plus d'art que de jugement, sont loin, malgré leur mérite
dibilité des rapporteurs.
littéraire,
de valoir
les
moins habiles mais plus
récits
originaux dont
les auteurs,
exacts, gardent sur les historiens
de profession l'avantage qu'ont
les
sources,
limpides
et
pures, sur les fleuves toujours chargés de troubles et de
limon. «
(1)
face)
Ea nec
affirmare, nec refellere in
animo
est » (Tite-Live, pré-
.
Equidem, plura transcribo quam credo nam nec affirmare sustineo, quibus dubito, nec subducerequœ accepi » (Quinte-Curce,IX, .) Diogène de Laerte, qui mêle tant de fables à ses Vies des philo«
;
« de
sophes
1
illustres, dit qu'il les répète sans rien garantir (IX,
io3).
MÉTHODE NARRATIVE Par malheur, en
histoire,
aussi être suspectées.
les
IQ7
sources
mêmes
M. Nisard reproche avec
doivent
raison aux
historiens leur « trop de penchant à croire que tout con-
« temporain est nécessairement
un témoin
que tout
fidèle,
« ce qui est en vieux langage est naïf, que tout ce qui est
« authentique
est vrai (i) ».
in INFLUENCES
Aux
erreurs qu'entraînent
ESTHETIQUES
une information incomplète
et
des transmissions hasardeuses se joignent celles qui résultent de la
prédominance du goût dans
la narration.
L'art et la science tendent à des buts différents par des
voies distinctes. L'un cherche le beau, l'autre le vrai.
l'œuvre inégale où
la nature, livrée à la cécité
semble avoir pour unique sibles,
la
tâche d'en exprimer à connaître,
de réaliser tous
fin
plus clairvoyante, conçoit
raison,
non
ce
qu'elles sont. Elle
l'idéal.
La
Dans
de ses agents,
le
les
pos-
mieux
et
science, au contraire, aspire
que devraient
être les choses,
admet donc tout
le réel,
mais ce
car elle vise à
le
bien comprendre, et rejette l'idéal parce qu'elle ne veut pas être
trompée.
Quel
est celui
de ces buts que poursuivent
et qu'ils atteignent le plus
l'ont faite, est
un
art et
sûrement
non une
les historiens
? L'histoire, telle qu'ils
science. Soit
dans leur pré-
férence pour certains sujets, soit dans le triage et la mise en
ordre des matériaux, soit enfin dans l'emploi d'ornements
de convention
et les
raire, les historiens
dont (i)
l'effet
artifices
d'une exécution toute
litté-
cèdent à des préoccupations esthétiques
inévitable est de fausser la réalité.
Histoire delà littérature française,
t.
IV, p. 535.
l'histoire et les historiens
198
Dès
le
début, par
le
choix
même
de leurs sujets,
Ce
acte de goût et preuve de tendances idéales.
en
effet, la
valeur scientifique des choses qui
leur intérêt dramatique brille,
cherchent
ils
générale pour
ou pittoresque.
l'éclat et le
personnages
les
tient à ce qu'ils trouvent
et
bruit. les
font
ils
n'est point.
les attire, c'est
vont à ce qui
Ils
Leur prédilection
événements célèbres
en eux des conditions spéciales de
Il leur faut des êtres et des accidents choisis parmi ceuxquiontleplus vivement frappé l'imagination populaire.
beauté.
Cette manière de procéder, peu justifiable au point de vue
de
conforme aux exigences de
la science, est
à réaliser
l'art:
beau doit commencer par éliminer
le
qui aspire
le trivial.
Le penchant des auteurs à rechercher de tels sujets trahit moins le désir d'instruire que celui d'intéresser. Pour qu'une histoire les tente, elle doit avoir trale,
une sorte de grandeur théâ-
mettre en scène des héros, dérouler de surprenantes
aventures, des péripéties singulières, de glorieux triomphes suivis d'accablants revers.
dans
les vies
ces incidents
ne consentent guère à
les historiens Ils
Comme
traiter d'autres
savent que, pareille aux ombres d'Horace,
lecteurs se plaît à de tragiques récits (i). «
comme
« riens, dit Montaigne, fuyent
« mer morte «
les
où
ils
que
finissent,
les
les
temps tranquilles
comme
plus à décrire
Les bons
les
et réguliers.
et trou-
Leurs histoires
romans et les contes, quand ils n'ont qu'un bonheur monotone au sein de la « Magis
Pugnas
Densum
exactos tyrannos humeris bibitaure vulgus. »
et
(Odes III,
et
appelons (Y). »
époques orageuses
les
(0
(2) Essais,
des
histo-
un'eau dormante
sçavent que nous
étudient plus curieusement
blées
sujets.
la foule
narrations calmes pour regaigner les sédi-
tions, les guerres
Ils
abondent
des grands hommes, les guerres, les révolutions,
12.
II,
i3.)
METHODE NARRATIVE paix
I
fous et
mais
;
le siècle
des Antonins,
connu que par
n'est
les
même
Auguste. Ceux-ci
d'une désolante brièveté.
le
plus bel âge de l'antiquité, annalistes de
plats
sont, sur
A
peine a-t-on, sur Antonin
spirait plus les auteurs. Qu'auraient-ils
heureux
était
prit
Un
«
:
(2)
mais une guerre
;
mêmes
si
on
lui
« l'histoire d'un règne pacifique....
comme
« sort à peu près
« sous son empire, « Les désolations,
« pour l'historien
il
chefs tantôt abattus
et
même
se plaindrait
n'arrivait pas de
donnent du
l'histoire
il
les
unes
faire
de son
grands malheurs.
lustre à ses écrits...
comme
Tacite, par
:
Quand
—
J'en-
d'une époque féconde en événements,
combats, troublée par des
pendant
la
paix
;
séditions,
quatre princes égorgés,
« trois guerres civiles, des guerres étrangères «
le lisent.
commandait de
calamités publiques sont un avantage
les
« signalée par des
lec-
Caligula se plaignait de ce que,
« un historien peut débuter
« cruelle
son
conspira-
trois
tiennent toujours en haleine ceux qui
« Je crois franchement que,
« treprends
d'es-
aiguisent sa plume, échauffent son ima-
et tantôt relevés,
et
les
et fait bâiller
deux ou
civile,
« tions, autant de batailles,
« gination
cette disposition
écrivain qui n'a point de grands événements
« à décrire s'endort sur son ouvrage « teur
le
Tant de vertu n'inpu dire ? Le monde
!
moque agréablement de
Bayle se
Y Histoire
meilleurs princes,
les
Pieux, cinq ou six pages de Capitolin.
«
gg
Les Césars, exécrable assemblage de tyrans, de de monstres, onteu Suétone et Tacite pour historiens
(i).
et les autres à la fois (3),...
—
il
et
souvent
provoque à son
Froissart convient ingénument qu'il n'aime pas la paix. Elle ne rien à raconter. Il n'est curieux que de beaux faits d'armes les Flandres, pacifiées, ne lui en fournissent plus, il traet, verse la France et va chercher en Béarn des sujets plus intéressants (1)
lui
de
donne quand
récits
les
{Chroniques,
foules
jan. (3)
%
III,
1).
» C'est le cri, si rarement entendu, par lequel saluaient Trajan (Pline le Jeune, Panégyrique de Tra-
« Felices nos
(2)
!
3).
Histoires,
I,
2.
.
200
l'histoire et les historiens
« avantage son lecteur «
et
il
sait
bien qu'il a trouvé une
un
sujet
ma-
»
tière favorable (i).
Ailleurs, Tacite, abordant
moins
riche, se plaint
avec une tristesse d'artiste du peu d'intérêt des choses du
temps
:
«
On
ne doit pas comparer cet ouvrage avec ceux
« qui exposent
les
anciens exploits du peuple romain. Là,
« des guerres mémorables, des sièges fameux, des rois « chassés ou prisonniers
« consuls
et
;
et,
au dedans,
querelles des
les
des tribuns, les lois agraires ou pour les blés,
« les combats du peuple
champ au « resserré dans un
et
des grands, offraient
un
libre et
génie de l'historien. Pour moi,
« vaste
sujet ingrat et stérile
où
je
suis
l'on ne trouve,
« pour tout incident, qu'une paix constante ou faiblement
« altérée
et
malheurs de simples citoyens sous un
les
« prince peu jaloux d'étendre l'empire
On
loue César
et
M. Thiers de
usage des artifices de
faire
dans
d'art
le
l'art
(2).
»
leur sobriété, qui refuse de ;
mais
choix de leurs héros
je
trouve beaucoup
(3), et leur
sévérité
de forme n'est qu'un raffinement de goût, une habile coquetterie.
La
On
peut être simple sans péril ou plutôt on
avec avantage quand on raconte César ou Napoléon.
l'est
vraie grandeur gagne à se passer
d'ornements.
Elle
ressemble à ces femmes qui, confiantes en leur beauté, s'abstiennent de recherches d'ajustement, sachant qu'elles
n'ont qu'à se montrer pour plaire et sûres d'éclipser des rivales en vain la
mieux
parées.
En
ce qui concerne l'histoire,
simplicité réelle consisterait à traiter
faits
La
d'hommes
et
de
communs. fantaisie des auteurs a sans doute des droits et
ne prétendons pas
montrent aussi
la
contraindre
exclusifs
;
mais,
quand
dans leurs préférences,
il
nous
ils
se
importe
Dictionnaire philosophique, au mot Hercule. Annales, IV, 22 et 33. (3) Napoléon avait dit par avance que « les historiens qui voudraient « être beaux le loueraient » (Mémorial de Sainte-Hélène, 21 octobre 8 1 6;. (1)
(2)
1
METHODE NARRATIVE de signaler
Par cela
dangers auxquels cette méthode
les
seul,
201
en
cherchent
effet, qu'ils
l'histoire est faussée.
Les beaux
les
expose.
l'intérêt idéal, toute
sujets, qui sont l'exception,
prennent une importance exagérée au détriment des autres, l'on n'étudie plus les choses humaines que sous leur aspect pittoresque. Ainsi détournée,
qui sont la règle, et
dès
point de départ, des voies de la science, l'histoire est
le
engagée dans méprise
Un
la
de
celles
l'art.
Voyons où
première
cette
conduit.
sujet choisi avec goût veut être traité avec art.
mêmes
Les
considérations qui ont guidé l'historien dans la dé-
termination d'une donnée
comme
il
dirigent dans l'exécution
le
a voulu la matière belle,
mieux. « Ainsi, « d'argent
Homère,
dit
l'éclat
l'artiste
d'une bordure d'or
il
et,
l'embellira de son
ajoute à (i).
un ouvrage
»
les éléments du récit. Un comprend toujours une multitude de
L'élaboration porte d'abord sur
ensemble de
faits
causes, d'incidents, de circonstances et de résultats.
on ne peut tout
tant,
dire
;
cela ne finirait pas.
Pourfaut se
Il
réduire à de justes proportions, élaguer l'insignifiant et
Comment
retenir l'essentiel.
important
triage
si
jugent
le
et
si
les
historiens opèrent-ils ce
délicat ? Ils gardent
pas pouvoir contribuer à l'agrément du récit
Voyez-les à l'œuvre cueillis
:
ils
convenances d'un
histoire,
art astreint à des lois
de
longuement réuni
les
dépouille cet
gnements, en supprime un grand nombre (1)
(2).
disposent de documents re-
Thucydide, après avoir
matériaux de son
(2)
qu'ils
de toutes parts qu'ils admettent, résument ou écar-
tent suivant les
mesure.
ce
plus intéressant et rejettent ce qui ne leur semble
Odyssée, VI,
1
amas de et
rensei-
ne conserve
3 2.
« Et quae « Desperat tractata nitescere posse relinquit. « Atque ita mentitur, sic veris falsa remiscet. » (Horace, Ad Pisones, 150,
151.)
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
202
que
les
principaux. Salluste, opulent dilettante, travaille sur
des mémoires rédigés par des scribes à son service
son expression, cueille
choisit ou, selon
dignes de figurer dans un
Mais
donnée aux
Nous ne
tion de la vérité.
Les parties prosaïques, nent, sont sacrifiés
plus beau,
Même
ne changent les
les
l'his-
l'altéra-
petits faits, qui partout
le
domi-
Les historiens ne
brillants.
plus intéressant suite le
moins
et le
exact.
plus fidèles, dit très bien Descartes. ni
n'augmentent
valeur des
la
rendre plus dignes d'être lues, au moins
« en omettent-elles
les
plus basses et les
« circonstances, d'où vient que « qu'il est
de
l'avons plus que par fragments.
aux aspects
les histoires les
« choses pour
traits saillants
veux bien, mais par
le
je
elles
si
joaillier
par conséquent,
et,
montrent qu'un côté des choses, «
moins
illustres
ne paraît plus
le reste
que ceux qui règlent leurs mœurs par
et
« exemples qu'ils en tirent sont sujets à tomber dans
« extravagances des paladins de nos romans tesquieu
«
les
fait
une remarque analogue
histoires,
« trouve pas ce qu'on
les
tels
hommes
qu'on
«
:
On
(3).
les voit (4).
nous raconte d'eux.
(1)
«
les
données de
Carptim » {Catilina,
les
Mon-
on ne
les
» C'est qu'on a choisi
On met
d'hommes, on a représenté des héros. La goût sur
»
tel
les
trouve, dans
peints en beau, et
leurs
lumière, on laisse leurs vulgarités dans l'ombre,
le
y
(2).
cette préférence
toire entraîne la mutilation
«
Un
apprêté.
récit
il
;
détails
les
autrement des gemmes, ou une bouquetière
n'assortit pas
des fleurs
(i)
l'histoire fait
mérites en et, en
place
sélection qu'opère
qu'une part prépon-
4).
déclarant qu'il a choisi dans l'Histoire deTrogue-Pompée ce qu'elle avait de plus intéressant et de plus agréable, ajoute qu'il a fait, pour ainsi dire, un bouquet de fleurs (« brève veluti florum (2) Justin,
corpusculum
feci », Abrégé, préface). Discours de la méthode, première (4) Pensées diverses.
(3)
partie.
MÉTHODE NARRATIVE
203
dérante d'idéal se mêle aux réalités de embellir et
vie
la
pour
les
les fausser.
Bien choisir, discerner tère, les incidents difficile
qui exige
Tous ne
le
traits
les
un
un
tact sûr,
art plein de
possèdent pas. « l'aime
« taigne, ou
principaux d'un carac-
qui éclairent une situation, est une tâche
ou
fort simples,
délicatesse.
les historiens, dit
Mon-
Les simples, qui
excellents.
« n'ont pas de quoy y mesler quelque chose du leur et qui « n'y apportent que
le
soing
de r'amasser
et la diligence
« tout ce qui vient à leur notice et d'enregistrer, à « foy, toutes choses sans chois «
le
iugement entier pour
« Les bien excellents ont « digne d'être sceu « qui est
;
la
et
cognoissance de
trier,
plus vraisemblable...
le
commune
« de iuger
et
« fantasie...
les
est
de deux rapports, celuy ont raison de prendre
Ils
;
mais
certes.
Ceulx d'entre deux
« cela n'appartient à gueres de gents.
« veulent nous mascher
la vérité...
de choisir ce qui
« l'auctorité de régler notre créance à la leur
« (ce qui est la plus
bonne
sans triage, nous laissent
la suffisance
peuvent
la
façon) nous gastent tout;
morceaux
ils
;
donnent
se
ils
loi
par conséquent d'incliner l'histoire à leur
Ils
entreprennent de choisir des choses dignes
« d'estre sceues
et
nous cachent souvent
telle parole, telle
« action privée qui nous instruiroit mieux
;
obmettent,
« pour choses incroyables, celles qu'ils n'entendent pas et « peut-être encore
telle
chose pour ne
la
pas savoir dire en
« bon latin ou françois... Qu'ils iugent à leur poste, mais
« qu'ils nous laissent aussi de quoy iuger aprèz eulx
et
« qu'ils n'altèrent ny dispensent, par leurs raccourciments «
et
par leur chois, sur
« nous
la
« sions
(i).
Je
suis
le
r'envoyent pure
corps de
la
et entière
»
de
l'avis
de Montaigne à l'égard des mauvais
historiens qui défigurent l'histoire par
(0 Essais,
matière, ains qu'ils
en toutes ses dimen-
II,
10.
un
triage arbitraire
;
l'histoire et les historiens
204 mais
je
me
moins que
fierais
encore de beaucoup sont
La
lui à la simplicité
des simples
des excellents. Les naïfs, en
et à l'excellence
d'artifice,
et,
usent
effet,
quant aux habiles, ce
plus dangereux interprètes de la vérité.
les
science réprouve cette manière de procéder par élimi-
nation et par choix dans
cherche à s'instruire,
les
le
des
triage
Pour qui
faits.
moindres notions ont du prix
et
nulle parcelle de vérité n'est à dédaigner. Peut-être gagnerait-on à échanger ce
pour
« donné, dit
nous ont transmis
les historiens
M. Renan, de
« torien original « fèrerais
que
ont cru devoir
ce qu'ils
omettre.
«
S'il
m'était
choisir entre les notes d'un his-
son texte complètement rédigé,
et
les notes. Je
donnerais toute
la belle
je pré-
prose de Tite-
« Live pour quelques-uns des documents qu'il avait sous « les yeux
«
Un
et qu'il a parfois altérés
de
recueil
lettres
,
d'une
si
de dépêches
étrange manière.
,
de comptes de
me
parle beaucoup mieux dégagé (i). » C'est fort bien mais comment M. Renan critique s'arrange-t-il avec M. Renan historien ?
« dépense, de chartes, d'inscriptions, « mieux que
le récit
le
Ces matériaux que
en œuvre.
Un
le
;
goût a choisis,
le
goût va
les
mettre
travail de coordination est nécessaire
pour
composer un tout avec des fragments épars. Le récit doit, pour plaire, présenter de l'ordre, de la suite, de la proportion et de l'unité. péripéties,
On
y veut une exposition, un nœud, des (2). Or, il est rare que, dans leur
un dénouement
diffuse incohérence, les faits se présentent sous
un
aspect
propre à contenter l'imagination. L'historien leur fera donc
un peu
violence afin de leur procurer, par une intelligente
distribution, les qualités esthétiques dont
(1)
Essais de morale et de critique, 1859,
(2) «
II
faut dans
une
« exposition, nœud et 26 janvier 1 740).
histoire,
comme
dénouement
p.
ils
sont dépour-
36.
dans une pièce
de théâtre,
» (Voltaire, Lettre à d'Argenson,
MÉTHODE NARRATIVE vus.
Il
groupe
éléments du
les
2 05
sujet, les dispose
suivant
des lois de contraste ou d'harmonie qui les font valoir les
uns par
autres,
les
d'indications sans lien
tire
un
récit
logique et anime l'ensemble d'un souffle de vie. Racine, s'essayant
aux fonctions
Lucien
Quand on
« alors
«
:
il
d'historiographe
dit
,
d'après
a fait provision de bons mémoires,
faut les coudre et faire
comme un
corps d'his-
« toire sec et décharné d'abord, pour y mettre] ensuite la « chair et la couleur
(i).
Au jugement
»
de Fénélon, «
la
« principale perfection d'une histoire consiste dans l'ordre
«
et
rien,
l'arrangement
(2) ».
pour premier
« dire
Enfin, Villemain exige de l'histo-
talent,
«
l'art
de
la
de disposer de la réalité
l'art
composition,
comme
« elle-même dispose de ce qu'elle invente
Mais
c'est là
donner une ter
un plan
belle
et
La tâche de
un
de
art tout littéraire.
forme au le suivre,
récit
c'est-à-
l'imagination
(3) ».
L'unique moyen de
impose l'obligation d'adop-
d'avoir
un
parti pris d'exécution.
l'historien ne diffère pas en cela de celle
du dra-
(4) ou du romancier. Comme eux, il doit assigner des rôles, combiner des scènes, préparer des effets, graduer l'intérêt et faire que le lecteur ne s'ennuie pas un instant (5).
maturge
Il
façonne ainsi une histoire plus idéale que
encore M. Renan
tion du «
goût;
il
:
faut les solliciter
qu'ils arrivent à se
« où toutes
réelle.
Citons
« Les textes ont besoin de l'interpréta-
rapprocher
les parties soient
et
doucement jusqu'à ce
un ensemble
à former
heureusement fondues. »
On
III, p. 378, et Lucien, Comment il 48. (2) Lettre sur les occupations de l'Académie, 7. e (3) Tableau de la littérature au xvm siècle, 2 8° leçon. (4) Voltaire, auteur d'histoires et de tragédies, confond volontiers les deux genres « Il n'y a, écrit-il, que des gens qui ont fait des tra« gédies qui puissent jeter quelque intérêt dans notre histoire sèche « et barbare » (Lettre à d'Argenson, 26 janvier 1740). (5) Voltaire met au nombre des devoirs de l'historien « celui de ne
(i)
Œuvres complètes, i8io,t.
faut écrire
l'histoire,
:
« point
«
—
« Le grand art (Lettre à Nordberg, 1742). de présenter les événements d'une manière inté(Lettre à Schowalof, 14 novembre 76 ).
ennuyer »
est d'arranger et
« ressante »
1
)
1
l'histoire et les historiens
206 doit
même
alors sacrifier « la petite certitude des minuties »
à la recherche de la vérité générale. « Dans les histoires de « ce genre, le grand signe qu'on tient le vrai est d'avoir « réussi à combiner les textes d'une façon qui constitue un
«
vraisemblable, où rien ne détonne
récit logique,
Mais
se fier à l'ordre logique,
souvent en histoire
comme
ser à prendre l'idéal
pour
Un
la vie, n'est-ce
(i).
»
domine
si
pas s'expo-
la réalité ?
comprenant quels dangers ferait des œuvres d'histoire leur assimilation
courir au crédit
s'est
ingénié à tracer entre
Dans
ligne de séparation.
la préface
où
il
les
— ou plutôt, comme on a pu dire, talent, — Thiers, comparant portrait le
par Raphaël l'histoire,
et
une de
poétique
de Léon
il
entre beaucoup d'idéal dans les por-
plus admirés. Le peintre,
mais combien
il
est vrai,
traduit
y met du sien (3)! son modèle, choisit l'expression de sa physionomie,
même
X
conclut que
comme les Vierges sont la On pourrait s'armer contre l'auteur de cette con-
cession périlleuse, car
donnée
idéales,
la
c'est le portrait,
« poésie (2)».
traits les
ses Vierges
deux une
a fait la poétique
l'histoire,
de son «
dans
l'illogique
célèbre historien,
à des œuvres d'art,
de
quand
réelle;
il
Il
une pose
la crée
quelquefois par son interprétation personnelle du
ordonne magie de la
caractère, drape le costume, arrange les accessoires, les
fonds, dispose les jours, jette sur
couleur,
et,
grâce à tant d'artifices,
beauté. L'œuvre
comme
achevée,
le
sujet,
le
tout la
parvient à réaliser
souvent vulgaire,
la
est
On a même alors deux portraits en un du peintre y est plus sûrement reproduit que de l'original. De là vient que les divers portraits
transfiguré.
seul et l'idéal la figure
Vie de Jésus, Introduction, p. 55 et 56. Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XII, Avertissement au
lecteur.
Thomas Lawrence
disait « Choisissez un trait dans la figure copiez-le servilement vous pourrez ensuite « embellir tous les autres le portrait sera ressemblant » (Mérimée, (3)
« de votre
:
modèle,
;
;
Portraits historiques
et littéraires,
p.
341).
METHODE NARRATIVE
un grand maître ont un
peints par
que
portraits
les
du*
même
207
air
de famille, tandis par diverses
sujet, exécutés
mains, se ressemblent souvent
Une
très peu.
un
goût, une modification d'attitude,
disparité de
jeu de physionomie,
une nuaitce d'expression, un ajustement, un rien ont pour tout changer.
Le narrateur ne procède point autrement que Lucien en
fait
l'aveu
:
suffi
l'artiste, et
« Lin historien ressemble à Phidias,
« à Praxitèle, à Alcamène ou à quelque autre de ces grands
Aucun d'eux
« artistes.
« se sont « un
«
faits
«
le
ne leur ont donné que
servis... Ils
effet
« venait
;
n'a fabriqué... les matières dont
de leur art de disposer
belle
ordonnance
de
et
plus brillant (i). » Par cela
sujet et le
marque
matière
comme
il
con-
de l'historien de donner aux
c'est aussi le travail
une
la
ils
forme. Ce fut
la
produire sous
les
même,
il
le
jour
transforme
le
à l'empreinte de son idéal. Selon le tour
de son imagination,
choses prennent une valeur
les
apparence variables.
voir et de les exprimer,
et
une
a une manière propre de les conce-
Il
un
style, c'est-à-dire
une façon d'en-
Nous ne voyons ce qu'il par son goût. C'est un miroir
noblir et d'accentuer la réalité.
nous montre que
réfléchi
qui nous renvoie des images inégalité les fausse. Peut-il
que l'auteur
ra-t-on
en
s'efface ?
(2),
mais dont
être
autrement
moindre demande-
la et
Exiger que, dans son œuvre,
rien ne trahisse sa présence, serait vouloir
que
l'histoire se
fasse toute seule.
Thiers convient bien se résout à le subir il
ne veut pas qu'on
« me méfie haiter
et
qu'il faut
de
l'art
puisqu'on ne peut le
voie, « car, dit-il,
j'appréhende d'être trompé
s'il
;
se
et
Comment
(2) Id.,
id. et
(3) Id., id.
faut écrire l'histoire, 51. Thiers, Avertissement.
il
il
seulement,
montre,
je
(3) ». C'est sou-
simplement un trompeur habile. Loin d'écarter
prestiges qu'on redoute, cette réserve les
(1)
en histoire,
l'éviter
admet dans
les
leur
200
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
Le comble de
plénitude.
consistent à
tion
idéales (2).
l'art,
Admirons donc
sachons bien que
en
effet,
paraître
faire
perfec-
des créations
à ce titre les beaux récits, mais
Les historiens éprouvent un le sujet
usent alors
vif désir de réaliser la
si
ne leur semble pas en
suffisamment pourvu par lui-même,
ils
être
n'hésitent pas àluien
consacrés par
d'artifices décoratifs
la
beau reprocher aux malavisés (ineptis)
tradition. Cicéron a
de mettre à
suprême
plus parfaits sont les plus trompeurs.
les
beauté que, lorsque
prêter. Ils
sa
naturelles
l'histoire « des boucles et des
frisures »
peu
;
d'auteurs ont assez de sévérité de goût ou de confiance en
pour oser
la vérité
nu
le
la
montrer sans
est difficile à traiter, et,
Vénus
faire leur
riche que belle,
Mais une
à Fenvi.
nécessaire devient à
vérité
bon
à
voiles. Ils savent
que
jugeant moins malaisé de ils
qui
l'habillent et l'attiffent
tant d'ajustement est
droit suspecte.
La
toilette a sur-
tout pour fin de cacher des imperfections, car les coquettes
sur
retour sont le plus artificieusement parées. L'his-
le
toire n'est
pas jeune
et
son goût pour
les
atours laisse
soupçonner bien des ravages.
A
peine peut-on citer quelques
dédaigneux d'ornements ventions
littéraires, les
historiens
empruntés, rejettent
procédés d'école,
qui,
nets,
con-
les
les recettes
acadé-
miques. Mais, pour un César, que d'écrivains dont goût équivoque, plus occupé de l'agrément de
de
la solidité
rhéteurs
comme
!
du fond, met à
la
profit tous les expédients des
Les historiens de ce genre disposent leur
les directeurs
au feu de
la
rampe, à force de
décors, de trucs, de costumes et de jeux de scène. le
prix de leur art
à faire de l'histoire une féerie
(2)
«
Summa
récit
de théâtre montent une pièce à grand
spectacle, enlevant le succès
sent avoir remporté
le
forme que
ars est artem
et
quand
ils
un éblouissement.
non apparere. »
Ils
pen-
ont réussi
METHODE NARRATIVE
Parmi
les
artifices
produire de beaux
même
effets,
contentons-nous de
2 00,
plus généralement employés pour
le
citer les
aux dépens de
la vérité,
portraits, les tableaux et les
harangues, brillants morceaux toujours mis aux meilleures
dans
places, et
composition desquels
la
il
entre manifeste-
ment moins d'exactitude que de fantaisie. Mably tient que « les portraits répandent une grande « lumière sur l'histoire et en sont un des plus beaux orne« ments
(i) ».
Cela pourrait être
s'ils
ont pu étudier sur nature
les
personnages dont
mœurs
retracer les traits, les
portraitistes de profession,
mais
;
prétendent
Comme
aux
leur suffit d'un léger croquis
il
Les plus scrupuleux consultent
les
ou gravées des hommes célèbres
un
ils
et le caractère.
pour ébaucher une ressemblance. Le
d'après
étaient fidèles
sont peints d'imagination. Rarement les auteurs
la plupart
reste est fait
de chic.
images peintes, sculptées et
composent leur
idéal
autre idéal. Quelques-uns se contentent d'imiter
des modèles consacrés. Les historiens de nos jours, prompts à
tirer parti
renouvelé tails, ils
des leçons des romanciers, ont, à leur exemple,
le
genre des portraits. Curieux des moindres dé-
analysent
dissèquent
les
physiologie, de
hormis de
les
physionomies, fouillent
cœurs, font tour à tour de la
médecine, de
l'histoire, et
la
Les tableaux dont
de
la
psychologie, de tout
peignent ainsi des portraits qui sont
assurément des merveilles de facture
dont l'unique défaut
les caractères,
la plastique,
est
et
de
coloris,
mais
de ne ressembler à personne.
les
historiens aiment à orner leurs
moins véridiques encore, car plus l'action est complexe, plus sa restitution admet d'arbitraire. On ne saurait mieux comparer ces descriptions fictives de scènes
récits sont
dont
le détail est
presque tout imaginé, qu'aux illustrations
complément des ouvrages qui traduisent aux yeux les incidents pitto-
dont une vogue récente d'histoire et
(i)
De
la
manière d'écrire
fait
le
l'histoire,
Œuv.
compl.,
t.
XII, p. 505.
H
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
2 10
resques du
récit.
Deux
arts,
rapprochés par de mutuelles
commun
sympathies, mettent ainsi en leurs erreurs.
leurs prestiges et
Des critiques moroses blâment
de l'imagerie dans
la science (i)
mais
;
le
cette intrusion
public est contre
eux et peut-être a-t-il raison. L'historien diffère-t-il beaucoup d'un peintre d'histoire, et l'histoire elle-même est-elle autre chose qu' « une vignette continue (2) »? Ajoutons que, malgré les
la liberté
du crayon,
inadvertances de milieu
les
anachronismes de costume, ce
composition du
dessinateur qui est
conception idéale de
la réalité
d'histoire sont aussi acceptables
Les légendes hébraïques
n'est
le
pas toujours
plus inexacte.
et
la
Comme
perdue, de bons tableaux
que
des annalistes.
les récits
chrétiennes revivent avec éclat
et
dans l'oeuvre des grands artistes (3). Les batailles d'Alexandre, par Lebrun, valent les narrations de Quinte-Curce, et telle toile de David, d'Horace Vernet ou d'Eugène Delacroix, n'est pas inférieure
historiens contemporains. d'idéal, ni plus
aux plus Il
brillantes pages de nos
n'y a chez les uns ni
de vérité que chez
moins
les autres.
Veut-on une preuve parlante des préoccupations esthétiques auxquelles ont cédé, en dépit de la vraisemblance, les
historiens
de tous
les
temps?
Je la trouve
dans
les
du dernier siècle, pour rompre par des ornements oratoires l'uniformité du style narratif. Ces exercices d'éloquence apprêtée montrent à nu la convenharangues supposées que, jusqu'à
il
était
la fin
d'usage de mêler au récit des
tion et le
mensonge
s'étalant avec
candeur à côté de
tention à l'exactitude. Le prétexte,
honnête.
On
faits
comme
la pré-
toujours, était
voulait rendre compte des motifs d'agir, repro-
(i)«Ce n'est pas, dit malignement Furetière, que je veuille blâmer « les images, car on dirait que je voudrais reprendre les plus beaux « endroits de nos ouvrages modernes » (Le Roman bourgeois, \\. (2) Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. III, p. 421. statues, (3) Au moyen âge, les cathédrales, avec leurs illustrations de de bas-reliefs, de vitraux et de peintures, étaient, comme on a dit, « la Bible des illettrés ».
METHODE NARRATIVE duire
2
l
I
délibérations importantes, conserver des allocu-
les
mémorables et perpétuer les triomphes de l'éloquence, non moins dignes d'admiration que ceux de la guerre.
tions
Entreprise louable, mais d'exécution malaisée, car rarement,
lorsqu'un orateur parlait, des sténographes se
sont ren-
contrés là juste à point pour nous conserver ses paroles.
Même
mots à
les
que
effet
la tradition
prête à des per-
sonnages célèbres, dans des circonstances solennelles, manquent en général d'authenticité, à en juger par ceux que notre âge a mis en crédit
hommes
d'esprit
qui
(i).
La plupart sont dus
ont trouvés après coup
les
à des
de
et
sang-froid. Les héros n'ont pas d'ordinaire autant d'à-pro-
pos dans
dans
le
feu de l'action. LIne fois ces
la circulation,
y croire, car
manquer mais
ils
répète,
les
si
d'être dits.
on
mots heureux
les cite,
on
finit
jetés
par
bien en situation qu'ils n'ont pu
On
les
admire, non
sans trop s'informer d'où
Et voilà justement
dit Voltaire (2) la
sont
comme beaux, c-
on
comme on
comme ils
vrais,,
viennent...
écrit l'histoire
»,
dans un vers aussitôt devenu proverbe, pour
confusion des historiens.
en
S'il
est ainsi
de quelques mots, que sera-ce de longs
discours? Les textes faisaient généralement défaut. N'importe Ils
!
Les historiens ne sont pas embarrassés pour
si
peu.
suppléent par un léger effort d'imagination aux docu-
ments qui les
leur
manquent
orateurs ont
est difficile
dit, ils
et,
ne pouvant rapporter ce que
parlent simplement à leur place.
Il
de conserver beaucoup d'illusion quand, par
attribué au chevalier d'Assas aurait été poussé par tué sur le coup et auquel d'Assas s'efforça vainement d'en restituer l'honneur (Voy Grimm, Mémoires inédits, t. I.p. 188). Le « Finis Poloniœ ! » prêté à Kosciusko par le comte de Ségur (Histoire du règne de Frédéric Guillaume I/D.sl été démenti par Kosciusko lui-même (Lettre rectificatrice à de Ségur). (1)
Ainsi
le cri
un servent nommé Dubois,
L'apostrophe de Mirabeau,, le mot de l'abbé Edgeworth à Louis XVI, l'invective de Cambronne à Waterloo, etc., autant d'apocryphes. (2) Chariot, A. I, se. 7.
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
2 12
on compare les trois allocutions différentes que Tite-Live, Denys d'Halicarnasse et Plutarque (i) font débiter à la mère de Coriolan qui n'avait probablement exemple.,
pas adressé à son
guère dans
les
fils
de discours en règle, car cela n'est
habitudes maternelles
quelques larmes
et
en pareil cas, plus pathétiques que de
sont,
savantes
périodes.
Thucydide convient
ne
qu'il
lui
reproduire des harangues véritables
langage qui m'a paru
« chacun
le
« avec
circonstances où
les
les
a pas été possible de :
il
«
J'ai, dit-il,
se trouvait placé (2). »
discours insérés dans son histoire sont en
même
prêté à
plus en harmonie
le
Tous
supposés,
effet
ceux de Périclès qui, au rapport de Plutarque, n'en
avait pas écrit
un
seul (3).
A
l'exemple de Thucydide, la
plupart des historiens classiques ont cultivé avec soin ce
genre d'éloquence
fictive et soufflé leurs
personnages sans
s'apercevoir qu'en cessant d'être rapporteurs
amour de en roman. Quelque-uns même, et
ils
devenaient
faussaires et transformaient, par
la rhétorique, la
science
des plus graves,
qui auraient pu transcrire des harangues authentiques, ont préféré
nous donner des compositions de leur cru
autrement dire.
les
choses quand
L'exemple de Tacite
ils
pensaient pouvoir
est là
pour prouver
les
et
dire
mieux
qu'ils n'hési-
tent pas alors à sacrifier le respect de la vérité à la recherche
de
l'idéal littéraire.
On
sait
en
effet
au Sénat dont, par malheur pour à
Lyon
le
texte gravé sur
que
le
discours de Claude
l'historien,
bronze, n'est
on a retrouvé celui que
pas
l'auteur des Annales lui fait tenir (4). Tacite en a
un
composé
à son gré, dans une langue plus ferme, craignant sans
doute de déparer son beau style par
la
naïveté
(i)Cfr. Annales, II, 40 Antiquités romaines, VIII Coriolan. (2) Histoire de la guerre du Péloponèse, I. (3) Vie de Périclès. Tables claudiennes du (4) Cfr. Annales, II, 24 et les ;
Lyon.
;
un peu et
Vie de
musée de
2l3
MÉTHODE NARRATIVE gauche de
la
se trouve
il
peu
prose
officielle.
littéraire présentait le
Presque toujours
outrageusement à qui
Pour comble de mésaventure,
justement que ce qu'il a supprimé
imaginaires
allocutions
ces
convenances de
les
comme
trop
plus d'intérêt historique.
l'histoire, car
violent
un auteur
langue démange ne regarde guère, pour épancher
la
sa faconde, à la vraisemblance des situations. Plutarque
à
critique
bon droit «
les
longs preschements et grandes
« traînées d'harangues » que certains historiens font débiter
moment
par des capitaines au
de livrer bataille
remarque d'Aubigné, « n'est pas du métier
(i), ce
(2) ».
En
qui,
outre,
l'écrivain disert prête à toutes sortes de gens ses idées et
son langage. Dans Thucydide, le corroyeur Cléon s'exprime avec non
moins d'élégance que
Périclès.
Chaque héros
devient bel esprit quand c'est un bel esprit qui parler.
un la
Le Cyrus de Xénophon
élève de Socrate
;
des
:
lettrés
et,
du
dans
les
siècle
fait
goût des rhéteurs alexan-
le
Décades, Annibal se montre l'émule
d'Auguste. «
J'ai regret, dit
« Montesquieu, de voir Tite-Live
« énormes colosses de l'antiquité
La
le
comme
Josèphe attribue aux patriarches de
Genèse des discours selon
drins (3)
disserte et moralise
querelle que nous suscitons
jeter
à ce propos
ses fleurs
sur ces
»
(4).
aux historiens semblera
On traite volontiers de hors-d'œuvre, et admire à part comme exercices d'école, ces dissertations
peut-être futile. l'on
de rhéteurs pérorant à s'oublie
plaisir sur
quelquefois quand on
de beaux
sujets.
Mais on
s'écoute parler, et les auteurs
font preuve de plus de verbosité que de discrétion. Les
personnages de Thucydide discourent presque autant qu'ils agissent. Les trente-neuf discours insérés
remplissent (1)
le
dans son histoire
quart de l'ouvrage. Pour Salluste,
Œuvres morales,
c'est
pis
instructions pour ceux qui manient les affaires
d'État. (2) (3)
(4)
Histoire universelle, 6 Antiquités judaïques. Consid. sur les causes de 1
1
6,
1. 1,
préface.
la gr. et
de
la
décad. des Romains, v.
l'histoire et les historiens
214
La narration semble
encore.
qu'un accessoire
n'être plus
:
que son
les discours deviennent le principal. Aussi, tandis
Histoire romaine a péri, quelques-unes des harangues qui en faisaient l'ornement nous sont parvenues. Le temps a traité
selon leurs mérites
parties
ces
l'œuvre de l'historien f
?Sous
conservé
celle
et
a jeté à l'oubli
il
oratoire,
borna pas à l'introduction frauduleuse de
se
quelques discours supposés dans
lui-même, inspiré par
récit
:
du rhéteur.
l'empire de ces habitudes d'amplification
mal ne
le
et
trame du
la
récit
:
le
de l'emphase
la rhétorique, étala
voulut être éloquent. Cicéron qualifie l'histoire « d'oeuvre
« essentiellement oratoire
(i) », et
dans Tite-Live. l'orateur prime
M. Taine l'historien
a
fait
voir que,
Bossuet.
(2).
écrivant sous forme de Discours son Histoire universelle, n'y déploie pas
funèbres
moins d'éloquence que' dans ses Sermons.
Oraisons
ses
dans
et
Les historiens de
Renaissance, imitateurs empressés
la
des anciens, n'eurent garde de négliger un embellissement
consacré par de grands modèles récits
Montaigne din
:
et
entrecoupèrent leurs
de harangues soignées avec une prédilection visible. dit
de
« Quant à
« valoir
celles
où
la partie
se
complaît
de quoy
il
le
prolixe Guichar-
semble vouloir
« a^He bons et enrichis de beaux traicts « trop pieu
;
« un sujet
si
car,
pour ne vouloir rien
Au xvn
mais
siècle,
longuement
(2)
(3)
de
Thou
et
Mézerai font encore disserter
leurs personnages.
Essai sur Tive-Live. la partie la
Essais,
y en
ayant
laisser à dire,
Le second, plus sensible au
« Opus hoc oratorium maxime » (De Legibus, tum munus sit oratoris historia » (De Oratore, II,
pour
il
s'y est
si
(1)
«
il
»
(3). 8
;
ample et à peu près infiny, il en sentant un peu trop le cacquet scholas-
plein et
« devient lasche et
« tique
se pré-
plus, qui sont ses digressions et discours,
le
II
tient
même
les
plus utile de son histoire
II, 10.
I, 1
2)
;
«
Quan-
j).
harangues de cet auteur
(p.
135).
MÉTHODE NARRATIVE
renom fâché
I
5
d'habile écrivain qu'à celui d'historien exact, reven-
dique hautement
que
2
discours qu'il leur prête.
les
quelque lecteur naïf
si
les belles
allait se
serait
Il
méprendre
et croire
choses qu'ils récitent ont été vraiment dites
par eux. Son amour-propre d'auteur n'en veut pas courir
« Me. me adsam quifeci ! » Il se même, avec une complaisance candide, de n'avoir pas
risque et nous crie
le
vante
mal
parfois trop
été
mériteraient en rique,
que
:
Plusieurs de
inspiré.
effet d'être
de Biron comparable à ce
Voltaire juge celui
et
nous a
l'antiquité
reconnais
volontiers
laissé
que,
les
de mieux en ce genre. Je
chez
harangues sont célèbres à juste
de
discours
ces
loués dans une classe de rhéto-
admirer. Le seul défaut que
je
certaines
maîtres,
les
titre, et
je
ne refuse point
leurreproche, c'est de
n'être pas à leur place. Je les trouverais parfaites
dans des
ouvrages d'imagination.
Enfin,
si
examine
l'on
tance attachée par
le
détail
de l'exécution, l'impor-
les historiens à l'excellence
non
pour eux une dernière cause délité. En vain Pline le Jeune leur et
«
plaît,
fient lités
de quelque manière qu'elle soit écrite
guère en des grâces négligées.
ouvrages d'histoire quand
De
l'aveu
essentielle les
même pour
été
(1)
(2)
« Historia «
Pour
style est
»;
ils
ne se
les
qua-
à la valeur des
n'en font pas tout
le
prix.
des auteurs, bien écrire est une condition
les
classiques
cherché.
elles
(i)
savent que
écrire l'histoire (2), et le
compositions
tératures
Ils
ajoutent singulièrement
littéraires
du
moins grave d'infiassure que « l'histoire la
On
plus
rang distingué que
renommées occupent dans
montre clairement où
le
les lit-
succès
quoque modo'scripta
être historien,
il
delectat » {Epist. V. 8). un grand écrivain » (Taine,
faut être
Essai sur Tite-Live, conclusion). « Le style est une partie essentielle de l'histoire » (Mably, De
manière d'écrire
a
veut des artistes en beau langage, des
l'histoire,
Œuv.,
t.
XII, p. 109).
Ici
2i6
l'histoire et les historiens
maîtres dans l'art de bien dire i). Aussi voyons-nous sans étonnement nos meilleurs historiens entrer de plain-pied à l'Académie française et figurer avec honneur parmi des poètes, des orateurs, des dramaturges et des romanciers, (
tandis qu'ils seraient dépaysés et
comme
en peine de leur
mérite à l'Académie des sciences, au milieu de géomètres,
d'astronomes, de physiciens
une exacte
justice
et
de chimistes.
On
ce sont des littérateurs et
:
leur rend
non des
sa-
vants.
hommes
Les
de science, uniquement occupés du fond de
des idées, accordent peu d'attention à l'agrément
forme qui n'ajoute rien à l'excellence de ils
estiment surtout l'originalité des découvertes
veauté des aperçus,
ils
la
Comme
la vérité.
et la
nou-
ne font presque aucun cas des élé-
gances de l'expression, qui plaisent, mais ne prouvent rien, et
risquent de
faire,
songe à s'enquérir
par surprise, passer des erreurs. Nul ne
si
Kepler, Galilée,
Newton ou
savaient bien écrire, car cela importe peu. qu'ils
ont dit
et
non
la
manière dont
ils
On
Lavoisier
cherche ce
l'ont dit.
Le
vrai
style scientifique vise surtout à la précision et à la clarté. Il
évite
même
de faire au goût idéal des concessions péril-
leuses et refuse de parer la vérité d'ornements qui ne lui
conviennent pas
(2).
Lorsqu'il arrive à la beauté, c'est sans
y prétendre et à force d'austérité. On peut donc tenir pour incompatibles les mérites contraires dont cherchent à faire
preuve
les littérateurs et les savants.
Ceux
qui,
comme
Buf-
fon et Fontenelle, ont essayé de les unir, y ont assez mal réussi,
goûtent le
car les le
parties de leurs ouvrages
que
les
lettrés
plus sont justement celles que les savants prisent
moins.
(1) D'après Denys d'Halicarnasse, Thucydide « passa vingt-sept ans à « retoucher son livre, limant et repolissant chaque phrase, chaque « mot » (Examen du style de Thucydide). Augustin Thierry a eu le même souci du style. « Ornari res ipsa negat, contenta doceri. » (2) (Manilius, Astronomicon, III, 39.)
MÉTHODE NARRATIVE
Tant de
sévérité
2
I
J
ne conviendrait pas aux historiens dont
moins à dire des choses nouvelles qu'à des choses connues d'une façon neuve et brillante
la tâche consiste
redire
non nova, sed noviter»).
(«
des ressources du
ont donc, avant tout, besoin
Ils
doivent n'être pas vulgaires en
style, car ils
mieux que personne Conséquemment, ils ne néglige-
traitant des sujets rebattus et raconter
que tout
ce
monde
le
sait.
ront rien de ce qu'ils croient pouvoir procurer à la forme
de
Quintilien leur en
la beauté.
une recommandation
fait
expresse (i). N'est-il pas significatif que les histoires les plus
admirées soient
La
gloire ne
celles qui
ont
le
plus de valeur littéraire ?
va point aux investigateurs
mais aux meilleurs écrivains. « Le
«
un
est
« de ce
Sainte-Beuve,
sceptre d'or à qui reste, en définitive, le
monde
et le culte
royaume
»
(2).
Mais à combien de
forme
plus sagaces,
les
style, dit
de
dans
sacrifices
la
le détail
ce soin de la
phrase n'entraînent-ils pas des écri-
vains plus soucieux de perfection littéraire que de rigueur scientifique.
Dès qu'un auteur s'applique à bien
peut plus être exact que/ par négligence,
pour taine «
lui
après l'agrément.
il
ne
dira volontiers avec
La Fon-
:
Contons, mais contons bien,
« C'est tout. «
Il
dire,
car la vérité vient
Après
De dormir comme moi sur
Les moindres concessions
un mot
c'est le
cela, censeurs, je
point principal,
vous conseille
l'une et l'autre oreille
(3). »
aux exigences du goût, du mot juste, l'adjonction
faites
pittoresque mis en place
d'une épithète non moins perfide qu'élégante, l'évocation d'une image qui frappe
ment des termes, équilibrée,
la
le
l'esprit
mais égare
l'idée, l'arrange-
balancement d'une période savamment
recherche
du
nombre
et
de
l'harmonie,
vero narrationem...~ omni qua potest gratia (1) Ego exornandam( Instit. orat., IV, r 2 et X, 1). (2) Port-Royal, t. II, p. 443. (3)
Contes,
III,
1,
28.
et
venere
2i8
l'histoire et les historiens
.
deviennent pour
autant de pièges où
la vérité
Par suite de ces continuelles altérations, sur tout.
On
«
ne peut nier que
le
soin
du
Bien
certains sacrifices de la pensée.
perpétuel où l'originalité et
le
perd.
style n'entraîne est une un compromis
écrire...
compliquée,
opération singulièrement
elle se
l'infidélité s'étend
goût, l'exactitude scienti-
Un bon
fique et le purisme tirent l'esprit en sens inverse.
écrivain est obligé de ne dire à peu près que la moitié de et, s'il est
avec cela un esprit conscien-
est obligé d'être
sans cesse sur ses gardes pour
ce qu'il pense, ts
cieux,
il
« n'être pas entraîné par
« bien des choses
Montaigne
qu'il
nécessités de la phrase à dire
les
ne pense pas
raille les historiens
exercice de style
:
(i).
Le plus souvent on
«
« charge... des personnes entre « cherchions d'y apprendre que «'
en vente que
été
la
;
comme
grammaire;
gagez que pour cela
cette
et
si
et
nous ne eulx ont
n'ayant mis
de ne se soulcier principalement
le babil,
« que de cette partie...
pour
trie
vulgaire pour cette seule
le
« considération de sçavoir bien parler
« raison, n'ayant
»
qui font de l'histoire un
» Paul-Louis Courier
(2).
traite
Plutarque, ce rhéteur de génie, avec une sévérité brutale
« Son mérite
est tout
dans
« n'en prend que ce qui
le style.
« paraître habile écrivain. « bataille de Pharsale
«
sa phrase.
«
histoire
Il
Il
ferait
se
moque
des
n'ayant souci
faits et
que de
gagner à Pompée
cela pouvait arrondir tant soit
science
la
peu
a raison. Toutes ces sottises qu'on appelle
ne peuvent valoir quelque chose qu'avec
« ornements du goût
comme
si
Il
lui plaît,
:
(3).
» L'histoire n'est-elle pas jugée
quand on en peut
En admettant une
les
parler de ce ton ?
aussi large part d'idéal, l'histoire devait
surtout plaire aux littérateurs, qui, de tout temps, ont été (1)
Renan, Essais de morale
Essais, III, 10. (3) Lettre, août 1809. (2)
et
de critique,
p.
71.
METHODE NARRATIVE attirés vers elle
sement à
par une vocation manifeste. Leur empres-
traiter des sujets historiques m'inspire, je l'avoue,
une involontaire méfiance. Pour que il
faut qu'elle prête singulièrement
tion et
2IO,
aux
artifices
la
matière
les tente,
au travail de l'imagina-
du goût. Les grands écrivains ne met-
tent pas d'ordinaire avec tant de zèle leur talent d'exposi-
dans
tion au service des connaissances positives. Confinés culte de l'art pur,
le
savants.
La Vérité, vierge
hommages,
et lorsque,
tisent, c'est qu'ils
austère, n'est pas habituée,
de
l'idéal
comme flatteurs
par exception, ces libertins
la
cour-
Quand on
veulent l'induire à mal.
voit
Grecs s'introduire, sous ombre de bonne amitié, dans
cité
des Troyens,
t-elle
pas. avec
la
plus vulgaire prudence
affligés
pour l'histoire
le
les
goût
poètes qui, d'instinct, manile
plus vif.
Ceux qui
se trouvent
d'une imagination paresseuse ou à court d'inspira-
tion prennent volontiers les annales des peuples recueil de fables toutes préparées
Cela
la
ne- conseille-
Cassandre, de suspecter quelque trahison ?
Ce sont naturellement festent
les
pure aux
la science
Muses, à recevoir des amants de
les
les
abandonnent
ils
les
où
ils
comme un
n'o-nt qu'à choisir.
De même que
dispense de la fatigue d'inventer.
musiciens, parmi lesquels on rencontre plus d'habiles
exécutants que de maîtres compositeurs
communément
et
à broder sur des thèmes
qui se bornent
connus de
bril-
lantes variations, les auteurs adoptent de banales légendes et s'appliquent à les faire valoir
par
la supériorité
delà mise
en œuvre. Historiens et poètes traitent à l'envi les et travaillent
ensemble à poétiser
prunte Néron à Tacite,
et,
la vie
mêmes données
humaine. Racine em-
Shakspeare, César à Plutarque.
Parfois aussi les poètes fournissent des sujets aux historiens. C'est
un échange de bons offices et comme deux arts en quête du même
crédit ^ntre
la
mutualité du
idéal.
Une
cer-
taine dose de poésie paraît nécessaire en histoire. Lucien
demande « qu'un
petit
vent poétique enfle
les
voiles
du
220
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
« navire
main « vrai
« soit poète pour être
aussi que l'historien
(2) ».
Dans
l'exécution de leurs œuvres, les historiens usent
mêmes
-des
à la surface des flots (i)». Ville-
et le fasse glisser
exige
artifices et
poètes (3).
l'admiration,
vant que
souvent des
cte la
le sujet le
crainte, de l'horreur et
veut ou s'y prête,
tons divers. Lyriques dans
ments dans
mêmes
licences
mettent également en action
Ils
satire
la
le
ils
de
la pitié.
les
de
Sui-
savent prendre des
dithyrambe,
touchants dans
et
que
les ressorts
sont véhé-
ils
l'élégie.
Ils
font
d'une guerre héroïque un fragment d'épopée, mettent en tragédie les catastrophes lamentables et tournent vivement
une intrigue en comédie. Le récit des guerres médiques dans Hérodote a l'allure d'un chant d'Homère; Tacite est le
vrai tragique latin; Jean de Muller a fait de l'histoire de
la
Suisse une pastorale, et
gent
la
même, par
nombre
nous arran-
suite de la confusion inévitable des genres, le
merveilleux se glisse dans d'Horace,
d'historiens
française en mélodrame. Quelquefois
révolution
tirer l'auteur
le récit et,
malgré
le
précepte
dieux interviennent au dénouement pour
les
d'embarras.
Ainsi réglées par
les lois
d'une poétique ingénieuse,
les
compositions historiques peuvent entrer, sans désavantage, en parallèle avec de
l'idéal.
siste
La
en cela que
sont en vers
celles
des poètes
et leur
disputer la palme
principale différence qui les distingue conles
unes sont en prose tandis que
(4). N'est-ce
plus que tout
le
les autres
pas l'emploi du mètre qui sépare,
reste,
Homère d'Hérodote, Juvénal de
Henriade du Siècle de Louis XIV et Jocelyn des Girondins? Supposez ces poèmes écrits en prose et ces his-
Tacite, la
(0
Comment
(2)
Tableau de
(3)
« Graecis historiis
il
faut écrire
la littérature
l'histoire,
au
xvm
e
45. siècle,
plerumque poetico
29 e leçon.
similis est licentia
»
(Quin-
tilien, II, 4).
(4)
,tum
Est (Id.,
enim proxima X,
1).
poetis historia et
quodammodo carmen
solu-
METHODE NARRATIVE toires
mises en vers, qui s'apercevrait d'une métamorphose
et s'aviserait
de protester
être partagés
non en
comme
De
?
neuf livres d'Hérodote, sous
les
faisait
Clio parmi les inspiratrices de
invoquaient
ensemble
toutes
« fussent dignement célébrés
n'expose que des
parts
Le procédé de
les relève
éléments du
d'ornements empruntés,
n'a rien de scientifique et relève des
artifices
réaliser la beauté. L'historien,
règles et
emploie
le
de
la vérité,
il
simple romancier la
nature,
même
quelquefois lui.
tion est formelle
Le
même
;
Il
mêmes moyens que
aime
davantage,
Sans doute,
mais
il
se
il
résultat de cette
faux et
le vrai se
le
poète
uniquement
épris
le
et
beau à sa
du
l'égal
prédilection
vrai,
éclate
veut aussi plaire, cela est trop
double étude
est
un
récit
orné
mêlent en diverses proportions.
Il
pas sans exemple que, libres de choisir, des his-
véridiques, mais sans fait
ne
propose d'instruire, son inten-
toriens aient préféré d'agréables
Vertot,
il
applique
Il
s'abuse, car, sans qu'il en ait conscience, ses
affections sont partagées.
n'est
les
conteur. Alors donc qu'il se déclare
ou
le
les
en chefs-
style littéraire
pour
évident.
qui
récit, les
et transfigure le tout
mêmes
malgré
pour
l'histoire
la narration,
reproduit pas avec une rigoureuse exactitude.
les
où
Spartiates les
et les
qui se croit naturaliste, imite, interprète la
patronage des
(i) ».
faits choisis, trie les
combine avec goût, exprime en
l'art,
le
avec raison figurer
« afin que leurs exploits
donc de toutes
L'idéal envahit
l'embellir et la fausser.
d'œuvre,
poétiques récits devraient
si
chapitres, mais en chants, et placés,
Muses. La mythologie grecque
établis
22 h
mensonges à des
relations
attrait (2). Plusieurs qui ont,
comme
leur siège par avance, se refusent ensuite à
Plutarque, Apophtegmes des Lacédémoniens. permis aux rhéteurs d'altérer l'histoire afin de pouvoir Il est « faire des récits plus agréables » (Cicéron, Dialogue sur les orateurs (1)
(2)
«
illustres, 11).
L'HISTOIRE ET LES HISTORIENS
2 22
changer, par scrupule importun d'exactitude* une version
Qu'importe
réussie.
d'être fidèle ? L'essentiel n'est-il pas de
de quoi pourrait se plaindre un lecteur charmé ?
plaire, et
Le mot effrontément
naïf de Vertot a
Histoire de l'ordre de Malte
beaucoup
d'historien. D'autres pourtant l'ont osé redire, car
l'avaient pensé.
Histoire de se raillant
«
faite, je
être
Lorsque l'abbé de Choisy eut publié son en onze volumes in-quarto,
l'Église.,
lui-même
me
raconté, d'après Froissart,
il
là.
disait
histoire est
mettre à l'apprendre
mieux valu commencer par
Essais sur l'Histoire de France^ Crécy,
mon
« Grâce à Dieu,
:
vais maintenant
eût-il
son
discrédité
compromis son renom
et
—
».
Peut-
Dans
ses
Chateaubriand avait
comment,
la
du désastre de une escorte de
nuit
Philippe de Valois vint, réduit à
quatre chevaliers, demander asile au château de Broyé.
—
« Ouvrez,
la
«
celle
au
dit-il
« France !»
châtelain,
— « Parole plus
de César dans
« honorable au sujet « grandeur de l'un
« saint Louis
(i).
la
c'est
fortune de
ajoutait l'auteur,
belle,
que
tempête, confiance magnanime.
la
comme
au monarque
et
qui peint
la
de l'autre dans cette monarchie de
et
» Or, ce beau mot,
complaisamment Buchon, édi-
si
loué, était de l'invention de Chateaubriand.
teur des Chroniques^ lui
simplement
sart portait
« France répondre
La
(2)
!
:
:
reconnue fausse,
comme
reille est attribuée
par
fut
fois,
car
d'ailleurs
de Froisde
se contenta
de
mis. »
—
je l'ai
maintenue, cela va sans
de raison.
La Beaumelle
pu être faite plusieurs manqué. Voltaire s'est
et
mieux comme
c'est
dire, et a prévalu,
le texte
c'est l'infortuné roi
» Chateaubriand sourit
« Oui, mais
citation,
observer que
fit
« Ouvrez,
Une réponse
pa-
à Voltaire (3). Elle a
les
occasions n'ont pas
absous d'avance par ce
vers propre à consoler de quelques méchantes critiques les (1)
Œuvres complètes, i832,t.
(2)
Chroniques,
(3)
VI, p. 3o3.
Buchon, I, 292. Sainte-Beuve, Lundis, t. XIV, p. 100. édit.
MÉTHODE NARRATIVE
223
historiens surpris en flagrant délit d'infidélité volontaire
Ah
«
!
croyez-moi, l'erreur a son mérite
Parvenue à ce point où
l'intérêt
science, l'histoire confine de
que
je
si
de
»
!
prime
l'art
celui de la
roman
près au
historique
ne voudrais pas être chargé de tracer .entre
genres une ligne de démarcation. Ce sont l'un
les
deux
et l'autre,
suivant la définition qu'Auger donne du second,
« monstres nés des amours adultères du mensonge « vérité
:
« des
et
de
la
».
Écrites sous de pareilles inspirations, les compositions
comme
des historiens ne peuvent être acceptées que idéales de la vie
peintures
humaine, dont
la
des
valeur égale
à peine celle des ouvrages de pure imagination. Quelques-
même
uns
d'Aristote
Citons
poésie.
profond «
c'est
« pu
juge l'histoire moins instructive que la
il
ses
paroles
remarquables
« chose à
et
d'un sens
vraie différence entre l'historien et
que l'un raconte ce qui a
être.
« que
La
«
:
sentiment
la déclarent inférieure, et tel est le
quand
C'est là ce qui la fois
l'histoire,
fait
été, et l'autre ce
que
la poésie est
de plus philosophique
puisque
la poésie
et
le
poète,
qui aurait
quelque
de plus sérieux
s'occupe davantage de
« l'universel et que l'histoire s'occupe davantage du parti-
« culier
(i).
» Quoique dépourvue de réalité objective,
la
poésie est en effet plus vraie que l'histoire parce qu'elle
cherche, par intuition, la vérité dans l'ensemble, sans garer dans
moins de
le détail
.
s'é-
L'histoire, plus exacte en apparence, a
vérité générale, parce qu'elle
ne
fait
connaître que
des particularités. L'une crée des types et résume en eux des multitudes et
;
l'autre se
borne à signaler des individus
des accidents. Les conceptions des poètes, conformes aux
mœurs (i)
d'une époque, à un état de
Poétique, ch.
ix.
l'esprit
humain, en sont
l'histoire et les historiens
224
que
plus fidèle
l'expression
des historiens où
récits
les
revivent seulement des faits d'exception. « Les anciens, dit
une sorte de philosophie « première qui nous introduit dans la science de la vie et « nous instruit agréablement de tout ce qui est relatif aux « mœurs, aux passions et aux actions de l'homme (i). » « Strabon, définissaient
Il
est
donc
la poésie
Bacon que « la du moins le com-
juste de reconnaître avec
« poésie corrige l'histoire
plément nécessaire. De « à leur manière,
en
». Elle
l'avis
est
de Buckle, «
les poètes
consommés
observateurs
des
;
sont.
leurs
« observations réunies forment un trésor de vérités qui ne
«
le
cèdent en rien aux vérités de
« science elle-même doit «
frira
de
cette
négligence
science, et dont la
la
sans quoi
parti,
tirer
» Si donc
(2).
il
elle souf-
nous
fallait
choisir entre les œuvres des poètes et celles des historiens, nous opterions pour les premières. Sans aller jusqu'à pré-
tendre, avec Paul-Louis Courier, qu' «
« dans Rabelais que dans Mézerai poètes valent au
moins
»,
il
y a plus de vérité dire que les
on peut
les historiens et
souvent
les
dépas-
sent en largeur d'informations. L'Inde ancienne, dépourvue
de littérature historique, nous
hymmes
et
Chine à qui
ses épopées, les
logographe, Grèce.
que ne
l'est,
ses
par ses annalistes, la
grands poètes ont manqué. Mieux qu'aucun
Homère
Au jugement
donnaient
mieux connue par
est
a dépeint
de Platon,
le
les
cycle
héroïque de
la
comédies d'Aristophane
du gouvernement d'Athènes. du moyen âge, les recueils de barbares chroniqueurs sont moins instructifs que les Chansons de geste, les Ro7nans de chevalerie, les Fabliaux et les Mystères. Par une vue de génie, Vico avait pressenti en Dante Pour
la plus juste idée
l'étude
l'historien idéal de son temps. Enfin, je le dis tout bas,
jamais
la postérité s'enquiert
de nous,
il
se pourrait
que
si
les
contes de nos romanciers lui parussent une mine de ren(0 Géographie, (2)
Histoire de
I,
2,
§
3.
la civilisation
en Angleterre, ch. xx.
MÉTHODE NARRATIVE seignements plus riche que
22 5
collection
la
entière de nos
historiens.
ni
i
INFLUENCE DE L INTERET ET DES PASSIONS
Ce qui
de
reste
par
de
les calculs
La
en histoire, après qu'elle a subi
la vérité
du goût,
prestiges
les artifices et les
l'intérêt
se trouve
compromis
ou des passions.
grande ennemie que la passion, uniquement occupée du soin de se satisparce que faire, tourne tout à son avantage. Le désir, « père de la vérité n*a pas de plus celle-ci,
pensée et
», incline la
montre
donc où
les
la
en droit de
croyance dans
choses sous
le
les directions
même
passion se laisse voir, partout
soupçonner,
la
ne sera sincère que
si
qu'il suit
jour qui lui convient. Partout
il
où
l'on est
y a lieu de se méfier, car elle
elle a intérêt
à l'être, cachera ce qui
risquerait de lui nuire, et ne reculera pas
même
devant
une imposture peut la servir. L'étude de la science impose un désintéressement absolu. La seule passion qui doive l'animer dans ses recherches est
l'imposture,
le désir
si
de trouver
la vérité et
de
la dire, quelle qu'elle soit.
L'histoire aussi réclame des esprits libres
étrangers, car et
il
on ne peut pas
servir
d'attachements
deux maîtres à
faut choisir entre l'intérêt et la vérité.
sont, en théorie,
unanimes sur
ce point.
la fois,
Les historiens
Lucien exige de
qui écrit l'histoire qu'il n'ait rien à espérer ni à craindre de
personne, qu'il soit incorruptible, ami de la franchise, ne
donnant
rien à la haine ni à l'amitié,
n'ayant rien de
flat-
teur ni de servile, accordant à chacun ce qui lui est dû,
sans maître, sans patrie, ne sacrifiant qu'à la vérité rent à tout ce qui n'est pas (i)
Comment
il
faut écrire
elle (i).
l'histoire,
—
39,40
et indif-
« Tous ceux, dit et "41.
15
2
L'HISTOIRE ET LES HISTORIENS
2Ô
« Bayle, qui savent
de
les lois
tomberont
l'histoire,
d'ac-
« cord qu'un historien qui veut remplir fidèlement ses « fonctions
« dans
mettre
doit... se
l'état
« Insensible à tout
reste,
le
« intérêts de la vérité «
ment d'une
«
même
de
« pays,
plus qu'il lui est possible
le
d'un stoïcien qui n'est agité d'aucune passion.
et
il
ne doit
qu'aux
être attentif
doit sacrifier à cela le ressenti-
il
injure, le souvenir d'un bienfait et l'amour
la patrie.
doit oublier qu'il est d'un certain
II.
qu'il a été élevé
dans une certaine communion,
« qu'il est redevable de sa fortune à
tels et tels, et
« et tels sont ses parents ou ses amis... Si
« D'où êtes-vous ?
Il
réponde
faut qu'il
on
lui
que
demande
Je ne
:
du monde
suis habitant
je
« de l'empereur,
ni
je
;
« chérisse
Voilà
au service du
roi
;
de France, mais » Enfin, Saint-
(i).
l'historien « préfère la vérité à tout et la
même
l'idéal
etc.,
ne suis ni au service
« seulement au service de la vérité
Simon veut que
:
suis ni
« Français, ni Allemand, ni Anglais, ni Espagnol, «
tels
contre lui-même (2) ». la
réalité
Les historiens
autre.
est
se
prétendent tous animés du seul désir d'être véridiques.
nous
Ils
prodiguent
de leurs histoires,
ment
(3)
trouble
;
les
à
l'envi
nul engagement ne
;
,
dans
les
préambules
assurances d'un parfait
détache-
les lie, nulle affection
ne
disent tout
contraire. « Tel, dit d'Aubigné, se
le
«
ment
sa
et
»
(4).
conscience vendue dès son
les
leurs
difficile
il
lui
serait
passions qui l'ont agité
de cacher
:
«
On
(1)
Dictionnaire historique, au mot Usson, note F.
(2)
Mémoires
(3)
Salluste, Catilina, préface
,
et
que
est
ses
d'ail-
charmé
Introduction. ;
Tacite, Histoires,
1, etc. (4.)
tête
commence-
parvenu au terme de
Saint-Simon,
Mémoires, confesse
et
vante de
« liberté, de fouler aux pieds sa passion, qui montre sa « tondue
les
mais leurs œuvres parlent plus haut qu'eux
Histoire universelle, 16 16,
t.
I.
préface.
I,
1,
et
Annales,
/
MÉTHODE NARRATIVE « des gens droits et vrais, on est « on
l'est
irrité
227
contre
plus encore contre ceux dont
les fripons...
on a reçu du mal.
« Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne « donc point d'impartialité,
je le ferais
me
vainement
pique
(i).
»
Il
suffit
de rapprocher cet aveu final des déclarations de prin-
cipes
du début pour voir comment
les historiens
tiennent
leurs promesses.
Un
complet désintéressement,
les sciences abstraites, est
concrète où
observées
ceux qui étudient
hommes, œuvre de
actions des
les
facile à
impraticable en histoire, science passion, sont
avec passion. L'historien n'est pas
et traduites
pur esprit interrogeant Tordre stable des choses
et
un
scrutant
un personnage comme le naturaliste une espèce d'animaux, ou un événement, comme le chimiste une combinaison de substances
hommes théâtre,
et
;
c'est
un homme qui regarde
vivre d'autres
qui apporte à ce spectacle, plus encore qu'au
un cœur prompt
à s'émouvoir, des préventions
pour ou contre, des sympathies ou des antipathies déclarées.
Tous les sentiments qui dominent amènent à composer avec le devoir
les
hommes
et les
se retrouvent, non moins impérieux, dans l'âme de l'historien et l'induisent à composer avec la vérité. L'intérêt, l'amour-propre, l'amitié,
la
haine, la cupidité, la peur,
naissance, l'admiration,
le
le
ressentiment, la recon-
mépris, l'indignation, la
pitié....
le sollicitent de toutes parts et conspirent contre sa véracité.
Voyons jusqu'où
En
tête
ces influences
peuvent s'étendre.
des historiens les mieux informés viennent les
auteurs
mêmes
qui les
dominait quand
des
faits qu'ils ils
rapportent. Mais la passion
agissaient les inspire encore
quand
ils
écrivent. L'amour-propre, d'ailleurs, a
même
de
tels
égards
et tant
qu'il dépose sur ce qui le touche,
(1)
Mémoires, conclusion.
pour
lui-
de condescendance que, lorsson témoignage doit être
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
225 tenu pour
plus suspect de tous. Les Mémoires, cette
le
féconde de l'historiographie française, attestent à
branche si chaque page combien les hommes qui se racontent au public sont prodigues, pour leur personne, d'estime, de ménage-
ments
et
d'indulgence. Sans cesse attentifs à se louer ou à se
disculper, rites
mé-
étalent leurs avantages, se découvrent des
ils
qu'on n'aurait point soupçonnés, dissimulent de leur
mieux des imperfections trop de rejeter sur autrui
visibles et
ne manquent pas de leurs fautes.
responsabilité
la
pu dire, est un animal apologétique quand il parle de lui-même et critique quand il parle des autres. La certitude qu'il a d'être déprécié par eux fait que, pour rétablir la balance, il regarde comme licite d'exagérer un peu
L'homme,
a-t-on
sa valeur. Bernai Diaz del Castillo, répondant à ceux qui
lui
reprochaient d'avoir, dans sa Chronique, parlé trop favora-
blement de
de ses compagnons,
lui et
de naïveté que de raison
:
« Et
« bien de nous, qui donc autobiographe
Ceux mêmes
le
maltraiter.
se
dit
avec non moins
nous ne disions pas du ferait ? » Jamais on n'a vu si
Cela
qui, résolus à faire
serait
contre nature.
une confession publique,
feignent de s'administrer la discipline, ne s'appliquent point
de trop rudes coups et frappent souvent à côté. Rousseau met un orgueil démesuré dans l'aveu de ses défaillances morales, et l'humilité avec laquelle saint Augustin déplore ses
égarements passés
sagesse présente. «
« sont,
dit le cardinal
« de ceux qui ont L'auteur
a-t-il
bue aussitôt absorbante
Tout
La
le
est
une continuelle apologie de
de Retz,
écrit leur
les
deuxécueils que
premier
rôle.
?
il
I.
(i
).
»
s'attri-
Cet esprit de personnalité
ce qui s'est fait de bien sous le règne de Henri
Mémoires,
plupart
rebute dans les Mémoires de Sully.
son ouvrage. Nulle mesure habile n'a
(i)
la
propre vie n'ont pu éviter
eu part aux affaires publiques
et prolixe
sa
fausse gloire et la fausse modestie
été prise qu'il
IV ne
est
l'ait
METHODE NARRATIVE conseillée, nulle faute
commise
Tunique auteur de
est
qu'il
ne
s'y soit
opposé.
Mémoires de Metternich sont un autre exemple de
Il
Les
son maître...
fortune de
la
2 20,
cette
suffisance imperturbable (i). « Si l'on en croyait certaines
un
« gens, dit
spirituel moraliste, l'histoire universelle serait
« leur portrait en pied, de « derrière
(2).
profil,
de
par devant
face,
et
par
»
Cette manière de tout ramener à soi et de se hausser sur
un
n'est pas
piédestal
prétentieuse
un
;
exempts. César
travers spécial à la médiocrité
grands
les plus
Napoléon
et
le
hommes
prouvent.
Il
n'en
sont pas
semble que des
narrateurs assurés de tant de gloire auraient pu être véri-
diques sans
péril,
franchise, et ne
donner plutôt l'occasion de louer leur
pas demander à la dissimulation et au
mensonge de honteux suppléments de leurs écrits trahissent les manèges et
célébrité. Pourtant,
commune. Du vivant même de
César, on signalait
vanité
les petitesses
de
la
son peu de véracité. Asinius Pollion, personnage consulaire, avait,
nous
dit
dans
les
ment
altéré les faits
maintenant ces
Suétone, relevé force inexactitudes
Commentaires,
difficile
et accusait l'auteur d'avoir
pour sauver sa renommée de savoir
(3). Il est
sur quels points portaient
imputations; néanmoins, on constate, dans
des campagnes de César,
sciem-
nombre
d'assertions
récit
le
menson-
gères et d'insidieuses réticences qui peuvent en faire sup-
poser beaucoup d'autres.
Il
ne rend justice ni à ses
lieute-
nants, ni surtout à son adversaire, « ce Vercingétorix
« éloquent,
«
il
n'a
si
brave,
si
magnanime dans
le
si
malheur, à qui
manqué, pour prendre rang parmi
les
grands
(1) Metternich se glorifie, dans ses Mémoires, d'être resté « étran« ger aux aberrations de son temps ». En 1 848, il disait à Guizot, retiré « L'erreur n'a jamais approché de mon esprit. » à Londres « J'ai « été plus heureux, lui répondit Guizot je me suis aperçu plus « d'une fois que je m'étais trompé. » (2) Doudan, Lettres, 6 mars 1858. (3) Suétone, Cœsar, 56.
—
:
;
2
«
l'histoire et les historiens
3o
hommes, que
un
d'avoir
ennemi et surtout un Le proconsul a-t-il
autre
que César »
« autre historien
(i).
éprouvé devant Gergovie un échec pénible à son amour? Sa relation, si nette d'ordinaire, va devenir à des-
propre
obscure, embarrassée
sein
insuccès
(2). Il
:
il
veut
illusion sur
faire
un
passe sous silence ses déprédations scanda-
leuses, le pillage
des temples,
la
des villes,
destruction
laissant à d'autres le soin de rapporter les choses qui ne
sont pas à sa gloire
Alors que, en massacrant
(3).
pètes et les Tenctères qui comptaient
outrageusement violé
le
les
sur une trêve,
Usiil
a
droit des gens et la foi jurée (4),
il
colore cet attentat de spécieux prétextes, de manière à se
disculper (5).
Dans
tous
sont naturellement rejetés sur
les torts
ses
Commentaires sur
la
guerre
les
civile,
Pompéiens.
Metellus Scipion, beau-père de Pompée, y est accusé d'avoir
voulu ait
temple d'Ephèse
piller le
pillé
Rome
dans
mentionner
mais que
Trésor sacrée
le
exploit, digne
cet
(6);
il
lui,
garde de
n'a
de Cartouche,
César,
qui avait
révolté les honnêtes gens, et se borne à dire hypocritement
qu' «
on perdit
trois jours à
entendre des récriminations
et
(7) ».En somme, les Commentaires de César sont des mémoires apologétiques où tout est arrangé en
« des excuses
vue de
la glorification
Napoléon ne
traite
de César.
pas mieux la vérité; mais ses faussetés
sont plus faciles à tirer au
« frey,
« involontaires,
compte d'une (1)
(2)
(3)
clair.
« Ses mémoires, dit Lan-
fourmillent d'omissions et d'erreurs, quelquefois
Amédée
le
plus
bataille,
il
souvent calculées a toujours soin,
(8).
»
Rend-il
pour ajouter à
Thierry, Histoire des Gaulois, Introduction.
Guerre des Gaules, VII, 44 à 53. Suétone, Cœsar, 54.
(4) Plutarque, Vie
de César.
Guerre des Gaules, IV, 7 a 15. 3 3. (6) Guerre cipile,lll (7) Id., I, 4. Voy. Dœring, De Cœsaris Jide historica, 1837. Charras, Histoire (8) Lanfrey, Histoire de Napoléon, t. I, p. 38 de la campagne de i8i5. Avant-propos, p. 6. (5)
f
;
—
MÉTHODE NARRATIVE de sa victoire, d'atténuer
l'éclat
que
montant de
le
nemi. Jamais
il
et d'exagérer
ses pertes
de réussir dans ses entreprises S'il
Après
le
de l'en-
celles
ne peut plus
est toujours
avoue une
la cacher.
imputé a
défaite, c'est
Jusqu'à
ne souffrit point qu'on publiât
il
la fin
la vérité
de son règne
sur Trafalgar.
campagne de Russie, il fut réduit à bulletins du Moniteur par des correspon-
les
dances supposées d'officiers. Les bulletins avaient
été si sou-
vent trouvés mensongers que personne n'y croyait plus
les
On
la
seulement
désastre de la
remplacer
En
I
ne convient d'une faute. Ce qui manque
négligence d'autrui. lorsqu'il
23
de ses forces ainsi
le chiffre
(i).
communications que font à leurs peuples gouvernements absolus sont de pompeuses impostures. général, les
avec quelle royale impudence mentent
sait
d'être
les
rédac-
quand ils n'ont pas à craindre publiquement démentis. Là où nul contrôle n'est pos-
teurs de
sible et
papiers d'État,
contradition
nulle
faux qu'un document l'esprit
de tromperie
de vérité
ferait
et
tolérée,
officiel.
il
n'y a rien de plus
Le despotisme se fonde sur la moindre lueur
de mensonge, car
évanouir tout son prestige.
Il
exagère
sa fortune, dissimule ses revers, étale de brillants dehors,
cache
les plaies
nion afin de
qui
la
le
rongent
mieux
empoisonnées que
et
s'applique à égarer l'opi-
duper... Et c'est à
l'histoire puise
avec
le
ces
sources
plus de con-
fiance!
Lorsque
l'historien a été,
non plus
acteur,
mais simple
spectateur des faits qu'il raconte, on se croirait en droit d'espérer que, ne prenant plus
aux choses une part
directe,
(i) « Il avait vu naître dans le public une telle incrédulité qu'il ne « lui était plus permis de démentir un fait faux ni d'attester un fait « vrai, à ce point... qu'on ajoutait plus de foi aux bulletins de l'en« nemi qui mentait qu'à ceux du gouvernement qui disait vrai. Aussi « Napoléon avait-il renoncé, en i 8 1 3 et en i 8 14, à publier des bulletins « et se contentait-il d'insérer au Moniteur des lettres qu'il donnait « comme écrites par dès officiers à divers personnages de l'État » (Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XIX, p. 410).
2
l'histoire et les historiens
32
va mettre moins de partialité dans son
il
récit
mais bien
;
des passions risquent encore d'altérer sa véracité.
en
effet,
ressentir
dans une mesure quelconque
le
Il
a pu,
contre-
coup des événements, et voilà son intérêt propre engagé. Est-il animé, pour ses personnages, de sentiments d'affecou de haine?
tion
il
en subira l'influence, car
de n'être pas favorable à ceux que l'on aime
il
est difficile
plus encore
et
pour ceux que l'on n'aime pas. L'auteur époudonc chaudement le parti de ses amis et, comme les seconds dans les anciens duels, sera prêt à combattre, pour soutenir leur cause, sans regarder s'ils ont tort ou s'ils ont d'être juste
sera
raison.
Plutarque qui, dans ce
songeait plus à l'histoire,
fait
gation expresse de l'amitié
:
de
moment
sans doute, ne
une
obli-
dit-il,
tour
cette assistance
« Ce n'est point,
« d'amy de ne ressentir pas une injure faicte à un « une honte à lui
« querelles (i).» s'acquittent
ils
Il
procurée
et
amy ou
de n'espouser point ses
faut le dire à la louange des historiens,
communément
à merveille de ce
devoir,
disposent pour leurs amis de trésors de bienveillance, traitent par contre leurs sité.
A
l'inverse d'Aristote qui disait
plus encore la vérité,
amis le
et
ils
aiment moins
aimer Platon, mais la vérité
que leurs
souvent détestent leurs adversaires plus encore que
mensonge. Joubert, érigeant en précepte un
pelle [(2), dit
«profil
et
ennemis avec une franche animo-
(3).
:
« Si votre ami
est
artifice
d'A-
borgne, regardez-le de
» Les historiens savaient mettre ce conseil en
pratique avant qu'il fût formulé.
Ils
montrent leurs amis
borgnes du bon côté, leurs ennemis du mauvais,
et
font
ainsi paraître les premiers clairvoyants, les seconds aveugles.
Pour
être édifié sur ce
vérités flatteuses,
il
suffit
que
l'affection autorise
de rappeler
le style
de contre-
des épitaphes,
des éloges académiques, des apologies, des panégyriques
(1)
Œuvres morales, De
la pluralité
(2) Quintilien, Inst. orat., II, 3. (3)
Pensées.
d'amys.
METHODE NARRATIVE
Quiconque a
et des oraisons funèbres.
satire
ou un pamphlet,
une
la vérité. Salluste,
dans
la
fauteurs
fait
il
profession pour
adhérent de César, en dissimule
le
il
du complot
fait
«
écrit
saints
mêmes
Ces
jeté
dans
;
le
se sont
« Saint
:
plus savant
son ami
été
;
et
il
traita
ignorant de son siècle
d'Origène
le parti
inégalités de traitement
ment aux contemporains le
comme
Racine, a loué Rufin
homme de son siècle tant qu'il a le même Rufin comme le plus
« depuis qu'il se fut .
com-
faussement figurer parmi
Des
(i).
laissé prendre en flagrant délit de partialité
« Jérôme,
la
conjuration de Catilina, tandis que, ennemi
personnel de P. Sylla,
«
une
diatribe,
aussi à quels excès conduit
sait
tions oublie aisément le respect dont
les
lu
33
de dénigrement. L'écrivain qui cède à ces préven-
l'esprit
plicité
2
(2).
»
ne s'appliquent pas seule-
elles s'étendent aussi
passé que les rapports de nos affections, et
Ton
loin
a
dans
vu des
historiens fausser le sens d'événements anciens pour venger
des injures récentes ou complaire à de nouvelles amitiés. Voltaire
offre
de piquants exemples
auteur peut être entraîné par
Dans
le
la
manière
cette
mobilité de ses sentiments.
plan primitif de X^Henriade.,
à l'histoire, assigné
de
inconséquences auxquelles un
d'arranger l'histoire et des
il
un des premiers
avait,
conformément
rôles à Sully
;
mais,
ayant eu à se plaindre d'un descendant du ministre, qui l'avait laissé outrager
tion,
il
raya du
chez
poème
lui
le
sans
le
nom du
couvrir de sa protec-
glorieux ancêtre et lui
substitua celui de Duplessis-Mornay, personnage subalterne, assez peu désigné pour
un
tel
emploi. Passe encore dans
l'épopée où, de tout temps, les poètes ont pris de grandes licences avec la vérité
;
mais Voltaire historien
n'est pas
plus scrupuleux. Lorsque, vingt ans après la publication de
Y Histoire de Charles XII (ij3
(i)
Catilina,
par Cicéron (2)
17. P. Sylla, et acquitté.
Lettre à Nicole.
1), il
en donna une nouvelle
poursuivi pour ce
fait,
avait été
défendu
l'histoire et les historiens
234
roi Stanislas,
on y remarqua d'importantes retouches. Le un peu effacé dans le premier récit, fut peint
mieux
avantage dans
édition (1750),
à son
d'abord sévèrement Qu'était-il
survenu dans
On
ments opposés? Point
Cirey, l'autre
faisait
il
personne du
La
l'intervalle
même
pour motiver ces juge-
de
rectifier d'involontaires
roi
relations avec Stanislas, et. de
au maréchal de Saxe dans
sa cour
Auguste, son père
communes
Un
partialité.
attendre ni qu'il soit
historien,
pour
et
la
ne doit rien
être sincère,
et
de tout lien avec
a reçu des bienfaits de ceux dont
les effets
la
Il
faut
condition où prétend être Salluste, « libre
« d'espérance, de crainte
che leur faveur,
ou
non moins graves de
redouter des suites de son ouvrage.
dans
la
(1).
cupidité, l'envie de parvenir, la reconnaissance
peur sont des causes
S'il
Auguste,
le roi
d'une part Voltaire, pendant son séjour à
:
trouvé en
s'était ,
second, et
voudrait croire que l'auteur, mieux
informé, avait été mis à erreurs.
le
parut ensuite presque innocent.
traité,
s'il
appréhende
et
il
les partis (2)».
parle ou
surtout
s'il
s'il
recher-
a déjà subi
de leur colère, sa véracité devient suspecte
:
c'est
un témoin prévenu, obséquieux, intimidé ou vindicatif. Tout auteur rétribué pour écrire l'histoire mérite peu de confiance, car, mettant un prix à la vérité, il débitera des mensonges
s'il
y trouve plus de
profit.
Il
ne faut donc
croire qu'avec réserve les chroniqueurs à gages, les histo-
riographes à brevet,
les
courtisans déclarés et généralement
ceux qui, visant à capter
en proportion de leur
les
grâces des princes, les louent
libéralité.
Peu d'écrivains
doute, osé afficher la cynique vénalité
évêque de Nocère, qui
disait avoir
pour
l'autre
(ij
la
récompense,
1).
Paul Jove,
deux plumes, l'une d'or de fer pour le châtiment, et
Nisard, Histoire de la littérature française, IV, 3. « Sine ira et studio » (Tacite,
(2) Catilina, préface. I,
d'un
ont, sans
—
Annales,
MÉTHODE NARRATIVE
235
s'en servir suivant l'occasion et le besoin (i).
comme une banque
nisé
l'offre
de
de ses diffamations. La fortune que de
fit
avait orga-
menace
cet effronté à trafiquer
montre de quelles tentations
l'histoire
Il
ses éloges et la
la
probité des
historiens doit se défendre.
que des écrivains de quelque mérite tombent
rare
S'il est
à ce degré d'avilissement, .beaucoup peuvent être soup-
çonnés de complaisances intéressées. Le pape saint Grégoire le
Grand
Brunehaut
a couvert d'éloges hyperboliques la reine
empereur Phocas, incliné à
et le détestable
dulgence par leur libéralité pour
les
gens d'église
(2).
l'in-
Mal-
gré sa naïveté qui nous enchante, Froissart est suspect de partialité.
Il
vivait de sa
sants patrons,
dans un
il
esprit
a
sart,
et,
pour plaire à de puis-
remanié plusieurs
III,
Dans
ayant changé de protecteur
et
Chroniques
version, faite à la
« son cher seigneur Anglais.
à la gloire des
fois ses
La première
différent.
requête d'Edouard toute
plume
la
et
maître », est
seconde, Frois-
devenu chapelain du
comte de Blois, est favorable aux Français. Les sympathies de l'auteur étaient en train de tourner dans une troisième rédaction, restée inachevée.
Il
malaisé de mettre
est
le
versa-
lui-même et périlleux de choisir entre ses opinions. Les commentateurs n'ont pas réussi à résoudre le problème, et cela rend presque impossible une
tile
écrivain d'accord avec
bonne
édition des Chroniques.
altère parfois les faits
La
en faveur de
courtoisie de Froissart
ses hôtes
du moment;
il
beaux coups d'épée à ceux qui faisant, dit M.Nisard, « payer inno-
attribue volontiers les plus l'ont le
mieux
« cemment à « qui
1
vérité les frais de l'hospitalité des princes
-hébergeaient (3) ».
Après
(1)
traité,
la
la
publication de son Histoire de France (1643-
Bayle, Diction, histor., art. Jove, et Tiraboschi, Histoire de la
littérature italienne. (2) Bayle, id., art. (3)
Histoire de
Grégoire
la littér.
I.
Jranç.,
I,
2.
2
36
l'histoire et les historiens
•
une pension de 4.000 fr. avait été allouée à Mézerai mais lorsqu'il eut, dans son Abrégé chronologique (1668), i
65
1),
;
parlé trop librement de l'origine des impôts et refusé de se
Colbert
rétracter,
le
punit en lui retranchant cette pension.
Racine raconte qu'à
la
mort de
l'historien
(1
683),
on
trouva dans son inventaire un sac de mille francs portant
mots
ces
« C'est
:
ici le
dernier argent que
« aussi, depuis ce temps-là, «
ne paraît pas
titre,
dote compromettait
Le soupçon l'atteindre
nous
reçu du roi;
j'ai
jamais dit du bien de
» Malgré tout son esprit, Racine, historiographe
lui (1).
en
n'ai-je
était
de
s'être
douté que cette maligne anec-
corps entier des historiens à brevet.
ne pouvait assurément
basse vénalité
parvenue, nous aurait-elle appris
sur ce règne
si
contesté ?
A
XIV
Louis
son Histoire de
pourtant
si
;
le
la vérité vraie
part son traitement d'historio-
graphe, Racine avait au moins deux raisons pour ne pas la dire
il
:
était
poète et courtisan.
L'historien soumis à flatter
ceux dont
une sujétion
relève et son
il
étroite est contraint
de
adulation se mesure sur
La louange est la fausse monnaie des rapports humains. Chacun s'y laisse prendre parce que, bien qu'il sache en donner de la mauvaise, il pense en recevoir de la bonne. Les plus grossières flatteries ne répugnent ni sa dépendance.
à la bassesse de ceux qui les disent, ni à la sottise de ceux
qui
les
croient.
nullités les
de
Un
mieux
apologiste transforme
avérées, vante les défauts
en
génies
comme
les
autant
qualités rares et trouve à louer jusque dans des crimes.
L'empereur Julien, écrivant un panégyrique,
dit que le du genre, c'est qu'il est permis de mentir « Ce pas une honte pour l'orateur de donner de fausses
privilège
« n'est
:
« louanges à des gens qui n'en méritent aucune. « contraire qu'il a
«
tiré
un bon
parti de
On
dit
au
son art quand sa
parole a su grandir ce qui est petit, rapetisser ce qui est
(1)
Œuvres complètes, Fragments
historiques, 18 10,
t.
III, p.
405.
MÉTHODE NARRATIVE « grand,
et,
pour tout
« des choses
la force
dire,
2?>J
en un mot, opposer à
de son éloquence
(i).
» Saint Augus-
panégyriques sans beaucoup de conviction dit-il,
nature
Milan, composé des
tin s'accuse d'avoir, étant professeur à
« posais,
la
:
« Je
me
dis-
à faire le panégyrique de l'empereur, c'est-à-
« dire à débiter force mensonges que n'auraient pas man« que d'applaudir des gens bien instruits de vérité
(2).
Voltaire conseille avec raison de se méfier des gyriques. « Presque tous,
»
pané-
sont composés par des
dit-il,
« sujets qui flattent un maître ou, ce qui est pis encore,
« par des
petits qui
« avec bassesse
et
prodiguent à un grand un encens
reçu avec dédain
(3).
» Voltaire
pétent pour juger ce genre d'ouvrages.
XV
Panégyrique de Louis «
la vérité
!
Louis
XV
:
«
Il
était
offert
com-
termine ainsi
Il
le
faut enfin rendre gloire à
apprend aux
hommes que Que nous
« grande politique est d'être vertueux.
la
plus
reste-t-il
« à souhaiter désormais, sinon qu'il se ressemble toujours « à lui-même et que
venir lui ressemblent (4) ? » L'adulation n'est pas toujours le fait d'un auteur servile et
méprisable.
les rois à
Quand on voit Strabon
paternel» de Tibère, sous lequel vivre (5)
;
son élève
Amyot célébrer « (6)
;
points l'idéal
un
refrain à
« grâce au
(1)
la
vanter « le gouvernement
il
a, dit-il, le
bonheur de
douceur du bon Charles IX
»,
Balzac affirmer que Louis XIII réalise de tous
du prince
parfait et répéter cet éloge
chaque chapitre ciel
de ce
(7)
;
comme
enfin Montesquieu « rendre
dans
qu'il l'a fait naître
le
gouver-
Panégyrique de V empereur Constance.
Confessions, VI, 6. t. XVII. p. 3 1. sur les panégyriques, Œuv. compl., 77 Panégyrique de Louis XV. Voy. aussi son Discours de réception (4) dont le titre seul est la plus à l'Académie, et son Siècle de Louis (2)
(3) Lettre
1
1 ,
XV
énorme
flatterie.
Géographie, VI, 14. « Natura mitissimus erat, » écrit-il, l'année même de la SaintBarthélémy, ce qui est un peu manquer d'à-propos. Voy. aussi la dédicace en tête des Œuvres morales de Plutarque. (7) Le Prince. (5)
(6)
2
l'histoire et les historiens
38
« nement où
« ceux qu'il lui a
convenir que
de ce qu'il a voulu qu'il obéit à
vit et
il
les
aimer
fait
(i) »,
on
obligé de
plus honnêtes gens ne refusent pas, à
l'occasion, de dire agréablement des plaire
est bien
contre-vérités
pour
aux puissances.
L'esprit de flatterie est ingénieux à se déguiser, et par-
où l'on s'attendrait le moins à le une apparence de paradoxe à prétendre que Tacite, en écrivant ses sombres histoires, faisait acte de courtisan néanmoins, un demi-aveu laisse entrevoir que ses tragiques récits, composés sous le principat de Trajan, avaient pour but de faire ressortir la félicité de cet âge par l'opposition des abominables règnes du siècle précèdent (2). Il est présumable que, pour rendre le contraste plus saisissant, l'auteur a poussé au noir sa pein-
on
fois
le
rencontrer.
surprend Il
là
y aurait
;
ture et prêté des crimes à des monstres.
Les généalogistes, qui spéculent sur sont distingués de tout temps par inventions
et l'effronterie
la vanité des sots, se
la
hardiesse de leurs
de leurs impostures.
offrent à
Il
tout parvenu glorieux de lui procurer à juste prix d'illustres
du même
ancêtres. Quintus Vitellius, aïeul de l'empereur
nom, fut
était fils
nommé
d'un savetier
Romulus,
quand Vespasien, pire,
il
se
d'une boulangère. Lorsqu'il
questeur sous Auguste,
Eulogius, lui découvrit antérieur à
et
fils
un
généalogiste avisé.
pour ascendants
et la
nymphe
premier à s'en moquer
(4).
Juvénal
d'illlustration qui n'était pas rare de
devenue (1) (2)
(3) (4)
si
commune que
les
Préface de l'Esprit des lois. Tacite, Histoires, I, 1.
Suétone, Vitellius, Id., Vespasien, 12.
(5) Satires, VIII,
i3i.
Faunus.
roi
De même,
d'un simple péager, parvint à l'em-
trouva des historiographes pour
d'un compagnon d'Hercule. L'empereur, fut le
le
Vitellia (3).
1,
2.
le faire
d'esprit,
raille cette
son temps
satiriques
descendre
homme (5).
manie
Elle est
du nôtre ont
cessé
MÉTHODE NARRATIVE de s'en étonner. Colbert, seigne
du Loîig-vêtu, ayant
2 3o,
d'un drapier de Reims, à
fils
l'en-
senti le besoin de s'anoblir, se
persuader qu'il descendait des Colbert, noble famille
laissa
d'Ecosse. Lorsque, plus tard,
dans Tordre de Malte,
les
il
voulut
son
fils
titres
de
faire entrer
vérificateurs
de ses
noblesse trouvèrent, dit l'abbé de Choisy, « ses parchemins
« de trois cents ans plus moisis qu'il ne
Lucien demande, pour écrire maître »
Le plus souvent, au
(i).
fallait ».
l'histoire,
un homme « sans
contraire, elle est l'œuvre
de familiers à gages. Les historiens des derniers eu
siècles
candeur de nous avertir de leur dépendance par
la
dicaces obséquieuses où
ont
les dé-
aux pieds de protecteurs puissants. « Je ne puis approuver, remarque Bacon, «
cette
ils
se prosternent
coutume de dédier des
livres à des patrons, surtout
« des livres qui, étant dignes de ce nom, ne devraient avoir
« d'autres protecteurs que
la vérité (2).
» Les historiens de
nos jours paraissent garder une contenance plus plus, en
n'étalent
publiques de vasselage sans en convenir,
geant
La
et
de leurs
tête
ils
;
toutefois,
courtisent
écrits, il
ne faut pas oublier que<
un maître non moins
plus adulé qu'aucun de ceux d'autrefois,
flatterie
falsifier ses
L'histoire
même
peut
s'adresser à tout
le
exi-
public.
un peuple
et
annales pour complaire à l'orgueil national.
romaine
moment où
fière et
déclarations
ces
les-
fut la plus altérée
de fables à partir du
rhéteurs grecs vinrent chercher fortune à
Rome. « Ces ingénieux mercenaires,
tirant profit de la va-
« nité du vainqueur, lui vendaient des histoires romaines
« où
les vieilles
légendes étaient étendues à plaisir
« chargées encore de détails imaginaires
(3).
et sur-
»
Parfois, c'est la reconnaissance qui ôte à l'historien le droit d'être véridique et
prétextes.
(1) (2)
(3)
Il
n'est
'A^asiAsuToç.
De
couvre ses complaisances d'honorables pas permis à un obligé de se montrer
Comment
il
faut écrire
l'histoire,
§41.
dignité et de l'accroissement des sciences, I. Chassang, Histoire du roman dans l'antiquité, p. 91. la
.
l'histoire et les historiens
240
trop clairvoyant à l'égard rait
pour ingrat
On
tolère
s'il
même
de son
en révélait
qu'il
bienfaiteur.
fautes
les
ou
Il
passe-
les faiblesses.
témoigne sa gratitude par quelque
exagération dans l'éloge. Velleius Paterculus, comblé de
veurs par Tibère
Séjan, leur paie sa dette en louanges
et
(
fa1).
Saint-Simon, malveillant pour Louis XIV, coupable de ne pas respecter assez les privilèges des ducs, est plein de tendresse et d'admiration pour Louis XIII, auteur de la fortune
— « Si j'avais obligation au diable, écrit Vol-
de sa famille. «
taire, je dirais
du bien de
ses cornes (2). »
Par un sentiment opposé, mais plus
naturel encore,
un personnage puissant n'en peut plus parler avec équité. Plein du désir de se venger, il use de représailles et se fait exécuteur à son tour. Quand Timée, l'historien maltraité par
banni par Agathocle, écrivait
l'histoire d'Agathocle,
pou-
vait-on attendre de lui autre chose qu'un pamphlet, tenu
chez
anciens pour un modèle de virulence
les
monie
?
De nos
jours, tandis
célébrait les splendeurs
Hugo
que
tel
du règne de Napoléon
d'un autre style Napoléon
écrivait
et d'acri-
thuriféraire officiel III.
Victor
Les
Petit.
le
points de vue différaient ainsi que les situations
:
l'un était
bien en cour, l'autre exilé.
Non moins
corruptrice que la haine, la peur arrête la
vérité sur les lèvres de l'historien et le fait se répandre en
de tremblantes adulations. Le despotisme ne pas d'encourager de ses faveurs il
traite
en ennemie
l'asservir,
la
se
mensonge qui
le
vérité qui l'offense, et,
s'il
« penser ce qu'on veut
du maître
commencement de
qui,
et
flatte
;
ne peut
pour
les historiens
(3)
Histoires,
1.
peut
1
3
1
La
surtout, est le
inspire d'ordinaire
la sagesse, leur
Histoire romaine, II, ch. 127 à Lettre à Richelieu, 3 juin 1771. \,
on
dire ce qu'on pense (3) ».
(2)
(1)
le
tâche du moins d'étouffer sa voix. Les temps
sont rares où, suivant l'expression de Tacite,
crainte
contente
une
MÉTHODE NARRATIVE prudente réserve
et les
fait
«J'aime
qu'ils n'ont pensé.
«je n'aime point du tout
communément
tagent
le
24 1
quelquefois parler autrement
fort la vérité, écrit Voltaire,
mais
martyre (i).» Les historiens par-
cette aversion.
A
peine peut-on citer
quelques membres du Tribunal de l'histoire, en Chine, qui,
poussant jusqu'à l'héroïsme
Mais
princes.
A
Rome,
aussi, des
plus
les
comme
l'histoire qui,
Chinois
!
Un
ont
de mauvais
la vérité sur
peuple
singulier
si
!
détestables empereurs furent le plus
Le mensonge,
adulés.
la sincérité professionnelle,
au devoir de dire
sacrifié leur vie
il
est vrai,
cesse avec le règne, et
marche d'un pied boiteux, nous dit de Tibère, de Caligula, de Claude et de la justice,
voit se produire d'impitoyables retours. Tacite
que
les histoires
Néron, publiées
soit
de leur vivant,
soit après
n'étaient point fidèles, parce qu'elles avaient
leur mort,
pour auteurs
des gens que la crainte inclinait à la flatterie ou que des
haines récentes portaient au dénigrement
même
historien s'est chargé de
ses éloges et, libre
A
aduler.
(2).
Parfois, le
la contre-partie
la crainte lui avait fait servile-
mort de Claude, Sénèque composa un
la
éloge de ce prince, lu à ses funérailles par Néron.
son discernement
tait
et sa pénétration, ce qui,
Tacite, provoqua des rires railleurs (3).
rassuré sur les conséquences, Sénèque cruelle
satire
où
de
de crainte, n'a pas eu honte de diffamer
avec acharnement ceux que
ment
donner
le
nouveau dieu, à
Peu
Il
y van-
rapporte
mieux
après,
fit
de Claude une
sa
réception
dans
était transformé en citrouille (4). Procope s'est lui-même d'humiliants démentis. Alors que, dans
l'Olympe, infligé à les
huit livres de Y Histoire de son temps et dans ses Disles monuments, il prodigue Théodora les éloges les plus
cours sur pératrice
(1)
Lettre à d'Alembert, 8 février 1776.
(2)
Annales,
I,
à Justinien et à l'imoutrés,
il
les
déchire
1.
(3) Id., XIII, 3. (4;
Apocolokintosis.
16
l'histoire et les historiens
242
avec frénésie dans un neuvième cret ('AvexBoTov),
des basses part,
flatteries
il
que
divin en lui
est
le
«
démon
;
» de
l'autre,
sous forme humaine... »
il
ne
du panégyriste ou du pamphlétaire, dence, on doit les récuser tous les deux. Il est donc malaisé de savoir la vérité sur du pouvoir de nuire
et
les
Vivants,
ils
libres, la véracité des auteurs
est
«
les Etats
extrêmement cette liberté
« divisions,
fait
Supposons
libres, ils
même
que pour
les
gouvernements
mieux garantie mais « Dans les mo;
:
les historiens trahissent
trahissent la
-
dans
;
vérité
à
qui, produisant toujours des
que chacun devient
« préjugés de sa faction
rable,
hommes
parce qu'ils n'ont pas la liberté de la dire
« cause de
•
faite les
cette illusion
« narchies extrêmement absolues, la vérité
les
sont encensés par des
voudrait croire que, sous
Montesquieu nous ôte encore «
par pru-
vergogne; morts, dénigrés par des détracteurs
sans ménagement. La vérité ne semble petits (1).
auquel
et,
personnages dont justement
enviées, c'est-à-dire sur
On
sait
de dispenser des faveurs
l'histoire s'occupe le plus.
flatteurs sans
D'une
« âne..,
l'appelle
On
etc.
se fier,
investis
se-
est le modèle des souverains, un ange envoyé du ciel pour
Il
c'est
salut de l'humanité...
«
«
:
prudemment tenu
avait suggérées la peur.
lui
;
livre,
par des outrages sanglants,
se venge,
de Justinien
dit
il
« tout
où
qu'il le serait
aussi
esclave
d'un despote
des
(2).
»
enfin, ce qui est la condition la plus favo-
l'auteur
si
étranger aux
faits qu'il
raconte que rien
ne semble devoir corrompre son désintéressement.
Il
n'a
plus d'ambition à satisfaire, de rancunes à venger, d'amis à défendre, d'adversaires à combattre, de maîtres à flatter
ou à craindre.
Va-t-il enfin
pouvoir dire
la vérité
sans alté-
« Es-tu un prince pour qu'on te flagorne ? (1) Figaro dit à Basile « Souffre la vérité, coquin, puisque tu n'as pas de quoi gratifier un « menteur »(Le Mariage de Figaro, IV, 10). :
(2)
Esprit des
lois,
XIX, 27.
METHODE NARRATIVE
243
ne faut pas trop y compter. A défaut d'intérêt personnel, il prend encore aux choses un intérêt général
ration ?
Il
pour mettre en
suffisant
en
est pas.
de
effet,
la vie, ni
donné
péril
son
équité.
d'en parler froidement, car
s'agit
il
nous
ne
Il
au spectacle
d'assister impassibles
d'hommes
nous sommes hommes. Chacune des actions rapportées dans les histoires, quelles que puissent être la distance et la et
durée qui nous en séparent, nous intéresse plus
qu'il
faudrait pour que la raison n'en fût pas troublée. suscite en
Le
nous des impressions de sympathie ou
ne fait
d'anti-
ou d'admiration.
pathie, de pitié, de colère, d'indignation
L'historien cède à ces sentiments et s'en inspire. Mais, dès qu'il est
ému. adieu
l'impartialité
De grandes
crimes.
à l'indulgence
ou
absoudre des
lui fait
infortunes l'attendrissent et
le
disposent
répugne d'accabler des malheureux
lui
il
;
De grands triomphes
!
l'éblouissent; la gloire lui dissimule
en leur reprochant des fautes durement expiées. Aime-t-il avec ardeur
la liberté ?
peut souffrir
va déclarer
moindres agitations
les
la
inquiété dans
d'être
Déteste-t-il
rois.
Il
guerre à tous
son repos
et le
?
Il
les
ne
partisan des plus
sages réformes est traité par lui de Catilina. Rencontre-t-il
personnages qui aient ses défauts ou
des
approuve
les
Il
ses qualités ?
excuse sans soupçonner qu'il s'aime
et les
en eux. L'accord ou l'opposition des humeurs, des
ments
et
des
caractères
préventions pour
Dès
lors, le
monde
ou se
établit
contre
qui
peuple d'amis
s'étendent et
être
des
l'infini.
est,
les
en somme,
passionné qui étudie des passions aux prises.
L'injustice est partialité les les
à
d'ennemis, car
indifférents ne comptent pas. L'historien
un
senti-
hommes
entre les
donc inévitable puisque, pour exposer sans
entraînements des hommes,
il
faudrait ne pas
partager, et peut-être alors cesserait-on
de
.
les
com-
prendre.
Considérons
dont
le
plus vif de ces sentiments idéaux, celui
les historiens se
défendent
le
moins pour
les
héros de
l'histoire et les historiens
244
leur choix, l'admiration.
Quiconque
s'est
engoué d'un per-
sonnage historique devient son apologiste de parti pris et se trouve plus ou moins infecté de ce que Macaulay
La plupart des biographes un complaisant optimiste et jugent bien près de la
appelle la lues Boswilliana (i). étalent
perfection le grand
homme
qu'ils veulent mettre
en beau
Les Vies des hommes illustres, de Plutarque,
jour.
celles
des Philosophes illustres, de Diogène de Laerte, les des saints de la Légende dorée,
un
véridique,
rester
historien
ne
Vies
montrent que, pour
etc.,
doit
pas
trop
être
prompt à l'enthousiasme. Sous l'empire de sentiments opposés, d'autres écrivains apportent dans l'étude de l'histoire un fond de misanthropie, d'amertume et d'humeur chagrine. Ils regardent de préférence les hommes par leurs méchants côtés, se complaisent dans l'analyse des laideurs morales, découvrent avec plaisir les vices
adoptent
secrets,
les
pires
versions et rattachent les actions humaines aux plus hon-
teux mobiles. Le cliné à
dans
monde
donner [dans
qui,
comme
dit Leibniz, est « in-
satirique (2) », les suit volontiers
le
cette voie et s'y égare
avec eux. Tacite
et
Saint-Simon,
pessimistes par tempérament, excellent à dénigrer et
gnent
l'histoire attristée des plus noires couleurs.
« dit Fénelon, creuse dans qu'«
il
a chargé le
le
mal
(3).
» Napoléon pense
sombre tableau de son temps
« un peintre assez simple pour être tout à
Chamfort insinue que Tibère
tei-
« Tacite,
fait
et n'est
pas
vrai (4) ».
Néron sont peut-être plus la malechance d'être racontés par un diffamateur de génie. Toute autre renommée, passant par de pareilles mains, aurait encouru de non à plaindre qu'à blâmer.
(1)
Boswell, auteur de
la
Ils
et
ont eu
Vie de Johnson, offre un cas typique de
cette idolâtrie béate. (2)
Nouveaux
essais sur
Ventendement humain, IV,
Lettre au chevalier'u Destouches, 171 1. (4) Thiers, Hist. du Consul, et de l'Emp.,
16,
(3)
t.
IX, ch.
11.
§
17.
MÉTHODE NARRATIVE
moins
cruelles disgrâces
245
« Si un historien
:
tel
que Tacite
« eût écrit l'histoire de nos meilleurs rois, en faisant une
« recherche exacte de tous « abus d'autorité dont
la
même
tyranniques, de tous
les
y a peu de règnes qui ne nous horreur que celui de Tibère (i). »
« curité la plus profonde,
« inspirassent
les actes
plupart sont ensevelis dans l'obs-
la
il
Ainsi l'histoire qui. pour n'être pas infidèle, voudrait des auteurs libres d'intérêt, est au contraire l'œuvre d'écrivains
que dominent
les
suggestions de l'amour-propre, les com-
plaisances de l'amitié, les instigations de la haine, les calculs de l'ambition la peur,
le
ou de
la
cupidité, les appréhensions de
ressentiment des injures,
les
entraînements de
l'admiration, l'esprit de malignité... Si donc doit être
exempt de
pour
partialité
faut tous récuser, car
un
historien
de
foi,
il
les
sont tous passionnés. Leurs ou-
ils
vrages expriment moins
être digne
la
vérité
que
les
passions de leur
temps. La postérité devient sans doute plus calme, à mesure qu'elle se désintéresse davantage,
atteindre
une
mais sans pouvoir jamais
intégrité parfaite, parce
causes de prévention.
En
vain
que chaque âge a
la science lésée
ses
en appelle de
Philippe ivre à Philippe à jeun; l'ivresse de la passion est éternelle, Philippe n'est
jamais à jeun.
L'influence des affections personnelles est donc inévitable
en histoire
et
nous devons nous résigner à
toutes ses conséquences. Impassible
ou
teur ne prendrait pas la peine d'écrire resser.
Pour nous émouvoir,
toires les plus
admirées sont
il
ou
avec
un au-
cesserait d'inté-
faut qu'il soit
celles
la subir
indifférent,
ému. Les
his-
qu'anime une passion
forte et communicative. Ce sera, pour Hérodote, l'orgueil du triomphe remporté par la Grèce sur l'Asie barbare pour ;
(1) Caractères et Portraits. L'Estoile avait déjà fait cette remarque « Il n'est si homme de « bien, comme dit Montaigne, qu'on mette à l'examen des lois toutes « ses actions et pensées, qui ne se trouve pendable dix fofè en sa vie » (Journal, t. IX, p. 2 2 3). :
l'histoire et les historiens
246 Tite-Live,
sentiment de
le fier
Tacite, l'indignation d'une siècle avili
grandeur romaine
pour Augustin Thierry,
;
qu'excite
un peuple
comme
bronze
le
la
âme honnête au
vaincu...
pour
sympathie généreuse a-t-on
L'histoire,
et doit traverser la
en chefs-d'œuvre
la
;
spectacle d'un
flamme pour
dit,
est
modeler
se
Mais, chefs-d'œuvre à part, on est
(1).
fondé à se demander, non sans inquiétude, ce que devient, à travers ces flammes, la vérité, chose
Au
cate.
d'elle,
et
passionné
préférence
et sa
que
assez
tendre
et si il
déli-
ne reste
souvent, qu'une pincée de cendres. N'est-ce pas trop
exiger d'un historien
dique
si
terme d'une aussi périlleuse opération,
ceux qui
Il
qu'il soit à la fois véri-
faut choisir. C'est ce
marquée pour
que
fait le
les histoires partiales
public,
montre
préventions des auteurs sont partagées par
les les
?
que de vouloir
lisent.
Le propre d'une
histoire
pleinement
désintéressée serait de n'agréer à personne et de choquer toutes
les
passions par cela
seul
n'en
qu'elle
flatterait
aucune.
§
IV
INFLUENCE DES PREJUGES D'OPINION
La passion redouter
;
n'est pas la seule
les
ennemie que
graves périls. L'intelligence suit en idées
comme
le
cœur
celles
faits,
car,
dit
le
à
pente de ses
effet la
nombre
ait
non moins
de ses affections,
influence entache d'erreurs sans
des
la vérité
préjugés de l'esprit lui créent de
et
cette
compte'rendu
Montaigne, « depuis que
le
iugement
« pend d'un côté, on ne se peut garder de contourner et « tordre la narration à ce biais (2) ».
(1)
Prévost-Paradol, Discours de réception à l'Académie française
(2) Essais, II,
10.
METHODE NARRATIVE
Nos
ne s'accordent que sur
esprits
247 évidentes
les vérités
par elles-mêmes ou scientifiquement démontrées.
dif-
Ils
Des opinions remplacent alors
fèrent sur tout le reste.
la
Entre tant de manières de voir qui se démentent
certitude.
l'une l'autre, la contestation ne tarde pas à se mettre et la
dispute à s'échauffer.
son sens
Chacun abonde naturellement dans
prétend avoir seul raison.
et
cipes arrêtés,
les
des prin-
une théorie ou un système sur un des nom-
breux sujets qui divisent
dans
S'il s'est fait
les
hommes,
il
ne
se
trouve plus
conditions de neutralité nécessaires pour écrire
Se croyant en possession de
l'histoire.
la vérité,
il
traite
d'erreur l'opinion contraire et s'applique à la réfuter. C'est
une cause qu'il plaide tous les arguments qui pourront en augmenter la vraisemblance lui semblent bons. Dans son Dialogue de l'orateur, Cicéron expose, en ;
maître du genre, la théorie de cet art captieux qui consiste
à
se
donner raison, quelque thèse que
montre
de rhéteur font courir à
examiner
le
la vérité.
Il
et l'autre
légèrement sur
le
puis de s'attacher
;
premier, de l'embellir, de l'exagérer
il
recommande de bien
côté favorable et le côté faible de la cause qui,
presque toujours, a l'un
raître
l'on soutienne, et
ainsi, sans le vouloir, quels dangers ces expédients
;
au
de passer au contraire
second, de l'atténuer, de
le
faire dispa-
sous un amas de raisons bonnes ou mauvaises. Est-
besoin de fournir des preuves ? L'orateur doit insister sur
ne pas répondre aux arguments de l'adver-
les meilleures, saire, s'ils
sont irréfutables,
air d'assurance et
conserver malgré tout
et
de grandeur
;
enfin,
il
doit prendre
un un
soin extrême de ne rien dire qui soit préjudiciable à sa
cause
(1).
tromper
;
On
peut ainsi faire illusion à un auditoire
mais
c'est là
de l'avocasserie
et
non de
et le
la science.
Ces procédés de discussion ne sont pas particuliers au les historiens en usent avec non moins d'habileté
barreau
(1)
;
De Oratore,
II,
71.
l'histoire et les historiens
248
que
avocats, et n'ont pas besoin qu'on les leur formule
les
en préceptes. De l'avis de Macaulay, « Hume est un avocat « accompli. Sans affirmer positivement plus qu'il ne peut « prouver,
met en
il
relief toutes
« militent pour sa thèse; « ne
lui
il
glisse
sont pas favorables
;
« témoins qui déposent pour
il
les
circonstances qui
légèrement sur
applaudit
et
celles qui
encourage
ses propres clients
les
les allé-
;
« gâtions qui semblent porter atteinte à leur crédit sont « controversées par
contradictions où
lui, les
« expliquées de manière à
s'effacer
« condensés en un résumé « présente de
l'autre côté
« extrême rigueur
;
de
« passe sous silence ce fois jusqu'à
faire
clair et suivi. la
Tout
ce qui se
question est examiné avec une
et à invectives
;
il
ne peut nier
;
il
qu'il
affaiblit
va
même
ou
il
par-
des concessions. Mais ce dernier trait
« d'insidieuse candeur ne
sert qu'à
« l'énorme masse de sophismes que
« pour plaider
tombent
toutes les circonstances suspectes sont
« matière à commentaires «
;
ils
leurs témoignages sont
augmenter
Hume
a
FefTet
de
mis en œuvre
(1) ».
Beaucoup d'historiens encourraient les mêmes reproches.
Tous ceux qui ont un dans
le
d'incertain
peu près,
bonnes
parti pris de doctrine interprètent
sens de leur opinion ce que les événements ont
ou de divers.
dit Bayle,
cartes et
Ils trient
comme un
met
les
avec adresse
les faits
à
joueur de piquet garde les
mauvaises dans son écart
(2). Ils
choisissent leurs héros parmi les personnages qui ont pensé
comme
eux, et ceux qui leur donneraient tort ont toute
chance de devenir leurs victimes.
On compose
ainsi des his-
—
De son (1) Essais de littérature et d'histoire, De l'histoire, p. 375. propre aveu, Hume qui, en qualité d'Écossais et de tory, détestait la révolution de 1688, s'était proposé de « mystifier les Anglais » (quel projet pour un historien! ), en écrivant une histoire, impartiale en apparence où les rois d'origine écossaisse et les torys étaient glorifiés, Guillaume d'Orange et les whigs habilement dénigrés. Macaulay a écrit en whig la même histoire, que Hume aurait sans doute jugée non moins sévèrement. (2) Dictionnaire historique, au mot Remond. ,
—
METHODE NARRATIVE toires
dont tout
249
détail peut être exact,
le
l'ensemble parce que la vérité n*est mise en
fausses dans
lumière que d'un côté
à des idées préconçues.
et pliée
Les préjugés qui portent
manœuvres sont de bien
à user de telles
les historiens
des sortes.
Chaque homme
a les
Bornons-nous à
siens qui résultent de ses habitudes d'esprit.
indiquer
mais qui sont
plus généraux, tels que les préjugés de caste, de
les
patriotisme, d'opinion politique et de croyance religieuse.
Tout homme
ou sa
qui, par sa naissance, son éducation
profession,
fait partie
munément
les
d'un groupe fermé, en adopte com-
idées particulières et perd,
pour ce
qu'il
apprécie de ce point de vue, sa clairvoyance et son équité naturelles. l'esprit
Il
n'y a rien d'exclusif et d'aveugle
de corps, de classe
castes, n'a jamais
comme
de coterie. L'Inde, divisée en
et
pu former un corps de nation
et réaliser
son unité politique. Chez nous-mêmes, des préjugés antagonistes séparent les nobles et les roturiers, les laïques et les clercs, les
conflit,
et se
les partagent,
s'en font les
soutiennent entre eux
comme
d'une armée en face de l'ennemi.
les soldats
Ces préjugés choquantes
ses
présence et conséquemment en
ceux qui, par situation,
défenseurs opiniâtres
tique ?
où des pré-
militaires et les civils... Partout
tentions rivales sont en
se
dans
traduisent,
injustices.
L'auteur
les
La noblesse seule compte pour lui qu il tient pour les plus
privilèges
droits, et se
montre
populaires,
indifférent
hostile
histoires, par
(i);
il
ne voit que
respectables
aux revendications des
même
à
de
de souche aristocra-
est-il
leurs
des
classes
souffrances.
Que
Tibère envoie quatre mille affranchis, coupables de superstition étrangère,
daigne,
(1)
le
périr
sous
le
ciel
meurtrier de la Sar-
patricien Tacite juge la perte légère et s'en con-
Saint-Simon dira couramment « Toute la France en la grand'chambre » (Mémoires, t. I, p. 3oi).
remplissait
:
hommes
l'histoire et les historiens
2 5o
Madame
sole aisément (i).
de Sévigné, parlant d'un mas-
sacre de paysans bretons et d'une pendaison 'de bourgeois,
en
fait
un thème de badinage
cruel
:
c'est
pour apprendre
au populaire à respecter les gouverneurs et les gouvernantes (2). L'aimable femme aurait témoigné de tout autres sentiments
s'était agi
s'il
de seigneurs égorgés par des vilains.
mort d'odieux anathèmes (3) pontife pour un comédien
Bossuet accable Molière
quelle justice attendre d'un
Saint-Simon
un duc simple
traite
homme
de
;
lettres ?
Les préjugés du patriotisme
Chaque peuple
un dédain suprême (4) son égal un fils de robin,
Voltaire avec
pouvait-il croire
et pair
frappent
tous
tions et penseraient faire acte de
mauvais citoyens
mettaient pas leur nation au-dessus de toutes
Les Juifs
Les Grecs
yeux.
les
a l'intime conviction de l'emporter sur tous
Les historiens étalent généralement ces préven-
les autres.
la terre.
;
?
se sont
flétrissaient
proclamés «
le
les
s'ils
ne
nations de
peuple de Dieu».
du nom de barbares
les
populations
étrangères à l'hellénisme. Tive-Live exalte avec une patriotique fierté la grandeur de
Dieux
celle des
(5) ».
palme à Florence prouvée « par
« rieuse
(6).
Michelet affirme,
la logique
qu'à
et
il
comme une
la
chose
par l'histoire », que « sa glo-
du vaisseau de
l'hu-
affirme que « le patriotisme
rien... (7) ».
Polybe compare si,
dit-il,
Machiavel donne naturellement
conclusion où
»,
« n'est pour
Et
« qui ne cède,
patrie est désormais le pilote
« manité
(1) «
Rome
la
partialité des
ob gravitatem cœli
historiens pour leur
interissent, vile
damnum»
(Annales,
II,
85). (2) Lettres, 3 octobre
(3)
Réflexions sur
(4)
Mémoires,
t.
1674
et
3o octobre 1675.
comédie. VIII, p. 397. la
Annales, préface. (6) « E se de niuna republica furono mai le divisioni notabili, di quella di Firenze sono notabilissime » (Istorie florentine, prœmio). (7) Introduction à l'histoire universelle, préambule et fin. (5)
.
MÉTHODE NARRATIVE nation à celle d'un amant
25
pour sa maîtresse
vantent ses mérites, pallient ses défauts
fient sans cesse,
par contre, abaissent devant
même
vent leurs torts ou
I
(i). Ils la gloriet,
nations rivales, aggra-
elle les
leur en cherchent d'imaginaires.
Aussi a-t-on souvent souhaité, pour écrire
des écri-
l'histoire,
vains que n'influence pas ce parti pris systématique. Lucien
voudrait que l'historien fût « sans patrie
« citoyen du
monde
»
(3)
Bayle
(2) », et
Fénelon demande
:
qu'il
ne
soit
« d'aucun temps et d'aucun pays (4) ». Si justes que paraissent ces exigences, y satisfaire n'est pas chose aisée. Un historien partage toujours, le-plus souvent avec
une incon-
science qui l'excuse, les préjugés de ses compatriotes ses
contemporains.
et
de
ne peut guère y avoir d'historien
Il
national sans patriotisme. Cette affection prévaut en lui
sur
les
meilleures raisons (5).
Observez le
les historiens
durant ces époques de guerre où
sentiment national, que surexcite
comme un mal chronique à
qui
passe,
aigu.
l'état
mesure. Le mensonge de
à l'autre présentés,
la
les
tiens
dans
par recrudescence,
les
les
mêmes hommes les
les
la servitude (6)
affirment que les
du Nil par
le
quittèrent l'Egypte en
efforts des ;
mais
les
Egyptiens pour
documents égyp-
Hébreux, race infectée de
comme
pharaon Aménophis
Histoire générale,
faut écrire l'histoire, 41. Dictionnaire historique, art. Usson. Lettre sur les occupations de TAcadémie.
(3) (4)
(5)
...
I,
«
Amor
lèpre,
impurs de Les
(7).
(2)
Comment
sont
jugés tout différemment.
(1)
*AicoX&ç,
l'état
deux camps. D'un côté
haïe du ciel et méprisée, furent, chassés la vallée
de
mêmes événements
Hébreux
malgré
révoltés victorieux,
danger, s'exaspère
ne gardent plus alors aucune
dans
frontière,
L'Exode raconte que les retenir
est
Ils
le
tradi-
4. il
patriae ratione valentior
(Ovide,
Ex
omni.
»
Ponto, Epist.,
I,
3.)
Exode, xiv. (7) Maspéro, Histoire ancienne des peuples de VOrient, p. 260, 26 Tacite s'est fait l'écho de cette version (Histoires, V, 1).
(6)
—
1
l'histoire et les historiens
2 52
tions des Grecs et celles des Perses ne célèbrent point les
mêmes
héros à l'époque des guerres médiques. La place
que Xerxès
et
Thémistocle occupent dans
les
récits des
premiers appartient à Rustem et Afrasiab dans les légendes des seconds (i). Napoléon pense que, dans cette lutte
mémorable, triomphes
de
beaucoup
faudrait peut-être
il
et
la gloire
que
les
rabattre des
Grecs se sont attribués,
par ce motif que nulle chronique ne nous est parvenue du
que nous sommes réduits aux relations
côté des Perses et
de leurs ennemis vains «
Un
et
hyperboliques
(2).
Carthaginois, dit Voltaire, n'eût point écrit les
Romain
« guerres puniques dans l'esprit d'un
« reproché à
Rome
« Carthage
(3).
mauvaise
la
dont
foi
et Fabius, tout favorable
aux Romains
dont Polybe, engagé dans
le parti
;
mais combien
l'autre et
de comparer
les
Carthaginois,
(4).
C'est celui-ci
de Rome, a suivi
les
deux
récit
de
!
Si
la
«
ses
la contre-partie
Commentaires. «
des histoires
« des lions quand « dans
ils
quelque barde gaulois
et ses
« Satan
et,
Il
est
officielles,
l'ont écrite.
Il
est
moins bien
curieux d'étudier
de
lire l'histoire
piquant de voir,
Cid devenu un brigand femmes et les petits enfants, saint pieux compagnons transformés en soldats de
les historiens
« féroce qui brûle « Louis
la ver-
guerre des Gaules, Ver-
cingétorix aurait le beau rôle et César serait
que dans
eût
aurait été intéressant de connaître
il
nous avait transmis un traité
il
accusait
» Polybe parle de deux historiens du
temps, Philinus d'Agrigente, qui exaltait
sion
et
Rome
dans
arabes, le
les
les
historiens grecs (5), les conquérants
« de Constantinople, la fleur de la chevalerie européenne,
« représentés
comme
des barbares assez grossiers
(1)
Ampère,
(2)
(3)
Mémorial de Sainte-Hélène. Mélanges, Œuvres complètes, 1771,
(4)
Histoire générale,
(5) Nicétas, (6)
la
Science
et les Lettres
I,
en Orient, 1865, p. t.
XVI,
p.
61.
14.
Annales.
Ampère, Voyage en Egypte
et
en Nubie,
p.
227.
(6).
3 10.
»
MÉTHODE NARRATIVE Pour
2
chroniqueurs écossais, Wallace, héros de
les
d'indépendance, est un modèle de bravoure mité
:
guerre
de magnani-
et
aux yeux des chroniqueurs anglais, ce
bandit sans
la
n'est
qu'un
ni loi, chef d'une troupe de brigands (i).
foi
Rappelons enfin que Jeanne d'Arc, tenue pour inspirée presque pour
53
sainte par les Français, a été brûlée
et
comme
sorcière par les Anglais.
Un
historien ardent patriote ne se borne pas à inter-
préter les faits douteux dans le sens le plus favorable à la gloire de sa nation
des
faits
avérés
son zèle l'emporte parfois jusqu'à
;
et
même
taire
en alléguer de mensongers. Par
égard pour l'orgueil romain, Tive-Live a passé sous silence la prise
Rome
de
par Porsenna, que Tacite, Pline
d'Halycarnasse mentionnent expressément
forme en triomphe de Camille
que Polybe, Suétone fut pas disputé
et
la retraite
(2).
et
Denys
Il
trans-
des Gaulois, alors
Pline disent que leur butin ne leur
La légende de Régulus, rapportée par
(3).
Tite-Live, mais dont Polybe, contemporain des événements,
ne
dit pas
une
un mot, paraît avoir été imaginée pour pallier commise par la femme de Régulus sur des
atrocité
prisonniers carthaginois (4). Voltaire se vante d'avoir opéré dans l'histoire
de Louis
XIV
A
des suppressions intelligentes.
du règne propos de
certaines dépêches de Chamillard qu'il avait eues entre les
mains
et
qui montraient son ministère sous un jour peu
honorable,
il
écrit
:
«
J'ai
eu
de n'en
la discrétion
faire
« aucun usage, plus occupé de ce qui peut être glorieux à «
ma Un
nation que de dire des vérités désagréables
de ces historiens trouve-t-il dans
»
(5).
les traditions
popu-
Burton, History of Scotland, II, p. 281, 282. Denys d'HaliPline, XXXV, 3g 72 carnasse, Antiquités romaines, V, 35. Polvbe, II, 22 Suétone, Tibère, 3 Pline, (3) Cfr. Tite-Live, V, 49 (1)
(2) Tacite, Histoires, III,
;
;
—
;
;
;
XXXIII, 5. (4) Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XXIV, (5) Lettre au maréchal de Noàilles, 1752.
1.
l'histoire et les historiens
254
laires des légendes fabuleuses ?
le patriotisme.
sans y croire, lui suffit
il
main
(i).
fortifier
les
Etienne Pasquier, parlant de
telles
De même, Daru,
:
«
Il
est
à flatter
lustre
au
Rome nom ro;
Sainte-Ampoule
la
bienséant à tout bon citoyen
choses pour la majesté de l'empire
(2).
»
racontant, dans son Histoire de Bretagne.
combat contesté des Trente, déclare inopportunes et les critiques en cette matière « Ce serait faire un
le
fâcheuses
«
triste
:
emploi de l'érudition de ne
« répandre des doutes sur l'histoire
et
la
faire
la gloire et
de
les
peuples
l'a-
Et que peut-il y avoir efforts de je ne sais quel
la patrie...
par exemple, dans
d'utile,
servir qu'à
à détruire ces tradi-
« tions nationales qui entretiennent chez
« mour de «
même
légendes relatives aux origines de
que ces contes ajoutent du
« d'admettre
ou
Tite-Live rapporte avec complaisance, mais
de l'Oriflamme, dit
et
n'a garde de les rejeter
Il
suppose leur prestige propre à
s'il
les
« érudit qui a entrepris de prouver aux Suisses que Guil« laume Tell n'a jamais existé ?»
—
N'est-il pas tout à fait
un historien soutenir avec cette chaleur la cause du mensonge ? Que cherchez-vous donc en histoire ? plaisant de voir
De
la poésie
ou de
Des fables édifiantes ou
la science?
et
ne prétendez pas
les unir.
Convenons-en de bonne grâce cilier les
:
n'est pas facile de con-
il
devoirs contraires qu'imposent aux historiens
patriotisme qui les anime et la véracité dont sion. Plus
ils
gramme
Bon
patriote,
de Sannazar sur
le
se fier à leur
mauvais historien Pogge
(3).
N'y
le
font profes-
ils
aiment leur pays, moins on peut
impartialité. «
la
mais soyez conséquents
vérité ? Faites entre elles votre choix,
», dit l'épi*
a-t-il
pas lieu
Annales, préface. Recherches sur la France, VIII, 21. Ailleurs, Pasquier, venant de raconter un beau trait du parlement de Paris sous Louis XI, ajoute « Je crois que cette histoire est très vraie parce que je la « souhaite telle. » Il n'y a rien à objecter. Cela vaut preuve. « Dum patriam laudat, damnât dum Poggius hostem, (3) « Nec malus est civis, nec bonus historicus. » (Sannazar, Apud Jovium, Elog. cap. x.) (1)
—
(2)
:
METHODE NARRATIVE d'être sérieusement
alarmé quand on
2
réfléchit
que
55
la plu-
part des histoires sont l'œuvre de patriotes zélés ? L'esprit de parti, de secte
ou de système, a des conséquenque la prévention qui résulte
ces plus funestes encore parce
d'idées générales n'est plus contenue entre des frontières
mais s'étend sur
tout.
Nos opinions, déjà
si
malaisées à
concilier sur les questions les plus simples, sont séparées, sur
plus complexes, par des divergences infinies.
les
philosophie
la
Lorsqu'un
un
et la religion
homme
La
politique,
sont ce qui nous divise
s'est fait,
dans son
le plus.
infaillible sagesse,
y ramène toutes ses appréciations de personnes ou de faits-, et sa propension le porte à idéal de
traiter
que
il
en ennemi du bien public quiconque pense autrement
lui.
tice, car, ils
gouvernement,
Les partis politiques font entre eux assaut d'injus-
dans l'ardente mêlée où
se soucient
ils
beaucoup moins de
se disputent le pouvoir,
la vérité
que du succès.
C'est assez, pour être édifié à cet égard, d'avoir lu des jour-
naux d'opinion contraire. Chaque faction a son histoire qui dément celles des autres. Tel événement devient heureux ou malheureux, faux ou vrai, selon qu'il est présenté par l'un ou l'autre parti, ou même selon les évolutions de chaque parti, comme il arriva pour cette bataille g de Toulouse qui, restée indécise entre Soult et Wellington, se trouvait
alternativement perdue et gagnée par
le
premier suivant
qu'il était au ministère ou dans l'opposition. Cette comédie,
donnée aux dépens de
l'histoire, a
duré quinze ans.
Nous n'avons pas et sans doute on. attendra longtemps encore une bonne histoire de la Révolution française, parce que
qui l'ont faite ou combattue sont toujours aux Vainement Thiers, dans un louable désir d'impar-
les partis
prises.
tialité, dit qu'il s'est
efforcé de se croire,
chaume, impatient de
liberté, tantôt
tantôt né sous le
en possession d'an-
tiques privilèges consacrés par la tradition (i). (i) Hist.
de
la
Révolution française, préface.
'
On
ne peut
l'histoire et les historiens
2 56
deux illusions à la fois, et les préférences de l'auteur percent malgré lui. D'autres ont plus délibérément fait leur choix. Tandis que les partisans déclarés de la Révoguère avoir
les
lution approuvent tout d'elle,
nient qu'elle ait rien
série d'attentats, d'excès et
Le préjugé des
faits
semble un progrès.
tend à
il
même de l'histoire. L'historien Chaque bouleversement
Est-il obstiné
conservateur? Toute
lui paraît suspecte. Incline-t-il à la
république
?
meilleurs rois sont à ses yeux des tyrans. A-t-il le
Les
culte de la royauté? libres.
«
Un
« ses gardes
Il
ne voit qu'anarchie chez
et
ne peut presque pas échapper des pièges de Il
y a des formes de gouvernement,
« des maximes de morale
Ce
lui déplaisent.
de politique qui
et
préjugé
« plutôt qu'un autre, alors
le
« homme de notre « croirez qu'aucun ;
« chie
cependant, et
si
intérêt
ne
le
parti
d'un
Supposez qu'un
d'un roi des Indes
la
«
civiles qui le renversèrent.
ce
monarque
« lions prendrait tout
le
;
vous
pousse à user de mauvaise la
monar-
cherchera
il
déguisements pour rendre odieuse
et mille
«
mémoire de
ans
trois cents
approbateur des rébellions des sujets,
« mille détours
ou
un
un homme ennemi de
c'est
y a
qu'il fait l'histoire
siècle fasse l'histoire
« mort détrôné depuis deux ou
il
lui plaisent
porte à favoriser
même
« ancien peuple ou d'un parti éloigné.
foi
peuples
les
historien, dit Bayle, ne saurait être trop sur
prévention.
la
«
qu'une
elle
qui intéressent directement les partis;
nouveauté
«
mal, ses adversaires
le
ne voient en
politique n'altère pas seulement la signification
des opinions révolutionnaires?
a-t-il
«
et
de crimes.
colorer et à fausser l'ensemble
lui
même
de bien
fait
et
pour
justifier les
guerres
Un historien ennemi des rébel-
contre-pied de celui-là
(i).
» Des
Anglais, écrivant à vingt-trois siècles de distance l'histoire
de
la
démocratie athénienne, devraient, semble-t-il, pouvoir
en parler avec
(i)
impartialité;
Dictionnaire historique,
art.
cependant,
Remond.
si
l'un
est
tory
MÉTHODE NARRATIVE
comme
1^*]
comme Grote, leurs apprécomme le blanc et le noir (i).
Mitford, l'autre radical,
ciations se ressembleront
L'ardeur des croyances religieuses ôte plus complètement
encore aux d'équité.
de
fanatiques
Qui
qu'un historien devrait avoir
ce
en possession
se croit, par révélation spéciale,
ne garde aucun ménagement pour des
la vérité absolue,
adversaires dont la contradiction offense son Dieu.
monde
injurie pieusement en ce
par charité
(2).
Son
damne dans
et les
l'autre,
moins
persécution, se répand aussi dans l'histoire et n'est pas
même
le
riquet
les
foi
vive se croit
si
ses fins (3).
singulièrement travestie, du P. Lo-
a pour épigraphe la devise des jésuites qui excuse
,
Ad
que
catif
Une
mensonge, pour arriver à
L'Histoire de France,
tout: «
les
intolérance, qui ne recule pas devant la
contraire à la science qu'à l'humanité. tout permis,
Il
majorent dei gloriam plus
les
Paul Jove,
les
rencontrés parmi
intrépides
Guevara,
les
!
»
N'est-il pas signifi-
falsificateurs
Loriquet,
les
de l'histoire, etc.,
se soient
ministres d'un « Dieu de vérité
»?
Les époques troublées par des discordes religieuses donnent un spectacle peu édifiant, car
communément
échangent
que de bonnes raisons. Suétone
du nouveau
aux
prises
Tacite ne parlent qu'avec
et
mépris des chrétiens du premier apologistes
les sectaires
plus d'outrages et de calomnies
siècle (4^.
culte rendent injure
Mais bientôt
les
pour injure aux
sectateurs attardés de l'ancien. Saint Grégoire de Nazianze
couvre d'invectives furibondes l'empereur Julien, coupable d'être resté philosophe tien
(5).
En
revanche,
quand il
le
fait le
monde devenait chrépompeux éloge de
plus
Constantin, prince dévot mais sanguinaire (1) Cfr. Mitford, History of Greece, et (2) Molière, préface du Tartufe.
(6).
« Si des
Grote, History of Greece.
Pro pietate mentiri. » Suétone, Néron, 16, et Tacite, Annales, XV, 46. Oratio II in Julianum. Id. Oratio III in Julianum,
(3) « (4) (5) (6)
17
2
L'HISTOIRE ET LES HISTORIENS
58
« saints, remarque Voltaire, traitent ainsi « ignorants, superstitieux
Aux
iv
e
et
ve
siècles,
coups des barbares, .
par
les écrivains
paganisme
(2)
les
(i) ?
sont
ils
»
lorsque l'empire croulait sous les
malheurs du temps sont attribués
chrétiens à la corruption et aux vices
du
comme
la
mais
;
passionnés
et
que ne
la vérité,
« doit-on pas attendre des profanes, surtout quand
le
païen Zozime dénonce
cause des calamités publiques l'abandon du vieux culte
mépris où sont tombés
dieux de l'Olympe
les
:
« Prospère
Rome
« aussi longtemps qu'elle adora Jupiter capitolin. « périt pour avoir abandonné son dieu « chrétiens
Quand
(3).
Réforme,
conflit de récriminations et
le
Dans une mêlée de
d'anathèmes obscurcit toute
vérité.
tiques, le rôle des historiens
amis de
justice est aussi difficile qu'ingrat. :
adopté celui des
»
éclate la
à ses dépens
et
et le
Ayant,
protestants et les catholiques,
il
catholiques et les protestants fixés à cet égard:
«
La
modération
De Thou en
voulu
dit-il,
la
fit
et
fana-
de la
l'épreuve
rester neutre entre les
tourner contre
vit se
lui les
Les anciens étaient déjà
(4).
neutralité,
remarque Polybe,
n'est
« propre ni à nous acquérir des amis, ni à désarmer des
« ennemis. » Le mieux des historiens
le
est
savent bien
de prendre
parti.. La
plupart
décident en conséquence.
et se
Bayle examine, non sans embarras, dans quel état d'esprit devrait se trouver
Réforme.
Il
un auteur pour
et le souhaiterait plutôt païen,
Live
;
écrire l'histoire de la
voudrait qu'il ne fût ni catholique, ni protestant,
comme Thucydide ou
Tite-
encore craindrait-il de leur part un peu de prévention
en faveur du papisme, qui croyance
(5).
La
difficulté
se
rapproche davantage de leur
semble inextricable. Accepter
(1) De Vhistoire, Mélanges, Œuv., t. (2) Saint Augustin, De civitate dei
— Paul
XV, ;
—
p.
386.
Salvien,
De gubernatione
Orose, Adversus paganos historiarum libri VII, etc. (3) Zozime, Histoire romaine. (4) Histoire universelle, préface. (5) Dictionnaire historique, art. Remond.
dei
;
MÉTHODE NARRATIVE l'apologie
que chaque religion contradictions
tre toutes leurs les
fait ;
d'elle-même,
les faire
autres équivaut à les toutes rejeter
trage de libres penseurs
M. Renan
est d'avis que,
serait
2
;
les
59
admet-
juger les unes par
soumettre à
un expédient
«pour faire
c'est
l'histoire
l'arbi-
pire encore.
d'une religion,
premièrement d'y avoir cru. car sans cela « on ne saurait comprendre par quoi elle a satisfait l'âme
«
il
est nécessaire
« humaine, en second lieu de n'y plus croire d'une manière « absolue, car la foi absolue est incompatible avec l'histoire
« sincère (ij ». Mais cette condition d'esprit n'est pas
mune avec
:
en outre,
un
moment
le
reste de foi
ou du moins de respect marque un
dans l'évolution de
fugitif
com-
point où l'incrédulité récente se concilie
la
pensée critique,
et
il
ne faudrait pas se tromper d'heure.
Restent
les
philosophes, qui prétendent être dans la situa-
tion la plus favorable
humaines. «
pour
traiter
« losophes d'écrire l'histoire privilège
,
tèmes que
car
sans préjugés des choses
n'appartient, affirme Voltaire, qu'aux phi-
Il
ils
(2).
» Mais rien ne
justifie ce
ne sont pas moins entêtés de leurs sys-
théologiens de leurs dogmes, ni plus scrupu-
les
leux à user des
faits
à leur convenance.
On
en peut juger
par les histoires prétendues philosophiques du dernier siècle.
Montesquieu
dit
de Voltaire, dans une épigramme acérée
:
une bonne histoire. Il est comme moines qui n'écrivent pas pour le sujet qu'ils traitent,
« Voltaire n'écrira jamais « les
« mais pour la gloire de leur ordre. Voltaire écrit pour son « couvent
Quand
(3).
>>
des philosophes ou des pontifes, après avoir refait
['univers à leur fantaisie, daignent s'occuper d'histoire,
il
est
rare qu'ils n'en disposent pas le plan par avance, d'après quel-
que conception a priori^ sur laquelle s'échafaude leur conVie de Jésus, Introduction. Lettre à Ducos, 1745. (3) Pensées diverses.
(1)
(2)
2Ô0
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
struction idéale.
Ils
commencent par
décréter
une
loi
gé-
nérale des destinées de l'humanité, puis cherchent, faute de
preuves meilleures, à
de
donner
lui
faits choisis et interprétés
la
consécration apparente
à leur gré. Ainsi présentés, les
accidents de l'histoire disent ce qu'on veut entendre et trent ce
qu'on désire voir
à des bouts rimes que
convient
(2).
Grâce à
(i).
Larochefoucauld
chacun
fait
cet artifice
les
mon-
compare
rapporter à ce qui lui
commode,
il
n'y a pas de
doctrines qui ne puissent s'étayer d'un semblant de preuve.
Tandis que Bossuet, dans pour
sa
pompeuse ordonnance, assigne
fin à l'histoire universelle la
préparation et
le
triomphe
du christianisme, Voltaire n'y découvre que les aberrations du fanatisme retardant l'essor de la libre pensée. « L'his« toire, « que
dit-il ailleurs
le récit
Pour
avec plus de justesse, n'est souvent
des opinions des
les esprits
hommes. »
que des préjugés aveuglent
avoir à tout prix raison, l'histoire est
un
et
qui veulent
arsenal d'argu-
ments où chacun puise à pleines mains. Animés d'une ardeur égale, ces partisans se jettent réciproquement des faits ils
à la tête sans réussir à s'éclairer les uns les autres, car
ne cherchent pas à se convaincre,* mais à
comme coups,
se vaincre, et,
de vaillants soldats toujours prêts à donner des ils
se battent d'ordinaire
sans savoir pourquoi.
au réquisitoire
compromise dans des poléou au pamphlet, ou au plaidoyer. Le lecteur, fatigué de
longs
débats, voudrait enfin entendre conclure.
L'histoire, ainsi engagée et
miques ardentes, tourne et stériles
vite à l'apologie
Mais ceux qui s'arrogent alors mission de juger, ne pouvant le faire au nom de lois reconnues et fixes, se règlent sur les (1) Benjamin Constant ayant, par suite de sa versatilité d'esprit, changé la thèse et renversé le plan de son ouvrage sur les religions, « J'avais réuni trois ou quatre mille faits à l'appui disait en riant « de ma première thèse ils ont fait volte-face à commandement et « chargent maintenant en sens opposé. Quel exemple d'obéissance « passive! » (Souvenirs du duc de Broglie, III, 1). (2) Maximes, 382. :
;
MÉTHODE NARRATIVE
26 I
inspirations de leur conscience, étalon variable et capri-
une dernière cause
cieux, d'où résulte pour la science
d'er-
reurs.
V INFLUENCE DES JUGEMENTS MORAUX L'intervention des moralistes dans l'histoire achève de la fausser.
On
droit de juger les
faits
qu'ils
complaisent dans ce rôle de «
« qui écoute l'histoire
:
« conscience
les objets
;
les
se
« L'impartialité de
du miroir qui du juge qui voit,
celle
c'est celle
qui prononce. Des annales ne sont pas de
et
pour qu'elle mérite ce nom, (i).
« tique, dit de
historiens le
Eux-mêmes
racontent.
justiciers.
Lamartine, n'est pas
l'histoire, dit
« reflète seulement
«
pour
s'accorde à revendiquer
»
—
«
même M.
Il
il
une
faut
lui
n'y a pas de place pour la cri-
Nisard, là où
il
n'y a pas
un
his-
« torien qui... non seulement raconte les événements..., « mais
qui discerne
« blâme l'autre
;
bien du mal, approuve l'un et
le
qui, pour tout dire, sent en
« cœur, examine en philosophe Voilà qui est bien
;
et
décide en juge
seulement cet
passionné, ce philosophe, prévenu,
manque
homme
et
homme
(2).
de
»
de cœur
est
ce juge, aveugle.
Il
à la fois de lumières et d'équité. Juger, ce n'est plus
seulement chercher découvrir
;
c'est
la réalité des
faits,
déjà bien difficile à
en outre déterminer leur qualité morale,
apprécier des mérites et des responsabilités, toutes choses
qui échappent à
la certitude.
Quand nos amis
les
plus in-
times se méprennent souvent sur nos intentions, quelles garanties peuvent offrir des historiens réduits à interpréter
(1)
(2)
Histoire des Girondins,
I,
1.
Tableau delà littérature française,
I,
2.
2Ô2
L'HISTOIRE ET LES HISTORIENS
de vagues indices celles de gens peu ou
d'après
connus
?
Comment
mal
entrer dans le rôle de personnages qui
ont vécu loin de nous, comprendre leurs sentiments, pénésecrets mobiles, tenir
trer leurs les
dominaient
compte des influences qui
raisonne sur des temps troublés dans
qu'on applique à l'indifférence et
quand on un temps calme et
possible d'être équitable,
? Est-il
passion ou au fanatisme la mesure de
la
du sang-froid
?
Dans l'œuvre complexe où on exa-
volonté humaine collabore avec la fortune
la
,
On
gère presque toujours la part de l'une ou de l'autre.
rend
les
suites
qu'ils
d'un
acteurs
événement
su prévoir ou
n'ont pas
responsables
de
pu
on
éviter, et
leur attribue à gloire des succès qu'a remportés pour eux
On
hasard.
le
par
habileté
maladresses transformées en
des
célèbre
l'effet
d'une chance heureuse,
damne de généreux desseins traire. Nous méconnaissons à les
déjoués par tout
moment
et l'on
un
sort
concon-
les intentions,
causes réelles, et nos jugements sont iniques, parce que
nous prononçons sans Quelles
être éclairés.
lois, d'ailleurs,
somptueux qu'ignorant
?
applique ce juge non moins pré-
Quelle règle sûre
lui fait
discerner
met simplement à la place de ses justiciables et les absout ou les condamne d'après les arrêts de sa propre sagesse. Ont-ils agi comme lui-même aurait le
bien
fait ?
il
tique
;
et le
les
mal
?
Il
approuve
mieux
?
il
les
se
et
les
loue
admire
;
autrement
plus mal
;
décide ainsi avec assurance qui a tort
et
?
il
?
il
les
cri-
les flétrit.
Il
qui a raison, dis-
blâme
et l'éloge, et ramène sans cesse les gens chemin que lui-même aurait infailliblement su garder. Sa personnalité devient un type de perfection auquel il compare tout. Mais, comme ce type varie
tribue le
dans
le droit
d'homme
à
homme,
parfois
dans
le
même homme
divers temps, toutes les contradictions qui
en
éclatent dans
leur conduite se retrouvent dans leurs jugements.
Mettez par exemple en regard
les
appréciations des histo-
MÉTHODE NARRATIVE
un de
riens sur
môles de bien
ou à
ou de
même
homme
Quel
fait est
le
témoigne de sévérité ou d'indul-
Où
lui autre
le
réprouvé,
là
et traîné
l'autre le
s'in-
même
aux gémonies.
droit,
mais
;
même
les
honnêtes gens,
vaincu, refusent de voir
chose qu'un Catilina de génie. Cicéron l'appelle
« perditus latro qui
s'extasie,
diversement jugé que César? Les
a été plus
du
l'un
ici glorifié,
célèbrent à f envi
partisans fidèles
en
et font hésiter la
sens moral de l'auteur a de
le
personnage porté en triomphe ambitieux
si
délicatesse, suivant qu'il accorde à la liberté
gence, les arrêts diffèrent.
Le
événements
ces
de mal qu'ils troublent
et
la nécessité, ce qu'il
digne.
ou de
ces personnages
conscience. Suivant ce que force
2Ô3
qualifiait
(i) ». et
ami d'Auguste
Tite-Live, quoique
de pompéien, osait mettre en doute «
si la
« chose publique avait plus gagné à ce que César naquît, « qu'elle n'aurait gagné à ce qu'il
Les
siècles suivants n'ont pas
ne fût pas né
mieux que
lui
(2)
».
tranché
la
question. Montaigne traite César de « brigand (3) ».
« rendu sa mémoire abominable à touts
dit-il,
les
Il
a,
gents de
« bien pour avoir voulu chercher sa gloire de la ruyne de
« son païs
(4) ».
« scélérat (5) ». encore.
A
Pour Fénelon. ce
On
en pourrait
un dîner chez
le
n'est
citer
président de
qu'un « habile
de plus échauffés
Lamoignon, comme
mort de César, Gui-Patin, .fort animé, s'écria que, s'il avait été présent, il aurait donné le vingtquatrième coup de poignard et Lamoignon « grand pom-
on causait de
la
;
péien
»,
courut l'embrasser pour ce mot
(6).
Les jugements ne sont naturellement pas moins opposés
compte de Brutus. Dante, gibelin, c'est-à-dire partisan des empereurs, lui inflige dans le dernier cercle de son
sur
(1) (2)
le
Ad
Atticum, VII, 18. Sénèque, Qucst. natur., V. 18.
(3) Essais, II, (4) (5) (6)
11.
33. Dialogue de César et de Caton. Gui-Patin. Lettres. 1645 et 14 novembre Ici., II,
1664.
264 enfer
i.
un supplice d'une
blicain Alfieri
rante
'histoire et ees historiens
(2).
Amyot
férocité raffinée (1)
de Brutus
fait
dit
mais
;
le
héros de la liberté
le
prudemment
« Dangereux
:
et
répu-
mou-
remuant
mesme monde pen-
« esprit doibt estre laissé en repos, et ne faut pas « toucher aux os de ceulx qui ont troublé
« dant leur
vie.
»
On
le
risque en effet d'agiter
encore
les
vivants.
moins
L'équité devrait, semble-t-il, devenir
mesure que
les faits,
reculant dans
le
difficile
lointain des
plus calme
à
âges,
mais
les
divergences morales sont de tous les temps. Les cas
liti-
laissent la raison plus détachée et
;
gieux de l'histoire ne cesseront pas d'être repris, pour être plaides de nouveau, à chaque génération, parlera,
on
discutera. N'avons-nous pas
tant qu'on en
et,
vu récemment des
auteurs remuer d'une main fiévreuse les cendres de
l'his-
romaine, y découvrir un reste de braise et rallumer des flammes dans un foyer qu'on pouvait croire refroidi ? De
toire
pauvres Latins qui passaient pour morts depuis dix-huit siècles, réveillés
en sursaut par
le
bruit de nos querelles,
ont été pris au collet par des recruteurs impitoyables, enrôlés dans nos factions
et forcés
de combattre au service
de nos rancunes ou de nos regrets
(3).
depuis l'origine des choses, s'agite entre le droit et la force,
Ainsi le
le
débat qui,
bien et
le
mal,
l'oppression et la liberté, n'est pas près
Quand donc se lèvera-t-il, le jour de l'éternelle Quand sera-t-il enfin prononcé le jugement dernier l'histoire ? En ce qui concerne les hommes et les événe-
d'être vidé.
justice ?
de
ments, on peut hardiment répondre Jésus avait donné, dans
le
:
Jamais
Sermon sur
!
la montagne,,
un
sage conseil, généralement peu suivi, surtout par les histo-
Lucifer occupé à le mâcher (1) Il le met dans la bouche de éternellement (Inferno, XXXIV, terz. 22). (2) Brutus, IL (3) Mommsen, Histoire romaine : Ampère, l'Histoire romaine à Rome : Beulé, les Césars : etc.
MÉTHODE NARRATIVE riens
«
:
porté par
Ne jugez pas un homme
2Ô5
Tout jugement
votre prochain (i). »
sur
un autre
en
est,
téméraire,
effet,
car sur quoi pourrait se fonder son équité ? Les intentions
échappent,
paroles trompent,
les
fausses interprétations.
les
Pour sonder
prêtent à de
actes
reins et les cœurs,
les
scruter les consciences, peser les mérites et les fautes,
faudrait les regards et la s'y
main d'un
il
dieu. Les religions ne
sont pas méprises, qui ont chargé des divinités sou-
verainement impartiales
clairvoyantes, de
et
présider les
posthumes du genre humain, en vue de réparer,
assises
dans une autre
vie, les
Pour nous,
injustices de celle-ci.
créatures bornées, résignons-nous à ne pas trancher ce que
nous ne pouvons connaître, puisque nous ne saurions
abstenons-nous de juger
et
sans
le faire
faillir.
VI
§
CONDITIONS GENERALES DE LA VERACITE ET DE LA CERTITUDE EN HISTOIRE
somme, chez
Quelle confiance mérite, en
une
véracité
ment
la
:
i°
sujette à s'égarer ?
mesure, examinons
l'égard des
sont
si
deux
lois
savants
comment
comme aux
elle se
que Cicéron assigne à
de ne rien dire qui ne soit vrai
ce qui est vrai (2).
les
historiens,
Pour en prendre exacte-
;
comporte à
l'histoire et qui
2° d'oser dire tout
Ces deux obligations s'imposent aux historiens
miers n'y manquent guère.
Ils
;
mais, en général,
les
pre-
ont tout intérêt à ne rien
avancer que de vrai, parce qu'une fausse allégation serai (1) « Nolite judicare » (Saint Matthieu, VII, 21). Saint Paul velle, non moins inutilement, cette recommandation « Non :
renou-
autem
amplius invicem judicemus » (Epitre aux Romains, XIV, 3). (2) « Qui nescit primam esse historiae legem ne quid falsi audeat, « ne quid veri non audeat, ne qua suspicio gratiae sit in scribendo, ne « qua simultatio ? » (De oratore, IL 15). 1
2
l'histoire et les historiens
66
bien vite reconnue
et les discréditerait
;
et,
quant
à retenir
y sont d'autant moins portés que leur gloire consiste à les découvrir. Les historiens, au con-
des vérités cachées,
ils
sont enclins à violer l'une et l'autre de ces
traire,
Rarement
lois.
pure d'altération ou de réticence,
leur sincérité est
ne doit attendre d'eux que des demi-vérités mêlées
et l'on
à des demi-mensonges.
Nous avons montré combien de causes concourent fausser le
compte rendu des
faits.
Pour peu que
le
à
narrateur
l'imagination vive, des passions ardentes, des idées systé-
ait
matiques
de
et
travestie par
la hardiesse à juger,
son
Que
conscience.
il
ne livre qu'une vérité
ou sa Dans la
idéal, ses préventions, ses préjugés
sera-ce
s'il
de bonne
n'est pas
foi ?
plupart des affaires criminelles, ne voit-on pas l'accusé,
disputant à la
son secours
même
On demande
cable ?
la disent
ou
loi sa vie
et nier
quand
et
prévenue du
mensonge
;
mais
ils
cherchent parfois à tromper
péril, récuse les
à
l'évidence Tac-
alors la vérité à des témoins
pas toujours
justice qui,
sa liberté, appeler le
l'évidence,
ne la
personnes trop inté-
ressées pour être sincères, sans pouvoir se préserver des pièges
que
lui
tendent
les calculs qu'elle
faux témoins.
toire a aussi ses
ne soupçonne pas. L'his-
Tous ne sont pas
dévoilés, et
moins suspects sont les plus perfides. De combien de documents controuvés, de chartes apo-
les
cryphes, de fausses décrétales, de lettres fictives, de diplômes
supposés, de généalogies imaginaires, d'interpolations dolo-
ou
sives,
de textes
t-elle
pas eu à purger l'histoire
d'avoir
falsifiés
démasqué
forgés, la critique !
moderne
Et peut-elle
se
n'a-
flatter
toutes les impostures ? Les anciens signa-
laient déjà les supercheries et les fraudes des historiens (i), et,
selon
(i) «
Pline,
Historicum
Quest. natur., IV,
«
les
mos, 3,
i).
plus impudents
quum
mensonges n'ont
multa mentiti sunt...
» (Sénèque.
MÉTHODE NARRATIVE
manqué de témoins
« jamais
267
Suidas mentionne un
(i) ».
ouvrage malheureusement perdu Sur l'histoire.
Qui ne donnerait pour
unes des
meilleures
En
léguées? ateliers
Grèce,
de fables
inventions
histoires
les
l'antiquité
écoles de sophistes
Juvénal admire
et
la
Les rhéteurs, prenant
(2).
metisonges de
posséder quelques-
le
que
les
nous
hardiesse de leurs
les sujets
historiques
pour thèmes d'amplification oratoire, multiplièrent à les récits, les
ait
devinrent des
plaisir
discours et les lettres de fantaisie. Ces œuvres
d'imagination, publiées sous
le
nom
de personnages célèbres,
ont déçu des historiens qui n'ont pas su douter à propos. Les
mésaventures récentes de quelques amateurs d'autographes
montrent que
les
mêmes
fraudes, devenues plus lucratives,
ne sont pas moins à redouter de nos jours. Naguère, docte Allemagne n'a-t-elle pas faussaires
un
failli
être
la
dupe d'audacieux
qui avaient fabriqué, l'un (Wagenfield,
texte de Sanchoniaton, l'autre (Simonides,
1
1
855)
836), ,
une
un Alexandrin baptisé du nom advenu s'il s'était rencontré plus ou moins de méfiance de l'autre ?
d'Egypte par
histoire
d'Uranios
?
Que
serait-il
d'habileté d'une part
Ces tromperies ne sont pas toujours bas étage.
On en
relève de pareilles chez
le fait
d'escrocs de
de graves auteurs
qui passent pour de très honnêtes gens. Les
Sully citent de nombreuses lettres de Henri
Mémoires de IV dont les
originaux, plus tard retrouvés, avaient été altérés par
le
transcripteur dans l'intérêt de sa gloire. Berger de Xivrey, éditeur
des
Lettres
jnissives
de Henri IV, a signalé
les
inexactitudes dont fourmillent les copies données par Sully, et
Marbaut l'accuse d'en avoir fabriqué plusieurs. Trop souvent on a vu des historiens de profession, des
hommes même
qui, investis d'un caractère religieux, avaient
(i) Hist. nat., VIII,
34. «
(2)
Audet
Quidquid Grœcia mendax
in historia. »
.(Satires, X, y. 74).
2Ô8
l'histoire et les historiens
deux raisons pour une de respecter effrontément
et tantôt certifier
des
la vérité > se
faits
jouer d'elle
impossibles, tantôt en
nier d'indubitables. Bayle parle d'un historien de Charles-
Quint, Guevara, évêque de Cadix,
comme
ayant pris dans
ouvrages des libertés extravagantes. Censuré,
ses
pour
excuse que, « hormis
« les autres
la
Sainte
il
allégua
Écriture,
toutes
pour qu'on
sont trop incertaines
histoires
« y ajoute foi (i) ». Un autre auteur, le P. Morin, «trois « ans après la prise de la Rochelle, soutenait encore « qu'elle n'avait pas été prise
et
que tous
les bruits
« avaient été publiés n'étaient que des fables
Loriquet
P.
l'étrange
s'est
Le
»
une réputation peu enviable par
fait
manière dont
miné de Napoléon
qui en
(2).
(3).
a travesti le règne à peine ter-
il
Gardons-nous de croire que
ce
soient là des exceptions ridicules et méprisables. Les Lori-
quets abondent.
Chaque
parti
a
les
siens.
Quand on
pleine possession de l'histoire.
Ils
traite
sont
de
en
la sorte
des choses universellement connues, que n'a-t-on pas pu se
permettre là où nulle contradiction n'était à craindre ?
« Lorsque nous avons plus d'un exemple présent de
faits
« équivoques ou faux envoyés à la postérité avec tous
« passeports de «
hommes
des siècles
« ou plus de conscience Il
faut
les
pouvons-nous espérer que les antérieurs aient eu moins d'audace
la vérité,
(4) ?
»
sans doute une dose d'effronterie, par bonheur
commune, pour ment faux ou en démentir
assez peu
songes sont rares,
les
oser affirmer des d'avérés
petits
;
mais
foisonnent.
si
faits
les
On
manifestegros
peut
men-
même
douter qu'il y en ait de tels depuis qu'on a vu, ainsi que dit Figaro, « de petits mensonges assez mal plantés pro-
« duire, avec (1)
le
temps, de grosses, grosses vérités
Dictionnaire historique,
art.
Guevara.
(2) Id. t id.
(3)
(4) (5)
Histoire de France, 18 14. Volney, Leçons d'histoire, avertissement. Le mariage de Figaro, A. IV, se. 1.
(5)
».
MÉTHODE NARRATIVE
Combien d'hommes neur d'être
fidèles à la vérité,
trahissent en détail
la
elle,
269
qui, tout en se faisant
un point d'hon-
composent chaque jour avec et l'atténuent ou l'exagèrent
pour l'accommoder aux exigences de leur pourrait, avec
un auteur comique,
intérêt
On
!
soutenir qu'une dose de
mensonge se mêle forcément au train de la vie humaine un peu d'imposture, ne saurait aller (i). C'est un ingrédient nécessaire aux relations entre les hommes, la qui, sans
part d'illusion indispensable à l'optique de la scène.
La
sincérité n'est pas
une vertu
politique.
Dans
sa
Répu-
blique, Platon fait dire à Socrate qu'il est souvent besoin de
tromper
les
hommes, pour
hommes
universellement reçu. L'habileté des pose pour moitié de dissimulation berie.
tant
On
a
elle-même
défini la politique
le
d'État se
:
«
Ars non
succès en répétant qu'il existe, et Catherine
« pouvait sauver un
État
Rémusat, Napoléon
« tout près d'être un L'esprit de
com-
» Guichardin affirme
.
de Médicis tenait qu'« une nouvelle fausse, crue
M mc de
est
pour moitié de four-
et
regendi quant fallendi homines
qu'on crée
axiome
leur bien (2). Cet
(3) ».
disait
homme
mensonge
trois jours,
Sujvant ce que rapporte :
d'État
est tellement
« :
il
M. de Metternich est ment très bien (4). »
dans
les traditions
de
la
(1) « Oui Monsieur, dit un personnage de Dufresny, c'est la dissi« mulation qui maintient parmi les hommes la société civile et matri« moniale... A l'abri de la dissimulation, les courtisans s'embrassent, « les femmes se complimentent et les auteurs se saluent de loin la ;
dissimulation farde les amitiés nouvelles et récrépit les vieilles « haines.. La dissimulation tient lieu de sagesse aux femmes et de « bonté aux maris », etc. (Le Double veuvage, A. III, se. 11.) Voltaire insiste et déve(2) République, II, p. 38g, et V, p. 459. loppe crûment la théorie « Le mensonge, écrit-il, n'est un vice que « quand il fait du mal c'est une très grande vertu quand il fait du « bien. Soyons donc vertueux plus que jamais. Il faut mentir comme « un diable, non pas timidement, mais hardiment et toujours... Les « grands politiques doivent toujours tromper le public... » (Correspondance générale, Lettre à Thioret.) (3) Agrippa d'Aubigné, Confession catholique de Sancy, II, 6. (4) Mémoires, t. I, p. 105. «:
.
—
:
;
l'histoire et les historiens
270
M. de
politique et de la diplomatie que, de nos jours,
Bis-
marck, plus avisé, a pu tromper tout le monde en disant parfois, avec une insidieuse franchise, la vérité sur ses desseins.
En
cela
même,
recommande
à
il
suivait le conseil ironique de Swift qui
l'homme
qu'elle a chance
casuistique dévote
la
regarde
ou
comme
licite
pour un mensonge
admet
1).
Enfin,
aussi des fraudes pieuses et
de mentir pour
le
bien de la religion
ne saurait évidemment imposer aux seuls historiens
l'obligation d'être toujours véridiques. ficier
(
grande gloire de Dieu.
la plus
On
d'État de ne dire la vérité que lors-
d'être prise
Us ont droit à béné-
des privilèges que s'arrogent les politiques
et,
comme
ceux-ci trompent en faisant l'histoire, ceux-là trompent en
Cicéron lui-même, oubliant
l'écrivant.
recommande à de son art, quand il a un
vient de poser,
grâces
l'agrément par quelques
Tant de autorisent car pour
les lois austères qu'il
l'orateur,
comme une
des
récit à faire, d'en relever
jolis petits
mensonges
(2).
fausses allégations constatées dans les histoires
à
faire
un que
une
part
large au mensonge, on peut en supposer des
très
l'on découvre,
multitudes qu'on ignore (3). Sans tomber dans l'exagération des
sceptiques qui déclarent tout incertain de ce qu'on
raconte du passé,
il
faut reconnaître
que peu de choses sont
scrupuleusement exactes. Peut-être n'y vaste recueil de nos annales, tier détail soit
« héros,
conforme à
légistes,
« mensonge
;
prêtres,
un
la réalité.
l'ombre seule de
l"
homme
et
a-t-il
pas,
dans
le
événement dont ren«
Je défie historiens,
un
fait
pur de tout
la vraie vérité
anéantirait
d'articuler
« annales, révélations, poésies (1) Portrait de
seul
prophéties
(4).
»
cTÉiat.
(2) « Perpicitis, hoc genus... quam sit oratorium, sive habeas vere « quod narrare possis, quod tamen mendaciunculis aspergendum, sive « fingas » (De Oratore. II, 59). Mendaciunculis, le diminutif est charmant. On dirait une aspersion d'essence de rose. (3) Schopenhauer dit cyniquement Clio aussi infectée de mensonge qu'une fille des rues de la syphilis. (4) Byron, Don Juan, XI, Zj.
METHODE NARRATIVE
27I
Les allégations mensongères ne constituent pas l'unique péril
de l'histoire
des réticences perfides ne lui sont pas
;
moins préjudiciables et peuvent même lui cacher plus de vérités que la mauvaise foi n'en altère. Supposons qu'à force de vigilance la critique ait réussi à se garder
écartés
de toute fraude
on n'a devant
;
dire qui ne soit
rien
;
les
menteurs
et les
:
entière, sans restriction
d'aucune sorte
? Il
ne faut pas trop
y compter. Ils révéleront ce qui leur convient reste. Or, la vérité ne souffre pas de partage
et tairont le elle est
;
ou
plète tiels
fourbes sont
que des témoins incapables de vrai vont -ils dire la vérité tout soi
elle n'est pas. Le silence
qui retient des
peut être plus trompeur que
le
faits
com-
essen-
mensonge qui déna-
ture des faits accessoires.
Sur ce point, cependant,
les historiens
sont unanimes
et,
tandis que tous admettent sans discussion la première des
deux
formulées par Cicéron, celle qui leur interdit
lois
mensonge,
ils
refusent, d'un
commun
accord, de se
le
sou-
mettre à la seconde, qui leur imposerait l'obligation de tout dire, et déclarent
ne pouvoir l'observer sans tempérament.
Tacite s'élève avec force contre indiscrète
sincérité
(1).
d'exiger de l'historien
«
lois inviolables
de
les
inconvénients d'une
Bayle regarde
comme
une franchise absolue
l'histoire, j'ai
excessif
« Des deux
:
observé rigoureusement
« celle qui ordonne de ne rien dire de faux
mais pour
;
« l'autre, qui ordonne de dire tout ce qui est vrai,
« saurais
me
vanter de l'avoir toujours suivie
« quelquefois contraire, « mais aussi à la raison
non seulement à (2).
est
(1) (2-)
au nombre des
lois
ne
prudence,
» Voltaire juge également que
toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire
«
;
la
je
je la crois
:
« Cette règle
qui ont besoin d'être commentées.
Annales. IV, 3 3. Bayle, Dictionnaire historique, préface.
272
l'histoire et les historiens
« Je suppose un prince qui confie à son historiographe un
«
important auquel l'honneur de ce prince
secret
même
« ou que
« jamais
révélé...
« prince
?
le
trahir sa patrie
l'exiger
;
l'honneur,
le
défendent. Peut-être en ce cas faut-il renoncer à
« écrire l'histoire
d'embarras
manquer de foi à son pour obéir à Cicéron ?
L'historien doit-il
Doit-il
« La curiosité du public semble « devoir
est attaché,
bien de l'État exige que ce secret ne soit
le
,
(1).
ne
il
» Mais,
n'ignorera-t-on pas
si
si
cet expédient tire l'auteur
qu'augmenter
fait
tous
le
nôtre
que
et
,
détenteurs de secrets
les
se
taisent par délicatesse ?
Nous
voilà
dûment prévenus. Les
historiens ne
nous
promettent qu'une vérité circonspecte, partielle, pleine de sous-entendus
Cicéron
et
et
pour
de réserves.
l'histoire,
historiens. Alceste,
ce
Eh
mais
Don
Quichotte de
seul à les blâmer. Philinte est
Imaginez Alceste à •échec. S'il déclare
cet
du
côté des
la sincérité, sera
mieux dans
le vrai
:
Il est bien des endroits où la pleine franchise Deviendrait ridicule et serait peu permise. »
« «
de
bien, j'en suis fâché pour la raison est ici
d'une armée.
la tête
aveu sera de démoraliser
confiance de l'ennemi
et
Il
vient de subir
comme elle est
« la chose
»(2),
un
le résultat
ses troupes, d'accroître la
de susciter
la
méfiance de son gou-
vernement qui s'empressera de le révoquer. Engagez-le comme diplomate dans une négociation difficile il dit ce ;
qu'il sait et ce qu'il désire
candeur
et
:
on abusera contre
de ses épanchements.
lui
Représentez-vous
Alceste chef d'État, obligé d'exposer la mauvaise
de sa enfin
situation
historiographe, Mélanges, Œuv. compl., 1771, XVII, p. 522, et Histoire de Pierre le Grand, préface. De même Guizot « Je ne dis que ce que je pense, mais je ne me tiens point « pour obligé de dire... tout ce que je pense» (Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, ch. 11). (1) Voltaire, article
—
t.
:
(2)
Le Misanthrope, A.
I,
se.
1.
MÉTHODE NARRATIVE des affaires
et l'étendue
ménagement,
il
I^Z
des malheurs publics.
alarmera
le
sans
S'il le fait
dans
pays, perdra tout prestige
donnera
l'opinion, encouragera les factions à la révolte et
peut-être à des voisins malveillants l'envie de profiter de
embarras. Tite-Live blâme justement
ses
cérité
du consul
qui, après le désastre de
1
impolitique sin-
Cannes, eut
l'im-
prudence d'avouer aux députés des
alliés la gravité
de cette
Rome
perdue, prirent
le parti
défaite.
Les
d'Annibal
estimant
alliés,
(i).
Voilà ce qu'on gagne à être trop vrai.
convenir que, de toutes la
listes,
franchise
les
d'ordinaire,
est,
faut
Il
vertus préconisées par les mora-
une des plus
mal
récompensées.
y a donc des cas où
Il
où
elle
est
la réticence est
même commandée,
permise, d'autres
lorsqu'on ne pourrait tout
que
dire sans violer des devoirs plus respectables encore celui de sincérité
Les historiens seraient alors excusables
!
de taire ce qu'ils ne pourraient révéler sans déshonneur
pour eux ou sans ils
étendent leurs
qu'ils
réserves
revendiquent
la
beaucoup plus
est interprété
De
là résultent
n'est pas possible
Trop souvent des gagneront à se
loin.
fautes
et, si c'est
comme
d'agréables
là science
prudemment de
droit
de leur
règle
des lacunes dont
main pleine savent
l'ouvrir. Ils
taire ce qu'ils risqueraient
le
de perdre
Mémoires s'abstiennent géné-
public dans la confidence de leurs
une femme qui
M me de Staal,
reine Marguerite,
Le
par eux avec une latitude
historiens qui auraient la
à trop parler. Les auteurs de
ralement de mettre
mais
de mesurer l'étendue.
de vérités se gardent qu'ils
pour
;
chose publique
que leur convenance devient l'unique
telle
discrétion. il
dommage pour
fait
son portrait,
elle a soin,
de ne « se peindre qu'en buste
femme
dissolue de Henri
Mémoires qui n'ont
IV,
rien d'une confession. «
« y trouve, dit Bayle, beaucoup de péchés d'omission
(i)
Annales, XXIII,
».
La
a laissé
;
5.
18
On
mais
l'histoire et les historiens
274
« pouvait-on espérer que la reine Marguerite y avouerait « des choses qui eussent pu « pour
le
la flétrir ?
On
réserve ces aveux
tribunal de la pénitence, on ne les destine pas à
« l'histoire
(i).
» Les amis de cette princesse n'ont pas été
plus explicites dans ce qu'ils racontent d'elle. fort ses divers mérites, sa libéralité surtout,
flent pas
mot de
ses
débordements publics,
crets n'avaient parlé, la reine de
et, si
louent
des indis-
Navarre aurait eu chance
de passer pour une Lucrèce. Trompée par une
infinité
de
nous montre guère que
réticences pareilles, l'histoire ne
des figures incomplètes
Ils
mais ne souf-
et fausses.
Voulez-vous convaincre d'un manque de franchise
les rap-
porteurs réputés les plus sincères ? Faites-leur, à l'exemple
des juges d'instruction, subir plusieurs interrogatoires.
Vous
constaterez vite dans leurs réponses de notables divergences. suffit
Il
varie.
même
que
l'auditoire
Suivant qu'on
solennelle,
change pour que
les interroge à
la version
huis clos ou en audience
beaucoup de témoins déposent autrement. La
hommes ne
conversation privée des
confirme pas toujours
leurs déclarations publiques et ce qu'on pense est souvent
contraire de ce qu'on
le
dictions
dit.
Le théâtre
un élément de comique et
fait
sonnages, dans de piquants apartés,
tire
de ces contra-
démentir par
les fictions
les per-
du dialogue.
Les historiens ont aussi des opinions de rechange. S'adressent-ils à la foule
présentent les
ou à des confidents
mêmes faits
blent guère. Pline
le
discrets, leurs récits
sous des aspects qui ne se ressem-
Jeune en convient de bonne grâce
une
:
ou une histoire, « autre chose d'écrire pour le public ou pour un ami (2). » On relève entre les harangues et les livres de Cicéron un « Autre chose,
dit-il, est d'écrire
complet désaccord sur
ou au Sénat,
(1)
il
les
choses religieuses
:
parle avec respect, avec émotion
Dictionnaire historique, art. Usson.
(2) Lettres, VI,
lettre
16.
Au Forum même,
des
MÉTHODE NARRATIVE Dieux, des auspices
et
des prodiges
Dialogues, au contraire,
moque de
divination
la
est dévot.
il
Dans
ne croit guère aux Dieux
il
Comparez
(i).
vous verrez
ses Lettres,
;
iy5
les
Discours
ses
événements
ses
et se
et
les
et
hommes
appréciés de diverses façons. Ainsi encore la correspondance
de Voltaire
pièce à ses histoires sur
fait
une foule de points.
Les descendants de Guichardin qui pour honorer sa mémoire, ,
ont publié de nos jours ses lui
notes et souvenirs (2),
lettres,
ont rendu un assez mauvais service
on y
;
voit
sa pensée intime différait de son langage public.
de Médicis, dont
il
dans son Histoire
faisait,
brillant panégyrique, est tenu par lui
papes qu'il avait servis secret.
et glorifiés
Sainte-Beuve croit
d'Italie,
pour un monstre,
un
et les
sont jugés avec horreur en
mal
le
combien
Alexandre
très général.
« Quel est
« donc, demande-t-il, l'auteur de Mémoires qui pourrait « supporter d'un bout à l'autre l'exacte confrontation avec « ses propres Correspondances contemporaines desimpres-
« sions racontées
Napoléon
offre
(3) ?
»
de nombreux exemples de ce genre de
variantes. Ses rapports, ses bulletins, ses histoires, ses lettres, ses dictées
les
uns par
que
le
de Sainte-Hélène sont fréquemment démentis
les autres, et la
mensonge
communication privée démas-
On
officiel.
a de lui trois récits dissem-
blables des événements de Brumaire;
D'après Las Cases,
il
fâcheuse affaire du duc d'Enghien regrettait
;
justifiait tout (5)
.
Havet,
Opère
le
n'est exact (4).
dans il
le tête-à-tête,
il
mais, en présence d'étrangers,
;
la
se contentait d'y il
A y regarder de près, chaque narrateur, pour
qu'il soit intéressé
(1) E. (2)
:
dans un cercle de familiers,
chercher des atténuations
peu
aucun
avait trois manières de présenter la
aux
Judaïsme,
p.
faits qu'il
raconte, a de
même
461.
inédite, Firenze, 1867.
Portraits de femmes, p. 83. Histoire de Napoléon, t. I, p. 71. (5) Mémorial de Sainte-Hélène, 20 novembre 1820, et Testament
(3)
1
(4) Lanfrey.
de Napoléon,
art. VIII.
l'histoire et les historiens
276
pour
trois vérités,
moins, l'une
le
pour
l'autre qu'il réserve
garde pour
qu'il
ses
lui. Il serait poli
en public,
qu'il professe
amis
et
une dernière
de croire que
la
secrète
version la
plus sincère est celle que l'auteur livre à la foule et qui l'en-
gage
le
plus
;
mais beaucoup
transmet tout bas à
l'oreille
se fieraient plutôt à celle qu'il
d'un
affidé.
férerais, je l'avoue, celle qu'il n'a dite à
Mais
alors,
que penser de nos
Pour moi,
je
pré-
personne.
histoires,
généralement
composées en vue du public ? N'aurions-nous en elles qu'une vérité de montre et de parade, pleine de dissimulations, de réserves et de concessions cachées, vérité à pecte, chir.
dont
merie
mensonge
bon
droit sus-
l'histoire
la publicité s'étendait; la
découverte de l'impri-
serait
Sismondi pense que
mesure que riens.
nom
y a fort à réfléa perdu en véracité à
le vrai
? Il
a, croit-il, porté un coup fatal à la sincérité des histoLe manuscrit, exemplaire unique, destiné à un petit
nombre de
comme on
lecteurs, disait plus
fait
entre amis
;
franchement
plus de réserve à l'écrivain, car
il
les
choses,
qui s'offre à tous, impose
le livre,
est bien des vérités
n'ose pas publier à son de trompe.
En somme,
qu'on
la critique
historique arrive à formuler cette règle que, « en histoire,
documents ont d'autant plus de poids qu'ils ont moins (1) ». Conséquemment, les mémoires sont jugés préférables aux chroniques et les lettres aux mémoires. Cela est moins arrangé. On a le témoignage intime, moins suspect que le témoignage public (2). Notre âge cherche avec une curiosité passionnée, souvent indiscrète, à savoir ce qu'on n'a pas voulu lui dire. Pour surprendre les secrets des gens des fureteurs, avides de «
les
« la forme historique
,
scandale
et sûrs
de
la
complicité du public, s'abaissent à
Renan, les Apôtres, Introduction. Néanmoins, Bayle conseille de ne pas trop accepter lès lettres d'un écrivain comme l'expression fidèle de sa pensée (Nouvelles de la République des lettres, avril 1684). En effet, suivant la remarque de Sainte-Beuve, « on se modèle toujours à quelques égards sur la per« sonne à laquelle on écrit » (Portraits contemporains, t. V, p. 288). (1)
(2)
METHODE NARRATIVE des moyens d'espionnage
277
de police.
et
aux
écoutent
Ils
portes, regardent par les trous des serrures, décachètent les lettres, interrogent les
domestiques, recueillent
médisance
rages, ouvrent l'oreille à la
même
et
ne
la
comme.
les
ferment pas
Peu un
à la calomnie. Qu'a-t-on découvert de la sorte ?
de chose, sinon que
X
envers.
vrai dire,
l'histoire a
on
une contrepartie
soupçonnait déjà.
le
Que
et
décider et
que croire entre des affirmations solennelles et ces démentis dérobés? Une considération pourtant diminue notre embarras: c'est
que l'insinuation
secrète,
moins fausse en appa-
rence, n'est pas au fond plus exacte que l'allégation publi-
que.
On
peut reprocher à la première autant de légèretés et
de préventions qu'à la seconde de simulation '
L'une a trop de calcul l'autre a trop
même
et
de réserve
de laisser-aller
et
;
et
ne
elle
de licence
;
de réticence.
dit pas assez
;
elle dit tout et
plus. Les écrivains qui publient l'histoire de leur
temps évitent de divulguer des
on veut bien
être sincère,
vérités
compromettantes, car
mais on aime son repos
;
et
ceux
qui, pour renseigner la postérité, font en grand mystère la
confession de leurs contemporains, y mettent encore plus de
malignité que de franchise. Si Voltaire avait écrit sous forme
de mémoires
secrets le Siècle
de Louis
aussi prodigue d'adulation ? Et
clandestin, au lieu de distiller,
son
fiel
si
comme on
dans l'ombre, avait couru
gens dont
il
faisait
autant diffamés
de l'autre,
il
est
?
de
Sans
si
le
XV,
aurait-il
le lui
a reproché,
risque d'être lu par les
terribles peintures, les aurait-il
faire injure à la
bonne
foi
Les historiens ne soulèvent donc qu'en partie
un détriment dont portance.
de l'un ni
permis d'en douter.
qui nous cachent la vérité,
Il
été
Saint-Simon, historien
il
et leur silence
n'est pas possible
les voiles
cause à l'histoire
de déterminer l'im-
faut suppléer à leurs indications incomplètes
par toutes sortes d'inductions et de conjectures hasardeuses.
Niebuhr compare ce
qu'il
y a d'idéal dans
cette restitution
à l'épaule d'ivoire que les Dieux durent fabriquer pour res-
l'histoire et les historiens
278
susciter Pélops (1). Mais, avec de pareils artifices,
un
plus
on n'a
Nos enquêtes sont pleines pas un mauvais marché si
tout vivant et véritable.
de lacunes,
ne
et l'on
ferait
l'on pouvait acheter ce
Ce
croit savoir.
qu'il
qu'on ignore au prix
de ce qu'on
y a de plus vrai dans l'histoire, c'est ce
qui ne s'y trouve pas.
Les historiens méconnaissent donc l'une lois
et l'autre
des deux
fondamentales de l'histoire. Entre leurs altérationsetleurs
réticences,
serait
il
La meilleure part ont refusé de
chimérique de prétendre établir
d'elle
la dire
;
nous échappe ceux qui :
et la part qu'ils
la
la vérité.
détenaient
nous montrent, faussée
de toute façon, n'est qu'une apparence trompeuse. Nous ignorons au moins
nous
la moitié des choses, et celle
flattons de connaître n'est guère
L'impuissance des historiens à
nombre
qu'un
que nous
tissu d'erreurs.
fixer la vérité ressort
du
indéfini de leurs ouvrages sur des sujets déjà mille
fois traités.
On
refait
sans cesse
les
mêmes
récits
parce que
la certitude n'est
jamais atteinte. « L'histoire, ditVillemain,
« est de tous
genres peut-être
«
tiple
;
les
elle laisse
« suivant
le
le
plus varié,
« qu'il se propose,
l'histoire
également fausse, car
avantages d'un genre
là
littéraire,
démonstration de sa nullité
(2).
»
;
le
but spécial
le
change, se transforme
« sente également vraie de divers côtés
les
plus mul-
point de vue où se place l'historien, suivant
« caractère de son génie, de son époque, ou
juste de dire
le
toujours une place nouvelle au talent
Il
et se pré-
serait plus
ou Villemain ne voitque nous trouvons
comme
science.
Une
la claire
vérité
si
changeante n'est pas propre à inspirer beaucoup de confiance. n'y a rien de définitif en cette matière et l'histoire est tou-
Il
jours à
même
(
1
)
(2)
recommencer parce
qu'elle n'est jamais faite.
exposé ne saurait évidemment contenter
Histoire romaine, VI, p. 161. Tableau de la littérature du XVIIIe siècle,
t.
II, p.
Le
l'infinie
374.
METHODE NARRATIVE
279
diversité des goûts, des passions et des préjugés.
historien a
donc
le
plus rebattu et de
Chacun
«
droit de reprendre à
le
nouveau
Chaque
le sujet le
marquer à son empreinte personnelle.
son roman, dit Voltaire, parce que nous
fait
« n'avons point d'histoire véritable
(i ).
»
En
réalité,
il
y a
autant d'histoires que d'historiens.
Veut-on un exemple récent de
cette multiplicité sans fin?
En
1868, deux ans après la bataille de Sadowa, il avait déjà paru en Allemagne plus de deux mille relations
de cette campagne de huit jours. Deux mille ans, pour n'était
récits,
seul pays, n'est-ce pas inquiétant ?
en deux
La
vérité
sans doute entière dans aucun, puisqu'on a senti
besoin de tous ?
un
les multiplier à ce point. Est-elle
Nous
le
du moins dans
n'oserions l'affirmer, par égard pour ceux qui
ont suivis.
les
Mézerai, parlant des futurs historiens, dit avec une saga-
prophétique
cité
« veaux,
ils
:
« Qu'il en vienne tous les ans de nou-
ne mettront jamais ce sujet en sa perfection.
«
Ils
pourront bien mériter quelque louange particulière,
«
ils
pourront bien
se
surpasser l'un l'autre,
aplanir
le
« chemin peu à peu. y apporter de plus en plus de nou-
« velles clartés mais ;
il
y aura toujours, dans leurs ouvrages.
« beaucoup plus à désirer qu'à admirer, plus de choses « obscures que d'éclaircies et moins de vérités que de con« jectures(2). »
Que de doutes ne doivent
pas motiver ces reprises, ces
variantes et ces contradictions des historiens ? Et là
où
ils
même
sont d'accord, ne peuvent-ils pas s'être rencontrés
dans de communes erreurs
?
Ceux
d'entre
eux qui ne détes-
tent pas le paradoxe sont toujours reçus à prendre le contre-
pied des opinions généralement admises et thèses
(1) (2)
si
désespérées qu'avec
un peu
Mélanges, Œuv. compl., t. XIV, Histoire de France, préface.
p.
il
d'esprit
437.
n'y a pas de
on ne puisse
l'histoire et les historiens
280
On
étayer de spécieux arguments.
exemple, que Néron tre avorté (2),
fut
un mons-
digne d'une bonne
renommée
roi
(4), l'impératrice
Faustine, une
honnête femme calomniée « time de l'histoire
(i), Titus,
III,
Richard
Louis XIII, un grand
plu à soutenir, par
s'est
un bon prince
(6)
(5),
»
(3),
Lucrèce Borgia, « une vic-
Des
etc.
critiques, trop
ingé-
nieux peut-être, ont récemment entrepris de démontrer que les pièces
de Shakspeare sont de Bacon
et
(7),
bientôt sans
doute d'autres critiques, plus sagaces encore, se feront forts d'établir
que
œuvres de Bacon sont de Shakspeare.
les
Cela revient à dire indubitables.
On
qu'il n'y a
pas en histoire de vérités
peut, sur tous les points, plaider le pour et
contre, parce que rien n'est prouvé.
le
fin
sur des questions toujours en
vraisemblance
du
est celle
On
litige, et la
discute sans
mesure de
la
talent de l'avocat.
Cette perpétuelle mobilité d'aspects est incompatible avec la science vraie qui, la
preuve une
fois faite, se fixe
dans
la
certitude stable. Ses vérités ont pour caractère de s'imposer
à la raison et de ne pouvoir pas être conçues différemment
par
les esprits les
plus divers. L'histoire semble incapable
d'arriver à ce résultat définitif. L'évidence
Bacon
croit
un motif de
pouvoir
tirer
se rassurer
« siennes, ces relations,
:
de «
la disparité
Comme
dit-il,
même
chaque
lui
échappe.
des histoires
parti publie les
frayent à la vérité
un chemin
Diderot, Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Beulé, Etudes et portraits du siècle d'Auguste, Le véritable Titus. (3) Horace Walpole, Doutes historiques sur la vie et le règne de (1) (2)
Richard
III.
Marius. Topin, Louis XIII et Richelieu. On sait la (5) Renan, Dissertation lue à l'Institut, août 1867. piquante réponse de Mme de Lassay à son mari qui se portait avec « Comment trop d'ardeur garant de la vertu de Mme de Maintenon « faites-vous, Monsieur, pour être si sûr de ces choses-là ? » (4)
— :
Gregorovius, Lucrèce Borgia. Smith, Lord Bacon est-il l'auteur des pièces de Shakspeare ? et Donnelly, Le grand cryptogramme ou le chiffre secret de Francis Bacon dans les prétendues pièces de Shakspeare. (6)
(7)
MÉTHODE NARRATIVE « entre
les
d'abord que toutes
ne sera jamais
;
I
faudrait
opinions se fussent produites, ce qui
les
;
mais
si elle
est toute
d'un côté, ou
même en dehors, nous voilà du
à l'un des extrêmes, ou
un expédient bien parmi des mensonges
égarés. C'est
compare
il
puis que la vérité trouvât juste son expres-
moyenne
sion dans leur
la vérité
28
extrêmes (1). »Pour que cela fût exact,
précaire que
coup
de chercher
Macaulay
contradictoires.
de procéder à la manière dont l'héroïne
cette façon
d'une pièce de Dryden se sauve en avalant deux poisons qui se servent d'antidote l'un à l'autre périlleux et ne peut réussir
que
très
Le moyen
(2).
Ainsi la certitude, éternel postulat de la science, fera toujours défaut à l'histoire narrative.
ce que, dans et
œuvres
les
de vrai, ni faire
le
les
est
exceptionnellement.
fait et
Nul ne peut
plus admirées,
il
En
partage sûrement.
dire
entre de faux elles, ce
que
Corneille appelle « la tissure des fictions avec la vérité (3)»,
compose une trame mi-partie, comme ces soie et coton. Tout au plus les historiens
étoffes
mélangées
pourraient-ils,
en
s'aidant des lumières de la science, séparer l'impossible
du
possible facilité
mais
;
ne prennent pas
ils
même
à admettre des faits merveilleux
sur tout
le reste,
donne
l'absurde
car
comporte une
La vérité
dû
infinité
se trouve
tures sans
circuler
où l'impossible a passé,
librement. Or, le possible
se
le
choix n'est jamais sûr.
flattent
de trancher la
la
difficulté
par
version la plus
dignité et de l'accroissement des sciences, II, 7. de la Grèce de Mitford. (3) Préface de Polyeucte. mémorables, (4) Voy. le recueil de Valère Maxime, Faits et paroles ch. v à vin. « Le réel est étroit, le possible est immense. » (5)
(1)
la
(2) Essais, l'Histoire
I,
(5).
donc comme perdue parmi des conjec-
approximation, en s'efforçant d'établir De
leur
met en soupçon
de cas, alors qu'un seul se réalise
nombre dont
Les historiens
et
une crédulité qui ne recule pas devant
sa mesure, et là
tout le possible a
(4)
ce soin
.
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
2 62
vraisemblable
;
mais
ils
courent deux
déçus puisque, d'une part,
le
fois
le
risque d'être
vrai n'est pas toujours vraisem-
blable et que, de l'autre,il arrive souvent au vraisemblable de n'être pas vrai.
Les distinguer constitue un problème inso-
luble. Les historiens ne
de
la vérité
le
qui se dérobe,
pu
à peu près, a-t-on
soulèvent
ils
se contentent
comme
dire,
même
les
pas
et, à
défaut
de son apparence,
poursuivants de Pé-
nélope qui, rebutés par la maîtresse, courtisaient ses servantes. Tite-Live déclare que, « dans les événements anciens,
«
il
que
lui suffit
« puisse
les
faits
soient vraisemblables
accepter pour vrais
les
« vraisemblance est
(i) ».
même
lumière
la
l'histoire, et
« glorieux pour Froissart d'avoir su rendre
« blables certains
récits
« pu prévaloir contre « des Chroniques est glorieux
Un
tel
pour
que
si
«
il
la
est
vraisem-
la vérité, plus tard rétablie, n'a
elle, ni la
(2) ». Si ce
le
qu'on
N isard,
Selon M. de
et
conteur,
science contre les légendes
triomphe de l'est-il
l'art
sur la vérité
autant pour la science?
éloge, décerné à l'historien, expose l'histoire à
tom-
ber en confusion.
On chant
pourrait citer bien des cas où les auteurs, en cherla
vraisemblance, ont tourné
torien Zonaras dit suivre
la
le
dos à
la vérité. L'his-
Cyropédie de Xénophon de
préférence aux Histoires d'Hérodote, parce qu'elle lui paraît
plus vraisemblable
(3).
Bossuet
et
Rollin s'y sont également
trompés. Les grâces attiques de l'écrivain, faisant illusion'
donnaient à une fiction romanesque plus de créance qu'à
un véridique
récit.
Par contre, Manéthon, dont
les listes
de
égyptiens paraissaient peu ATaisemblables, obtenait, quoique scrupuleusement exact, moins de confiance qu'il rois
n'en méritait.
On
contes d'Hérodote le
se croyait et
mieux dans
de Diodore.
Il
le vrai
n'a pas fallu
avec les
moins que
déchiffrement des textes hiéroglyphiques pour réhabi(1) (2)
(3)
Annales, V, 2 Histoire de la littérature française, Zonaras, Annales, III, 25. 1
I
MÉTHODE NARRATIVE aux dépens des
liter.
2
historiens grecs,
83
chronologiste
le
de l'antique Egypte. Ainsi, par une double méprise, Hérorécusé
dote,
quand
était vrai, faisait autorité
il
quand
il
faux. Voilà où conduit la recherche de la vraisem-
était
blance. L'histoire, réduite à se contenter de l'ombre
trompeuse de
la vérité, est
si
souvent
donc séparée par un abîme de
même, avec une
science qui aspire à saisir la vérité
deux
certitude. Socrate et Aristote distinguaient déjà
la
entière sortes
de connaissances, l'une qui arrive à l'indubitable par voie de démonstration, l'autre qui conclut simplement au pro-
La première
bable et comporte du désaccord.
science;
la
humaine.
seconde
constitue la
la philosophie, l'histoire et la justice
Celles-ci admettent toutes les conjectures imagi-
nables sous la seule condition qu'elles soient plausibles. science,
plus
réclame
exigeante,
soupçon d'erreur. L'à-peu-près saurait la satisfaire
;
il
le
si
le
moindre
plus vraisemblable ne
le
lui faut l'évidence
drait l'échafaudage de présomptions toire
sans
vrai
La
même. Que devien-
dont
compose
se
l'his-
l'on voulait en éliminer l'incertain ? Descartes con-
de « réputer presque pour faux tout ce qui n'est que
seille
« vraisemblable lui restera-t-il ?
« toire à
(i) ».
la vérité,
« de ses prestiges
En
Appliquez
Voltaire
vous (2).
fait la
la
cette règle à l'histoire,
réponse: « Réduisez
perdez
;
c'est
que
l'his-
Alcine dépouillée
»
présence de tant de motifs d'incertitude, l'assurance
des historiens ne semble-t-elle pas
digne
d'admiration ?
Rarement ils émettent un doute: ils craindraient de paraître mal informés. Toujours sûrs de leurs faits, ils tranchent avec une intrépide confiance les plus inextricables nœuds. Rien ne
les arrête, rien
tout entendu, tout su.
(1) (2)
ne leur échappe.
nous font
Ils
Ils
assister
Discours de la méthode, ro partie. Mélanges philosophiques, Lettres chinoises
ont tout vu,
au minutieux
1
et indiennes.
l'histoire et les historiens
284 détail des
événements, entrer dans
cendre au fond des consciences
,
les conseils secrets,
des-
pénétrer les sentiments
intimes, démêler les intentions cachées.
montrent à décou-
Ils
meuvent les choses, lisent cou-
vert les ressorts invisibles qui
ramment dans le livre du Destin et sont les interprètes attitrés de la Providence. Racontent-ils un événement, ils en rétamoindres circonstances, assignent à chaque
blissent les
acteur son rôle, mesurent avec précision sa part de responsabilité, les
notent
du
l'air
visage, l'accent des paroles, révèlent
mobiles, les projets, les rêves des personnages. C'est une
divination continuelle ou plutôt une verve d'invention intarissable.
bien
Comme
arrive
il
au théâtre quand une pièce
vivement jouée,
faite et
par croire que «
l'illusion est
complète; on
est
finit
Mais, vienne la réflexion,
c'est arrivé ».
cette fantasmagorie s'évanouit.
A chaque assertion téméraire,
on voudrait
à l'auteur
vous?
demander
alors
— Piquée d'une méfiance qu'elle
jure, la loyauté de l'historien
de citations être encore
et si
— Qu'en
savezin-
va sur-le-champ vous accabler
de renvois (1); mais on l'embarrasserait peut-
on
lui
Que savons-nous, •chose,
:
prend pour une
presque rien.
demandait
les
garants de ses garants.
finalement, en histoire? Bien peu de
A
part
un
petit
nombre d'événements
que, réduits à leur expression la plus sommaire,
admettre sans trop de risques, sur
la foi
on peut
d'une quantité de
En
témoignages concordants, tout
le reste est l'incertain.
qui concerne
nous n'aurons jamais qu'une
les particularités,
vérité partielle, conjecturale et toujours suspecte.
dence conseille de rejeter une bonne part des
faits
ce
La pruqui rem-
plissent nos annales et de douter des autres, car, en histoire
non moins qu'en philosophie, «
le
doute
est le
commence-
(1) L'usage de citer les autorités sur lesquelles on s'appuie n'est pas ancien. Scipio Dupleix, dans son Histoire de France (162 1), en a le premier donné l'exemple. Jusque-là, les historiens supposaient trop volontiers qu'on était tenu de les croire sur parole, d'après le mot ironique de Sénèque « Ab historicis quis unquam juratores exegit ? » :
(Apocolokyntosis,
I,
2 et 3).
MÉTHODE NARRATIVE
ment de mise à
la sagesse (i) ».
l'historien.
Mais tant de réserve
faut qu'il affirme
Il
Sa fonction, comparable à épineuse, consiste
pétuité.
le croie.
version la plus vraisemblable, qui n'a et l'histoire
se trouve,
humaine, condamnée à l'hypothèse à per-
Heureux encore lorsque
commune
bilité
n'est pas per-
pour qu'on
du juge dans une affaire à démêler, parmi des rapports incomplets
et contradictoires, la
la justice
5"
celle
pas toujours chance d'être vraie,
comme
28
le
sentiment de leur
inspire à l'une et à l'autre
failli-
un peu de modé-
ration et d'indulgence!
Comme nous ne voulons pas assumer toute lité
d'une conclusion
voquer
si
la
responsabi-
fâcheuse, qu'il nous soit permis d'in-
l'autorité d'historiens qui, éclairés par l'expérience,
ont porté sur
de non moins sévères jugements.
l'histoire
faits faux comou bien à l'occasion des vrais (2).» Voltaire définit l'histoire « le récit des faits donnés pour « vrais (3) ». « Presque toutes nos histoires, dit-il encore, ne
« Les histoires,
« posés sur des
dit
faits
Montesquieu, sont des
vrais
« sont guère que des contes
(4).
« d'utiles vérités dans l'histoire «
tiles
De «
et l'on n'y
:
«
On
cherche
trouve que d'inu-
erreurs (5). »
l'avis
prit
» Et ailleurs
de Fontenelle, « l'histoire est
humain
Malebranche
le
roman de cœur ».
l'es-
et les romans sont l'histoire du
disait
ne pas
faire plus
de cas de l'histoire
que des nouvelles de son quartier. D'Aguesseau raconte agréablement que plusieurs entretiens sur la métaphysique l'avaient mis assez avant dans les bonnes grâces du philoVoltaire,. (1) 'Apx^î ffocpfaç àziGTia (Aristote). « Cette maxime, ajoute « est fort bonne pour qui lit l'histoire ancienne » (Du Pyrrhonisme en histoire) : et même, ce que Voltaire n'a pas le courage d'ajouter, pour qui lit les histoires modernes. (2) Pensées diverses. (3) Article Histoire de la (4) Essai sur les mœurs.
(5)
Grande Encyclopédie.
Questions sur l'Encyclopédie,
art.
Ana.
286
l'histoire et les historiens
sophe
;
mais qu'un jour, surpris par
sorte de scandale »,
un Thucydide
ruiné dans son esprit
comme
lui,
« non sans une
à la main,
se livrant à
il
faillit être
de frivoles
lec-
tures (i).
D'après Johnson, « l'histoire était
«
«
un
vieil
almanach
et
historiens ne pouvaient pas prétendre à une plus haute
les
dignité que celle de faiseurs d'almanachs (2) ».
« Qu'est-ce que l'histoire? demande Napoléon:
« fable sur laquelle tout
M. Renan
le
monde
est d'accord.
—
Une
»
appelle l'histoire « la plus ironique et la plus
« incongrue des associations d'idées cation d'historien,
il
écrit:
(3) ».
Parlant de sa vo-
« Je fus entraîné vers
les sciences
« historiques, petites sciences conjecturales qui se défont
« sans cesse après
« ans
(4).
Chateaubriand
me
«
s'être faites et
disait,
dans un
semble à moi-même que
« que je ne qui ont
qu'on négligera dans cent
»
moment
j'ai écrit
suis pas historien (5). »
écrit sur l'histoire
de sincérité
Ce mot
si
vrai, tous
pourraient à bon droit
Il
n'y a pas d'historiens dans
il
n'y a que
le
:
«
Il
sur l'histoire, mais
sens scientifique
des littérateurs dissertant à plaisir sur
ceux
le redire.
du mot de beaux ;
sujets.
Etudiée par eux, tantôt pour son intérêt romanesque,
tantôt
comme
répertoire
soutenir, l'histoire est
munal
d'arguments en vue de thèses à
un genre mixte, une
sorte de
com-
où viennent fourrager, par troupes mêlées,
littéraire
des poètes dépourvus d'inspiration, des politiques en disponibilité
d'emploi
et
des sophistes à court de bonnes raisons.
Seuls, les savants n'ont pas encore abordé l'histoire, dans
dessein de l'étudier,
le
sans
illusion,
comme
ils
font les autres sciences,
sans intérêt propre ni parti pris.
Ce
qui,
Instruction IIe sur les études propres à former un magistrat. Macaulay, Essai sur Johnson. (3) Vingt Jours en Sicile, Repue des Deux Mondes, 15 novembre 1875. (4) Souvenirs d'enfance et de jeunesse. (5) De Marcellus, Chateaubriand et son temps. (1)
(2)
MÉTHODE NARRATIVE
287
jusqu'à présent, les a écartés de cet ordre de recherches, ce
dédain ou l'incuriosité du sujet
n'est pas le
;
point qui sollicite davantage l'attention générale
quement
le
Quand
le
«
serait
injuste
d'attribuer,
d'études historiques, leur négligence
dans
si
le
après
ordres de connaissances, les
si
du
vrai, le
périlleux
vingt-cinq
impéritie. car
cette tâche infructueuse
recherches
fort
un
les
»
beaucoup ont mis
zèle et des talents dignes est
assurément, de tous
qui a été l'objet des
celui
plus étendues, les plus suivies, mais,
en convenir aussi,
(i).
siècles
complet insuccès des historiens à
ou à leur
d'une meilleure fortune. L'histoire les
n'y en a
c'est uni-
défaut de méthode et l'absence de certitude. faux, dit Cicéron, approche
« sage ne doit pas s'engager dans un défilé Il
il
;
plus stériles.
On
il
faut
vraiment con-
reste
fondu quand on compare l'immensité du travail accompli et
l'inanité des
résultats
d'efforts tient à la
obtenus.
L'avortement de tant
nature rebelle des choses.
A une question
mal posée il n'est pas possible "de faire une réponse précise. Or, le problème si vainement agité ne comporte pas de solution rigoureuse.
Jamais,
sur les
singularités et les
on ne saura la vérité complète, d'enquête, de vérification définitive. moyens certaine, Les et d'exposition sont également défectueux. On n'a que des accidents de la vie humaine,
indices et pas de preuves, quelques présomptions et beau-
coup de doutes, un peu de vraisemblance
et
aucune
certi-
tude.
Prenons donc notre et
parti
d'une incapacité sans remède
renonçons à chercher ce que nous ne pourrions pas
découvrir.
Une
considération, d'ailleurs, doit rendre notre
résignation plus facile et nos regrets
que tous ces
faits particuliers,
dont
moins amers la
échappe, sont au fond de peu de valeur.
(1)
Académiques,
II,
21.
:
c'est
connaissance nous
Quand
ils
nous
288
l'histoire et les historiens
seraient aussi bien
connus
qu'ils le sont
mal,
ils
ne com-
poseraient point une science et nous n'en pourrions rien faire.
Le
véritable objet de l'histoire, le seul qu'il importe
de savoir,
nons
si
leures,
sérieux.
c'est l'ordre
des fonctions de la raison. Exami-
leur étude, entreprise dans des conditions meil-
ne pourrait
pas
conduire à des
résultats
plus
CHAPITRE SECOND MÉTHODE STATISTIQUE
Nous avons de
la vie
humaine.
Au
de
la
dans
l'a
il
et
est possible
des fonctions
le détail
terme de divisions
prolongées aussi loin qu'on
nuer
comment
essayé de montrer
d'entrer, par voie d'analyse,
de subdivisions
jugé nécessaire pour dimi-
complexité des problèmes, on se trouve en présence
faits
généraux, simples
et
On
bien déterminés.
n'a
plus à décrire leur nature, caractérisée par les conditions
même
de l'analyse, mais seulement à constater leur étendue
La méthode mathématique doit alors se méthode narrative et remplacer les récits par des dénombrements.
et leur fréquence.
substituer à la
Ainsi procède la statistique qu'on peut
Moreau de Jonnès. «
la science
« par des termes numériques historiques dépend
(i) ».
définir,
avec
faits
sociaux exprimés
Tout
l'avenir des études
des
de cette science nouvelle
que
laisse
encore dans l'ombre l'inévitable modestie de ses débuts.
Les historiens
même
de
la
dédaignent ou l'ignorent
l'histoire,
naissent. Seule pourtant elle
vie
commune,
Eléments de
les
donne
le
moyen
théoriciens
mécon-
la
d'explorer la
d'en poursuivre l'étude à fond et d'en établir
une représentation (i)
;
comme Auguste Comte,
exacte.
statistique,
I,
i. l
9
2
l'histoire et les historiens
go
i
I
rôle et utilité de la méthode statistique
un principe acquis
C'est
à la philosophie des sciences que
précision de leurs connaissances est
la
qu'elles
empruntent de secours à
la science
en raison de ce
Comme
mathématique.
la
des grandeurs ramène toutes ses données à
dence logique,
elle apporte,
bienfait de la certitude.
où
l'évi-
elle intervient, l'inappréciable
Rien ne prête moins à
l'illusion et
mesure du nombre et de l'étendue. La marche rigoureuse du calcul maintient dans le droit chemin
à l'erreur que la
l'intelligence toujours
traces de
prête à s'égarer, sur les
l'imagination, à la poursuite de chimères idéales. Aussi le
concours de
de
mathématique, à
la fois
indispensable à l'étude de tous
est-il
c'est
la
au frontispice de
la
instrument ordres de
les
la science, plutôt
et frein,
que sur
le
faits, et
portique
philosophie, qu'il faut graver l'inscription célèbre
« Nul n'entre
ici s'il
Les sciences de
n'est
géomètre
la nature,
(i).
:
»
d'abord livrées à
l'esprit
de
spéculation et d'hypothèse, ont dû, pour se constituer à l'état positif,
En
se
soumettre leurs notions à l'épreuve du calcul.
faisant
théorèmes
mathématique, l'astronomie a converti en
les rêveries
des philosophes anciens sur
tème du monde. Armée de l'analyse,
mesuré oibites,
les
elle
a cadastré
le sysle ciel,
distances des astres, tracé la courbe de leurs
apprécié
leurs attractions
durée de leurs révolutions
et
mutuelles, supputé la
rendu compte des mouvements
De même,
les
progrès de la physique datent de l'époque récente où
la
plus compliqués de la mécanique céleste.
les
(
i
)
MrjOeîç ay£w|i.£Tp£TOç eIgitm
Chiliades, VIII, 972).
[/.ou
xvjv
axiyr^ (Platon, dans Tzetzès,
METHODE STATISTIQUE
29!
méthode expérimentale, s'appliquant à graduer des forces moléculaires, a pu
les
les
effets
exprimer par des nombres.
Lavoisier a fondé la chimie sur l'emploi systématique de la balance, et ses successeurs réduisent les
de combinaison
faits
à des comptes d'atomes, à des formules de proportion et
d'équivalence. Actuellement, la physiologie, la psychologie
elle-même tâchent d'éclairer leur voie en procédant à de minutieuses analyses des phénomènes delà
Pour que
l'histoire
faut qu'à leur
exemple
une alliance intime
vie.
prenne enfin rang parmi elle
les sciences,
il
contracte avec la mathématique
et féconde. Elle
y trouvera de
même un
principe de rénovation salutaire et la condition de certitude qui, jusqu'ici, lui a fait défaut.
plus précieux
moyens dont
mettre'un peu d'ordre
et
justement appelées «
à noter déjà que
les
La chronologie
les
disposent, pour
de clarté dans leurs
expédients mathématiques. si
Il est
les historiens
récits,
sont des
et la
géographie,
deux flambeaux de
l'histoire »,
marquent avec précision le lieu et la date des événements. Il a suffi d'opérer un partage méthodique de l'étendue et de la durée pour voir disparaître le vague des mythes et des légendes fabuleuses qui, ne se rattachant à rien, flottaient
comme la
des nuages dans
mathématique à
l'air.
Une
plus large application de
dissipera
l'histoire
l'obscurité
problèmes en l'amenant à serrer de plus près choses.
A
des chiffres précis, des relevés authentiques.
science des faits humains,
littéraire, est
titative.
si
longtemps descriptive
et
destinée à devenir presque entièrement quan-
Les phénomènes de fonction, objet essentiel de son
étude, sont en effet mesurables par les
métique
de ses
réalité des
des aperçus incertains, à des relations inexactes,
elle substituera
La
la
et
géométrique, de
la
deux modes,
arith-
détermination des grandeurs.
On
peut, d'une part, les traduire en nombres, de l'autre,
les
figurer
aux yeux par des représentations graphiques et cartogrammes) où sont résumées, en de
(diagrammes frappantes
images qui tiennent lieu d'une langue
uni-
l'histoire et les historiens
292 verselle,
de longues séries de
rapports
et les
faits
dont
les variations, les
apparaissent en pleine lumière
lois
(1).
L'idéal de l'histoire, élevée à la dignité de science, serait
d'exprimer ainsi toutes ses notions
de n'employer plus
et
les
mots que pour expliquer, ou commenter ces formules. Il faut dire avec insistance aux historiens, comme Galilée aux physiciens de son temps:
«Pas de raisonnements
substitués
« aux calculs, pas de frivoles discours sur les sciences de la
« nature
!
Appliquez, mesurez, pesez, analysez
quels résultats ont, depuis trois siècles, suivi
moins
On
sait
mise en
La même méthode, non
pratique d'un aussi sage conseil. utile à l'histoire,
»
!
la
pourra seule transformer en connais-
sances réelles ce qui n'est encore que
le
roman de
la vie
humaine. L'importance des évaluations numériques- pour statation des faits est évidente de soi.
souvent plus explicite
un de
ces titres
con-
la
simple chiffre
est
qu'une verbeuse narration. Veut-on
indiquer la puissance d'un Etat? chef
Un
Au
pompeux où
se
lieu de décerner à
complaisent
son
les proto-
coles des peuples de l'Orient, et de décrire les splendeurs de sa cour, qu'on dise l'étendue des territoires, le
nombre des
habitants, l'état de la richesse publique, la force des
mées,
ar-
etc.
Le nombre des tués et des blessés que les historiens consciencieux mentionnent parfois à la fin de leurs relations de batailles révèle mieux l'ardeur de la lutte que le récit pittoresque de ses principaux incidents.
Hérodote,
les trois cents Spartiates
Quand on
jusqu'au dernier à la défense des Thermopyles
immolation volontaire d'une poignée de héros
chacun d'eux,
la
voit,
dans
de Léonidas se faire tuer
résolution d'assurer
(2),
atteste,
cette
dans
au prix de sa vie
(1) Ce mode d'exposition graphique est dû à William Playfair (Eléments de statistique, traduits par Dormant, 1802). (2) Histoires, VII, 221 à 232.
MÉTHODE STATISTIQUE l'indépendance de sa patrie,
Grèce
la
invincible.
était
apprend qu'à
la bataille
et l'on
un Grec ne
Perses, « pas
reconnaît à ce
trait
que
Mais lorsque Xénophon nous
de Cunaxa, où
qui combattaient pour Cyrus
« atteint, dit-on, d'une
2 0,3
le
les
fut blessé,
ce n'est
si
perdue
flèche
dix mille Grecs
Jeune défirent l'armée des
(i) »,
un
soldat
on cesse de
s'étonner des triomphes d'Alexandre et l'on incline à penser,
avec Tite-Live, que son mérite fut de mépriser un vain épouvantail
Ainsi encore, lorsque Machiavel, racon-
(2).
une des plus terribles batailles que se soient livrées les Italiens du xv e siècle, termine par ce détail imprévu que, après quatre heures de lutte acharnée, le seul mort qu'on releva fut un maladroit tombé de cheval et foulé aux pieds tant
par
les
combattants
de l'historien,
(3),
et l'on se
on
mégarde, un carrousel pour une
On
s'il
n'aurait pas pris, par
bataille.
n'apprécie bien les dévastations d'une guerre que par
d'hommes
des données précises sur les pertes
Quand
Tacite, pour peindre les ravages des
Bretagne,
fait
dire à Galgacus
pacem appellant l'art
de sourire du sérieux
est tenté
demande
ne
trahit-il
(4) »,
pas
:
«
de biens.
Ubi solitudinem faciunt.
on admire ce
ici la
et
Romains en
bel effet de style.
Mais
vérité? Faut-il croire que, pour
Romains ont exterminé tout un peuple ? L'expression est manifestement exagérée en vue du relief. Si Tacite avait pu donner l'état de la population établir cette paix funèbre, les
bretonne avant
et
littéraire, aurait à (1)
Anabase,
I,
après la guerre,
coup sûr
le
renseignement, moins
été plus exact.
8.
Au
rapport d'Arrien, la bataille d'Arbelles, qui décida du sort de l'Asie, ne coûta que deux cents morts aux Macédoniens. les Florentins sur Jes (3) Bataille d'Anghiari (1440) gagnée par Milanais et les Vénitiens « E in tanta rotta e in si lunga zufla che « duro d'aile ore xx aile xxiv ore, non vi mori altri che un uomo, il « quale, non di ferite o d'altro virtuoso colpo, ma caduto da cavallo (2)
:
« e calpesto, espiro » (Istorie florentine, V 33). C'est cette inoflensive Léonard de Vinci fit, dans son célèbre Carton^ une si ardente mêlée. O mensonges de l'idéal ',
joute, dont, en 1503,
!
(4)
Vied'Agricola, 3o.
l'histoire et les historiens
294
L'insouciant Froissait dit à peine quelques mots de la
peste noire qui dépeupla l'Europe au milieu du xiv e siècle (1348), et se borne à cette mention incidente
« temps, par tout
le
« l'on clame épidémie courait, dont bien
« du monde mourût
forme à
que
la vérité,
ne
(1).
constance
analogue,
Thucydide
(3) ?
« Car, en ce
révèle-t-il
le
la tierce partie
» Supposé que ce chiffre soit conpas mieux l'horreur du fléau
longue description de Boccace
la
:
monde généralement une maladie que
(2),
ou, dans
une
cir-
tableau de la peste d'Athènes par
Les historiens de l'avenir auront surtout pour tâche de recueillir et d'interpréter des
de
faits
la vie
commune.
données
statistiques sur les
L'activité de la raison se résout
toujours en actes, et l'unique manière de s'en rendre compte après les avoir classés par fonctions définies, de les con-
est,
stater
au
moment où
ils
s'accomplissent, de les
dénombrer
dans des conditions déterminées de population, d'époque de
territoire, puis
successifs, de noter les variations les
de
la fonction et d'en tirer
inductions qu'elles comportent.
pourra savoir un jour ce que font
manité
se
et
de comparer ces relevés, simultanés ou
les
seulement on
Ainsi
multitudes dont l'hu-
compose. L'histoire a pour mission d'ouvrir une
vaste enquête sur les développements de la vie générale et
de tenir en partie double
la
comptabilité des actes de la rai-
Dans l'humanité, comme dans l'univers, « tout est « poids, nombre et mesure (4). » « Les chiffres, dit Gœthe,
son.
le monde et nous apprennent comment le monde est gouverné (5). » La statistique constate des séries de faits qu'elle seule
« gouvernent «
peut atteindre
et
les
exprime
avec une
(1)
Chroniques,
(2)
Decamerone, Introduzione. Hist. de la guerre du Péloponèse,
précision
t. III.
II, 47, 48. Sagesse, xi, ai. (5) Entretiens avec Eckermann, 3i janvier i83o. adage « Mundum regunt numeri. »
(3) (4) Bible,
:
dont
— C'est
le
vieil
5
MÉTHODE STATISTIQUE n'approchera jamais
la
méthode
2g
narrative.
Quand on
juge
arides ces tableaux de chiffres, c'est qu'on ne voit pas tout
ce qu'ils représentent d'intense vitalité. Dégageons le sens
de ces formules, nous y lirons humaine. État et mouvement de richesse, tendances
vraie de la vie
l'histoire
la population, éléments de
du goût, degrés
d'instruction, niveau de
moralité, condition politique, tout vient se peindre et nous
dans ces documents qui éclairent du jour
instruire
le
plus
vif les personnes, les choses et leurs rapports.
Supposons qu'un nages
des
et
animé de l'esprit scientiun peuple que par des person-
historien,
fique et las de ne connaître
d'exception, veuille étudier
faits
ce
peuple
même, dans son activité multiple, et voyons ce qu'il pourrait demander de lumière à des relevés méthodiquement établis. Il
devra d'abord déterminer avec soin
milieu naturel
le
où ce peuple a vécu. La géographie en indique l'étendue, les limites, le climat, le régime météorologique, la configuration
elle fait
;
connaître la distribution du sol en plaines,
montagnes, plateaux,
vallées,
cours d'eau qui l'arro-
les
sent, la nature des terrains, les principales espèces de végé-
taux
et
d'animaux qui donnent à
la flore et à la
faune de
la
région leur aspect caractéristique...
La scène connue,
il
faut considérer l'acteur. L'ethnogra-
phie enseigne parmi quelles races recrutés
les
éléments de
la
de
la
se sont
leur proportion,
population,
leur mélange, les langues parlées. l'état
ou sous-races
La démographie
établit
population totale à une date donnée, sa densité,
sa répartition par sexes, âges et professions, puis sa tendance
à varier d'après la natalité, la mortalité et les migrations.
Les recensements périodiques, en usage chez civilisés,
constatent, par intervalles,
donnée
compte de
têtes,
toutes
autres.
les
peuples
essentielle à laquelle se rattachent
La comparaison de
l'étendue des territoires
les
combien une nation ce
occupés exprime
nombre avec
la densité
de
la
l'histoire et les historiens
296
population, indice d'une haute valeur, car les conditions d'existence diffèrent suivant que l'on
comme
par kilomètre carré,
70 en France, 33 en Espagne,
Le rapport de rurale
clairsemées
significatif,
peu
et
car,
populeuses,
là-
à
n'y
il
la
où
—
(1)....
population
les
villes sont
ni
production
a
commerce étendu,
ni capitaux accu-
mœurs
sont patriarcales
industrielle active, ni
mulés, ni progrès rapides et la
14 en Russie
population urbaine
la
encore
est
compte 182 habitants
en Belgique, 106 en Angleterre,
routine prévaut sur
les
;
l'esprit
Alors
d'amélioration.
que, en Russie, la proportion des citadins aux ruraux est à peine de 1/10, elle s'élève à i/3 en France, à 1/2 en Angleterre et atteint 9/10
population par âges
aux États-Unis. La distribution de et
par professions en signale
la
les forces
vives et les occupations dominantes.
Le
chiffre des naissances annuelles
donne
tution pathologique, les maladies régnantes, salubrité
sances
de
et le
la région.
ou diminue, d'influences.
la
fait
Du
le
le
se balancent
En
population reste stationnaire, s'accroît capital
où
se
résument une multitude
taux de l'accroissement annuel, on déduit
divisant le chiffre de la population par celui
des décédés la
durée de
nais-
ou sont en excès
des décès ou, plus exactement, en divisant par
la
degré de
nombre des
doublement qui ouvre des perspectives sur
phase de
l'avenir.
Suivant que
nombre des décès
l'un sur l'autre,
la
mesure de
la
d'un peuple. Celui des morts révèle sa consti-
la fécondité
somme des
la vie
le
nombre
années qu'ils ont vécu, on obtient
moyenne, qui fournit
le
plus sûr indice
communément satisfaits. Dans plusieurs contrées de l'Europe, la longévité moyenne a doublé depuis le xvi siècle. Ce fait que peu d'historiens de
la
manière dont
besoins sont
les
e
songeraient à
ceux
(1)
mentionner
est plus
important qu'aucun de
qu'ils racontent.
Maurice Block, Traité théorique et pratique de statistique,
1
886.
5
MÉTHODE STATISTIQUE Enfin
déplacements de
les
,
se portent, de
préférence,
L'accroissement des
profond dans
les
courants de son
chemins de
l'établissement des
population montrent où
la
les
depuis
villes
297'
un
siècle,
activité.
surtout depuis
un changement
fer, atteste
occupations, les goûts et la manière de
vivre des classes laborieuses. Les migrations de pays à pays
ont pris de nos jours un grand développement. Depuis
commencement de moins de
ce siècle,
déversé sur
le
le
accueilli
00,000 immigrants. En un demi-siècle,
i , 1
1867, l'Angleterre a
à
France n'a pas
la
de^i 8
1
monde 6,3o2,ooo
émigrants, prodigieux essaimage qui est allé coloniser de
Les États-Unis, de 1800 à 1882, ont reçu
fertiles régions. 1
1,000,000 d'immigrants dont
fixera,
pour
le
décompte par nationalités
les historiens futurs, les origines
ethniques du
peuple nouveau. Il
avec des données de ce genre, de se repré-
est facile,
senter
un groupe humain. On
sonnages de
l'histoire.
Il
a sous les yeux
s'agit
un des
per-
d'exposer la biographie de
nom collectif. La statistique, ce « budget des comme l'appelait Napoléon, va nous initier aux
ce héros en
« choses»,
détails de sa
grande
vie.
Des relevés économiques, moins exacts que
les tables
population, mais suffisamment approximatifs, naître les
On
développements de
sait à
peu près, chez un peuple,
vailleurs valides, ce qu'ils
d'agents, ce
maux
l'industrie, les ;
enfin
les
les
la lutte, et
nombre des
les ani-
vapeur, élec-
équivalant à une nouvelle
l'économie,
moyen
tra-
vents utilisés par
artificiels, explosifs,
augmentation de puissance, que procure des forces au
le
empruntent à diverses classes
cours d'eau,
moteurs
de
con-
publique.
que constituent de force disponible
auxiliaires,
tricité...
la richesse
font
la
mise en action
d'engins mécaniques. Ainsi armé pour
l'homme peut étendre
approprier à son usage
les
ses
conquêtes sur
la
nature
divers éléments de richesse.'
l'histoire et les historiens
298
Des comptes rendus spéciaux détaillent chasse, de ture, le
la
le
produit de
la
pêche, de l'élevage, les récoltes de l'agricul-
montant de
l'extraction minérale...
D'autres permettent de suivre la série des transformations
que
aux matières premières pour
l'industrie fait subir
accommoder aux exigences de
les
forme
notre bien-être, sous
d'aliments, de vêtements, d'habitations, -d'ameublements,
nombre dont
d'articles sans
la variété se prête à tous les
besoins...
La statistique motion par
des transports constate les
et rivières navigables,
somme
et la
moyens de
eau (routes, voies
terre et par
ferrées,
canaux, matériel roulant ou
flottant),
des parcours effectués ramenée, pour
sonnes, à l'unité kilométrique,
et,
pour
loco-
fleuves
les per-
les choses, à la
tonne
de marchandises... Enfin, les relevés commerciaux renseignent sur l'impor-
tance des échanges, les prix total des
importations
ciers disent
des rentes,
A
l'abondance
les
moyens sur
et exportations...
et le loyer
des capitaux,
le
le
taux
économiques,
on
conditions du crédit...
étudier de la sorte les fonctions
apprend à connaître
physiologie d'un peuple.
la
quelles ressources naturelles
il
c'est-à-dire la
On
sait
de
dispose, ce qu'il en exploite,
ce qu'il produit, ce qu'il échange, ce qu'il qu'il épargne,
marchés,
les
Les bulletins finan-
consomme,
mesure de bien-être dont
ce il
Le revenu total, divisé par le chiffre delà population, donne le revenu moyen dont ne s'écarte guère celui de la jouit.
grande majorité
...
La détermination des de plus grandes est»
moins
faits
difficultés,
saisissable.
de
moment où
psychique présente
parce que leur nature abstraite
Cependant,
toujours par se résoudre en actes,
au
la vie
il
comme
ils
est possible
de
finissent les
noter
leur cause, invisible dans son principe.
devient visible par ses
effets.
Dès
lors la statistique a prise
METHODE STATISTIQUE
299
sur eux pour les dénombrer, les interpréter et suivre leurs
conséquences. Seuls, les
intime
phénomènes de
et tout
la vie affective,
d'un caractère
personnel, échappent encore aux investiga-
tions de la science.
Démêler
hommes, surprendre
leur éclosion, graduer leur intensité,
passions qui agitent les
les
compte de leurs changements et noter leur fin est un problème actuellement insoluble. Peut-être la science pourra-t-elle un jour l'aborder par voie indirecte quand elle aura recueilli de plus nombreuses données en rapport avec tenir
les
pour
affections de la sensibilité. C'est là,
une question réservée. Des dénombrements
relatifs
moment,
le
aux manifestations du goût
chez un peuple fourniraient de précieux indices pour toire
de
l'art.
Il
un
importerait d'abord d'avoir
l'his-
relevé des
qui s'adonnent à la tâche de réaliser l'idéal, écri-
artistes
vains, architectes, sculpteurs, peintres, graveurs, musiciens, et
même
des ouvriers qu'occupent les industries d'art.
renommée ne
laisse ignorer tous les autres.
Or, dans
s'élaborent les éléments de la beauté, travailleurs de tout ordre. Les plus
pas inutiles;
mieux
les
La
signale parmi eux qu'une élite glorieuse et
ils
le il
l'art si
atelier
où
y a place pour des même ne sont
humbles
font la grosse besogne.
évolutions de
grand
On
comprendrait
chaque génération avait soin
de recenser cette troupe obscure, mais vaillante
et
dévouée,
des artistes anonymes, que nul obstacle n'arrête, que nul insuccès ne décourage, héroïques volontaires que font à tort
— Après
oublier les illustrations sorties de leurs rangs. statistique des ouvriers de l'art,
la
y aurait à dresser celle des œuvres. Le décompte des publications littéraires par genres,
du nombre
élevés, des ouvrages
et
de
la
il
destination des
de sculpture
et
monuments
de peinture admis aux
expositions, des compositions musicales exécutées ou gravées...,
montrerait dans quelles voies s'engage
la
produc-
tion esthétique, les courants de l'inspiration et les préfé-
l'histoire et les historiens
3oo
du goût
rences
— Enfin,
général.
l'analyse des jugements
portés par la foule des appréciateurs donnerait, plus sûre-
ment que
les théories le
œuvres
de répartir
et
laquelle
contraire bitre le
compter
semble
avec équité. Cette tâche, à plus impropre,
le
une de celles dont moins faillible de la beauté,
elle s'acquitte le
Comme
selle.
reconnaître la valeur réelle des
la gloire
statistique
la
des esthéticiens et les décisions des
moyen de
critiques,
le
pour
être fixé.
au
mieux. L'aruniver-
c'est la raison
public juge en dernier ressort,
les suffrages
est
il
Le problème,
suffit
de
difficile
à
résoudre autrement, se transforme ainsi en simple question
de majorité.
A
ce
titre,
exemplaires vendus,
dans
les ventes,
des concerts,
les
nombre des
éditions tirées et des
prix atteints par les objets d"art
chiffre des représentations
le
etc.,
le
théâtrales,
procurent des renseignements d'une signi-
fication très claire et qui devient indiscutable
embrasse assez de temps pour que dédains d'une génération aient
les
quand on
engouements ou
été rectifiés
par
les arrêts
les
de
la postérité...
Les fonctions de
la vie
intellectuelle se laissent
mieux
encore traduire en formules mathématiques, parce que
les
degrés entre les esprits sont plus faciles à saisir que les
nuances entre illettrés
les goûts.
marque nettement
La
distinction des lettrés et des
le
niveau d'une culture bornée
pour ceux qui sont réduits à sive
pour ceux que
la tradition orale,
la tradition écrite
et
progres-
met en communica-
tion avec les meilleurs esprits de tous les pays et de tous les
temps. La comparaison de ces deux nombres donne
plus juste mesure et,
la
du développement mental d'un peuple,
à ce point de vue, la statistique des écoles a plus de
comptes rendus d'une Académie des sciences.
valeur que
les
La nation
la plus
rifier
éclairée n'est pas celle qui
de quelques savants célèbres, mais
librement répandu
aucun bon
le bienfait
peut se glo-
celle qui a le plus
de l'instruction primaire, car
esprit n'est alors arrêté
dans sa vocation, tandis
MÉTHODE STATISTIQUE qu'on ne peut dire
talents et de génies restent,
lumière,
stériles et
combien de d'un premier rayon de
faute
perdus dans
dans
relevé des élèves reçus la
3oi
l'on s'effraie de penser
et
de l'ignorance. Le
la nuit
les écoles
secondaires indique
proportion des intelligences qui s'ouvrent aux clartés de
l'enseignement supérieur,
et celui
des écoles spéciales, la
faveur dont jouissent les hautes études.
à consulter
aux
rents
le
nombre des
assistants
Il y aurait enfin aux cours, des adhé-
sociétés scientifiques, des publications d'ouvrages
de mémoires pour chaque science... Des informations
et
moins précises, mais instructives encore, ressortent de la consommation du papier, de l'activité des presses, des distributions faites par la poste, etc.
Les
faits
dans
les
tirer
pour
de
morale ne sont pas
la vie
profondeurs de les
la
si
conscience qu'on ne
amener au grand
jour.
bien cachés les
en puisse
Au moment
où
la
résolution se change en acte, et elle ne prend qu'alors toute sa valeur, elle devient saisissable et relève de la statistique.
La
science ne doit pas, selon l'usage trop
sommaire des
his-
toriens, se contenter de mettre en récits les exploits de quel-
ques héros lité
et les
crimes des scélérats.
La mesure de
à des jugements outrés et contradictoires;
chercher plutôt dans
«
la
mora-
d'un peuple n'est pas dans ces exceptions qui prêtent
fault, dit
le train
il
convient de la
de l'existence des foules. «
Il
homme, communes et le
Montaigne, pour iuger bien à point d'un
« principalement contrerooler ses actions
« surprendre en son à tous les iours. (i) » Quel moraliste,
soucieux de connaître
les
hommes
tuels, c'est-à-dire les plus puissants,
idéalisés de vertus
et leurs
mobiles habi-
ne donnerait
les récits
ou de vices rares pour de minutieux
relevés des actes de la vie vulgaire ?
La morale même y
trouverait d'utiles indications. Quételet pense que, confor-
mément
à la doctrine d'Aristote qui fait consister la vertu à
(i) Essais,
II.
29.
l'histoire et les historiens
3o2 suivre
le
milieu entre des vices contraires,
sible d'établir, par la constitution
type normal de moralité
un
(i).
serait pos-
il
moyen
de « l'homme
On
a déjà
significative sur les qualités et les défauts d'un peuple
on connaît
ses occupations
dominantes,
»,
une échappée
quand
ses besoins, ses
ressources, son instruction, ses plaisirs... Les relevés écono-
miques apprennent
s'il
est
laborieux ou fainéant, sobre ou
enclin aux excès, prudent ou dissipateur.
dépôts aux caisses d'épargne révèle
d'économie
;
les
Le montant des
habitudes d'ordre
et
l'extension des sociétés d'assurance, de retraite,
de secours mutuels,
développement de
etc., le
voyance. La consommation des liqueurs
l'esprit
fortes, la
de pré-
fréquence
des cas d'ivresse signalent les progrès de l'intempérance. Le
nombre des
rixes,
coups
statés, dit la violence
comptes rendus de
ou
et blessures,
la
judiciairement con-
douceur relative des mœurs. Les
la justice criminelle font la confession
publique d'un peuple
et
montrent au
législateur, selon la
nature des crimes ou délits commis, de quel côté doit se porter sa rigueur ou sa clémence.
En
opposition avec ces
relevés affligeants, les statistiques de la bienfaisance constatent ce qu'il y a de sentiments généreux, les actes de sauvetage ou de probité accomplis, les misères soulagées, les
malades secourus,
orphelins élevés, les vieillards et les
les
infirmes assistés... fortifiant témoignage qu'une société se
rend à elle-même de
enseigne à
ses propres vertus et qui
ne pas désespérer de l'humanité.
Le procédé les
en chiffres
statistique excelle surtout à traduire
rapports de la vie sociale.
Par
le
dépouillement des actes de
dans ce que
les
mœurs
de
la famille
nombre annuel des unions mariage
(i)
est
en honneur ou
Physique sociale
et
l'état civil,
on pénètre
ont de plus intime. Le
légales contractées indique le
célibat
Anthropométrie.
en crédit
;
si le
l'âge des
MÉTHODE STATISTIQUE conjoints,
ont cédé à une affection réciproque ou à des
s'ils
calculs d'intérêt.
La fréquence des unions
des naissances illégitimes,
le
brutalité prévaut sur les
le relevé
libres,
développement de
montrent jusqu'à quel point
stitution,
3o3
le
la
caprice
la
obligations de la famille. Par le
nombre des divorces ou des
séparations de corps,
on
avec quelle imprudence se forme l'union conjugale, celui des
pro-
ou
condamnations pour adultère, avec quelle
et,
voit
par
facilité
on en méconnaît les devoirs. Le chiffre moyen des enfants par ménage révèle si les parents obéissent aux lois de la fécondité naturelle ou s'ils sont retenus par des considérations préventives. Là où la liberté de tester n'est pas limitée par des
manière dont
lois, la
réparti fait connaître
si
l'héritage est
la constitution
de
ordinairement
la famille est aristo-
cratique ou égalitaire... la méthode dénombrements leur expression, leur mesure et leur règle. La statistique est par excellence « la science de l'Etat». Ceux qui ont mission de gouverner doivent avant tout s'enquérir exactement des besoins et des ressources du peuple
Les fonctions d'ordre politique trouvent dans
des
confié à leurs soins, car tion singulière
sent pas. «
y
Il
dit
a,
ils
Commynes, de bonnes gens qui ont
« cette gloire qu'il leur semble qu'ils conduisent « là
là
où
que
ils
le
n'entendent rien
monde
est
pense que, jusqu'à
les
(i).
la fin
du dernier
gouverné.
siècle, les
Quand on
maîtres à qui
peuples manquaient des rensei-
on frémit des charges dont un
aveugle arbitraire pouvait accabler faisait
les
populations
Mémoires,
I,
16.
et
des
courir à la prospérité publique l'igno-
rance plus encore que l'impéritie des gouvernants.
(i)
choses
plus nécessaires sur les éléments et les condi-
tions de la vie nationale,
dangers que
les
» C'est par ces bonnes gens
communément
la fortune livrait le sort des
gnements
présomp-
feraient preuve d'une
prétendaient régir ce qu'ils ne connais-
s'ils
3o4
l'histoire et les historiens
L'opinion, qui
ments selon de
suivre dans
la
avisés
tiques
la faiblesse des
gouverne-
eux ou contre eux, constitue
maîtresse qu'ils doivent consulter sans
l'influence afin
ou
force
fait la
qu'elle est avec
vœu
au
défèrent
moyen de
l'opinion le
cesse
mobiles variations. Les poli-
ses
général.
assurent à
Ils
s'exprimer avec sincérité
et
décident
d'après ses indications. Par la voix de la presse, par le choix
des représentants dans les comices, par leurs votes dans les
un peuple
assemblées,
stimule, retient, gourmande, approuve
et juge ceux qui sont censés
On
est fixé sur la
le diriger.
nature despotique, oligarchique ou
démocratique d'un gouvernement quand on considère, non
son
étiquette,
souvent
mais
trompeuse,
le
nombre des un droit
citoyens admis à exercer sur la gestion des affaires
Le
d'action et de contrôle.
total des
électeurs inscrits dit
quelle part la nation est appelée à prendre dans le règle-
ment de
ses destinées.
La
répartition des suffrages à
chaque
vote détermine la puissance relative des partis qui se dis-
putent
pouvoir. L'habileté des politiques consiste à uti-
le
liser ces renseignements.
verner se ramène,
comme
En
mécanique
la
calculs de forces qui concourent
raires tranchent
rationnelle, à des
? Il suffit
la sagesse
publique l'utilité
ou
les
les réduit
d'analyser son budget.
la folie qui l'inspire,
est dilapidée
et
ma-
sans risque. et
juger ses
On
y voit si c'est quelle part de la fortune
en gaspillages, quelle autre, consacrée à
générale, le prix qu'on
au progrès des sciences
la guerre, ses revers et
comprendre
mais dont
à des questions de
résoudre sans peine
de l'ordre, à l'instruction de arts,
,
un nombre. Les témé-
Veut-on connaître à fond un gouvernement
œuvres
de gou-
au hasard de l'inspiration ces redoutables
problèmes. La science, qui
permet de
l'art
ou s'opposent
s'exprime toujours par
la résultante
jorité,
de compte,
fin
et réfléchir,
la
la justice,
au maintien
jeunesse, au goût élevé des
on y apprend
;
même tout
meta
un
traité
que coûtent Pour qui sait
ce
ses triomphes.
de philosophie poli-
MÉTHODE STATISTIQUE tique se
dans ces colonnes de
lit
que dans
les
chiffres
3o5 plus clairement
spéculations théoriques d'un Aristote, d'un
Machiavel ou d'un Montesquieu. Les exemples que nous venons de citer peuvent donner une idée mais non la mesure des emplois de la statistique. Le même mode d'exploration s'appliquerait, avec un égal succès, à tous les ordres de faits
communs. La
science sera
tenue d'ouvrir par degrés son enquête sur une multitude
de détails encore inaperçus, négligés ou afin de connaître l'activité
difficiles
à saisir,
des groupes humains dans la
pleine variété de ses manifestations.
Ces recherches, que tives encore,
la
comparaison rendrait plus instruc-
non seulement dans mais même, par approxima-
seraient à poursuivre,
l'ensemble des États
civilisés,
ou sauvages
tion, chez les peuples barbares
le
plus acces-
sibles à l'observation. Ici, l'on n'aurait plus à craindre le
défaut d'intérêt idéal qui arrête les historiens de l'école
un intérêt positif Le commerce, l'ethnographie, les sciences
narrative. Les notions de statistique ont et
universel.
morales
y puiseraient à l'envi, enseignements.
et politiques
toire, d'utiles
La valeur des documents de avec
le
suites,
comme
l'his-
ce genre gagnera sans cesse
temps, parce que, lorsqu'on en possédera de longues
on pourra
établir des chapitres
a définie « une statistique en
de cette histoire qu'on
mouvement
».
La
date,
encore toute récente, des relevés dont nous disposons, ne projette
qu'une lumière insuffisante sur
mais, à mesure que
les
grand espace de durée, effets
la filiation
des
observations s'étendront sur la clarté se fera,
les
faits
;
un plus
causes et les
apparaîtront avec évidence. Si, par exemple, la Gaule
du temps de César nous
était aussi
France d'aujourd'hui,
si,
séparent
les
et
deux époques,
bien connue que
pour aucun des
siècles
la
qui
la science n'avait à regretter
de
lacunes, quel prix n'auraient pas des tableaux où se liraient
20
3o6
l'histoire et les historiens
d'âge en âge le
le chiffre
de
développement des
sances, l'amélioration des
publiques celle
que
Dans
?
population,
la
l'état
mœurs,
connais-
l'extension des libertés
de
racontent, les influences qui agissent
sur la vie humaine, les connexions des et les
bien-être,
cette histoire nouvelle, bien différente
les historiens
commises
du
l'accroissement des
arts,
faits,
les
fautes
progrès accomplis se révéleraient à chaque
page en de frappantes leçons.
nom
L'historien qui, prenant au
de ces riches matériaux, saurait dégager
le sens,
en
de
les
la science
possession
mettre en œuvre, en
déductions logiques,
tirer les
les infé-
rences légitimes, donnerait à l'étude des choses humaines
un fragment
sa forme définitive et créerait rieur à tout ce
vains
que
le
d'histoire supé-
passé nous a légué d'admirables
et
récits.
I
n
VALEUR ET CREDIBILITE DES DOCUMENTS STATISTIQUES
Quel degré de confiance mérite
la
méthode
statistique ?
Ses résultats ont-ils autant de précision que ses applications d'étendue? Est-elle à l'abri des causes d'erreur qui enta-
chent
le
procédé de
narration
la
?
C'est ce
qu'il
importe
d'examiner.
Les tions
faits
communs
s'offrent
moins défavorables que
sont plus des accidents
viennent à l'improviste,
à l'étude dans les
faits
circonscrits et
qu'il faut
vol, sur l'heure et sur place,
des condi-
singuliers. fugitifs
en quelque sorte
Ce ne
qui
sur-
saisir
au
mais des fonctions normales
qui s'accomplissent sur de vastes aires, avec persistance
dans
la durée.
moyens
On
a
donc toute
latitude
pour organiser
les
d'exploration, multiplier les enquêtes et conduire
MÉTHODE STATISTIQUE
méthodiquement
Zoj
recherches jusqu'à parfaite certitude
les
des résultats.
Au
lieu d'être réduit
aux informations, toujours incom-
souvent contradictoires,
plètes,
rencontre qui. déposant
disent ou taisent ce qui on dispose de renseignements aussi nombreux
leur plaît,
qu'on
de quelques témoins de
désire et
le
Alors, en
effet,
que
d'office,
qui se contrôlent les uns les
des rapports fortuits et de circonstance, les
communs
corrélatifs,
et
que
de fonction,
faits
servent réciproquement
se
Erronées sur un point,
preuve.
autres.
les
particularités n'ont entre elles
de
les constatations seraient
bientôt démenties sur d'autres et deviennent d'autant plus certaines qu'elles sont
mieux d'accord. Ainsi une erreur de dans un recensement de
quelque importance, commise
population, serait corrigée par les relevés suivants ou signalée
par
les tables
des mariages, des naissances, de décès, de
recrutement, de consommation,
graphique d'exposition, qui suit une qu'il
est
erreurs
de
la
Parfois
etc.
loi
même
le
mode
de continuité, parce
représenté par des courbes, suffit à rectifier les
du mode numérique.
Si,
par exemple,
les
tableaux
population par âges se trouvent fautifs par suite des
déclarations fallacieuses des femmes, entre trente et quarante ans, l'inexactitude ressort de la comparaison de l'âge
des
hommes
qui signale
moins on
est
probabilités
cine carrée séries,
dans
le
il
et le
mieux encore de mensonge. Plus
l'irrégularité
exposé à se tromper,
démontre que
de
courbe
la
d'ailleurs le total s'élève,
car
sa justesse croît
le
calcul des
comme
ra-
la
du nombre des observations. Pour fausser des
faudrait que tous les écarts se fussent produits
même
inexactitudes
sens, ce qui n'a guère partielles
chance
d'arriver.
Les
de sens contraire se neutralisent
réciproquement, en vertu du principe mathématique de
la
compensation nécessaire des erreurs, quand on spécule sur de grands nombres.
Les résultats d'ordre général peuvent
même
subir
un con-
l'histoire et les historiens
3o8
trôle universel et sont tie
en quelque sorte placés sous
du sens commun. Chacun
ou de
est juge éclairé
ou de son
expérience
singulier, je suis forcé de
de confiance, sous le récit
quand on me
me
m'en rapporter
d'une
raconte un
fait
à lui et de le croire
bien problématique, que
la seule réserve,
ne s'éloigne pas trop de
qu'il fait
aux méprises
observation
Lorsqu'un historien
faite.
garan-
la
données de son
ce qu'il voit et a le droit d'opposer les
enquête mal
de ce
vraisemblance
la
:
mais,
parle de choses dont je suis chaque jour
acteur ou témoin,
je
cesse
d'être
victime résignée des erreurs de
un auditeur bénévole,
la tradition
;
je-
deviens
cri-
tique et arbitre. Les limites de la vraisemblance sont aussi
que larges dans
resserrées dans ce cas
l'autre.
Tout
est
croyable à titre d'anomalie, et n'en avoir pas rencontré de pareilles n'est pas
une raison pour
affirment avoir vues. Sous
le
nier celles
que d'autres
couvert de cette présomption,
bien des fables se glissent dans
les
récits des historiens, et
l'impossible seul pourrait être éliminé sûrement. Mais s'agitil
de détails vulgaires, que chacun peut vérifier en ce qui
concerne,
le
doivent, pour trouver créance, ser-
les assertions
rer la vérité de très près, être
conformes à
la
grande majorité
des cas, c'est-à-dire extrêmement vraisemblables, presque vraies.
Enfin, à raison de la simplicité des
faits qu'elle est
lée à constater, la statistique n'est pas
nuelles erreurs qui résultent, pour les historiens, de la plexité des événements.
débrouiller et
Le problème ne
un amas confus de
de circonstances,
nœud
défaire les replis multipliés fois tel acte, territoire,
il
est difficile
se réduit à noter
bien spécifié, se produit chez
un
de
combien de
peuple, sur
un
durant un intervalle déterminé. L'observateur,
mis en présence du hésitation.
;
com-
consiste plus à
causes, d'effets, d'incidents
gordien dont il
appe-
exposée aux conti-
fait,
La réponse
se faire par oui
ne peut éprouver ni embarras, ni
à la question qui lui est posée doit
ou par non. Tandis que
la
narration écha-
.
MÉTHODE STATISTIQUE
30O,
faude autour d'une donnée véritable une multitude de conjectures incertaines, la statistique
une
résume dans un nombre
foule d'évidences particulières.
Quant aux
influences presque
lorsque les écrivains sont de bonne
exigences du goût, gés de l'esprit
les
compte rendu des
foi,
du sens moral à
faits singuliers, l'étude
même
font concourir les
préventions de la passion,
décisions
et les
qui,
inévitables
des
les préju-
fausser le
faits
communs
n'a pas à redouter ces causes d'altération.
Sa tâche, en
trop prosaïque pour prêter au tra-
effet, est
On
n'a plus
à choisir un sujet en considération de sa beauté, à
trier ses
de l'imagination. Rien d'idéal ne
vail
éléments pittoresques, à ger
ea
doit
brillant style
un
les
récit
s'y
mêle.
coordonner avec
art et à rédi-
propre à ravir des
lettrés
;
on
simplement dénombrer, supputer, froide opération qui
exclut l'ingérence de la fantaisie. Autant la faculté poétique
aime à
se jouer
dans un clair-obscur indécis, parmi de
vagues apparences qu'elle combine à son gré, autant
répugne de s'exercer sur des
réalités concrètes
dont
il
lui
le détail
précis et les formes arrêtées, vus en pleine lumière, s'im-
posent par leur netteté. La solution d'un problème d'arith-
métique ne comporte pas
d'arbitraire. C'est
pourquoi
les
chiffres constituent la plus parfaite des langues. Ils sont la
mort des disent,
épithètes, des
ils
métaphores
ne saurait approcher
la
et
donnent
détermination, peu vée aux
des phrases.
Ce qu'ils
rédaction la plus élégante. Néan-
moins, dans leur sobriété sévère,
quence
et
l'expriment avec une rigueur et une clarté dont
hommes
La passion
la plus faite
ils
ont aussi leur élo-
juste idée de la grandeur.
pour tenter des rêveurs,
Leur
est réser-
de science.
n'a pas
non plus de prétexte pour mêler ses au compte rendu des faits. Nos
intérêts et ses préventions
sympathies
et
nos antipathies
quand nous regardons
entrent aisément en
vivre nos semblables
;
jeu
mais l'étude
l'histoire et les historiens
3 io
des fonctions générales nous laisse calmes parce que nous
nous sentons impuissants à modifier leur ordre
et
comme
vaincus d'avance par cette force des choses qui domine tout. Alors que notre raison dispute à sans trêve, elle
la direction
la fortune,
dans une
lutte
toujours éventuelle des événements,
cède sans résistance aux règles qui, maîtresses inexo-
rables et sourdes, gouvernent avec
l'évolution de l'universelle
vie.
une majesté tranquille
Libre
d'affections étran-
gères et d'autant plus clairvoyante, elle ne cherche plus à incliner les choses dans le sens de ses désirs, mais à reconnaître leurs lois afin de s'y ranger elle-même.
Les préjugés de en
l'esprit cessent aussi d'être
effet, le parti pris
un
péril.
des opinions est à craindre dans
Si, l'in-
terprétation de données douteuses où, sans sortir de la vrai-
semblance, chacun glisse sur
bon sens commande
idées, le
quand
s'agit
il
la
pente où l'entraînent ses
et les
divergences s'effacent
de résultats d'une certitude parfaite. Nul
système ne tient contre un
fait
bien établi, ni aucune hvpo-
une vérité manifeste. Les théories qui veulent bon accord avec les chiffres sont tenues d'être
thèse contre
vivre en exactes
comme
eux,
et
même
il
alors plus sage de
est
suivre leurs indications que de prétendre les devancer.
Enfin,
il
n'y a pas lieu d'appréhender en cette matière la
diversité des appréciations morales parce
de
la
que
la juridiction
conscience ne s'exerce plus sur des responsabilités
personnelles, sur des mérites ou des démérites auxquels on se croit
en droit de répartir l'éloge ou
le
blâme. Pris dans
mal apparaissent comme de purs phénomènes qu'il faut simplement enregistrer. La nature n'est de soi ni morale, ni immorale elle est ce qu'elle est. Nous n'avons pas à la juger, mais à la com-
leur généralité, le bien et le
;
prendre. Ses lois ne relèvent pas des nôtres et sont d'ordre supérieur.
Entourée de ces garanties d'étendue
et
de multiplicité
MÉTHODE STATISTIQUE dans
3
I
I
enquêtes, de contrôle dans les confrontations de
les
documents,
de
de rigueur dans
dans
désintéressement
comptes rendus,
les
recherches,
les
l'histoire positive offre
toutes les conditions de certitude qu'on doit exiger d'une
science et qu'on
Sans doute,
la
demande vainement
de ne pas croire légèrement à
seille
à l'histoire littéraire.
prudence, soupçonneuse de sa nature, con-
que
l'infaillibilité
les
faiseurs de statistiques, à l'exemple des historiens, s'arro-
Nombre de
geraient volontiers.
relevés, prétendus officiels,
ne méritent guère plus créance que de fantaisistes
récits.
Des dénombrements incomplets, des généralisations téméminutieuse qu'impossible, ont
fait
aventurés. Des gens de peu de tique
bien
ont pu définir
« L'art de tromper ennuyeusement
:
groupant des
l'école
hasarder bien des chiffres
foi
la statis-
« L'art de préciser ce qu'on ignore » (Thiers) ou
:
venir
une exactitude non moins
parfois le désir d'étaler
raires,
cette
:
chiffres »....
qu'on
défauts
lui
temps,
le
en
public
le
faut avoir la franchise d'en con-
science, d'origine
mais, avec
;
Il
si
récente,
son éducation
reproche tiennent à
est
encore à
Les
se fera.
de
l'imperfection
l'instrument, surtout à l'inexpérience de son emploi, tandis que ceux de la narration
même
et
tiennent à
la
méthode
elle-
nulle vigilance n'en préservera jamais.
lin HISTOIRE DE LA STATISTIQUE
Quand on tistique,
son fonctionnement des
faits
celle des
méthode
sta-
soi^ institution ait été tardive et
que
réfléchit à la difficulté d'établir la
on conçoit que
laisse à désirer.
L'étude des
hommes
et
vulgaires a été longtemps plus impraticable que
personnages
d'être signalés par la
et
Au
lieu
n'appelait sur eux
l'at-
des événements célèbres.
renommée, rien
2
3
l'histoire et les historiens
1
tention.Tout curieux sachant s'improviser historien
écrire avec
agrément pouvait
raconter la vie d'un héros ou des
et
accidents mémorables en consultant soit ses souvenirs per-
sonnels
témoignages autorisés ou
soit des
,
d'écrivains antérieurs. Mais
comment
tence d'une foule et savoir ce que
millions de têtes? qui.
Comment
se
observateur
le
un peuple, monstre à
fait
saisir cette
produisant partout à
don d'ubiquité
les relations
pénétrer dans l'exis-
multitude de détails
dans un
la fois, exigeraient ?
Les recherches de ce genre
devaient forcément être collectives. Pour opérer des relevés des légions de coopérateurs, des
étendus
et suivis,
facilités
d'enquête administrative, en un mot,
des
pouvoirs
il
fallait
publics.
L'initiative
privée,
la disposition
réduite à
ses
un
propres ressources, serait incapable de mener à bien
semblable
mieux
Vauban, un des hommes qui ont
travail.
le
pressenti l'utilité de la statistique, ne put réussir à
la fonder,
malgré sa haute situation, son patriotisme
La
et
son
une fonction d'État. Elle suppose des gouvernements éclairés, une organisation savante, un ordre social assuré. Ces progrès n'ont été réalisés qu'à une époque tardive, du moins dans la mesure
génie
:
il
était seul.
statistique est
qui pouvait permettre à la science de se constituer.
Les premiers
essais de statistique doivent dater de l'éta-
blissement de gouvernements réguliers, car
n'y aurait
il
possible sans quelques
pas eu d'administration
acquises sur la vie publique.
De
tout temps
il
notions
s'est
ren-
contré des princes qui ont eu des velléités d'investigation
mathématique à
l'égard des peuples
soumis à leur empire,
sollicitude naturelle de propriétaires curieux de connaître
rétendue de leurs domaines Si imparfaits qu'aient les
pu
et le
nombre de leurs troupeaux.
être les résultats
de ces tentatives,
mentions qui nous en sont parvenues présentent de
l'intérêt
On
pour
l'histoire.
trouve dans
les
annales chinoises de fréquentes indi-
cations de relevés concernant la population, le
rendement
MÉTHODE STATISTIQUE des terres,
3
mouvement du commerce
le
et le
I
3
produit des
impôts. D'après XzChou-King., l'empereur Yu, fondateur de la
dynastie des Hia (2286 ans avant notre
exécuter un cadastre en vue de fixer
les
ère),
aurait fait
bornes des héri-
218
tages et de répartir équitablement les impôts (1). Vers
avant notre
ère,
Thsin-Chi-Hoang-Ti ordonna une
statis-
tique de ses États. Depuis lors, des recensements de per-
sonnes
et
des relevés de revenus publics ont été opérés par
intervalles en
Chine
(2).
L'encyclopédiste
Ma-Touan-Lin
a formé un recueil de ces documents, continué après
par
lui
les lettrés.
Dès une haute antiquité, cadastrer la vallée
du
Nil.
Égyptiens s'appliquèrent à
les
Hérodote
et
Strabon
font
(3)
remonter au règne de Sésostris (Rhamsès IL xv e xiv e
siè-
,
cles)
l'art
de mesurer
chaque inondation du les limites
les
terres afin
de pouvoir, après
fleuve, rétablir, par voie d'arpentage,
des propriétés, expédient d'où se dégagea plus
tard, sous l'influence
Parmi
les
du génie
grec, la géométrie abstraite.
plus précieux documents de l'époque pharao-
nique, figurent
les inscriptions
(Mur numérique de Karnak,
Annales de Thoutmès III...) qui dénombrent les pays conquis, les prisonniers
faits,
le
butin enlevé
et les
tributs
imposés.
On
peut rapprocher
l'inscription
du
Sargon (vm e
d'argile
dont
se
de ces documents
épigraphiques
de Khorsabad appelée Fastes de
où le roi d'Assyrie énumère soumis par lui, les villes prises et
siècle),
peuples vaincus captifs réduits
palais
et
Une
les
en esclavage
(4).
composait
bibliothèque d'Assourbanipal,
(1)
Chou-King,
(2)
En 780, en 845, en
II,
la
partie des tablettes
1.
ioi3,
etc.,
pulation chinoise à diverses époques
voy. Biot, Mémoire sur de son histoire, Journal
la
po-
asia-
mai 1 836. Hérodote, Histoires, II, 109 Strabon, Géographie, XVII, i,§ 2. 868, (4) Fr. Lenormant, Histoire ancienne despeuples de VOrient, I, pp. 456 à 461.
tique, avril et (3)
;
1
t.
les
3
l'histoire et les historiens
14
à Ninive (de l'an 668 à 66o), British
Muséum,
et
qui sont conservées au
aux produits
était relative
et
aux revenus
monarchie (i). La Bible mentionne plusieurs relevés # statistiques chez les Hébreux. Le livre des Nombres parle de deux recense-
de
la
ments opérés pendant l'exode
Rois,
suggérée par Satan (3)
elle s'effectue
contre son peuple
s'y prit
point d'envahir la Grèce,
il
Quinte-Curce décrit
voulut dénombrer l'historien,
même
le
Un artifice pareil
son
un
;
(5).
procédé du temps de Da-
et la nécessité d'y recourir
une absence complète d'organisation
militaire.
décèlent
La compta-
des grands rois paraît avoir été mieux tenue. Héro-
dote, qui nous a transmis
Darius par évalue
le
les
la
liste
des
dix-neuf provinces de
14,560
à
total
660,000,000 de francs)
De
Xerxès lorsque, sur
corps de troupes par cette sorte de jauge
les
des
irrité
on compta ce que l'espace puis on fît passer successi-
ainsi clos contenait de soldats,
bilité
présentée livre
du Seigneur
construisit, raconte
circulaire à hauteur d'appui
rius (6).
le
(4).
immense armée. On
vement tous
est
mais, dans
à raison d'un ordre
Hérodote rapporte comment
mur
;
Chroniques,
les
de faire un dénombrement d'Israël
l'idée
comme
le
Dans
(2).
tâlens
tributs payés à
son
empire,
d'Athènes
en
(environ
(7).
Romains furent dénombrements et donna le plus de soin à ce travail. Dès le temps des rois, on tenait compte, à Rome, du nombre des citoyens, de l'état tous les peuples de l'antiquité, les
celui qui
comprit
(1) ld.,/rf.. P (2) Nombres, (3)
le
mieux
l'utilité
des
515.
.
i
Chroniques,
et xxvi. l,
xxi,
i.
(4) Rois, II, xxiv, 1. (5) Histoires, VII, 60.
—
Huit siècles plus tard, Procope (6) Histoire dWlexandre, III, 2. mentionne encore chez les Perses un expédient presque aussi primitif. (Guerre des Perses, I, 8). (7) Histoires, III, 89 à 95. 1
MÉTHODE STATISTIQUE de leur famille la
de
et
la
3
valeur de leurs biens
(i).
I
5
Durant
République, une des principales tâches assignées aux
censeurs
confection de statistiques quinquennales
était la
(2).
Auguste étendit à tout l'empire ces relevés périodiques, principat
Suétone
(3).
de sa main où
écrit
flottes,
Tacite
et
était
(4)
exposé
compte des citoyens
l'empire, le
des
et
dénombrements généraux furent exécutés sous son
trois
et
parlent d'un registre
l'état
des ressources de
des alliés sous les armes,
des tributs, du revenu public, des dépenses et
des gratifications. Hadrien, dit son biographe, était
ment au
de tous
fait
cun père de
les détails
famille,
si
telle-
des comptes publics qu'au-
vigilant qu'il fût, ne
connut mieux
ses affaires (5).
Au moyen Ces
âge,
on ne trouve plus que d'informes pouillés.
registres, appelés polyptiques, servaient à inscrire soit
des indications d'impôts ou de redevances, soit des rôles de
dénombrement
et
de cens.
que Chilpéric, voulant de
la
fiscalité
compte
;
On
lit
dans Grégoire de Tours en usage
remettre
romaine, avait
fait
dresser
les
pratiques
des livres de
mais Frédégonde, ayant perdu plusieurs enfants,
un châtiment du ciel, malédictions des peuples, et obtint du roi
crut voir dans ces malheurs répétés
provoqué par qu'il
les
brûlât ces odieux registres. Toutefois, la
calmée, Chilpéric ne tarda pas à
lemagne chargea
douleur
les faire rétablir (6).
Char-
ses Missi dominici de recueillir dans
les
provinces de l'empire franc des informations sur la population, la nature
des propriétaires, polyptiques.
du
sol, les
etc.
produits agricoles,
les
revenus
Les riches abbayes eurent aussi leurs
M. Guérard a publié
celui de
Saint-Germain-
Eutrope, Breviarium rerum romanaram, I. (2)« Censores populi aevitates, soboles, familias pecuniasque censento » (Cicéron, De legibus, III, 3). (3) L'an 27 et l'an 8 avant notre ère, l'an 14 de notre ère (Suétone, Octave-Auguste, 27. et Saint-Luc, II, et 2). Tacite, Annales, I, 1. (4) Suétone, Id., 28 (1)
1
1
;
(5) Spartien,
(6)
Hadrien,
19.
Histoire ecclésiastique des Francs, V, 29 et 35.
6
3
.
l'histoire et les historiens
1
Men-
des-Prés, dressé par l'ordre d'Irminon, au ix e siècle.
tionnons encore une statistique de l'industrie des Maures en
Espagne, effectuée sur l'ordre des
Domesday-Book d'Angleterre,
fit
Guillaume
où
califes,
le
et
Bâtard,
célèbre
le
devenu
roi
inscrire l'état détaillé de sa conquête, afin
de procéder méthodiquement à l'expropriation du peuple vaincu. Il
faut arriver à l'âge
recherches
du xvi e
et
moderne pour
voir systématiser ces
opérer des dénombrements suivis. Vers
siècle parut à
Venise
le
premier ouvrage de
tique concernant vingt-deux États
i6o2, Sully avait organisé
(i).
la fin
statis-
Sous Henri IV, en
un « cabinet de
politique et de
comme le premier bureau En 664, Colbert demandait
finance » qu'on peut regarder
de statistique
établi
en France.
1
aux maîtres des requêtes envoyés dans éléments d'une statistique du royaume
les ;
provinces les
mais on ignore
quelle suite eut ce projet dont rien n'est resté.
Dans
les
dernières années du xvn siècle, les intendants rédigèrent, e
pour l'instruction du Dauphin, des mémoires dont
sumé et
remplit
YÉtat de
le
la France.,
de Boulainvilliers (1727).
gouvernement britannique commença vés du commerce extérieur. le
la série
faire et d'interpréter les
En
1689,
des rele-
du xvm e siècle que dénombrements réussit à
C'est seulement au milieu
stituer.
le ré-
Détail de la France^ de Boisguilbertfiôgy),
l'art
de
con-
se
Achenwall, professeur à l'Université de Gcettingue,
adopta, pour désigner la science nouvelle, appelée d'abord
Arithmétique politique
(2). le
nom
de Statistique
et
publia
un ouvrage consacré à en exposer les principes et la méthode (3). Néanmoins, leur application raisonnée ne date guère que du xix e siècle. (1) Sansovino, Del governo e amministra^ione di diversi regni e republiche, 1583. 68 3 (2) William Petty, Several essays in political arithmeticks, (3) Constitution des États de l'Europe, 1749. 1
MÉTHODE STATISTIQUE
Tous
comprennent maintenant
États civilisés
les
portance des documents statistiques obtenir aussi étendus
vernements
3
7
l'im-
s'efforcent de les
et
exacts que possible. Les gou-
et aussi
chargés de gérer, non plus
,
I
intérêts
les
du
prince, mais l'intérêt général, sont obligés de surveiller
des multitudes croissantes de
faits.
naires, répartie sur tous les points
rend
la justice,
Une armée
du
de fonction-
territoire,
administre,
répand l'instruction, entretient des troupes,
dirige des travaux, perçoit des impôts et en applique le
produit.
Un
samment
filet
de
fiscalités
une
informations,
classe,
les
et
en signale
les
les
centralisation puissante groupe ces les
compare
et
les
interprète.
cette organisation, la science dispose déjà
tistiques dressées ave^
regarde
publique
sur la fortune
jeté
variations. Enfin,
Grâce à
à mailles serrées est inces-
une précision
de
sta-
suffisante en ce qui
principales fonctions de la vie
commune mais ;
bien des progrès sont encore à réaliser pour qu'on arrive à se rendre
compte de
tout.
iv
i
RÉNOVATION DE L'HISTOIRE PAR LA STATISTIQUE
Les historiens n'ont pas su jusqu'ici apprécier tages qu'offre la
humaines.
méthode
statistique
Non seulement
ils
pour
nir.
d'utiliser les
avan-
négligent d'en appliquer les
procédés dans leurs recherches, mais encore
nent
les
l'étude des choses
ils
s'abstien-
renseignements qu'elle pourrait leur four-
Les nombres tiennent peu de place dans leurs
récits.
A peine mentionnent-ils en passant quelques chiffres relatifs à des indications de dates, d'armées, de population ou d'impôts.
Quant
tirer,
il
dont ils aux inférences qu'on en peut
à des relevés étendus, au jour
éclairent la vie publique et
n'en faut pas chercher trace dans leurs œuvres.
8
3
.
l'histoire et les historiens
1
Etant donné
la
préférence générale des historiens pour
pittoresques et les lois littéraires de la narration,
les sujets
cette aversion
pour
le
mode
mathématique
d'expression
s'explique naturellement. Les nombres concernent toujours
des êtres ou des
faits
communs,
dédaigne ce bas
brité
dépourvus de beauté dépareraient
un
En
détail.
chiffres
qui se règle sur outre, les
Ces froides
(i).
la célé-
sont
chiffres
sèches formules
et
où tout vise à charmer
le
goût.
ou des diagrammes venant
s'éta-
récit artiste
Des colonnes de
et
ou milieu d'une page de Tacite ou de Bossuet produiraient à coup sûr une disparate choquante. L'illusion serait
ler
détruite et
l'effet
esthétique perdu. Des hauteurs de l'idéal,
on tomberait sur
le
terre-à-terre de la réalité.
un peu
auteurs qui veulent concilier
Aussi
les
d'exactitude avec le
souci de l'agrément, ont-ils soin de rejeter hors du texte,
en marge ou dans des notes, ces
on relègue des mendiants à
la
chiffres
honteux,
porte d'un palais. Effet iné-
vitable de l'incompatibilité qui sépare l'art aspirant
pour plaire Entre
les
et la science
comme
cherchant
le vrai
pour
deux, l'arithmétique forme frontière
:
au beau
instruire.
l'imagina-
tion règne d'un côté, la certitude de l'autre.
Les historiens de l'avenir seront pourtant amenés, par nécessité des choses, à changer de voie et de méthode.
part
en
,
effet,
champ de
le
atténuera, par la grandeur
l'histoire,
même
de
la
D'une
sans cesse accru
ses horizons, l'impor-
tance illusoire des personnages et des accidents; de l'autre, des données statistiques, de plus en plus abondantes, met-
mieux en lumière l'ordre de l'universelle vie. Il y aura donc moins à raconter et à décrire, plus à compter et à cal-
tront
Les employés des bureaux de statistique rempliront
culer.
alors l'office d'historiographes et les littérateurs céderont la
place aux savants.
M
Un
me de Staël, le duc de Laval, disait familier de dates C'est peu élégant » (Sainte-Beuve, Lundis, t. XII, p. 290). (i)
moue
:
« Les
!
avec une
Nouveaux
MÉTHODE STATISTIQUE
3ig
Déjà ces exigences deviennent sensibles et l'histoire de notre temps doit se faire dans d'autres conditions que celle
du
Un
passé.
historien qui, par exemple., voudrait écrire
de l'Angleterre depuis un
l'histoire
siècle,
ne pourrait pas
attribuer la prospérité de la Grande-Bretagne à
grands
hommes
une
suite
de
servis par d'heureux événements.
Durant vu surgir aucun de ces héros de légende qui semblent personnifier un peuple, ni traversé un de ces accidents mémorables destinés à un long retencette période, l'Angleterre n'a
tissement.
Le principe de
mouvement de
la
grandeur britannique
triplé sa population,
décuplé sa richesse
et constitué le
vaste empire colonial qui fût jamais. Pour rendre
de ce phénomène historique, ce ne
montrer Georges Georges
III
est le
progression qui, en moins d'un siècle, a
serait point assez
succédant à Georges
III
plus
compte
II,
de
Georges IV à
Victoria à Georges IV, car cela n'importe
et
uns
sous
les autres
de ces chefs nomi-
guère
si,
sous
naux,
la
nation est restée maîtresse de ses destinées. C'est
la
nation
tive
les
même
et
qu'il faut étudier
de son industrie,
l'extension de son
le
dans
la
puissance produc-
développement de sa marine,
commerce,
le
peuplement de
ses colo-
nies. L'honneur de moins à d'habiles politiques qu'à l'effort de tout un peuple d'artisans, de marchands et de colons. cette
prodigieuse fortune appartient
L'exemple des Etats-Unis
est
plus
significatif encore.
Pour un historien littérateur, l'histoire de américaine serait un sujet des plus ingrats.
la
république
A
part
Was-
hington et Lincoln, natures trop sensées et trop honnêtes pour avoir chance de devenir des sujets d'épopée, pas un chef illustre n'a paru dans cette démocratie où la foule seule a de la grandeur.
Peu d'événements glorieux ont accidenté fait une grande
ses annales. Naguère encore ce peuple a
guerre sans retentissantes victoires et de grandes choses
sans
éclat.
quent donc
Tous
éléments d'un récit pittoresque manMuse deThistoire briserait sa plume d'or
les
ici et la
l'histoire et les historiens
320
plutôt que d'entreprendre la plate narration de présidences
bourgeoises
et
de législatures affairées se succédant par inter-
comme
réguliers
valles
peurs
cette histoire, ce sont des trap-
des pionniers, des planteurs, des mineurs, des ou-
et
ingénieurs et des commerçants, Néanmoins,
des
vriers,
battements d'un pendule. Les
les
personnages anonymes de
ce qu'ils ont
aussi de l'histoire, et
fait, c'est
même
il
y en
a peu d'aussi instructive, d'aussi digne d'admiration. Appre-
nez-nous combien, en quelques générations, ces travailleurs ont abattu de forêts,
mis de
de trésors, bâti de
creusé de canaux, construit de
chemins de
de 4,000,000 de 1
885
villes,
dénombrez
fer;
terres
cette
en culture, exploité
population qui a passé
en 1790 à plus de 56, 000, 000 en
têtes
supputez son capital estimé, à cette dernière date,
;
chaque métaux
2 5o, 000, 000, 000 de francs; dites ce qu'elle produit
année en dressez
céréales, bétail, coton, houille, pétrole,
tableau de ses industries,
le
commerce,
la statistique
un mot, comment siècle,
de ses
écoles...
;
balance de son
la
Enseignez-nous, en
ce 'peuple énergique a, en
moins d'un
transformé un continent inculte, conquis
le
plus
large bien-être, généralisé l'instruction, organisé la liberté et
ouvert à la
splendide théâtre où
civilisation le plus
puissent évoluer ses destinées.
Voilà l'histoire qu'il faudra
ment pour
les
Nouvelle-Zélande,
des conditions sociétés
faire
jeunes États qui,
si
le
Canada,
la
nouvelles, mais
d'Europe qui aspirent à
désormais, non seule-
comme Plata... se
même
sommes parvenus, par
et
littéraire
les vieilles
un
idéal
point où nous
toute autre manière d'étudier l'histoire
puérile.
les historiens
pour
Au
la
fondent dans
se régler aussi sur
d'ordre, de travail, de paix et de liberté.
est inexacte
l'Australie,
Une réforme
s'impose
et
se fera,
ou contre eux. L'âge de l'historiographie
touche à son terme
va commencer. Quand cer la vie d'un peuple,
;
elle
celui
de
l'histoire scientifique
sera capable de
nous
retra-
dans le^ens que nous indiquons, on
MÉTHODE STATISTIQUE
32
I
verra qu'aucun récit ne présente autant d'intérêt, d'ensei-
gnements
et
de grandeur.
Ceux qui goûtent
la
beauté des histoires anciennes
comme
fligeront peut-être
s'af-
d'une déchéance de cette trans-
formation d'un genre consacré par d'impérissables chefs-
d'œuvre. Déjà
prosaïsme de toires
amertume du
poètes se plaignent avec
les
la vie
moderne
par avance des his-
et bâillent
qui auront à la raconter. Quel intérêt, diront-ils,
pourra trouver l'avenir à consulter vos tables de mortalité, vos
tarifs
de douane
vos états de commerce
et
? S'infor-
que vous le pensez du prix des du stock des cotons, du taux de la rente et du mon-
mera-t-il aussi curieusement fers,
tant des encaisses ? triste
Ne
prendra-t-il pas plutôt en pitié la
époque qui, pour bulletins de
relevés de statistique, des bilans de
chemins
de
de
leur
aux
donner pour
et
des rapports
jamais la postérité dresse, par
fer ? Si
caprice, des statues
victoire, exhibera des
banque
illustrations de cet âge, elle devra
piédestal le traditionnel ballot de laine
(woolsack), sur lequel l'Angleterre fait asseoir ses princi-
—
paux magistrats, digne trône de rois marchands. Qu'on nous ramène à Plutarque s'écrieraient volontiers !
ces admirateurs
thousiasme,
du
passé, afin de corriger par
même mal
placé, l'impression
un peu
d'en-
que produisent
sur nous nos contemporains. Il
est vrai, le tableau
forme de
de
la vie
humaine, présenté sous
statistique, n'aura plus le
trefois, pleins
charme des
de héros idéalisés à plaisir
nesques décrits avec un art
récits d'au-
et d'incidents
consommé
;
offrira
il
roma-
mieux
encore, l'intérêt de connaissances précises où l'on apprendra la
condition des choses et
le parti
de
les instruire et
de
tirer. La hommes, mais
qu'on en peut
science n'a pas pour mission d'amuser les les servir. Puisqu'il
nous faut choisir
entre la beauté et la vérité, préférons sans hésiter la seconde. L'illusion ne convient pas
mieux à
l'étude de
l'homme qu'à 21
l'histoire et les historiens
32 2
de
celle
que
les
la
nature
et,
comme
nul ne regrette aujourd'hui
physiciens aient désenchanté
de
fictions
mythologie, laissons
la
monde
le
d'histoire au risque de la dépoétiser (i).
Résignons-nous au
discrédit de belles
mais fausses légendes
nous
substituons l'austère vérité.
trompent,
dans nos recherches,
plus,
curiosité celle
du
réel.
sévérité
de Platon, bannissons de de prestiges
les artisans
et
à des fables qui
et,
Ne mêlons
aspirations de l'idéal à la
les
Avec une
des riantes
savants s'occuper
les
mieux
que
justifiée
république des sciences
la
de mensonges. L'histoire, ainsi
comprise, gagnera en exactitude, en valeur pratique, plus qu'elle ne perdra en poésie et en agrément.
dera,
non plus des jouissances de
payées au prix de l'erreur, mais qui vaut mieux que tout ailleurs ses plaisirs.
quand
(2).
dans
;
mais
les
de plus
le
monde
le
du monde réel
à la
aucune diminution.
droit de produire des
savants acquerront celui de
un nouveau champ
vifs
conceptions aux gènes
souffrira
Les poètes conserveront en entier chefs-d'œuvre
même
L'art, qui dispose
peut abandonner sans regrets
Son domaine n'en
deman-
chèrement
certitude de la vérité,
Elle en. trouvera
elle cessera d'astreindre ces
science.
lui
L'imagination devra chercher
delà vraisemblance historique. idéal,
la
On
goût, trop
d'exploration,
de
faire,
fructueuses
découvertes.
Comme
nous n'osons guère espérer de convertir
théories des littérateurs
obstinés dans
leur
à ces
vocation,
il
vaudrait mieux peut-être tenter avec eux une sorte de compromis ou d'arrangement amiable. Le sujet de l'histoire est assez vaste pour suffire à deux ambitions distinctes. L'essen(1) « Tout en souffrant de la perte des illusions, je n'ai jamais pu « comprendre que l'homme qui a le bonheur de posséder la vérité « puisse les regretter » (M m0 Swetchine). (2) « La nature a voulu qu'il n'y eût pas de plus grande divinité « dans le monde que la vérité et n'a donné à aucune autre une plus « grande puissance » (Polybe, Hist. génér., XIII, 5).
MÉTHODE STATISTIQUE tiel serait
une
de spécifier nettement
32 3
chacun vivrait en paix sur son
fois établi,
L'accord
attributions.
les
lot.
Voici la
transaction que l'on pourrait proposer: L'histoire des personnages et des
aux
revient de droit
en contester
littérateurs.
la jouissance
chose est bien à eux
;
événements célèbres
y aurait injustice à leur
en ce qui touche
Font
ils
Il
La
le passé.
y trouveront tou-
faite. Ils
jours de beaux thèmes de narration et des accidents
mémo-
rables qui, ayant été déjà mille fois racontés, méritent d'être
éternellement redits. Lorsque des historiens,
comme
lord
Byron au début de son ironique poème, seront en peine de héros
en
est
grand
pourront s'adresser à
(i), ils
ancienne;
l'histoire
elle
amplement pourvue. C'est là sa spécialité, car un mort depuis longtemps l'emporte de beau-
homme
coup sur ceux
Dans
d'hier
ou d'aujourd'hui.
même,
l'avenir
les faiseurs
de
auront encore
récits
à célébrer, par occasion, les personnages et les événements
qui pourront survenir
notables
renommée. appauvri de
l'histoire
de rencontre
et
et
que leur signalera
et
des accidents de circonstance.
en conserver
rative, quelle
Tel
dans
glaner,
fortune ne se lassera pas d'en produire,
connaître
la
champ anecdotique, quelques grands hommes
seront admis à
Ils
qu'en soit
souvenir par
le
la défectuosité
serait le lot réservé
il
le
Tant que
faudra la
la
les faire
méthode nar-
reconnue.
aux historiens
littérateurs. Ils
l'exploiteront à leur fantaisie. C'est leur affaire. Les savants
n'y prétendent rien. Mais, cette concession faite, ceux-ci
devront se confiner dans l'étude des fonctions, négliger les
anomalies
et
les
à l'analyse des faits
cédés de
singularités, se consacrer sans partage
communs
et les
scruter par les pro-
la statistique.
Ces deux manières de concevoir
l'histoire
correspondent
à deux états de l'esprit humain, et chacune d'elles aura (i)
«
I
want
a hero...
»
(Don Juan,
I, i.)
l'histoire et les historiens
324
prévalu à un stade de son évolution. La première convenait seule à l'enfance naïve et conteuse, enthousiaste
crédule de l'humanité. lité
La seconde
sérieuse et réfléchie, observatrice et critique. Entre la
phase poétique du passé l'histoire traverse
tion
et
sera l'œuvre de sa viri-
où
les
et la
phase scientifique de l'avenir,
actuellement une période de transforma-
exigences contraires de l'une
et
de l'autre
lui
créent les conditions les plus défavorables. Elle n'a déjà
plus l'idéale beauté des récits anciens et n'a pas encore
la
sévère précision des analyses futures. Produit hybride d'art et
de science, mélange fâcheux d'illusion
ne contente ni
les lettrés,
et
ni les savants.
de vérité,
elle
Le moment
est
donc venu de disjoindre les deux méthodes et de les appliquer chacune à part. Laissons les grands écrivains composer de belles histoires et
demandons avec
insistance que
des savants nous fassent enfin l'histoire vraie où
pourrons apprendre vité
humaine.
les
développements
et les lois
de
nous l'acti-
LIVRE QUATRIÈME LOIS DE L'HISTOIRE
CHAPITRE PREMIER NÉCESSITÉ D'ÉTABLIR DES LOIS EN HISTOIRE
De simples notions de mais seulement
les
faits
ne constituent pas une science,
matériaux d'une science. L'esprit, qui
veut embrasser d'une
même
vue
cette
masse de données, a
besoin de mettre de l'ordre dans leur confusion, de l'unité
dans leur multiplicité. « L'ordre universel, « l'unique objet de
la
connaissance
dit Aristote, est
n'y a pas de science
il
;
« des particularités. » Les phénomènes, qui se montrent
moment
et
qu'une apparence imparfaite acquérir
la
et fugitive
compréhension complète
nettement ce que
la
production des
constant, s'élever de l'intelligence
semble cas.
et
Après
un
disparaissent bientôt, ne laissent surprendre
formuler des le travail
lois
et
faits
du
du
Pour en
vrai.
durable,
il
faut voir
a de régulier et de
détail à celle
de
l'en-
qui régissent l'intégralité des
de l'analyse, qui distingue
et
sépare les
l'histoire et les historiens
326
problèmes, doit venir celui de
Son but
unit les solutions.
la
est
synthèse, qui rapproche et
de reconstituer
tout à
le
l'aide du réseau d'analogies, de séquences et de rapports
qui
les
lie
étudiés. Au-dessus de l'observation qui
faits
patiemment
explore
choses une à
les
une, plane l'idée
abstraite de leur ordre et de leurs causes, qui
monte par
degrés du particulier au général, du contingent au nécessaire, sité
du changeante l'immuable. Alors seulement la
de
l'esprit se
trouve
suite entière des faits,
manence
il
et la généralité
satisfaite,
car,
curio-
voyant de haut
la
conçoit sous forme de lois la per-
de leur ordre.
Chacune phénomènes que pour en dégager les avancement se mesure sur ce qu'elles en ont
Telle est la fin où tendent toutes les sciences. d'elles
n'étudie les
lois, et
leur
découvert. Cette tâche, d'ailleurs
d'elle-même, parce que plus
on sent
le
besoin de
les
,
ne tarde pas à s'imposer
données s'accumulent, plus
les distribuer
par séries sous peine de
voir leur multitude se tourner en confusion. Des lois fois
reconnues,
la
observations de détail abat
les
une
gênant appareil des
science' rejette le
comme, un monument
échafaudages qui ont servi à
le
achevé, on
construire. « Les
« sciences, dit Leibniz, s'abrègent en s'augmentant, car.
« plus on découvre de vérités, plus on « vrir une suite réglée
et
« plus universelles dont
de se
est
en
état d'y
faire des propositions
les autres
décou-
toujours
ne sont que des exemples
« et des corollaires, de sorte qu'il pourra se faire qu'un
« grand nombre de celles qui ont précédé se réduira avec
le
« temps à deux ou trois thèses générales. Ainsi, plus une « science est perfectionnée
et
moins
elle a
besoin de gros
« volumes, car, selon que ses éléments sont suffisamment « établis, on y peut tout trouver par le moyen de la science « générale. » Montesquieu dit plus brièvement « Qui :
« voit tout, abrège tout(i). »
(i)
Esprit des
lois,
XXX,
2.
NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE
De même que
les autres
sciences
*
32J
l'histoire est
.
d'établir des lois. Jusqu'ici, pourtant, les historiens
tenue
ne sem-
blent pas avoir eu conscience de cette obligation. Unique-
ment
mentions de faits, bien que amassé déjà plus qu'aucune autre science,
attentifs à recueillir des
en
l'histoire
on pourrait ensemble,
ait
même
minable répertoire serait urgent
que toutes
dire plus
autres sciences
les
ne travaillent toujours qu'à étendre cet inter-
ils
ne paraissent pas soupçonner
et
qu'il
de remplacer par des règles fixes ce détail où
que
l'esprit se perd. Ils se flattent
le
nombre, sans cesse
accru, des particularités décrites, donnera plus de lumière tout'au rebours, plus l'idée
de
loi.
« qu'à
démontrer
Marmontel
lire
;
plus s'obscurcit
faits,
L'immensité de nos histoires prouve contre
elles et suffirait à
science.
entassent de
ils
écrivait
y a un
quatorze heures par jour
« pour épuiser ce que
la
comme On a calculé
qu'elles n'existent pas il
il
siècle
:
«
faudrait huit cents ans
Bibliothèque royale contient sur
« l'histoire seulement. Cette disproportion désespérante de «
la
durée de
la vie
avec
la
quantité de livres dont chacun
« peut avoir quelque chose d'intéressant, prouve la néces-
«
site
des extraits. »
Ce ne sont pas des
lois qui seraient ici nécessaires,
puisque
extraits
,
mais des
les extraits n'abrè-
gent qu'à condition d'éliminer
et laissent
suppriment, tandis que
représentent la totalité des
faits
dont
elles
les lois
expriment
l'ordre.
L'impuissance d'apprendre déjà
histoires,
si
Une
et
même
et le
toutes les l'est
deviendra toujours davan-
moins pénible,
terme d'une aussi prodigieuse lecture miracle, on aurait tout retenu,
du véritable objet de effet,
lire
considération, toutefois, est propre à nous rendre
sur ce point la résignation
en
de
frappante du temps de Marmontel,
devenue bien plus encore tage.
ignorer ce qu'ils
l'histoire.
à exposer dans
un
c'est
et alors
que, au
que, par
on ne saurait à peu près
La
rien
science ne consiste pas,
illogique désordre
une
suite
l'histoire et les historiens
328 sans
fin
d'accidents, mais à formuler des lois de fonction.
La
prolixité de
au
lieu
nos annales tient à ce que
de considérer l'ensemble
les historiens.
d'en chercher l'ordre
et
caché, n'ont su voir qu'un vain détail de singularités qui
passent et se renouvellent incessamment. C'est assez, pour être édifié,
de comparer
les traités
sommaires où
les autres
sciences résument en quelques pages ce qu'elles ont trouvé
de vérités générales, au fastidieux amas de relations qui encombre nos bibliothèques, accablant fardeau sous lequel peine la mémoire et qu'elle rejettera le jour, prochain peut-être, où elle s'apercevra qu'elle le porte sans profit. Quelques formules de lois pèseraient moins et instruiraient davantage. L'histoire ne sera
donc admise à prendre rang parmi
sciences que lorsqu'elle aura
comme
,
elles
,
fait
les
preuve
d'aptitude à constituer des lois. Or, cette preuve qu'on exige d'elle, est-elle
en mesure de
la
fournir?
Où
sont ses lois?
aucun moindre apparence
Les historiens seraient fort en peine de répondre, car d'eux n'a su
de
loi.
tirer
des plus longs récits
la
Réduisant leur tâche à raconter des événements,
se perdent et
nous égarent dans un labyrinthe de
nous mettre en main de
phénomènes
fil
faits,
ils
sans
conducteur, ni se clouter que
historiques ont
un ordre
fixe et des
les
causes
générales qu'il faudrait montrer.
Loin de concevoir
nécessité des lois en histoire,
la
les
historiens attribuent la production des faits à des influences
exclusives de l'idée de loi et qui se libre arbitre
de l'homme
caprices de la fortune n'est acceptable
pour
recherche des lois,
,
le
ramènent à trois gouvernement des dieux et
:
le
les
ou du hasard. Aucune de ces causes la
science et
,
lorsqu'on aborde la
on doit commencer par
les
toutes
écarter.
Considéré à part, l'homme semble initiative propre,
et croit
un pouvoir spontané
posséder une
d'action. C'est
un
NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE
agent libre qui, dans
la
mesure où
il
32 0/
se détermine, paraît
ne relever que de lui-même. Subordonner sa liberté à des lois
équivaudrait,
à
semble-t-il,
c'est-à-dire à l'anéantir.
un principe autonome
On
mettre en servitude,
la
suppose donc
qu'il porte
en
une
d'activité et règle sa vie par
lui
suite
d'efforts volontaires.
Cette doctrine
du
quoique confirmée par
libre arbitre,
commune, par nos jugements de chaque
l'opinion
jour,
nos législations, nos morales, nos religions, nos philosophies et nos histoires,
n'a
de scientifique, car
rien
la
science n'admet que des lois et les lois impliquent la nécessité. Il si
faut
ou renoncer à croire que des
nous
lois
régissent,
notre liberté est réelle, ou tenir cette liberté pour
soire,
des lois la contraignent à son insu.
si
dépend de
de ce redoutable problème poser.
Nos conditions
La
manière de
la
examine
les actes indi-
viduels, dont les causes vraies sont indiscernables, la
conscience, ou des ensembles de lois.
«
De quelque
« l'on veuille, en métaphysique, se « arbitre
,
les
manifestations en
« humaines, déterminées
le
apparaissent sous deux
d'activité
aspects différents suivant que l'on
ordre révélateur de
illu-
solution
faits,
où apparaît un
façon, dit Kant, que
représenter
sont,
comme
même à
dans
tout autre
les
le
libre
actions
phénomène
« naturel, par des lois générales de la nature. L'histoire, « qui s'occupe du récit de ces manifestations, quelque pro« fondement qu'en soient cachées les causes, ne renonce « pas cependant à
« grand
le jeu
« régulière « «
et
du que
un
espoir
:
yeux
comme confus et sans règle, se reconnaisse dans l'espèce comme un développement continuel quoique lent, des et les
les
mariages,
les
naissances
morts paraissent n'être soumis à aucune règle qui
« permette d'en calculer d'avance
«
que, considérant en
y découvre une marche
ce qui, dans l'individu, frappe les
« dispositions originelles. Ainsi «
c'est
libre arbitre, elle
les tables
annuelles
faites
le
nombre
;
et
cependant
en de grands pays témoignent
33o
l'histoire et les historiens
« que cela aussi obéit autant à des lois constantes que les « variations de l'atmosphère dont aucune en particulier ne « peut être prévue à point nommé, mais qui, en somme,
« ne manquent pas à procurer, d'une façon uniforme « sans interruption, « fleuves cela seul
être
de
le
et
cours des
tout le reste de l'économie naturelle (i). » Par
et
que des actes réputés volontaires
ordre dans une foule, l'effet
croissance des plantes,
la
se répètent
n'est plus possible
il
l'initiative d'agents
autonomes
avec
de voir en eux
et leur
cause doit
cherchée dans des influences générales, c'est-à-dire
rapportée à des
Comme monde
lois.
beaucoup de choses s'accomplissent dans
le
sans que notre volonté y soit pour rien, la théorie du
libre arbitre
ne pouvait
suffire à tout expliquer.
On
a
donc
attribué à des êtres supérieurs les faits qui se produisent
en dehors de notre action, souvent
même
malgré nous,
suivant que l'on croyait y voir une apparence ou un
de raison, on
les
et,
manque
a imputés, d'une part à des puissances
clairvoyantes personnifiées dans des Dieux, de l'autre, à des
agents aveugles
Partout où
nement réaliser
lui
un
la
tels
que
la
Fortune,
le
Hasard ou
le
Destin.
raison constate des effets dont le gouver-
échappe, mais qui semblent tendre à un but, plan, elle est portée à supposer l'intervention
d'un pouvoir caché dont seule qui lui
soit
assimile la façon d'agir à la
elle
connue,
la
sienne propre. Des dieux
conçus à l'image de l'homme, doués seulement de plus de force et de sagesse, sont censés régir la vie des mortels
comme, dans une moindre sphère, chaque être régit son
exis-
tence personnelle. Ces maîtres puissants nous dispensent à leur gré les biens et les
maux,
les
faveurs et les disgrâces (2),
élèvent ou renversent les empires et dirigent,
du haut d'un
Idée d'une histoire universelle au point de vue de l'humanité. «Dieu accorde une chose, en refuse une- autre, suivant sa volonté, car il peut tout » (Odyssée, X, 444, 5). (1)
(2)
NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE
Olympe foi les
33
I
événements. Les âges de
invisible, le cours des
font combattre avec les héros, décider
du
sort des
batailles, inspirer les passions et les résolutions des chefs (i).
Homère, les épopées de l'Inde, les légendes chrétiennes (2), montrent les dieux intervenant à tout propos dans les affaires humaines et transforment l'histoire
La
Bible,
en miracle perpétuel.
Le merveilleux théologique abonde chez les historiens anciens. Hérodote mentionne fréquemment des oracles, de fatidiques paroles. Tive-Live
même
est plein
de prodiges. C'est
sa complaisance à les rapporter qui a occasionné la
perte de ses écrits.
gnant que
le récit
du paganisme, ne
Le pape
saint Grégoire le
fit
tort à
foi,
une persé-
ordonna de brûler tous les manusValère-Maxime des Annales qu'on put trouver (3).
cution trop efficace
et
—
nous a transmis un recueil de prodiges propre à l'état d'esprit
de ceux qui y croyaient (4). l'action divine, qui domine
Le dogme de
du peuple hébreu,
s'est
âge, la
plupart
hommes
d'église,
volonté de Dieu, l'intercession présence de leurs reliques, miracles sans d'aussi
faire
édifier sur
l'histoire entière
par suite imposé à celle des peuples
chrétiens. Les annalistes des premiers siècles
les
crai-
ceux du christianisme, organisa
contre cet auteur, réputé dangereux pour la
crits
Grand,
de tant de miracles, opérés par les dieux
nombre
et
du moyen
expliquent tout
des saints
ou
racontent avec une
par la
même foi
attribués à ces influences.
la
naïve
Sans
puériles applications de la doctrine théolo-
gique, les écrivains religieux de l'âge
nent en principe toute « n'advient ny ne se
la
rigueur de la théorie. « Rien
faict, dit
« celuy qui est justice
moderne maintien-
Amyot, sans
mesme
et vérité.
la
permission de
Laquelle considé-
Dieu incline où il lui plaît le cœur des rois » {Proverbes, III, ). Voy. les Acta sanctorum et la Mystique chrétienne de Gcerres. Il (3) Bayle, Dictionnaire historique, art. Grégoire I, note iv. n'est resté que des fragments de Tite-Live, 35 livres sur 140. (4) Faits et paroles mémorables, I, ch. iv à vin. (
1 )
(2)
«
1
—
332
l'histoire et les historiens
hommes
« ration enseigne aux
à s'humilier sous sa puis-
« santé main, en reconnaissant qu'il y a une cause pre« mière qui gouverne supernaturellement est plus explicite
« cieux
:
tantôt
:
»
(i).
— Bossuet
« Dieu tient du plus haut des
rênes de tous les royaumes
les
« en sa main
«lâche
encore
;
il
a tous les
retient les passions, tantôt
il
cœurs il
leur
remue tout le genre humain. « Veut-il faire des conquérants il fait marcher l'épouvante « devant eux et il inspire à eux et à leurs soldats une harla
bride
;
et
par là
il
;
« diesse invincible. Veut-il faire des législateurs
« envoie son esprit de sagesse
et
de prévoyance...
(2).
« Je regarde, dit d'Aguesseau, l'étude de l'histoire
« l'étude de
—
»
comme
Providence où l'on voit que Dieu se joue
la
« des sceptres
« l'autre
leur
il
;
et
et qu'il
des couronnes, qu'il abaisse l'un, élève
dans sa main,
tient
comme
parle l'Écri-
« ture, cette coupe mystérieuse, pleine du vin de sa fureur, « dont
il
faut
« leur tour
que tous
(3).
les
pécheurs de
La même croyance, toujours ou admise par
boivent à
la terre
»
la
aussi absolue, est exprimée
plupart des historiens laïques.
notre âge, disposés
réduire
à
la part
rélèguent plus volontiers les dieux dans
du le
Ceux de
merveilleux, ciel et
ne
les
font apparaître que par exception sur la terre. Mais quoiqu'ils s'efforcent d'ordinaire
des causes naturelles,
ils
de rattacher
leur échappent, de recourir à des
Éliminé peu à peu du intact
les
événements à
ne laissent pas, lorsque ces causes influences célestes
détail par la critique, le
dans l'ensemble. Vico
tient
que
dogme
les idées
(4).
reste
divines se
(1) Préface à la traduction des Œuvres de Plutarque. Discours sur l'histoire universelle, III* partie, ch. vin.
(2)
(3) Instruction II" lxxiv, 8.
sur
les
études propres à
former un magistrat;
et
Psaume
(4) Polybe faisait déjà sur les historiens anciens une remarque analogue « Puis, comme ils ne peuvent trouver un dénouement à leurs « récits ni une issue à leurs fables, ils font intervenir des dieux et des « fils de dieux dans l'histoire qui ne devrait s'appuyer que sur des « faits » (Histoire générale, III, 47). :
NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE réalisent
dans
les actions
hommes
des
(i).
333
« L'histoire, dit
gouvernement de Dieu « rendu visible... Les grands événements sont les arrêts « de ce gouvernement promulgués par la voix du temps « sentencieusement Cousin, est
le
;
« «
l'histoire sont les
jugements de Dieu
L'hypothèse de l'action divine, dont
l'esprit se contentait
les
jugements de
même
(2).
»
dans un âge dignorance, ne
le satisfait
plus dans
un âge de
critique, car cette explication n'en est pas une. Faire inter-
un mystère pour
venir des dieux en histoire, c'est donner
raison des choses et substituer une cause inconnaissable à la
cause simplement inconnue des
faits.
«
La pensée de
« Zeus, dit Eschyle, est un abîme dont l'œil n'aperçoit pas
même
Vos jugements, « Seigneur, sont profonds comme un abîme (4). » A moins «
le
fond
» De
(3).
d'une révélation dont qui
même
la
le
Psalmiste
:
«
preuve n'est jamais donnée,
n'en comporte pas, on n'a aucun
savoir ce que décide
un
être infini et tout-puissant
dont on
déclare les décrets impénétrables. Cette difficulté, vrai,
n'arrête pas les
« sont
fait
et
moyen de il
est
théologiens qui, selon Buckle. « se
remarquer de tout temps par leur connaissance sait absolument
« exacte des sujets sur lesquels on ne « rien
(5) ».
Cicéron, raillant
disait qu' « ils
avaient toujours
« blée des dieux ».
vent cet
air-là.
les
Stoïciens de son temps,
l'air
de revenir de l'assem-
Nombre de gens ont encore
Dans Rabelais, Panurge,
Hippothadée allègue que
le sort
assez sou-
à qui le théologien
de son mariage dépend de
Le recueil des historiens des croisades par Bongars (161 1) a « Gesta Dei per Francos ». (a) Cours d'histoire de la philosophie moderne, t. I, Leç. 8, fin. Vov. aussi Bûchez, Introduction à la science de l'histoire; Bunsen, Dieu dans l'histoire. L'historien belge, Laurent, a consacré dix-huit volumes d'Études sur l'histoire de l'humanité à exposer ses vues sur la direction donnée par Dieu aux affaires humaines. (1)
pour
titre
:
Suppliantes, v. 1056. xxxv, 6. Histoire de la civilisation en Angleterre, ch. xm.
(3) Eschyle, les (4) (5)
Psaume
—
l'histoire et les historiens
334
volonté divine, répond
la
me
« gens?... Vous «
chambre de
la
«
:
Où me renvoyez-vous, bonnes
remettez au conseil privé de Dieu, en
menuz
ses
Où
plaisirs.
prenez-vous
« chemin pour y aller, vous aultres François sons à l'abbé Mably le soin de conclure « Tous :
(i) ?
le
» Lais-
les historiens
« qui font témérairement intervenir Dieu dans nos affaires «
me
paraissent aussi ignorants et aussi grossiers que nos
« pères quand
croyaient à l'épreuve du fer chaud
ils
« duel judiciaire
Logiquement,
(2).
de l'action divine aboutit au
la doctrine
fatalisme et à la soumission
musulmans en ont résignent
au
et
»
;
Mais
tirée (3).
moins aisément à
conséquence que
c'est la
les
peuples européens se
les
ce désaveu de la raison
et,
lorsque leurs théologiens affirment que Dieu gouverne
monde,
ils
le
se réservent le droit d'en interpréter les secrets
desseins. Toutefois, l'étrangeté de leurs commentaires en trahit bientôt la faiblesse, et les auteurs les plus graves arrivent vite à des inductions ridicules.
quand «
la
Racine ne
prête^t-il
pas à rire
nous entretient « des grands desseins de Dieu sur mère Agnès (4) » ? Bossuet lui-même devient plaisant il
lorsqu'il assure
que Dieu a
faitla révolution d'Angleterre tout
exprès pour sauver l'âme de
« veilles pour
« donner
à l'Eglise,
« royaume... Si
Madame
:
« Dieu a
fait
des mer-
de Henriette d'Angleterre. Pour la
le salut il
les lois
a fallu renverser
tout
un grand
de l'État s'opposent à son salut
« nel, Dieu ébranlera tout l'État pour l'affranchir de ces «
Il
met
les
« enfanter
âmes à
ce prix
ses élus et,
;
il
remue
le ciel et la terre
les
sauve
(5).
(1)
Pantagruel,
De
III,
lui
la
3o.
(3)
{4)
Abrégé de
(5)
;
même liberté d'ima-
manière d'écrire l'histoire, Œuv. compl., Le terme d'Islam signifie soumission. la
coûte pourvu
» — Style d'oraison funèbre, dira-t-on
mais Bossuet historien explique avec
(2)
lois.
pour
comme rien ne lui est pluscherque ces
« enfants de sa dilection éternelle, rien ne « qu'il
éter-
t.
XII, p. 405.
l'histoire de Port-Royal. Oraison funèbre de Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans.
NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE
gination
« Dieu
cours
le
le
le rétablir,
de ses successeurs pour l'exercer, des
et
« pour rétablir sa liberté tions intrépides,
entendre sur
les
A
»
(i).
chacune de
on voudrait demander à
viennent ses informations,
et les
humaines
plus général des choses
:
des Assyriens et des Babyloniens pour
s'est servi
« châtier son peuple, des Perses pour « dre
33 S
mêmes
et,
d'Alexan-
Romains ces asser-
l'auteur d'où lui
comme moyen
sujets le prédicateur
de contrôle, de Cromwell
théosophes des gentils.
Un
premier progrès de
la
philosophie conduisit à res-
dans l'explication des
treindre,
historiques, l'action
faits
directe des dieux, et à lui substituer celle d'un pouvoir abstrait, la
on ne
part plit
Providence, qui, sans être une divinité (car nulle lui a dressé d'autels, ni
par délégation
rendu de
On
les fonctions.
sagesse divine chargée d'exécuter, dans
monde, des desseins
suivis.
Mais
culte),
en rem-
personnifie en elle la le
gouvernement du
la difficulté reste la
même
de savoir quels sont ces desseins.
Les historiens antérieurs à Voltaire ont un peu abusé de la
Providence dans leurs
récits.
servent d'une façon plus discrète,
d'un
moyen
quand
ils
illusion,
oratoire,
Ceux de nos le
jours s'en
comme
plus souvent
pour cacher leur ignorance des causes,
n'ont pas su démêler les véritables, ou pour faire s'il
leur répugne de les dire. «
On
ne peut,
écrit
« Thiers, s'empêcher de reconnaître qu'au-dessus des des« seins de l'homme planent
les desseins
« plus sûrs, plus profonds que
supposé que de
tels
de
les siens (2).
la
Providence,
» Mais
comme,
desseins existent, personne n'en peut
parler pertinemment, les alléguer, c'est ne rien dire. Guizot,
racontant
la
chute du ministre Clarendon, croit devoir faire
intervenir la Providence
:
«
On
a attribué la chute de Cla-
« rendon aux défauts de son caractère
(1) (2)
et à
quelques
Discours sur l'histoire universelle, III» partie, eh. Histoire du Consulat et de l'Empire, ch. xxn.
1
et
faits
vm.
336
-l'histoire et les historiens
« ou «
la
à quelques échecs de sa politique... C'est méconnaître
grandeur des causes qui décident du
sort des
hommes
« éminents. La Providence, qui leur impose une tâche
« rude, ne
« leur passe « ment (i).
si
point avec tant de rigueur qu'elle ne
les traite
point de faiblesse et qu'elle les renverse légère-
» Voilà qui est entendu
qu'un décret motivé de
la
:
il
ne faut pas moins
Providence pour mettre à bas un
premier ministre. Mais un peu plus loin l'auteur ajoute
:
« Clarendon se trompa sur son époque,
il
« événements auxquels
» Cela explique
mieux
les
choses
et
avait assisté
il
(2).
méconnut
les
rend superflue l'immixtion d'une Pro-
vidence.
Une
fois entré
dans
phase scientifique,
la
humain
l'esprit
exclut l'action divine de toutes les catégories de faits dont il
a trouvé les lois et finit par écarter l'explication théolo-
gique pour ne plus s'enquérir que des causes naturelles. Le « Nec deus intersit (3), » convient à la science mieux encore qu'à la poésie dramatique. Du moment, en effet, où la raison reconnaît dans les choses un ordre conprécepte
:
stant, elle
ne peut plus concilier
l'arbitraire
la régularité des faits
d'une volonté révocable, gouvernant
le
par coups d'autorité, se laissant invoquer ou fléchir,
avec
monde et
con-
séquemment variable comme les prières ou les mérites des hommes. Partout où la science constate des rapports fixes entre les phénomènes, partout où elle arrive à les prévoir et
donne
le
moyen de
les diriger,
les attribuer à des dieux.
place alors l'hypothèse d'agents s'est
il
n'est plus possible
La notion de
accomplie par degrés dans
fictifs.
de
rem-
Cette substitution
les diverses sciences
L'astronomie, longtemps dominée par fit
lois expresses
de
faits.
l'esprit théologique,
d'abord présider des dieux aux déplacements des astres.
Apollon (1)
dirigeait le soleil,
Discours sur Vhistoire de
Phœbé la
(2) Id.
(3)
Horace,
Ad Pisones,
v.
191.
la lune, Jupiter,
révolution d'Angleterre.
Mars,
NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE
Vénus, Saturne, Mercure,
les
33y
planètes alors connues... Mais,
à partir des spéculations de la philosophie grecque, les tra-
vaux des astronomes ruinèrent
une époque voisine de nous,
ces croyances en signalant
du
des révolutions
la régularité
ciel.
Néanmoins, jusqu'à
la science a gardé,
comme un
témoignage de son imperfection, des traces d'interprétation
Au xvn
théologique.
e
siècle,
on pouvait encore opposer à
Galilée le merveilleux de la Bible et l'en accabler.
mettre en branle rétablir
cartes
système planétaire
le
(i),
qui conçoit
nisme, charge Dieu de
mouvement (3).
le
lui
donner, « pour
et la
mécanique
fait
la
foudre
a débuté par le
;
;
n'ayant
symbolisme théo-
hommes,
lançait
Apollon vainqueur dissipait
les
;
;
déchaînait ciel
;
«.
aucune mention
Neptune commandait aux flots de la Vulcain présidait aux applications du feu Eole
ténèbres et les nuées
mer
mettre en
céleste se trouve entière-
logique. Jupiter, maître des dieux et des
de
Des-
(2).
« chiquenaude » dont se scandalise
», cette
ment établie sur des lois. De même, la physique traits
le
Enfin, depuis Laplace, la science,
de l'action divine,
et
pour en
monde comme un grand méca-
plus besoin de cette hypothèse », ne
les
puis,
de temps à autre l'ordre sujet à se déranger
même,
Pascal
pour constituer
divine
juge nécessaire l'intervention
Newton
Echo
les
vents
Iris
;
déployait son écharpe dans
le
répétait les sons, etc. Mais, lorsqu'on eut assigné
des lois à ces phénomènes, leur attribution à des dieux n'eut plus de sens, et dut être abandonnée. Seuls, les acci-
dents de la météorologie, qu'on ne savait pas prédire et
qu'on ne pouvait conjurer, sont surnaturelles.
Au xm
démons malfaisants (1)
e
siècle,
restés l'objet d'explications
Albert
le
Grand impute
à des
la neige, la grêle, les brouillards...
De
Principes mathématiques de philosophie naturelle, un, scolie
général. (2)
Newton, Optique.
(3)
Pensées, édit. Havet,
II,
148.
22
l'histoire et les historiens
338
nos jours même,
les
orages dévastateurs, les inondations,
comme
sont parfois présentés
sécheresses,
les
des châti-
ments du ciel. Les paysans des campagnes lui demandent des changements de temps propices à leurs cultures, et les matelots, dans la tempête, invoquent la Vierge et les saints...
Les autres sciences tendent à parcourir, d'une allure plus même chemin. On a cru longtemps à des créations
lente, le et à
des transmutations miraculeuses de substances. Main-
tenant, grâce
ne
aux progrès de ne
se crée, rien
que
la
se
chimie, on
la
sait
que rien
perd des éléments de la matière,
composition des corps
déterminée par des
est
immuables dont nos industries font chaque jour
et
lois
d'utiles
applications.
La
biologie, encore fort incomplète, laisse subsister,
l'opinion du vulgaire, une
théologiques. dantes,
On
remercie la Providence des récoltes abon-
croît des troupeaux, de la prospérité des familles;
attribue au courroux des dieux les disettes, les épizooties,
on
épidémies
les
la
du
dans
foule de vestiges des croyances
;
on implore du
à peu ces
faits
cessation des fléaux,
ciel la
guérison des maladies... Mais
physiologie ramène peu
la
à leurs causes naturelles, remplace les dépré-
cations par des pratiques d'hygiène,
tinuent de solliciter des miracles,
et.
si
les
malades con-
médecins ne croient
les
plus guère qu'à ceux qu'ils prétendent opérer. L'histoire, la plus tard
venue
et la
moins avancée des
sciences, parce qu'elle les dépasse toutes en complexité, devra effectuer à son tour
une évolution
pareille.
La connais-
sance, en devenant plus exacte, aura forcément pour résultat
de bannir
comme et
elle l'a
le
de substituer
dogme
surnaturel
exclu du le
du monde des faits humains, des phénomènes physiques,
monde
principe des conditions déterminantes au
des finalités providentielles. Partout où la science
porte sa lumière, le mystère cesse,
le
merveilleux s'évanouit
:
« Les miracles, dit Montaigne, sont selon l'ignorance où
NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE
« nous « ture
(i).
Une à
sommes de
33g
non selon Tordre de
la
na-
»
troisième classe de faits qu'on ne pouvait imputer ni
l'initiative
ni à
tion,
la nature,
de l'homme, puisqu'ils échappent à sa direc-
une ingérence divine, parce
semblent se
qu'ils
produire sans dessein arrêté, sans suite et sans but, a été
du hasard ou de là fatalité, agents aveugles dont l'incohérence est donnée pour loi aux accidents qui paraissent n'en pas avoir. Leur influence est censée amener les occurrences imprévues, les rencontres fortuites, les concours aléatoires d'effets, et nous distribuer mise au compte de
la fortune,
à l'aventure, sans choix
chances heureuses
ni raison, les
ou contraires quévtraverse incessamment notre Les écrivains des âges où tiers le
« La fortune,
(3)
elle
gouvernement du monde
»
;
et ailleurs
:
les
La
les
couronnes qu'elle va
Ce
poser, en se jouant, sur d'autres fronts (5).
la
là
un
lieu
prédominance en la
histoire.
fortune qui
(1) Essais, I, 22. (2) « Fortuna gubernans »
(4) (5)
commun
ou
oratoire
n'est pas
poétique
;
d'historiens accordent à ces causes irrationnelles
pouvoir de
Ci)
toutes
fortune est d'un
affaires
dépeint arrachant à grand bruit
simplement
de
dispose «
les (2).
humaines ou, pour parler seule y exerce son empire (4). » Horace la
grand poids dans
« plus juste,
le
Démosthène,
déclare
« choses à son gré
nombre
volon-
pouvoir des causes occultes. Lucrèce, qui nie
dieux, livre à la fortune
«
vie.
la foi décline célèbrent
Thucydide ne
déjoue
tous les
croit
qu'au
calculs
(6).
(De rerum natura, V, 108).
Harangue pour Ctésiphon. Première Olynthienne. « Hinc apicem rapax Fortuna cum stridore acuto Sustulit, hic posuisse gaudet. »
(Odes,
Histoire de la guerre du Pélop., V, 75, 102, etc. 18, 64 (6)
;
I,
78, 122
;
II,
11,
I,
87
;
34.) IV, 17,
l'histoire et les historiens
340 Quinte-Curce
Velleius Paterculus (2) parlent de « la
(1) et
du destin ». De l'avis de Tite-Live. la « suite des choses humaines cède à sa loi (3) ». Tacite dit
force invincible
« entière
hésiter entre le destin et le hasard
comme
cause des acci-
Pour les événements « anciens et modernes, plus s'impose à moi la pensée que « tout n'est que jeu dans les affaires humaines (5). » Machiadents de l'histoire
« moi, plus
je
en termes exprès
(4), et déclare
rappelle dans
vel partage ces doctrines fatalistes
« peuvent seconder
la
:
«
ma mémoire
:
« Les hommes,
Fortune, non
non
dit-il,
opposer
s'y
;
ils
rompre (6). » Voltaire présente volontiers l'histoire comme un enchaînement de circonstances fortuites. Il écrit « Sa sacrée Majesté le Hasard « peuvent
tisser sa toile,
la
:
« décide de tout
(7).
» Frédéric
II,
toriques, se plaît également à dire
« Notre seigneur
le Destin....
:
dans
ses ouvrages his-
« Sa Majesté
le
Hasard...
» Sans l'avouer avec une
si
brutale franchise, des historiens de nos jours croient encore
à ces mystérieuses puissances. Naguère, l'idée du
antique inspirait
les
de Mignet. Michelet parle de « « d'airain
et
de sa main de
Cependant, de toutes
les
la nécessité,
fer (8)...
destin est la
raison, car elle se résout en
et
de sa chaîne
»
hypothèses que
cevoir pour rendre compte des
du hasard ou du
Fatum
Histoires de la révolution de Thiers
l'esprit
faits, l'action
de
la
peut confortune,
moins propre à contenter
la
mots qui n'ont pas de sens.
Loin de constituer des causes
réelles,
ces agents
fictifs
Fatum Fatorum
» (Histoire d'Alexandre, IV, 6). vis » (Histoire romaine, IL 57). immobilis rerum humanarum séries nectitur
(1) « Inevitabile est (2) « Ineluctabilis (3)
«
Fati
lege
{Annales, XXV, 6). Histoires, I, 18. (4) Annales, VI, 22 (5) Annales, III, 18. Les mots de Fatum, nécessitas, destinatio. Fortuna, sors, fors, casus..., reviennent continuellement sous la plume de Tacite. (6) Discours sur Tite-Live, II, 29. (7) Lettre à Mariott, 26 février 1767. (8) Histoire de France, la Réforme, ch. xiv. ;
NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE
34 1
représentent des effets sans cause, c'est-à-dire
un pur néant.
Antithèse de l'idée de
de constance naissance
et
hasard, qui exprime
rend toute étude
et
ne
« dit Aristote,
« compte
loi, le
(i).
pour
l'a
nulle science n'en tient
» Dans un système régi par des
même
la
participation
peu à peu
sède
découvre
soumet Des
monde
L'ordre du
chaos.
nent
lois,
il
n'y
de place pour des accidents fortuits,
a pas
et
manque
« Nulle spéculation,
inutile.
objet,
introduisaient leur discordance,
ou
le
de régularité, ne peut être un objet de con-
les causes,
lui
tous
l'action
n'est
science dépos-
dont
faits
les
elle
arrache par lambeaux son empire
aux
lois
du
calcul.
auxquelles les historiens subordon-
production des événements,
l'homme,
aucune
La
hasard.-
ses caprices apparents
trois influences
la
proteste contre la souveraineté
du
fortune de
la
car. s'ils y en feraient vite un
ils
divine
et
libre
le
arbitre
contingences
les
donc acceptable pour
la science.
nifications de causes cachées constituent
de
fortuites,
Ces person-
un simple aveu
d'ignorance. Mais, outre que l'esprit est alors déçu par des explications qui n'en sont pas, les attributions de ce genre
ont cela de fâcheux que, sans rien apprendre de
empêchent de
elles
la
L'embarras redouble lorsque, au
ment
la vérité,
chercher. lieu
d'examiner séparé-
met en présence, c'està-dire en opposition et en conflit. Dès qu'on les fait s'exercer ensemble, et cela est inévitable puisque aucun d'eux ne suffit à rendre compte de tout, leur antagonisme conduit à une inextricable confusion d'idées. La liberté humaine, l'omnipotence divine, les caprices de la fortune, les jeux du ces agents imaginaires,
hasard
et les arrêts
du
on
destin, considérés
sances rivales. qui se disputent (i)
Métaphysique. VI. «
Du
2.
hasard
les
des puis-
le gouvernement du monde,
— De même il
comme
Lafontaine
n'est point
:
de science. » (Fables, U, i3.)
l'histoire et les historiens
342
sont de flagrantes antinomies
plongent
et
dans un
la raison
abîme de contradictions. en
Si,
effet,
des dieux nous mènent,
nous inspirent
s'ils
nous meuvent alors que nous croyons
et
ment, notre
part,
le ciel, tenir la
nos volontés rebelles peuvent
si
Providence en échec, incliner
dieux à nos désirs par des prières ou offrandes,
même
si
dans leurs décrets
(1), c'est la divinité
tresse
de notre le
(3),
vie,
soutenaient
les
et
et
la
déraison
la
grandeur
est
Il
n'est pas
moins malaisé
(2). Si la
fortune est maî-
comme
l'affirment
s'agiter ? Si,
moralistes latins,
les
tragiques
le sort
au contraire,
comme
l'homme
lui-même
fait
d'énergie et de prudence,
(4), si, à force
donné de vaincre sance
si,
dont
les
des
Destin décide sans nous de nos destinées, à
quoi bon vouloir
son destin
gagner par
hasard
en défaut.
la raison et le
grecs
les
notre intelligence trouve de
atteinte et la sagesse
de concilier
que
initiative n'est qu'illusion et notre liberté
mensonge. D'autre braver
agir spontané-
il
le
lui est
adverse, que deviennent sa puis-
son irrévocabilité
?
Enfin, l'action
divine
et
la
fortune se démentent réciproquement, à moins d'accorder
que
le
hasard dispose d'un pouvoir qui limite celui des
dieux ou que
la
Providence a des distractions dont abuse
Fortune. Sans trop se soucier de logique,
la
beaucoup
croient à la Providence en gros et au hasard en détail. Les
anciens mettaient
la
Fortune au-dessous de Jupiter, mais
(1) « Que l'on se mette une fois à discuter les arrêts de la Provi« dence, et l'on ne trouvera que trop d'occasions de dire, soit à « propos des événements de la vie humaine, soit à propos des phéno« mènes naturels, que les choses arrangées de certaine façon eussent «. été mieux que comme elles sont » (Strabon, Géographie, IV, 1, § 7). (2) « Pour que notre libre arbitre ne soit pas détruit, j'estime, dit « Machiavel, que la fortune peut être maîtresse de la moitié de nos « actions, mais qu'elle nous laisse ou à peu près le gouvernement de « l'autre moitié. » (Le Prince, ch. xxv). Est-ce là une proportion bien exacte ? Quelle balance de précision peut-on employer pour de si
délicates pesées ? (3)
Sophocle,
(4) «
Fabrum
Œdipe roi. suse quemque
esse fortunae. »
NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE ils
subordonnaient
les
mêmes
dieux
343
du Destin.
à l'empire
Les historiens évitent en général avec prudence de se pro-
noncer sur
les limites respectives, le
concert ou
quoique
distincts,
de ces agents présumés,
le
désaccord
également
absolus. Des théologiens ont cherché à concilier
de l'homme la
grâce
;
et la
mais
puissance divine par
dogme
le
A
leur tour,
de
philosophes ont
les
imaginé force beaux systèmes qui n'ont
même
de leurs auteurs,
et
main téméraire
qui unt touché d'une
questions s'y sont brûlé
La science
liberté
subtil
n'ont réussi qu'à charger la croyance
ils
d'un mystère de plus.
personne, pas
la
été
compris de
plusieurs de ceux
redoutables
à ces
les doigts.
doit écarter résolument toutes les théories qui
font de la vie
humaine un
jouet que se disputent, dans les
ténèbres, l'initiative d'une volonté sans règle, l'arbitraire
des dieux
admettre
et
les
de
fantaisies
comme
et connaître,
fortune.
la
choses, que des influences générales et fixes.
domine et dirige l'ordre Tout est régi par des lois. fiquement
l'histoire
ou
humains ont de
faits
Elle ne peut
explication rationnelle des
Un
principe
entier des recherches -positives Il
l'instituer sur l'étude
de ce que
les
régulier et de constant, éliminer les
causes occultes, proclamer bien haut que l'activité de raison
obéit aussi
:
faut renoncer à établir scienti-
à des
lois
prendre à tâche de
et
la
les
découvrir. Sans doute, les lois qui gouvernent les êtres intelligents
gager
que
sont plus complexes celles
dont
les
nismes vivants subissent l'empire leur indéfectibilité est la
«
les
même.
;
moins bruts
faciles
ou
les
mais, en tant que
à dé-
orgalois,
Elles expriment toujours
rapports nécessaires qui résultent de la nature des
« choses
(i)
et
corps
i)
».
Montesquieu, Esprit des
lois,
I,
i.
CHAPITRE
II
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
Que
seront ces lois de l'histoire ?
que nous en donnions pas
faite
;
On
ne doit pas attendre
formule, puisque
la
notre rôle se borne à indiquer
la science n'est
comment
il
sera
spéciales
aux
possible de les découvrir.
y aurait à
Il
d'abord des
établir,
diverses séries de
expliquer la totalité des
une
puis
faits,
faits.
loi
lois
générale qui
Essayons de
puisse
les pressentir.
1"
1
LOIS SPÉCIALES DE L'HISTOIRE
Les
lois
spéciales
sont de deux sortes, d'ordre ou de
rapport. Les premières montrent la similitude des choses, et les
secondes, leur connexion. « Les ressemblances con-
« stantes qui lient
les
« sions constantes qui
« appelle leurs Il
lois,
les
non dans
et les succes-
unissent ensemble sont ce qu'on
lois (i). »
ressort de cette définition
les faits (i)
phénomènes entre eux
même
qu'il faut
chercher des
les faits accidentels et singuliers,
communs
et réguliers.
Stuart Mill, Auguste
Comte
mais dans
Laissons de côté, du moins
et le positivisme, p. 6.
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
provisoirement, célébrité
de
les particularités
trompeuse
;
considérons
345 malgré leur
l'histoire,
les
fonctions de la vie
humaine, des lois ne tarderont pas à se révéler. Plus tard, une fois connu, il sera possible d'expliquer par
leur ordre
elles les accidents,
variables devant suivre
les
la loi
des
constantes.
LOIS D ORDRE
Reconnaître des
production des sistant
dans
lois d'ordre revient à constater ce
faits
la durée.
Quelques-unes des
séries
un
siècle,
sur lesquels la statistique a, depuis
plus de lumière, donnent déjà le régularité, indice
de
que
la
a de général dans l'étendue et de per-
lois.
moyen de
de relevés
répandu
le
discerner une
Citons-en des exemples.
Dans un groupe de population, sous des influences déteret de civilisation, les faits de la vie commune, qui constituent des fonctions, ne varient que dans d'assez faibles limites, si on les compare à des intervalles peu distants. Ainsi les nombres relatifs aux mariages, aux
minées de milieu
naissances et aux décès se répètent d'une année à l'autre
avec une sensible égalité.
duction
en
est
de
même
pour
la pro-
utiles, le transport
et
des marchandises sur les voies de circu-
l'activité
du commerce intérieur et extérieur, les le montant des épargnes, le produit
des voyageurs lation,
Il
consommation des choses
et la
transactions financières,
des
impôts,
dans toutes
etc.
les
Un
ordre analogue
peut être observé
sphères de l'activité humaine, dans
les
quantités d'œuvres d'art admises aux expositions, les publications de librairie, le tirage des journaux, les lettres expédiées parla poste, etc. là
On
retrouve encore de la régularité,
où l'on ne s'attendrait guère à
faits
d'exception
tels
que
la rencontrer,
les instances
dans des
en séparation de
—
l'histoire et les historiens
346
corps, les accidents de personnes, les suicides, les crimes ou délits et
Tâge,
même
la
nature des crimes ou des délits,
l'état civil, le
sexe,
le
degré d'instruction des accusés...
Si ces chiffres étaient constants, leur expression serait la
formule de
monde, loi
de
il
la loi.
On
naît à très
l'égale
sait
que, dans tous
les
peu près 21 garçons pour 20
proportion des sexes dans
directement de la permanence
et
les
pays du filles.
La
naissances ressort
de l'universalité du
fait.
une loi physiologique et non d'ordre rationnel. En général, une certaine variabilité est inhérente aux fonctions delà raison. Lorsque ces irrégularités, qui dépendent
Mais
c'est là
en partie d'influences accidentelles, ont un caractère fluctuation,
on
les
ramène à
la loi
par
l'artifice
des moyennes
qui exprime, à l'aide d'un chiffre abstrait, mais non ce qu'ont de stable les
successifs
même
ordre
et parfaite-
D'ordinaire, la comparaison des relevés
montre que
leurs
inégalités
gression ascendante ou descendante.
La
forment une proloi
doit alors être
cherchée, non plus dans la constance invariable des
mais dans Il
la
fictif,
phénomènes changeants, pourvu que
l'observation porte sur des faits de
ment homogènes.
faits,
constance de leur variation.
résulte des recensements périodiques opérés depuis
siècle
chez
de
les
peuples civilisés,
un
que leur population aug-
mente avec plus ou moins de vitesse, d'où l'on peut induire, pour chacun d'eux, une règle de progression appelée, en démographie, phase de doublement. En 1868, était
de
terre,
25
ans pour
cette
phase
49 pour l'AnglePrusse, de 67 pour la Russie et de
les
Etats-Unis, de
de 54 pour la la France (1)... La natalité française décroît d'une
198 pour
façon régulière
décennale
et
continue. Alors que, pour la période
1801-1810,
on comptait 325 naissances par s'est abaissé, dans les périodes
10,000 habitants, ce chiffre
décennales suivantes à
(1)
3 16,
Annuaire Deherain, 1870,
—
309,
p. 3 12.
—
289,
—
274,
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
—
267,
—
264,
constatées pour
par ménage,
moyenne,
etc.
s'est élevée
dans
le
la
Des
245...
nombre
des mariages,, celui des enfants
aux divers
mortalité
âges,
longévité
la
Ainsi, en France, la durée de la vie
moyenne
de 29 ans en 1776 à 40 ans en 1843, gagnant,
de deux mois par année
cet intervalle, près
On
347
sont également
d'ordre
lois
voit encore
miques, que
les
,
par
nations
(1).
relevés des fonctions
les
écono-
développent suivant
civilisées
une progression continue leurs moyens d'action sur pouvoir de
leur
nature,
production,
rendement des cultures,
rale, le
échanges du commerce,
Prenons
les
comme exemple
les
l'extraction
produits industriels, les
opérations
la houille
:
sa
Europe double régulièrement, depuis un de quinze ans. Ce
Pour
la
le
financières,
etc.
consommation en siècle,
par périodes
signalé par Brongniart, a été vérifié
fait,
en Angleterre, en France, en Belgique États-Unis,
la
miné-
et
en Prusse.
Aux
doublement s'opère par périodes de sept ans.
production du
de doublement, dans
le
fer,
depuis un demi-siècle, la phase
monde
civilisé, est
d'environ douze
ans. •Des recherches analogues seraient à poursuivre dans tousles
ordres de
faits
L'art,
statés.
numériquement con-
susceptibles d'être
l'instruction, la moralité, la condition poli-
tique et sociale voient s'accomplir dans le sein des foules
des changements dont tion,
il
importerait de connaître la direc-
L'étude de chaque série de
l'étendue et la vitesse.
relevés conduirait à la découverte d'une loi de fonctionne-
ment.
On
contestera peut-être
le titre
de
lois à
des formules de
progression qui varient suivant les temps et les lieux, tandis
que des
lois véritables
devraient avoir
un
caractère absolu
de généralité, de pérennité. Ce ne sont pas en lois formelles
3
mais plutôt
De Quatrefages, Rapport sur 47
(1) p.
et définitives,
.
les
effet là
des
les indications
de
progrès de ïanthropologie r
l'histoire et les historiens
348
moins bornées à découvrir. Sous la diversité de ces règles particulières, on entrevoit une tendance commune à progresser et, lorsqu'il sera bien établi que tous les peuples civilisés avancent plus ou moins vite dans le même sens, on pourra dégager une loi d'ensemble qui ramènera les lois
précédentes à l'unité et rendra compte de leurs inégalités
par
les
ne faut pas,
Il
des
conditions spéciales où elle s'applique.
faits
d'ailleurs, s'attendre à trouver
humains
simples de la nature.
nombre
trop grand
dans l'ordre
phénomènes plus La production des premiers admet un
la stricte régularité des
d'influences intercurrentes et de modi-
fications éventuelles
pour ne pas impliquer dans
quelque chose de variable
et pour ainsi dire de Leur contingence s'explique par diverses causes,
nous amène à étudier une autre
ses lois flottant. et
cela
sorte de lois.
LOIS DE RAPPORT
Les
lois
de rapport nous font pénétrer plus avant que
lois d'ordre
dans
la
lieu
de se borner à grouper en séries
elles
expliquent leurs variations. Toutes
pliquent à découvrir, dans <:ause à effet qui et
les
subordonne
les
les séries les
faits similaires,
les
phénomènes,
permet de concevoir leur ensemble
ment de
les
connaissance des choses parce que, au
sciences s'ap-
cette relation
de
unes aux autres
comme un
enchaîne-
rapports. Cette recherche, plus difficile en histoire
que partout
ailleurs, à raison
de
complexité des
faits,
est
impraticable dans l'ordre des singularités qu'étudient
les
la
historiens et ne peut aboutir à des résultats précis
que dans
l'ordre des fonctions.
Un événement est le produit d'une
multitude d'influences
qui s'entrecroisent, agissent de concert ou en conflit
se résolvent en combinaisons infinies
d'effets.
et
Comment
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
349*
reconnaître, dans ce pêle-mêle sans fin d'accidents, ceux
qui dépendent l'un de l'autre par une relation directe
médiate de causalité
?
L'embarras
est
extrême
ou
et tous les
historiens l'ont ressenti. « L'histoire, dit Saint-Simon, est
d'un genre entièrement différent
<
connaissances. Bien que tous
« et particuliers qui « l'autre « ment
et si
« suit
;
il
composent soient cause
la
autres
les
de
l'un
que tout y soit lié ensemble par un enchaînesingulier que la rupture d'un chaînon ferait
manquer ou pour
«
de toutes
événements généraux
les
est
moins changer l'événement qui
le
le
pourtant vrai qu'à la différence des arts et
« surtout des sciences où un degré, une découverte conduit « à un autre certain, à l'exclusion de tout autre, nul évé-
« nement général ou
n'annonce
historique
particulier
« nécessairement ce qu'il causera
et fort
souvent fera très
« raisonnablement présumer au contraire. Par conséquent. « point de principes ni de
point d'éléments, de règle
clef,
« ni d'introduction qui, une
« esprit, pour lumineux, solide « puisse
le
bien
fois
et
compris par un
appliqué
;
d'où résulte la nécessité d'un maître con-
« tinuellement à son côté qui conduise de
«
lié
dont
serait toujours
la
lecture
et
La conclusion de Saint-Simon dont chaque historien
est étrange
croit tenir l'emploi,
clef, ni règle
pour les maîtres que pour
fait
absolument ignoré
Le maître
pas dans des explications de
« ni principes, ni
en
fait
apprenne ce qui, sans
nécessairement
science et suppose des savants.
t-il
soit,
conduire de soi-même aux événements divers
« de l'histoire « un récit
qu'il
faits
qu'il
ne
:
il
(i).
nie
invoque,
se
» la et
trompera-
qui ne comportent
» ? L'ignorance est la
les
par
elle,
disciples
et
même
ce sont des
aveugles qu'on donne pour guides à d'autres aveugles.
Les
faits
accidentels ne peuvent pas être scientifiquement
expliqués, parce qu'il faudrait connaître toutes les influences
(1)
Mémoires, Introduction.
35o
l'histoire et les historiens
qui ont concouru à les produire et mesurer avec précision la part
de chacune
brables
et
d'elles.
Or, ces influences sont innom-
toujours mal définies. Les moindres
même, de
l'aveu des historiens, ne devraient pas être négligées. Mais,
dans quelque
détail qu'ils entrent,
moins encore à
toutes signaler,
Trop de
ils
les
n'arrivent point à les
apprécier exactement.
circonstances leur échappent. Parmi celles qu'une
enquête insuffisante leur sur lequel
livre, ils font
un choix hasardeux On n'a donc pas
tombent rarement d'accord.
ils
du problème
toutes les données
et,
tandis que, pour la
science, la cause d'un effet est l'ensemble bien
causes qui
connu des
déterminent, en histoire, la cause présumée
le
d'un événement
une circonstance jugée principale entre
est
beaucoup d'autres dont
la
plupart restent ignorées, ce qui
laisse tout incertain.
En
matière d'accidents, on ne peut établir que des rap-
ports
hypothétiques.
Tout
est
subordonné à des contin-
gences sans nombre dont une seule, venant à manquer, aurait entraîné d'interminables séries de nouvelles consé-
quences. Pascal prétend que,
si le
nez de Cléopâtre eût
été
plus court la face de la terre aurait changé. Accordons-lui
que
cette
cause a influé sur la suite des événements
;
il
sera
bien obligé de convenir qu'une infinité de causes analogues
ont contribué à produire
l'état
actuel
du monde
et travail-
lent encore à le modifier. Celle qu'il isole et qu'il exagère
dans une intention d'ironie philosophique n'a pu exercer sur l'ensemble qu'une part infinitésimale d'action. la vraie
cause
?
Dans
la totalité des petits accidents
genre que nul ne connaît. Autant dire que nous
condamnés, en
fait
l'œuvre l'histoire
le
s'y
sans être déterminés par des lois
incohérente
«
sera
de ce
sommes
de causes, à une ignorance incurable.
Les événements qui remplissent nos histoires et s'y suivent
Où
du
hasard.
juxtaposent et
semblent
Schopenhauer appelle
rêve confus et pénible de l'humanité ».
On
pourrait encore la comparer, selon l'expression poignante
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
de Shakspeare, « à un conte « bruit
et
grand
des
celle
faits
est
réguliers
faits singuliers.
effet, liées
un
par
35
idiot,
».
fructueuse
aussi facile
et
que malaisée
et stérile
Les fonctions de
par des relations nécessaires
dans
la raison sont,
et
I
avec grand
mais qui n'a aucun sens(i)
fracas,
La recherche des causes dans l'ordre des
fait
en
concourent toutes
ensemble à former un système logiquement coordonné. Dès qu'on examine sous lois
cet aspect les choses
Une
corrélation manifeste unit par exemple la produc-
tion des éléments de subsistance et l'état
de
humaines, des
de rapport se révèlent.
la
l'industrie développe
chez
ou
le
mouvement
population. Celle-ci augmente chez les civilisés dont
les
les
ressources
par l'étendue naturelle des pâturages
chez
;
elle
est stationnaire
barbares qui vivent du produit de troupeaux limités
les
sauvages qui,
épuisent peu à peu
leur
;
elle
tend à décroître
aux gains de
réduits
approvisionnement
Malthus avait proposé, pour exprimer
le
chasse,
la
de proies.
rapport entre
l'accroissement des ressources et celui de la population,
une formule mathématique dont l'exactitude ne s'est pas partout vérifiée. Ainsi aux Etats-Unis, malgré la brièveté de
la
phase de doublement,
augmentent plus
vite
les
encore que
la
moyens de subsistance population
et leur
excé-
dent peut entretenir un large commerce d'exportation. France, au contraire, alors que
rapidement,
la
la richesse
population s'accroît avec toujours plus de
lenteur. Des influences trop complexes empêchent
gner une
simple à
loi
est manifeste et partout
mentent
On
la
En
générale progresse
la diversité
où
les
des cas. Mais
d'assi-
rapport
le
moyens de subsistance aug-
population augmente aussi.
constate, dans les relevés annuels
du nombre des
mariages, des variations qu'à première vue on serait tenté d'attribuer (i)
au
Macbeth,
libre jeu des volontés individuelles
a.
V,
se. 5.
;
mais
il
l'histoire et les historiens
352 ressort
de tableaux comparatifs dressés en Angleterre
portant sur une période de plus d'un
d'unions contractées dépend de
de l'abondance des récoltes.
moyenne
la
On
que
siècle,
se
et
la quantité
des salaires
et
marie davantage quand
moins quand sévissent les chôLe meilleur moyen de multiplier les
la vie est assurée et facile,
mages
disettes.
et les
mariages n'est donc pas d'en prêcher
comme
la théorie,
font les moralistes, ou d'édicterdes peines contre le célibat, à l'exemple de législateurs anciens, mais d'accroître l'aisance
commune de
de rendre moins lourdes à porter
et
les
charges
la famille.
Les causes qui font varier plus évidentes encore.
les
tables de mortalité sont
La durée de
moyenne
la vie
est sou-
mise à des influences dont on peut mesurer Faction. La nature du climat, la pureté de vie,
le
mode
maladies régnantes, voilà depuis deux
des eaux,
l'air et
d'alimentation,
le
les facteurs
siècles, la longévité
le
genre de
degré de bien-être,
de
la mortalité.
moyenne
les
Si,
a presque doublé
chez quelques peuples d'Europe, cela tient surtout aux progrès de l'aisance et de l'hygiène publiques.
On
signale,
dans
les relevés
nelle, des inégalités qui
annuels de
s'expliquent par
d'autres données. D'une part, en ratifs établissent
tions et le
prix
effet,
empruntés à divers pays montrent que
Si l'on suit
une fonction
série
(1) «
(2)
où
la relation
Malesuada famés.
des
condamna-
des documents
la criminalité décroît
(2).
dans
très spéciale
développements historiques, on voit
une
rapprochement
des tableaux compa-
un rapport entre le chiffre du blé (i); de l'autre,
lorsque l'instruction progresse
ses
le
la justice crimi-
de cause à
qu'ils
le
cours de
composent
effet est directe et très
»
Compte général de l'administration de la
Justice criminelle en
—
France pendant Tannée 1867, Rapport VIL En France, sur 499 condamnés à mort de 1860a 870, la proportion des illettrés s'élevait à 96 %. 1
INDICATION DES LOIS DE LIIISTOIRE
353
apparente. Dans une industrie donnée, chaque invention
découle d'inventions antérieures
que
conception de ont
qui
science,
prépare d'autres
œuvre
telle
procèdent d'œuvres
l'idéal
servi de
d'art, telle
de conceptions
et
modèle ou d'ébauche... Dans chaque étroitement
vérités,
les
en
et
De même,
réalisera l'avenir...
forment une suite
liées,
logique de corollaires où les notions déjà connues con-
La mathématique tout un enchaînement de déductions qui dérivent
duisent à des inférences nouvelles. entière est
l'une de l'autre et se prolongent à l'infini...
même
Les fonctions spéciales qui composent un ont entre
elles
des rapports d'interdépendance et se prêtent
de mutuels secours. Des industries
du
fer
et
comme
la
production
construction des machines contribuent par
la
leurs progrès à ceux de tous les arts et métiers...
poétique semble être
sement des
le
arts plastiques
auxquels il fournit un idéal
intimement à toutes
si
comme
les autres
pourrait aller loin sans son aide...
de défauts, de vertus
et
la
les
cycle
et
des
mathématique
qu'aucune
Nombre de
se
ne
d'elles
qualités et
de vices, forment entre eux une
société naturelle et ne se séparent guère...
mœurs,
Un
préliminaire obligé de l'épanouis-
sujets à traiter... Telle science
mêle
groupe
De même,
les
institutions et les lois sont solidaires et s'ex-
pliquent les unes par les autres... Enfin, des corrélations indirectes et très étendues unissent les
de fonctions. Entre
divers groupes
comme
raison,
entre les appareils de l'organisme,
échanges de services, des actions exercées subies dont la résultante est vie
humaine son
un
moyens de (t)
Il
de
y a des
des réactions
consetisus qui
l'art
des
donne à
matériaux
d'exécution..., à la science, des
vulgarisation suffit
et
il
la
unité.
Ainsi l'industrie procure à
et
facultés de la
les
citer
les
(i)...,
à la
morale,
emplois du verre
et la
facilités
et
des
d'étude
des conditions découverte de l'im-
primerie.
23
l'histoire et
354
d'activité..., à l'organisation
ciation en rapport avec
le
lb^ historiens
modes
des
politique,
L'art ne se borne pas à réaliser la beauté pure
tout de l'idéal.
Le beau complète
gances du luxe à
un
tion a dans la science
vérités générales par des
nent des
lois...
En
elle
l'idéal
met en
L'imagina-
vérifiées, devien-
propose aux vertus un type
supérieur de perfection et inspire
qu'on a défini «
il
rôle actif et sert à pressentir les
hypothèses qui,
morale,
;
Futile et ajoute les élé-
satisfaction des besoins...
la
d'asso-
genre d'existence.
le
du devoir
sentiment de l'honneur
La
»...
art délicat qui gagnerait à être plus
politique est
un
souvent exercé par des
gens de goût...
La
science, principal
agent des progrès de l'industrie,
corrige ses routines aveugles et lui
éclaire ses procédés,
apprend à dégager
la pleine
utilité
moindre dépense de matière, detemps
des choses avec
etdefrais... Elle
la
ouvre
à l'art de plus larges horizons et l'empêche de s'égarer en lui
donnant de la
réalité
une idée plus
nette et plus juste... L'in-
struction est en outre moralisatrise les fausses
:
elle détruit les erreurs,
croyances, enseigne les lois de la vie
et
montre
les
conséquences inévitables de nos actes qui constituent leurs sanctions. «
Le chemin de
« sous la porte delà vérité
la vertu, a-t-on »... L'état
pu
peuples dépend de leur état intellectuel, car rationnelle est
de
la
science appliquée
n'ont de liberté qu'en
dire, passe
politique et social des la politique
les
et
proportion de ce qu'ils
hommes ont de
lumières...
La
vie
morale intéresse toutes
les facultés
puisqu'elle les dirige, les discipline
de la raison
règle.
et les
D'utiles
vertus président à la production des richesses et en font le
de
meilleur emploi... l'art
un but où
le
La morale indique aux beau
se
confond avec
guide sans l'asservir... Elle augmente
la
le
même
bien
et
le
valeur des con-
naissances positives par l'application qu'elle en a
aspirations
fait...
Elle
l'ambition de soumettre aux prescriptions de la
INDICATION DES LOIS DE LTIISTOIRE
conscience
dans
le
la politique,
355
d'ordinaire trop peu scrupuleuse
choix de ses moyens...
Enfin, l'influence des institutions sociales et politiques s'étend sur tout.
La
développement de
prospérité matérielle d'un peuple, le
ses arts et
de ses connaissances, son
caractère moral se trouvent en partie dépendre des lois qui le
régissent et de la manière dont
il
est gouverné...
Nous devons nous borner à ces indications sommaires. La tâche des historiens sera d'analyser le vaste détail de ces rapports, de rattacher à chaque cause les séries d'effets qui
en découlent
et
de mettre en lumière
ou médiate des diverses
sortes
la corrélation directe
de fonctions.
A
mesure
qu'une étude attentive substituera, dans l'explication des
phénomènes
influences
historiques, les
normales qui
les
déterminent à des concours fortuits d'accidents, on verra choses se
lier,
leurs conséquences logiques se
l'histoire apparaître
comme un
ne restera plus qu'à chercher
les
déduire
et
système rationnel dont
il
la loi générale.
in LOI
GÉNÉRALE DE L'HISTOIRE.
Au-dessus des
lois
— DU PROGRES
d'ordre, qui disposent les faits par
séries à raison
de leur ressemblance,
qui rattachent
les séries les
et
unes aux autres par un
causalité, les sciences visent à établir
résume
les
que leur
même tibles
une
loi
lien
de
suprême qui
précédentes et les ramène à l'unité en faisant voir
spécialité résulte
de
la différence
principe d'action est appliqué.
tion est
des lois de rapport,
un admirable exemple de
La
loi
des cas où le
de
la gravita-
ces généralisations suscep-
de rendre compte d'une classe entière de phénomènes.
L'esprit
remonte
cause simple
et
ainsi
,
de cause en cause
,
jusqu'à une
irréductible qui explique tout sans avoir
l'histoire et les historiens
356
elle-même besoin d'explication. L'histoire serait également tenue de formuler une loi d'ensemble qui régisse dans leur condition loi,
la
plus diverse la totalité des faits humains. Cette
déjà pressentie, sera, croyons-nous, la loi
du progrès.
I
HISTOIRE
L'esprit
humain
clairement
l'idée
DE
L'IDEE
DE PROGRÈS
n'est arrivé qu'assez tard à concevoir
de progrès. Quoique cette notion dût,
semble-t-il, se dégager
du
spectacle de tous les gains réalisés,
des
des inventions de l'industrie, des créations de
l'art,
découvertes de la science, des aspirations de
morale
des améliorations d'ordre politique, elle se formuler avec netteté.
l'espèce
Il
fallait
la
et
a mis longtemps à
d'abord se représenter
humaine comme animée d'une' même
vie qui se
continue dans la suite des générations, alors que chacune d'elles n'avait lait
en outre
conscience que de son existence propre.
être
assez avancé dans
naître qu'on avait parcouru
la carrière
Il fal-
pour recon-
un peu de chemin. Tant que
période historique fut très courte, on ne put guère y distinguer des phases d'évolution. L'ignorance du passé,
la
l'insuffisance des termes de
comparaison,
le
penchant qu'ont
les
hommes
du
présent, enfin les démentis que la théorie
à regretter les âges écoulés plutôt qu'à se louer
du progrès
mal interprétés, autonon seulement des réserves
paraissait recevoir d'une foule de faits
risèrent longtemps à son égard, et
des doutes, mais
même
de formelles négations.
Les plus anciens mythes de l'Orient proclament que
le
genre humain, soumis à une loi de dégénérescence continue, va du bien au mal, du mal au pire, et s'abaisse au lieu de s'élever. Dans la Ge?ièse, l'histoire de l'humanité commence par une chute et une malédiction. Chassé du paradis terrestre
dont
il
n'a joui qu'un
moment,
le
couple primitif
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE est
banni dans un monde de misère, de
leur (i). Plus tard
même
Jéhovah
35y dou-
travail et de
fait périr
dans un déluge
sa descendance devenue perverse et ne laisse vivre qu'une famille pour repeupler la terre d'une postérité qui ne vaut (2). Le législateur mythique de l'Inde partage du genre humain en quatre âges ou yougas
guère mieux l'existence i° l'âge
de
:
(kritayouga)
la perfection
2
;
de
l'âge
la foi
ou
du complet accomplissement des devoirs religieux (trêtayouga) 3° l'âge du doute ou de l'obscurcissement des croyances religieuses (dvaparayouga) et 4 l'âge de la ;
;
perdition (kaliyouga) qui constitue l'âge actuel
(3).
Hésiode
expose une suite analogue d'âges d'or, d'argent, d'airain de héros], et la
et
de
« dévorants
développe
maux
et les
au fond de
reste
Le dernier a vu
fer.
disparaître la justice
pudeur, « ne laissant aux mortels que
la
de Pandore
la boîte
même fable des quatre
en beaux vers que
le
les
chagrins
sans remède ». L'espérance seule
monde empire
(4).
âges
Ovide reprend
(5).
et
Horace affirme
de génération en géné-
ration (6)...
Une peu à «
moyenne entre
sorte d'opinion
rageant
et la
ses divers âges
:
«
Il
soleil, dit l'Ecclésiaste...
« doit être à l'avenir: ce qui
Pour Machiavel
et
Vico,
recommencent sans (1) (2) (3) (4) (5) (6)
Genèse, ch. Ici.,
ce pessimisme décou-
croyance au progrès tient que
11
fin
monde
varie
n'y a rien de nouveau sous
Ce
o^ui
le
a été autrefois est ce qui
encore (7).»
s'est fait doit se faire
les
un
le
choses humaines parcourent
et
cercle fatal (8).
et ni.
ch. vi.
Code des lois de Manou. Les Travaux et les Jours, v. 42-105 et 109-201. Métamorphoses, I, 89-150. « Damnosa quid non imminuit dies «
«
Progeniem vitiosiorem. (Odes,
(7) Ecclésiàste,
1.
?
Œtas parentum pejor avis tulit « Nos nequiores, mox daturos
9.
III,
» 6, v. 45.)
10.
(8) Machiavel, Discours sur Tite-Live (corsi e ricorsi délie cose umane).
;
Vico, Scien^a nuova,
lib.
V
358
l'histoire et les historiens
On
trouve pourtant exprimée dès
les
temps anciens,
et
une précision singulière, l'idée d'une loi de progression. Le mazdéisme enseignait que le mal ne serait pas éternel, mais qu'un jour viendrait où Ahriman, prinparfois avec
cipe de ténèbres, s'inclinerait devant
lumière, cesserait de
mal
(i).
d'un dieu
combattre
le
et
Ormuz, principe de ne causerait plus de
Le christianisme fait racheter par l'immolation les fautes du monde déchu, promulgue la bonne
comme supérieure la loi nouvelle à l'ancomme avait déjà fait Platon, assigne la perpour but à l'activité des hommes (2). Saint
nouvelle et oppose cienne. Jésus, fection divine
Paul demande « que nous croissions en toutes choses (3)». et
Vincent de Lérins ajoute
« non changement...
Il
:
«
Il
doit y avoir progrès et
faut qu'avec les âges et les siècles
«
de sagesse il y ait accroissement d'intelligence « science, pour chacun comme pour tous (4). » ,
Ce sont
et
de
surtout les poètes et les philosophes de la période
gréco-romaine qui se
firent
les
révélateurs de
l'idée
de
Le temps marche, dit Eschyle, et c'est un grand « maître (5). » Dans un admirable chœur d'Antigone,
progrès. «
Sophocle célèbre avec enthousiasme
les
conquêtes opérées
par l'homme sur la nature, malgré la jalouse envie des dieux. Lucrèce consacre une partie du cinquième livre de
son poème à exposer
les
progrès de la race
humaine
(6), et
qu'amène le cours des nature humaine pour essentiel-
Virgile admire la grandeur de l'ordre siècles (7).
Cicéron tient
la
Yaçna, 3o, 3 1, 47. Soyez parfaits comme votre père céleste est parfait » (saint « Le souverain bien est de devenir semblable à Matthieu, v, 48). « Dieu dans la limite du possible » (Théétète, 176). (3) Èpitre aux Éphésiens, vi, 15. (1) (2)
(4)
(5) (6)
(7)
«
—
Commonitorium. Prométhée, scène dernière. « Usus et impigrae simul experientia mentis Paulatim docuit pedetentim progredientes. » (De rerum natura, V, 1450.) « Magnus ab integro soeclorum nascitur ordo. » {Églogue IV, 5.)
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
lemcnt progressive prit
nouvelles
que
et
plus sûres
les
(i). Il
regarde
humain découvre par les
(2).
comme
tin,
évident que
notions
les
plus récentes sont en général
Pline remarque, en mainte occasion.
Sénèque
».
progrès futurs de la science
(4).
croit fer-
Saint Augus-
humain
qui a fourni à Pascal la comparaison du genre
homme
avec « un
l'es-
l'application et l'étude des vérités
« combien la vie humaine a gagné (3)
mement aux
35()
qui subsiste toujours
et
qui apprend
« continuellement », a soin d'indiquer par où la comparaison pèche, c'est que, chez l'individu, la vieillesse entraîne le
dans l'humanité,
déclin, tandis que,
croissante (5). Saint
comme
progrès
le
générale des choses et particulièrement de la
loi
science (6)
perfection
elle est
Thomas d'Aquin admet
«
:
Il
paraît naturel, dit-il, de parvenir graduel-
« iement de l'imparfait au parfait. C'est ainsi que nous « voyons, dans les sciences spéculatives, que ceux qui ont
« philosophé
les
premiers
ont enseigné
diverses
choses
« imparfaites qui ont ensuite été enseignées plus parfaite«
ment par
leurs successeurs.
« choses pratiques, car
les
Il
en
est
de
même
dans
les
premiers qui se sont appliqués à
« trouver quelque chose d'utile à l'humanité, ne pouvant « tout observer d'eux-mêmes, ont institué diverses choses « imparfaites, en défaut sur une foule de points,
leurs
et
« successeurs les ont changées et en ont institué d'autres
moins de
« qui s'écartent
l'utilité
commune
(7).
»
Quae (1) « Perspicuum sit ipsam per se naturam longius progredi « etiam nullo docente profecta ab iis quorum, ex prima et inchoata « intelligentia, gênera cognovit, confirmât ipsa per se rationem et « perfecit » (De Legibus, I, 9). :
(2)
Académiques,
(4) (5) (6)
(7)
Quantum
I, 4, et II, 5. vita profecerit » (Hist. nat.,
XIV, 5). Questions naturelles, VII, 25, 3i et suiv. De civitate Dei, X, 14 et De Quœstionibus LXXXIII, quaest. 18. Summa theologiœ, prima, secundae quaest., 98, 106, 107. La Fontaine formule la même loi en deux vers « D'abord il s'y prit mal, puis un peu mieux, puis bien, Puis enfin il n'y manqua rien. »
(3) «
(Fables, X,
:
9).
—
Quintilien avait déjà dit
:« Si
nemo
plus eiîecisset,
l'histoire et les historiens
36o
A
partir
du xvn°
en plus claire
siècle, l'idée
deux grands ouvrages
et ses
sciences.
Son adage
:
de progrès devient de plus
Bacon en a une intuition
et précise.
traitent
très nette,
de l'accroissement des
mun-
« A?itiquitas sœculi juventus
di (i) », signifie que nos ancêtres les plus reculés étaient en réalité les plus jeunes,
sommes,
qui
sages que les
les
moins expérimentés.
nous
C'est
à vrai dire, les anciens, plus instruits et plus
hommes du
passé. «
L'homme,
dit
de
même
« Descartes, est une créature imparfaite qui tend toujours à
« quelque chose de meilleur
Leibniz affirme
et
de plus grand qu'elle-même. »
la perfectibilité
en ces termes
:
« Videtur
« hotno ad perfectionem venir e posse ». Enfin pour Bossuet, «
raison d'être ».
la perfection est la
Néanmoins,
il
Ce mot résume tout. du xvm e siècle
faut arriver jusqu'au milieu
pour voir ces vagues notions de progrès,
si
longtemps incer-
taines et débattues, prendre corps, s'ériger en
prétendre constituer une
système
et
L'honneur de cette coordination décisive appartient à Turgot qui, dans deux loi
formelle.
discours prononcés en Sorbonne (1750), eut
une
poser, avec
une force
progressive
du genre humain
et
(2). Il
cours entier de l'histoire, à tous sation
(le
mot même
le
mérite d'ex-
clarté souveraines, l'évolution
a été créé par
en
les lui).
fait
l'application
éléments de la
Herder
de l'idée de progrès toute une philosophie de
toire (4), et la
civili-
Condorcet, adoptant
ces grandes vues, les développe et les exagère (3). tire
Lessing en trouve
la
au
l'his-
confirmation jusque dans
révélation religieuse (5).
La
théorie d'une loi de progression est désormais entrée
co
quem
%
2, § 7).
sequebatur, ratibus
adhuc navigaretur
Novum organum,
»
(Instit.
orator.,
I, 1, aphor. 84. Histoire des progrès successifs de ïesprit humain, Œuv. compl. 1844, t. II, p. 587. Voy. aussi Plan de deux discours sur l'histoire, universelle, Id. id., p. 626, 642. (3) Esquisse des progrès de l'esprit humain. (4) Idées sur la philosophie de l'histoire.
(1) (2)
(5)
Éducation du genre humain.
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
dans
domaine des
le
idées générales. Elle ressort, avec
évidence croissante, de l'étude de tous
mieux on connaît
36 I
les
ordres de
une
faits et,
La
plus sa vérité s'impose.
l'histoire,
science de l'humanité doit chercher en elle son couron-
nement
et sa
conclusion.
II
m
NÉCESSITÉ RATIONNELLE DU PROGRES
De quelque manière qu'on n'est possible
de
s'accumulent,
d'accroissement.
en toutes choses
comme un
Force clairvoyante
gressif d'activité. effets
veuille définir la raison,
concevoir que
la
elle a
(i),
aspire sans cesse à réaliser, par l'exer-
n'implique une idée d'amélioration
suit
les
L'homme, cédant à une tendance au mieux son
peut rien désirer, sentir, rêver, penser, vouloir et
et
dont
et rectrice
pour attribut un pouvoir indéfini
cice de ses facultés d'action, la plénitude de
formes
il
principe pro-
et
être. Il faire,
ne
qui
de progrès. Sous des
dans des conditions infiniment diverses,
il
pour-
constamment le bien-être par les pratiques de ses bonheur par ses affections, la beauté par les
industries, le
créations des arts, la vérité par les recherches des sciences, la perfection
par ses règles de conduite,
rapports sociaux
;
et lorsque,
rencontre, par méprise ou
au
les
comme
mal ou
d'une déchéance
supporter. Elle place
dans
ses il
par infortune, la souffrance,
la peine, la laideur, l'erreur, le
s'en afflige
la justice
lieu de ces biens enviés,
même
saurait l'atteindre et ne peut
et
son but
que
s'en
l'iniquité, sa raison
ne se résigne pas à si
haut qu'elle ne
rapprocher.
De
là,
l'immensité de nos désirs, en disproportion choquante avec
de petites
(i) «
«
garde
et courtes joies,
L'homme
nécessairement ses actions vers ce qu'il rebien » (Aristote, Politique, I, i). «Inclinât in mephilosophie latine. dirige
comme un
« lius », dit la
nos rêves de beauté dont nulle
3Ô2
l'histoire et les historiens
oeuvre n'exprime
l'idéal, la curiosité
toujours inassouvie de
nos esprits
et les ambitieuses visées d'une perfection imposCes instincts démesurés, ces prétentions excessives, que l'on tient parfois pour un signe de misère et d'infirmité,
sible.
sont au contraire la force
et la gloire
de notre nature, une
vocation permanente au progrès, une promesse
et un gage de grandeur. Ces vastes besoins nous incitent à des déve-
loppements sans
En
prenant
fin.
la direction
de notre vie, la raison s'applique
à l'étendre dans tous les sens. Elle prête à l'organisme le
secours de lumières moins bornées que celles de l'instinct et lui
procure, par d'ingénieux artifices, les satisfactions que
la
nature rendait à la
fois
nécessaires et difficiles. Elle
règle le désir, aplanit ses voies et l'aide à conquérir, par
sagesse,
un peu de bonheur. Son goût délicat
choisit,
parmi
des réalités imparfaites, les éléments dispersés de la beauté, et les
rieur.
combine dans des œuvres conformes à un idéal supéAvide de savoir les raisons des choses, elle observe,
réfléchit,
découvre par degrés
la vérité et se
fait
une idée
logique du monde. Jalouse de ne relever que d'elle-même et
de se gouverner par ses propres
peu à peu de
la
conditions du milieu elle
arrache
lois,
elle
s'affranchit
tyrannie que faisaient peser sur et les
les êtres à leur
elle
les
accidents de la fortune. Enfin,
isolement
et à leur faiblesse
en
leur assignant des fonctions dans des séries hiérarchiques.
Ainsi, toujours en lutte contre les difficultés de l'existence, elle
concerte ses efforts, utilise les ressources à sa portée,
profite des
ou franchit
moindres avantages, trouve des les obstacles et
tire
biais,
de ses erreurs
tourne
même
d'in-
structives leçons.
Dès gagner.
lors qu'elle s'exerce, la raison
A
ne peut donc que
suivre son développement normal dans une exis-
d'homme, on la voit sans cesse en progrès. Elle est mieux éclairée et plus sûre dans l'adolescent que dans l'enfant, dans l'homme fait que dans le jeune homme, dans le
tence
INDICATION DES LOIS DE I/HISTOIRE vieillard
que dans l'homme
fait.
Alors
363
'
même
que
le
corps
perd chaque jour de sa vigueur, jusqu'aux approches de la
décrépitude sénile, la raison accroît encore son fonds
d'expérience tient
et
de réflexion. Malgré l'affaiblissement qui
au déclin des organes plus qu'à sa propre caducité,
triomphe en partie des jusqu'à la
La
lois
de l'évolution vitale
elle
et s'enrichit
fin.
suite de ces progrès, arrêtée chez les êtres individuels
par la brièveté de la vie
comme
par des lacunes
des con-
et
tingences de toute nature, n'atteint jamais chez eux de
bien grands développements, quoique personne n'arrive à
toucher
où
les
les limites
lent, leur l'effet
de sa perfectibilité
mais, dans l'espèce,
;
progrès de tout genre se transmettent et s'accumu-
de
accroissement virtuel est vraiment indéfini. Par
la solidarité
qui unit
les
hommes entre eux,
et
de
la
réversibilité qui fait se continuer les générations, les gains
de chacun profitent à tous, entrent dans
mun
et,
une
fois acquis,
le
patrimoine com-
ne se perdent plus. Cette accumu-
lation de progrès est exprimée par le terme de civilisation.
L'humanité
se civilise, c'est-à-dire
son bien-être,
ses jouissances,
d'action, ses rapports sociaux. C'est
composé de tout dont
ce
que
la richesse est
le
augmente avec
le
temps
lumières, son pouvoir
ses
comme un
trésor dévie
passé a trouvé de meilleur, trésor
en proportion du nombre des exis-
tences qui ont contribué à
le
former,
et
dont
la
transmission
rend toujours plus considérable l'influence exercée par
morts sûr
En
les
les vivants.
outre, le progrès a
pour résultat de développer
les
aptitudes de l'espèce. Les facultés humaines, fortifiées et affinées
parleur application même, gagnent sans cesse en
étendue, en délicatesse, en capacité de perfectionnement. Le cerveau, registre organisé d'expériences, garde la trace des
impressions reçues, se modèle sur son activité passée
et fonc-
tionne de mieux en mieux, avec plus de latitude
et d'ai-
sance. Les descendants naissent d'autant plus industrieux,
3
l'histoire et les historiens
64
moraux
artistes, intelligents,
et sociables
que
ascendants
les
l'ont été davantage...
humaine
L'espèce
donc à
obéit
la
d'une croissance
loi
continue, d'un devenir sans terme assignable. Le progrès
développements de
est la règle des
soit
l'admettre
seule à
nature
mais nulle part
;
grandeur
et d'éclat.
de
cécité
monde
;
la raison.
Non
qu'elle
progrès est partout dans la
le
ne se révèle avec autant
il
Le monde physique
le réalise,
de
malgré
agents, par l'infaillibilité de leurs lois
ses
vivant y aspire par d'inconscients instincts
manité seule l'accomplit avec intelligence
;
;
la le
l'hu-
Le
et volonté.
progrès est à l'activité de la raison ce que la gravitation est
aux mouvements des masses;
et,
de
même
que, sous
l'in-
fluence de leurs attractions mutuelles, les astres devaient
dans un certain ordre
se colloquer ainsi les être
temps
et
humain
des orbites,
et décrire
doués de raison devaient progresser avec
améliorer leur condition d'existence. Le
le
monde
gravite vers la perfection. Loin d'être en désaccord
avec l'ordre de la nature, l'achèvent.
Leur principe
régit l'ensemble
ses
progrès
le
du monde animé. « Le
« nature, pour tous
« développement où
les ils
confirment
et
se rattache à la loi de vivre (1) qui
êtres,
véritable état de
est le plus
puissent atteindre
haut point de
(2).
»
III
FORMULE MATHÉMATIQUE DE LA LOI DE PROGRESSION _
Ainsi
dans
présentée
du progrès
n'est
déterminer, par des vitesse
c
(1)
O
dans
7:o0o;
(2) J.-B. Say.
généralité
mesures précises,
du mouvement
ses effets
sa
eïvoci
On
d'Épicure.
de
la
le détail
l'activité
loi
voudrait
l'amplitude et
qui nous emporte, suivre
les diverses fonctions
tqu
sommaire,
qu'une inférence logique?
la
de
humaine,
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
apprécier
les
du progrès edle de xvii c
influences variables qui est.
le
365
modifient.
La théorie
de nos jours, à peine arrivée au point où
du
gravitation se trouvait parvenue au milieu
la
Une
siècle.
d'astronomes admettaient alors
foule
l'attraction
comme
cause de
ments des
astres
mais,
;
la
pesanteur
et
des déplace-
formule
faute de connaître la
exacte de son action, la plupart des conséquences échappaient.
blème
Wrenn
Newton donna
la solution
peu à peu, tout
et,
Hooke,
et les
une grande
loi,
les
mathématique du proContrne jadis les
s'éclaircit.
penseurs de notre âge pressentent
entrevue plutôt que démontrée, qui serait
du
susceptible d'expliquer dans son ensemble l'évolution
genre humain.
y aurait à la convertir en vérité d'ordre mathématique, afin d'en pouvoir tirer de longues suites' de Il
déductions. S'il n'était
jectures,
sion
pas téméraire de proposer à cet égard des con-
on pourrait essayer d'adapter à
la loi
de progres-
une formule analogue à celle de la gravitation. De que celle-ci agit en raison directe des masses et en
même
raison inverse
du carré des
distances, le progrès semble
fectuer en raison directe de la
ment
somme
s'ef-
des gains antérieure-
réalisés et en raison inverse des obstacles qui s'oppo-
sent à leur diffusion dans le
monde. Développons
Chaque progrès accompli devient un moyen procure des
facilités
l'origine, la raison
A
ne pouvait avancer qu'avec une peine
une lenteur extrêmes, car est,
d'action et
pour en accomplir de nouveaux.
apportait de secours. «
« capitale
cette vue.
elle avait tout à faire et rien
En
comme on
tout,
remarque Aristote,
dit, le
début
:
mais
la
le reste et
lui
chose
c'est aussi la
« plus malaisée... Le point de départ une fois trouve, « bien plus facile de trouver
ne
et
de l'accroître
il
est
(i).
»
Les premiers progrès de l'humanité naissante ont exigé
(i)
Logique,
3 3.
366
l'histoire et les historiens
sans doute une prodigieuse durée que laissent présumer
inductions de la science sur
la
les
longueur des temps de
préhistoire et l'immobilité relative
où languissent
tions sauvages. L'évolution est ensuite
les
la
popula-
devenue plus rapide
à mesure que la civilisation gagnait, car elle était à la fois
mieux armée. « Nous voyons que, de nos vitesse du progrès dans les arts et dans les
plus forte et
« jours,
la
« sciences est en raison directe de l'accroissement des con-
« naissances
;
nous devons donc nous attendre, en
« nos regards en arrière dans
jetant
passé, à trouver la trace
le
« d'un ralentissement du progrès augmentant selon la même
en raison de
«
loi,
«
civilisation.
De
de
l'état
que
le
l'infériorité telle
sorte
d'avancement de
la
progrès d'un millier
« d'années, à une époque reculée, peut correspondre à celui « d'un siècle dans
les
temps modernes,
et
qu'à mesure que
« nous nous reportons à des temps plus reculés, nous ver« rons l'homme ressembler de plus en plus à la brute et
« partager avec
elle cet attribut
« imite exactement « cédé
(i).
»
Il
faut
et
qui
donc admettre que
qu'une génération qui
la fécondité
l'a
pré-
du pro-
sont en raison directe de
grès, sa vitesse d'accroissement,
son développement. Une force dont doit, comme celle qui régit la chute mouvement accéléré.
La seconde condition du progrès facilité
fait
en toute chose celle
les effets
s'accumulent
des corps, produire
le fait
dépendre de
des communications entre les êtres
humains
un
la
qui,
tous ensemble, ont mission d'y concourir. Plus ceux-ci sont isolés
dans l'étendue, moins
ils
peuvent aisément échanger
leurs gains et associer leurs efforts. Ce qui rend la sauvagerie si
stationnaire, ce n'est pas seulement l'insuffisance des pro-
chaque groupe du dehors et le réduit
grès acquis, c'est aussi la séquestration de
qui l'empêche
(i)
de
rien
recevoir
Charles Lyell, Ancienneté de l'homme, 19.
INDICATION DES LOIS DE L*HISTOIRE
367
lui-même ou dans son voisinage
à ce qu'il trouve par
immédiat. L'Afrique a constitué jusqu'à nous une sorte de
monde fermé aux
influences extérieures. L'Europe et l'ex-
trême Asie sont restées longtemps étrangères l'une à L'ancien continent a, pendant des siècles
grands progrès
l'autre.
accompli de
,
développé des systèmes de civilisation
et
sans que l'Amérique y prît aucune part... Mais lorsque des communications faciles et suivies s'établissent entre les
hommes,
tous sont appelés à bénéficier des acquisitions
Deux
de chacun.
causes amènent ce résultat.
L'exploitation, toujours
de la nature,
fait
vivre sur
mieux raisonnée, des ressources un territoire donné des multi-
tudes croissantes d'êtres humains. Plus civilisation s'abaisse,
niveau de
le
la
plus la population est rare et clair-
semée. Tandis que dans FAmérique du Nord, un sauvage
dont Tunique industrie consiste à poursuivre besoin,
cours mesurant en moyenne 78 milles carrés superficie pourrait nourrir 2 5, 000
320 habitants par mille
carré,
toutes choses égales d'ailleurs, est
le gibier,
a
pour assurer sa subsistance, d'un terrain de par(1), la
civilisés,
comme
en
même
à raison
de
Belgique. Or,
une population condensée
beaucoup plus progressive qu'une population éparse.
La preuve actifs
ressort
du
de civilisation,
une routine
contraste entre
et les
les
campagnes,
villes,
foyers
engourdies dans
séculaire.
Le perfectionnement des moyens de locomotion conduit un résultat de plus d'importance encore, en réduisant les distances ou du moins le temps et la peine nécessaires- pour les franchir. Il y a un siècle, la vitesse moyenne des voitures publiques ne dépassait pas (arrêts compris) deux kilomètres
à
par heure. Elle est présentement de quarante-quatre sur les
voies
ferrées,
transports,
ce
qui constitue, pour
un accroissement dans
(1) Schoolcraft,
Tribus indiennes.
le
la
rapidité des
rapport de 22 à
1.
368
l'histoire et les historiens
Conséquemment, un serait
maintenant aussi
la fin
du xvm e
quoique
L'Europe, dont
le
myriamètres de côté
parcouru qu'aurait pu
l'être,
à
un territoire d'un myriamètre carré, du premier soit 484 fois plus grande. France constitue environ
la
est aujourd'hui plus
sous
vite
22.
siècle,
surface
la
de
territoire
facile à
parcourir que ne
vingtième,
le
l'était celle-ci
règne de Louis XVI. L'Amérique, à huit jours de
navigation de l'Europe, s'en trouve plus rapprochée pour
nous que ne
de
l'étaient l'une
l'autre,
pour
les
anciens, les
La poste, les télégraphes moyens de communica-
rives opposées de la Méditerranée.
téléphones
et
complètent
ces
tion universelle. Grâce à eux, la raison, douée d'une sorte d'ubiquité, entretient avec tous les lieux de la terre des
ou
relations rapides
même
presque instantanées. La
civili-
sation, partout présente et active, peut ainsi opérer dans le
monde
entier ses semailles
et.
sa moisson.
Des deux influences que nous venons d'indiquer représentent, l'une la
force accumulée, l'autre
tances à vaincre, la première est toujours accrue,
sans cesse diminuée. Par suite de ce double tesse la
les la
et
qui
résis-
seconde
effet,
la
vi-
de progression s'accélère continuellement, car plus
civilisation
deviennent
se
développe,
aisées, et,
tacles, plus ils se
moins
répandent
plus
les
les
communications
progrès rencontrent d'obs-
et se multiplient.
IV
MODES SPÉCIAUX DE PROGRESSION
Nous n'avons encore là qu'une formule générale, trop explicite pour le nombre des cas qu'elle doit régir. Voyons comment la loi du progrès s'applique aux diverses peu
séries
de
faits
qu'est tenue
chaque fonction spéciale de conditions particulières,
il
d'étudier la
l'histoire.
Comme
raison s'accomplit dans des
y aurait à distinguer autant de
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE sortes de lois
que
qui se laissent
est aisé
Il
le
de'
modes
d'activité.
369
Mentionnons
celles
plus clairement discerner.
de reconstituer l'ordre des phases que
progrès
le
des arts utiles a dû logiquement traverser. Pris à son
origine première,
toute industrie acquise,
il
alors
que,
dépourvu de
réduit aux indications de
était
l'homme a forcément débuté par vivre, comme animaux ses pairs, des éléments de subsistance qu'il
l'instinct, les
autour
trouvait préparés
venus sans culture
de
s'emparer sans trop de peine ou de
de se
vêtir,
tations,
de
il
il
nu,
allait
de
c'est-à-dire
lui,
de chétives proies dont
et
et,
péril.
il
fruits
pouvait
Faute de moyens
incapable de construire des habi-
devait se contenter des moindres abris. Cet état
faiblesse et d'indigence est appelé « état de nature ».
Au
sortir
de
la
condition animale,
le
raison eut pour résultat la découverte
des armes.
contre
les
L'homme
animaux,
premier
du
put alors lutter sans
comme fonds
les exploiter
effort
de
la
feu et l'invention
désavantage alimentaire,
se couvrir de leurs dépouilles et fonder sur l'organisation
de
la
rieur
chasse ou de
la
pêche un genre de vie déjà bien supé-
au précédent.
Une
fois
en situation de défaire tous
se contenta plus de les vaincre, vir.
Il
utiles
animaux,
il
ne
les asser-
parvint à réduire en domesticité les espèces les plus
dont
fiques lois.
les
troupeaux se multiplièrent sous
Nourri de leur
de leurs toisons,
il
et
mieux
ses paci-
et
de leur chair, habillé
lors
une abondance moins
lait
connut dès
péniblement acquise le
les
mais entreprit de
assurée. Ainsi fut inauguré
régime pastoral. Plus tard encore,
il
apprit à retirer de la terre, fertilisée
par des procédés agricoles, les inépuisables richesses de
la
création végétale. Quoique beaucoup de peuples sauvages se soient, avant même de posséder des animaux domestiques, livrés à d'intéressants essais de culture,
ils
n'ont
24
5jO
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
pu constituer
qu'un jardinage
ainsi
La
restreint.
force
des espèces auxiliaires et leurs engrais étaient, en
effet,
pour donner à l'agriculture son plein développement. Le vrai régime agricole est postérieur au régime nécessaires
pastoral.
sommes
Enfin, Tâge où nous
arrivés travaille à
une large exploitation des
le régime industriel par
établir
richesses
minérales, par la transformation des produits des trois
règnes de la nature, en vue de
nos besoins,
et
par
les
adapter aux exigences de
échanges d'un commerce universel.
les
Ces progrès, qu'on doit tenir pour
les
plus importants
de tous, puisqu'ils ont pourvu aux nécessités de
qu'aucun autre n'aurait les
principales
l'histoire
cole
ou
été possible sans eux, caractérisent
ères de la civilisation
en cinq phases
sauvage ou chasseur,
la vie et
l'état
:
dont
ils
partagent
animal ou de nature. Tétat
pastoral ou barbare, l'état agri-
l'état
policé, et l'état industriel
ou
civilisé.
Il est moins facile de reconnaître la loi d'évolution des phénomènes affectifs, à cause de leur extrême variabilité.
L'opinion
commune
même
refuse
d'accorder que la
civili-
hommes plus heureux. que ses maux et, comme elle a
sation ait pour effet de rendre les
Chaque génération ne
sent
toujours moins de bonheur qu'elle n'en désire, elle se tient
pour plus mal partagée que ne doit pas être érigée en
ses aînées.
Mais
grief contre la
cette illusion
civilisation.
serait
déraisonnable d'exiger d'elle du bonheur tout
car le
bonheur
à
est le prix
de
la sagesse.
Son
nous procurer des éléments de bonheur
d'en tirer parti sation multiplie
et
rôle se ;
être privés
siers plaisirs
à
borne
nous
d'en faire le meilleur usage. Or, la civili-
évidemment
les
occasions de jouissance. Le
pire châtiment de ceux qui méconnaissent serait d'en
c'est
Il
fait,
et
ses
avantages
de se trouver réduits aux gros-
d'une vie tout animale.
A
suivre
l'homme dans
la série des états que nous venons d'indiquer,
il
est visible
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
que, d'âge en âge. passions, accru le
un mot
qu'il est
nombre des biens auxquels
devenu plus capable de désir
que consiste
C'est en cela
le
La
progrès.
7
I
diversifié ses
a raffiné sa sensibilité,
il
3
aspire, en
il
et
d'émotion.
ne
civilisation
nous devait
et ne pouvait donner rien de plus. Pour juger des métamorphoses qu'elle est susceptible d'opérer dans nos affections, il suffit de considérer ce
a fait d'un sentiment
qu'elle
simple
et primitif
comme
l'amour. Alors qu'à un stade inférieur du progrès
ne
il
dépasse guère chez l'homme ou plutôt n'atteint pas ce
qu'on peut observer chez quelques espèces animales,
étendu
et
compliqué par degrés au point de
même on compare
Si
il
s'est
se transfigurer.
l'amour sensuel des anciens,
le
seul
qu'aient chanté les poètes de la période gréco-romaine, et
l'a-
mour moderne, épuré par le culte religieux et chevaleresque de la femme au moyen âge, on voit quels changements se sont accomplis en moins de vingt siècles.
Le manque d'analyse méthodique des phénomènes de rend malaisées à distinguer
la sensibilité
On
développement.
une période
initiale
sentiments égoïstes,
ont eu longtemps
la
sans cesse menacés, sur
eux-mêmes
les
phases de leur
peut néanmoins admettre que, durant
analogue à l'enfance de l'homme, les
prédominance. Faibles, besogneux les êtres
la
toutes leurs affections. Lorsque, ensuite, à
moins
longue prévaloir.
emporté durant la
de
sympathie. la
mieux garan-
passion se répandit dans l'ordre des sentiments
altruistes qui, la
et
humains devaient concentrer
force d'ingénieux artifices, leur existence fut tie,
les
plus impérieux mais les plus bornés,
A
le
circonscrits et plus variés, devaient à
A la crainte
et à l'aversion
premier âge, succédèrent
mesure, en
effet,
que
les
la
qui l'avaient
confiance
et
puissances hostiles
nature, désarmées et assujetties par la civilisation,
devenaient inoffensives ou trouvant dans
le
même
monde moins
bienfaisantes,
l'homme,
de périls à redouter, plus
de choses à aimer, put s'attacher à
elles
et
en jouir avec
3
l'histoire et les historiens
72
une plus tranquille
Une
sécurité.
fleur
de tendresse
dans son cœur
joie sereine s'épanouit alors
si
et
de
longtemps
insensible et tourmenté.
Le progrès dans Fart est presque généralement contesté. Les admirateurs du passé triomphent trop aisément quand opposent à
ils
de
élite
médiocrité d'œuvres contemporaines,
la
encore débattues
souvent mal jugées,
et
chefs-d'œuvre
par
consacrés
le prestige
siècles. C'est là
mal poser
de ce genre,
conditions ne sont pas égales
les
manquent de lumières ou
problème. Dans
le
d'une
l'admiration
des
les parallèles et
les juges
La question du progrès non si telle œuv/e récente telle œuvre du passé, car on
d'équité.
esthétique revient à se demander, est inférieure
ou supérieure à
ne peut émettre à lières, la
cet égard
que des appréciations particu-
décision finale étant réservée à l'avenir, mais sim-
y a aujourd'hui dans œuvres que jadis. Laissons donc
plement
s'il
le
monde
les
plus de belles
professeurs d'esthé-
tique discuter la prééminence des genres, des écoles et des
maîtres: cessons de mettre en antagonisme les anciens et les
modernes, également grands cfuand
considérons dans son ensemble fécondité de cela
même
l'art
:
nous
le
et
que sa production
son sens propre de
est continue. L'idéal
la beauté. C'est là
de diversité sans
et
« progresse quand
« beauté
».
Il
il
Selon
la
la
;
;
la
change,
chaque génération a
un principe d'évolution
formule de
Littré, « l'art
devient autre en restant conforme à
ne faut donc pas
mieux dans
jours
fin.
sont grands
trouverons toujours en progrès par
goût se modifie de siècle en siècle
le
ils
suivons dans ses phases
demander de
lui
même direction,
mais de
la
faire tou-
faire toujours
bien dans des directions différentes.
On de
s'autorise surtout,
la brièveté
pour nier
des époques où
il
le
progrès dans
l'art,
atteint sa perfection et
des longs âges de déclin ou de transition qui les séparent.
Ces
inégalités,
loin de démentir Ta théorie, s'expliquent
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
par
nombre. La mission de
de
l'art est
temps, d"où résulte pour
tous réaliser avec
les
lui la nécessité
par intervalles. Toutefois,
le
de se renouveler
de continuité n'admet que
la loi
des tranformations graduelles
et
oblige les conceptions de
beauté à parcourir une série de phases, dont chacune
la
voit
produire un ordre régulier de développements
se
partant de la grossièreté,
dépassant ensuite
et,
dans
boursouflure
la
la perfection
but, vise à
le
et finit
la
chercher
faut
il
commencer un
des
ailleurs
la
mesure,
Ce
(i).
l'idéal
qu'il
étant alors
beautés nouvelles
autre cycle. Ces transfigurations de
correspondent aux changements de siècles glorieux
dans
grandeur, tombe
par la corruption
y avait de beauté dans cet aspect de épuisé,
où
l'idée
:
arrive à la naïveté, puis à
l'art
un moment
l'élégance, atteint
et
3j3
confirment. L'idéal comporte des aspects sans
elle et la
l'art
Mais
la civilisation.
les
du beau s'incarne dans des œuvres
achevées ne peuvent venir qu'au terme d'assez longues
Les âges intermédiaires, jugés à
périodes.
travaillent à opérer ces grandes
tort
même
de décadence, qui semblent ramener
barie,
ne laissent pas de concourir au progrès
parent
de
loin
les
stériles,
métamorphoses. Les temps
Les
renaissances.
à la bar-
l'art :
impasses
ils
où
préils
conduisent forcent à changer de voie.
dans son ensemble
L'art
suivent une
loi
et
chaque
augmente dans
au plein
et
en particulier
de complication croissante. La poésie va
de l'ode à l'épopée, puis au drame tecture
art
les
et
au roman
monuments
enclôt plus d'étendue avec
le
(2).
L'archi-
rapport du vide
moins de matière,
c'est-à-dire accroît la hardiesse et la légèreté de ses construc-
tions.
(1)
IV,
La
sculpture, bornée d'abord à imiter les créations de
Cournot,
Traité de l'enchaînement des idées Jondamentales,
14.
(2)
Le roman
est
un genre poétique: « Tout écrivain capable d*écrire quand il n'aurait jamais
« un bon roman est plus ou moins poète, « écrit un vers de sa vie » (Walter Scott).
l'histoire et les historiens
374
cherche ensuite à en réaliser
la vie.
de la forme, puis par après
être
parvenue à
forcée d'y ajouter la
l'idéal
par
la perfection
rendu de l'expression. La peinture,
le
du dessin,
correction
la
magie de
s'est
De même
ef-
la
couleur,
la
mélodie. Ta complétée
musique, longtemps restreinte à
la
par l'harmonie.
Ces divers
arts ont eu
l'architecture,
romaine,
en Orient,
la peinture, à la
successivement la
prééminence,
la
sculpture, à l'époque gréco-
Renaissance
la
;
musique,
sensitif et le plus suggestif des arts, paraît le
le
plus
mieux en
rap-
port avec les besoins esthétiques des peuples modernes.
Hegel tient qu'à travers ces manifestations séculaires
exprime
ses
conceptions à l'aide d'éléments matériels gra-
duellement atténués. Dans
domine
;
lité
l'art
oriental, la matière pré-
en Grèce, l'élément matériel
sont en équilibre; dans
matière
et la
l'art
réduit au rôle de simple signe. trois
mière, symbolique, où l'idée se cherche
où
l'élément idéal
et
chrétien, l'idée l'emporte sur la
croissante caractériserait ainsi
sique,
—
l'art
elle se
trouve
;
la troisième,
:
Une
phases la
spiritua:
la pre-
seconde, clas-
romantique, où
elle
se dépasse... (i).
Enfin,
le
goût, affiné par
une longue culture, devient Dans l'appréciation des
plus compréhensif et plus large.
œuvres, nous avons sur
un sens
critique
anciens l'avantage de posséder
les
mieux exercé, moins
particulier.
Nous
pouvons goûter les chefs-d'œuvre de tous les pays et de tous les temps, comprendre les formes les plus diverses du beau
et
multiplier nos jouissances d'admiration au lieu de
nous confiner dans un
Tandis que
l'art
idéal exclusif (2).
obéit à des lois de mutation et de renou-
e II partie, préambule. Yoy. Schiller, VÈducation esthétique du genre humain, et E. Véron, Du progrès intellectuel de l'humanité, supériorité des arts modernes sur les arts anciens, 862.
(1)
Hegel, Esthétique,
(2)
1
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
vellement,
séquente. L'un semble voyager dans
qui l'oblige à gravir
ce
de
l'idéal
l'autre
;
en tous sens
et
con-
un pays de montagnes,
descendre alternativement
à
et
cime en cime,
afin d'atteindre, de
375
une progression régulière
la science suit
sommets
plus hauts
les
avance dans une plaine unie
prolonge
et
ses explorations.
Auguste Comte a systématisé
indiquée par Turgot,
la loi,
humain,
d'après laquelle les conceptions générales de l'esprit
exprimées d*abord sous forme de symboles théologiques,
tra-
versent ensuite une phase d'interprétations métaphysiques et se
La
constituent enfin à
l'état
de connaissances positives.
religion, la philosophie et la science représenteraient les
degrés de l'initiation des esprits à la vérité
Durant chacune de ces phases,
la
(i).
pensée parcourt des
stades déterminés. Les religions paraissent avoir pour point
de départ sauvages
commun
fétichisme,
le
elles personnifient
;
dans un polythéisme des dieux à l'unité
du monde va
se
:
restreint, les forces
de
la
nature
et les
monothéisme ramène la pluralité enfin la croyance en un dieu distinct perdre dans les profondeurs du pan-
l'homme
facultés de
à toutes les populations
après en divinités spéciales,
le
;
théisme.
Cousin a exposé, d'après
Hegel, une
loi
d'évolution
mentale qui aurait donné pour objet aux spéculations de l'esprit,
l'infini
dans
puis,
fini (2).
le
Une
se succéder
en Orient,
monde autre
Il
et le
serait
fini
dans un ordre constant le
mysticisme plus
en
Grèce
et à
Rome,
proposée par Cousin, amènerait à
loi,
tèmes de philosophie, cisme
le
chrétien, le rapport entre l'infini et le
les
quatre grands sys-
sensualisme, l'idéalisme,
(3)
:
mais
le scepti-
cette loi paraît contestable.
simple d'admettre que
la
pensée
débute
Turgot. Hist. des progrès successifs de l'esprit humain, et Comte, Coufs de philosophie positive, t. IV, pp. 463 à 503. (2) Hegel, Philosophie de l'histoire, et Cousin, Cours d'histoire de la philosophie moderne, Leç. 4 a 7. (i)
A.
(3)
Cousin.
Id., Leç.
4a
21.
3
76
par
l'histoire et les historiens
par l'analyse à la critique
la foi naïve, arrive
conclut
et
à la négation.
Diverses tentatives ont été faites pour classer
dans un ordre à
logique et historique.
la fois
essayé ailleurs (1) de montrer que
dont
les sciences particulières et la multiplicité
la
si
les sciences
Nous avons
l'on écarte, d'une part
délimitation est arbitraire
confuse, de l'autre les sciences appliquées
qui n'ont qu'une valeur pratique, tout ce que nous pouvons
connaître des grands aspects de la nature se répartit en sept sciences générales, savoir:
logique, science des réalités
des grandeurs des masses laires
;
2
l'Ontologie positive ou
la
Mathématique, science
Dynamique, science de
la collocation
Physique, science des actions molécu-
la
4
;
5° la
;
3° la
;
i°
Chimie, science des combinaisons atomiques:
6° la Morphologie, science de la structure des formes
7 une science de
des réactions exercées ou subies par les êtres dans
Quant
des idées par
à l'expression
logie établit
que
les
langues évoluent
le
à traduire les nuances
successive
:
le
et
et les
milieu.
le
langage, la philo-
et se
devenant toujours plus analytiques, plus Elle les rattache
;
leurs fonctions, c'est-à-dire des actions et
transforment en
claires, plus aptes
modifications de la pensée.
à trois types dont l'apparition aurait été
système monosyllabique ou isolant, encore
représenté par le chinois
;
le
système à désinence ou agglu-
tinant, conservé dans les langues dravidiennes et améri-
caines
;
et le
système à flexion ou organique, propre aux
langues sémitiques
et
aryennes
Lorsqu'on veut appliquer des qui,
faits
moraux, on
comme
le
(1) 3 11.
Théorie des sciences. iMûller, Leçons sur
Max
loi
la
le
du progrès à
la classe
aux préventions de ceux
Nestor de Ylliade ou
sont disposés à soutenir que
(2)
la
se heurte
(2).
le vieillard
d'Horace,
monde empire de
généra-
science du langage, 1864,
p. 3 10,
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE tion en génération et n'a jamais été
mauvais que de
si
uniquement
notre temps. Pour beaucoup de moralistes, attentifs
au mal
voudraient guérir,
qu'ils
377
la civilisation
une influence plutôt dépravante que moralisatrice. Les plus modérés pensent que la moralité humaine ne varie guère aux différents âges et oscille autour d'un niveau aurait
constant
(i).
Une
nous, qu'en cela,
étude plus attentive fera voir, croyons-
comme
raison progresse avec
Quoique
des devoirs
la théorie
temps anciens
et se
en tout
le reste, l'activité
de
la
temps.
le
pu
ait
ressemble assez chez
être fixée dès les
peuples
les divers
qui ont constitué une morale, la valeur d'estime attachée
aux différentes vertus change suivant les époques lieux, et c'est là un principe d'évolution. Le type de fection
pour
morale
les
pour
et
n'était pas le
Épicuriens
les chrétiens,
groupe,
Stoïciens, pour les païens
les
pour
les
hommes du moyen
Chaque
pour ceux de nos jours.
chaque
même dans Athènes et à Sparte,
pour
et
chaque
les
et
la per-
état
profession
âge et
de civilisation,
particulière
préco-
nisent certaines vertus et admettent certains défauts. Des
été
autorisés par les lois
« l'inceste,
le
une
rons
par
les
les
délits,
mœurs. « Le
ont
larcin,
des pères, tout a eu
et
actions vertueuses
(2).
»
La
prostitu-
institution religieuse en Orient, l'infanticide
permis à Sparte
même
ou par
meurtre des enfants
« sa place parmi tion a été
ou de
par nous de crimes
qualifiés
actes,
et à
les poètes,
Rome, dans
le travail, autrefois
la pédérastie tolérée,
le
monde
ancien.
tenu pour servile
et
mendicité, que répriment nos polices, était
pour des ordres monastiques,
etc.
De
chantée
Nous hono-
dégradant
un
cette
;
la
acte pieux variabilité
d'appréciations résulte pour la morale une tendance à se et la malice du monde en général reste la même. » Pensées, édit. Havet, t. II, p. 124). Voy. aussi Buckle, Histoire de la civilisation en Angleterre, ch. iv. (2) Pascal, Pensées, t. I, p. 38. (i) «
(Pascal,
La bonté
l'histoire et les historiens
378
développer dans
le
sens des courants de
Le tempérament moral
conditions d'existence
les
la civilisation (1
).
modifié d'âge en âge suivant
s'est
Alors que
et d'activité.
sau-
les
vages chasseurs contractent, à vivre de proies, des habitudes
de
férocité, les
lage
;
les
nomades ont des goûts d'aventure
populations agricoles, plus douces
et
de
pil-
et sédentaires,
se plient à l'empire des lois...
D'autre part, la moralité de •
l'homme
moins
est
produit
le
d'une initiative personnelle, s'exerçant sur un fonds vierge,
que
l'effet
d'une organisation cérébrale transmise avec
la
vie et qui dispose l'individu à répéter les actes accomplis
par ses ascendants. Cette organisation se développe sous l'influence de la civilisation (2). L'hérédité fait ainsi peser
sur nous
le
poids accumulé des siècles et l'espèce se donne
à elle-même une sorte d'éducation séculaire.
Nos vertus
sont la résultante de la perfection réalisée par tous
hommes
de bien qui nous ont précédés
;
de cet âge où nulle notion de devoir ne réprimait
mauvais
instincts.
SI
le
mal
paraît
les
nos vices un legs
grand encore,
les
c'est
que le sens moral, le dernier acquis, est par cela même le moins généralisé, le plus faillible. Bien des siècles devront s'écouler avant qu'il devienne, chez le grand nombre, capable de fonctionner sans trop d'écarts. Nous avons derrière nous, après des cycles d'animalité brutale,
de longs
âges de sauvagerie féroce et seulement quelques
de civilisation. Néanmoins,
le
siècles
progrès est déjà sensible.
Des anthropologistes soutiennent que le type naturel de l'homme, reconnaissable chez une foule de sauvages ou de barbares, c'est le criminel qui vit de rapine et tue sans
remords. L'honnête
homme,
chez qui
le
sur l'intérêt propre, serait une création et
devoir prévaut
non
le
moindre
chef-d'œuvre de la civilisation. Le progrès moral ressorti(i)\V. Lecky, Histoire de la
magne, (2)
morale européenne d'Auguste
869. Létourneau, V Évolution de 1
la
morale, 1887.
à Charte-
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
clairement de
rait alors
qui ne
le
moyenne
1
.
la
En
sont pas.
accusés
1
proportion des criminels à ceux France^ on compte à peine, en
le
mal
en
traduits
100,000 habitants. C'est donc
beaucoup sur
(i).
379
Sans
ne pourraient durer. Malgré
la
le
cour
cela,
nos sociétés civilisées
complication croissante des
mieux en mieux
rapports et des intérêts, l'ordre est de
que
garanti, preuve manifeste
pour
d'assises
bien qui l'emporte, et de
les
volontés se règlent et
obéissent à des lois.
En somme, lités
notre liberté
accrue de toutes
s'est
d'action que la civilisation procure.
les faci-
Nous avons
le
choix entre des tâches sans nombre qui exigent plus de résolution pour les entreprendre, plus de fermeté pour
les
accomplir. Les motifs intéressés, tout puissants dans
premier âge,
comme
chez
les enfants, se
degrés au sentiment supérieur de l'obligation morale.
sanctions gagnent en précision et rité.
On
les a
Les
conséquemment en auto-
longtemps empruntées
soit à des prescriptions
légales qui laissaient réputer licite tout ce
n'avait pas su prévoir
le
subordonnent par
ou pu atteindre,
que
le législateur
soit à des
croyances
religieuses non moins propres à corrompre la moralité qu'à l'affermir,
parce qu'elles attachent plus d'importance à
d'insignifiantes pratiques de dévotion qu'à de solides vertus
et
suggèrent aux fidèles l'espoir d'obtenir du
par des prières
et
ciel,
des offrandes, des faveurs imméritées,
Buckle loue Hutcheson d'avoir chassé de sa philosophie, « avec un souverain mépris, ces préjugés qui... avaient dépeint notre nature comme un assemblage de vices et rendaient les hommes incapables de voir combien sont nombreuses nos véritables vertus
(i)
« «
«
« quelle
immense somme d'abnégation, de
bienveillance, de charité désintéressée a toujours existé; tout ce qu'il y a de bon encore dans les pires créatures, et comment, à prendre la moyenne ordinaire du monde, le désir de faire du bien à ses semblables est plus fréquent que le désir de leur faire du tort, la bonté plus commune que la cruauté et le total des actions méritoires de beaucoup plus élevé que celui des mauvaises » (Buckle, Hist. de la civi-
« libre et «
« «
« «
lisation
passions,
en Angleterre, p.
165).
ch.
xx,
et
Hutcheson,
Essai
sur
les
38o
l'histoire et les historiens
ou de
fléchir
courroux des dieux
le
l'expiation de fautes nelles et
vraiment indéfectibles doivent conformité des actions à
stricte
la
d'éviter
et
ainsi
commises. Des sanctions plus rationcherchées dans
être
reconnue, dans
la loi
l'approbation de la conscience et l'austère satisfaction du
devoir accompli.
Enfin, des lois d'évolution progressive ont eu pour résultat d'organiser la famille, la cité, l'État,
même
l'ensemble
des nations civilisées.
L'union conjugale, fondement de toute société entre êtres
plus
humains, fixe..
devenue, avec
D'une promiscuité
les
comme
comme
lois,
en Grèce
et à
ou de
bestiale
et
tempo-
liaisons
en Orient, puis toléré par
Rome, pour
nogamique des peuples de
les
temps, plus étroite
le
on a passé au régime polygamique, d'abord consacré
raires,
par
est
la famille se
chrétiens.
coordonnent
et
les
mœurs
aboutir au régime
Peu à peu,
mo-
éléments
les
s'harmonisent. La femme,
longtemps esclave de l'homme, tend à devenir son égale: les enfants, livrés
dans
le
principe à l'omnipotence pater-
nelle, sont ensuite protégés contre ses abus...
Les institutions politiques ont tour
le
gouvernement d'un
ment de classes nement de tous
fait
prédominer tour à
seul (monarchie), le gouverne-
dirigeantes (aristocraties), puis
gouver-
le
(démocratie). Plus l'aisance et l'instruction
se répandent, plus l'accession
aux droits politiques
s'étend.
Les historiens n'ont pas su mettre ce progrès en lumière
publics et
choses
du
et
des foules.
les
rôle des gouvernants,
ils
oublient
améliorations réalisées dans
Mais, lorsqu'on étudie
les
à constater un gain réel
un méchant tour
romain plus
et
continu.
Ce
le
condition
droits
du grand on trouve
élite,
serait
assurément
à Tacite que de montrer
libre sous les Césars,
fond des
la
nombre de préférence aux privilèges d'une jouer
des pouvoirs
trop préoccupés de l'appareil
que,
parce
même
sous
le
monde
les
pires,
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
que sous
République,
la
même
38
I
en son meilleur temps.
L'aristocratie seule perdit à l'établissement de l'empire, et
ce sont ses plaintes
provinciaux balance de
que nous entendons: mais
la
masse des
des affranchis, qui pèse davantage dans la
et
l'histoire, accueillit
comme un
Pendant quatre
nistration impériale.
bienfait l'admi-
siècles,
qu'on croyait perdue, descendit parmi
les
la
eurent plus sous Auguste que sous Sylla, plus sous ftins
que sous
les
Césars, plus
Théodose
seurs de
ou Trajan.
et
même
sous
liberté,
humbles.
Ils
les
en
Anto-
les ineptes succes-
de Constantin que sous Marc-Aurèle
L'état social
du moyen
âge, politiquement
si
décrié, l'emporte sur les plus brillantes républiques de l'antiquité
:
au
il
elles sur l'exploitation
a opéré la transformation de la servitude en
Ce mouvement de
servage.
comme
fondé
lieu d'être
des esclaves,
libération graduelle
l'universel affranchissement des démocraties
'dans
en
le
cours de l'âge historique, on pouvait
siècle, le
pour
compte de
masses,
les
la
ces progrès,
somme de liberté
gouvernements
crue. Les
faire,
Si,
de siècle
on reconnaîtrait que, s'est
représentatifs
plus libres qui aient jamais été dans
aboutit à
modernes.
le
graduellement ac-
modernes sont les monde, et cela com-
pense toutes leurs imperfections.
Au
point de vue des relations internationales,
les
peuples,
malgré l'apparence contraire, tendent à remplacer d'antagonisme
Chez et
les
non
et
de guerre par celui d'union
civilisés, la lutte
permanente.
On
pour l'existence
se dispute,
et
l'état
de paix.
est générale
sans accord possible, les
terrains de chasse, les meilleurs pâturages, les territoires fertiles.
Tout étranger
lorsque
le
est
tenu pour ennemi
régime industriel
l'avantage de
fait sentir
(i).
Plus tard,
aux groupes humains
produire sans trouble et d'échanger sans
risque, les intérêts cessent d'être opposés et deviennent solidaires.
(i)
Tandis que, pour
Le double sens du
les
latin hostis
sauvages, la guerre est une
en témoigne encore.
l'histoire et les historiens
382
question de vie.
une profession
rir,
un
fléau,
pour
et,
les
barbares,
un moyen d'acquépour
lucrative, elle constitue
une ruineuse
folie,
et les
gnent qu'en vue d'établir une paix durable
On
argue,
il
pour contester
est vrai,
les civilisés
plus sages ne s'y rési(i).
tendances paci-
les
fiques de la civilisation, des conflits qui trop souvent met-
tent aux prises les peuples les plus avancés, de l'exagération
armements
des
militaires,
des
qui
haineuses
rivalités
s'élèvent entre d'ambitieux voisins, et de la condition précaire d'une paix toujours menacée.
de Saint-Pierre apparaît alors
Pax perpétua ne semble convenir
rique, et l'inscription
qu'aux cimetières.
méconnaître que, guerre,
il
Il
y aurait néanmoins injustice à
progrès n'a pas jusqu'ici supprimé la
en a beaucoup atténué il
suffit
valide
n'allait
maux. Pour juger de la le présent à ce que Alors qu'à l'origine chaque les
de comparer
nous retrace du passé.
l'histoire
homme
—
si le
différence des âges,
Le rêve du candide abbé le comble du chimé-
comme
qu'armé
(2), prêt
à combattre en
toute rencontre, nos armées modernes recrutent à peine
i/ioo e de
la
population, laissant
fiques travaux.
La
lutte,
le reste
adonné
jadis continue,
est
à de paci-
maintenant
intermittente et séparée par de plus grands intervalles de L'antiquité ne
paix.
nous a transmis que des
récits
de
guerre et de conquête. Par la place que ces conflits tiennent
dans
les
annales des peuples, on peut mesurer celle qu'ils
ont occupée dans leur existence. L'histoire de
Rome
qu'un long combat où, victorieuse pendant dix
siècles, elle
finit
par être vaincue.
Le moyen âge
fut
n'est
une sanglante
mêlée. Lorsque, en 1041, Grégoire VI établit la trêve de
Dieu qui
interdisait de se battre,
chaque semaine, du mer-
Pax quaeritur bello » (devise de Cromwell). Thucydide, parlant des premiers temps de Ja Grèce, dit « Toute la Grèce portait le fer, parce que les habitations étaient sans « défense et les communications peu sûres jusque dans la vie pri« vie, on imitait les barbares qui ne quittent jamais leurs armes. » (1) «
(2)
:
;
(1,6).
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
3 8 3-
credi soir au lundi matin, plus les grandes fêtes et le carême, cet
allégement parut un bienfait signalé aux populations
xvn e
siècle,
peu de sécurité que dans l'enceinte des
villes,
incessamment
foulées. Jusqu'au
En
fortifiées...
outre,
à
mesure qu'on
l'époque actuelle, la guerre se
de cruauté.
A
fait
il
un
n'y eut
presque toutes
se
rapproche de
avec moins de ravages
peuple vaincu. Plus tard, on se contenta de
le
et
du
l'origine elle entraînait l'extermination
réduire en
esclavage, puis de le dépouiller de ses biens. L'Irlande a été la dernière
victime de ce droit barbare. Le droit public
limite maintenant les exigences
même
ou
au paiement des
du vainqueur à une rançon de la guerre. Le temps
frais
viendra où l'extorsion d'une province
et la dénationalisa-
un crime contre
tion brutale de ses habitants paraîtront civilisation. —
la
Enfin, depuis la Renaissance, la diplomatie,
d'institution vénitienne, entretient auprès de
chaque puisde
sance des représentants chargés d'aplanir
les difficultés
détail et de régler les questions litigieuses.
Par suite de rap-
ports multipliés, les États de l'Europe réalisent déjà
communauté
sorte d'unité fondée sur la être
un
jour
le
des intérêts. Peut-
système fédératif ou l'arbitrage des neutres,
dont toute guerre trouble t-il
une
l'activité
normale, parviendra-
à rendre plus rares entre les peuples les conflits occa-
sionnés par des rivalités politiques.
On la
ne doit donc admettre qu'avec réserve
la
théorie de
concurrence vitale dont des pessimistes voudraient faire
la loi
fondamentale de
l'histoire.
En
conditions essentielles de vie, cette
loi
ce qui concerne les
s'impose,
il
est vrai,
aux groupes humains avec la même rigueur qu'aux espèces d'animaux. Par là s'expliquent l'âpre lutte
aux
êtres et
des intérêts sur
le
terrain
économique,
la
violence des
revendications populaires, l'éternel antagonisme de ceux qui possèdent
et
de ceux qui ne possèdent pas. Dans ces
limites, la loi est encore
une condition de progrès,
puis-
qu'elle assure par sélection la prépotence des plus forts,
l'histoire et les historiens
384
des mieux armés pour
c'est-à-dire des plus énergiques,
combat de
l'existence, des plus dignes,
triompher
et
Mais
ment
de vivre.
moins
d'autres lois
la nécessité
de
l'état
cruelles restreignent heureuse-
de guerre qui,
s'il
était
général
permanent, aboutirait vite à l'anéantissement de
et
pèce.
La
cas, l'avantage est
la division
Aux
l'es-
pour l'existence n'a pas pour unique moyen
lutte
d'action la force brutale ou la ruse perfide
de
le
par conséquent, de
du
;
dans une foule
mieux encore obtenu par
travail et les solidarités qu'elles
l'association,
impliquent.
instincts belliqueux, la raison peut opposer les senti-
ments de bienveillance qui, selon
les
plus nobles esprits de
l'antiquité (i), ont présidé à l'institution de la famille par
l'amour, à celle des Etats par collective (2). à l'union
philanthropie
la
et
le
même
charité.
patriotisme, sorte d'amitié
de tous
les
Mieux
les
hommes êtres
par la
humains
réussissent à se dégager de la tyrannie des besoins matériels et
de
la
passion aveugle, pour entrer dans la sphère
supérieure de vie où se développent ralité, la justice,
plus
le rôle
et le progrès lui substitue
de
la
l'art, la
science, la
mo-
concurrence vitale décroît
l'harmonie des
réciproque, l'émulation civilisatrice.
Ce
efforts, l'assistance
résultat se produit
à mesure que les plus impérieuses nécessités de l'existence sont régulièrement
satisfaites.
La
loi
de raison l'emporte
alors sur la loi de nature et procure à tous, sans nuire à per-
sonne,
la
jouissance du beau, l'intelligence du vrai, l'encou-
ragement au bien
et le respect
des droits
non
garantis par
la force.
porte les hommes à se réunir, c'est moins leur fai(1) « Ce qui « blesse que le lien de bienveillance mutuelle, que cet amour qui naît « au foyer domestique, s'étend de la famille à la cité et qui est con« sommé par l'union de tout le genre humain » (Cicéron, Lois, I, i3 République, I, 26 Des fins, I). (2) Aristote et Platon définissent la cité « une société d'amis ». Au moyen âge, les communes flamandes s'intitulaient souvent Amitiés on disait ï Amitié de Gand, de Bruges, etc. ;
;
:
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
385
Nous croyons donc pouvoir conclure que tous les modes l'activité humaine évoluent conformément à une loi générale de progrès. Chaque génération a eu sans doute,
de
comme ment
la nôtre, ses souffrances particulières qu'elle a vive-
senties et qui, presque toujours, l'ont
pour son temps
;
mais
le
mal
rendue injuste
passe, le bien reste, et la con-
dition humaine, prise dans son ensemble, va s'améliorant
d'âge en âge. Jamais la vie n'a
nombre, aussi large nos
villes,
le
et facile
paysan
L'homme
pour
le
plus grand
jours. L'artisan
de
de nos campagnes ont à peu de
aisé
de bien-être que
frais plus
été,
que de nos
les
rois
de l'époque homérique.
de goût trouve, dans un choix sans cesse accru
d'oeuvres d'art, des jouissances plus variées que n'en purent avoir, durant des siècles en apparence privilégiés,
Un
temporains de Périclès ou des Médicis. sait
les
con-
esprit cultivé
actuellement plus de choses qu'Aristote. Telle vertu
une plus saine intelligence et une du devoir que l'inutile héroïsme ou les mortifications de saints légendaires. Le citoyen des démocraties modernes est plus libre dans son obscurité que devenue vulgaire
atteste
pratique plus virile
l'orgueilleux
ciennes.
En
maître d'esclaves dans tout, le
commun
les supériorités d'autrefois.
teurs
du
présent,
il
des
les
aristocraties an-
hommes
arrive à dépasser
Non, quoi que disent les détracdu passé. Malgré
n'y a rien à regretter
ses lacunes et ses misères, notre âge est préférable à tous
ceux qui
l'ont précédé (i).
Comme Sthénélus dans Homère,
nous pouvons rendre grâces au meilleurs que nos devanciers
(1)
ciel d'être
mieux partagés
Buckle tient notre siècle pour « le plus grand, sous presque tous le monde ait jamais vu » (Hist. de la civil, en
« les rapports, que Anglet., ch. xx). (2)
et
(2).
Hf-EtÇ toi 7raxepwv
(xey'
cxjxeivoveç
c$)(0(as6 Vivai
(Iliade, IV, 405.)
25
386
l'histoire et les historiens
INFLUENCES PERTURBATRICES
Le
progrès, c'est là l'objection la plus ordinaire, ne s'ac-
complit pas partout. et toujours avec
la régulière
unifor-
marche comporte des phases de précipitation ou de ralentissement, des temps d'arrêt, parfois même de formelles régressions. Ces variations sont mité d'une
loi
simple. Sa
dues à diverses influences parmi lesquelles nous nous contenterons d'indiquer la nature des milieux géographiques, aptitudes spéciales des groupes humains, les stades de
les
leur évolution vitale et les accidents de l'histoire.
Le monde
terrestre est
un
théâtre inégal d'action qui, par
ses ressources et ses obstacles,
aux développements de
impose certaines directions humaine. Le climat, la
l'activité
configuration des territoires, leurs produits utiles, leur degré
de
fertilité,
sentiments,
l'impression le
même
qu'ils produisent sur les
goût, l'esprit ou le caractère, décident en
On
partie de la destinée des peuples.
heure que
l'histoire
est
sous
a reconnu de
l'étroite
bonne
dépendance de
la
géographie. Déjà Hippocrate signalait l'action exercée par le
milieu sur la vie humaine
tiers le rôle historique
qu'ils
Strabon explique volon-
(i).
des peuples par la nature des régions
ont habitées. La première analyse méthodique de
ces influences est
due à Bodin
particulièrement sur
celle
(2).
Montesquieu, qui
du climat
que reproduire ce qu'avait dit son prédécesseur du xvi Buffon attache surtout de l'importance au
(2)
Des airs, des eaux et des lieux. Méthode pour étudier l'histoire,
(3)
Esprit des
(1)
lois, liv.
XIV
à XVIII.
ch.
V
et
insiste
(3), n'a guère
sol
e
siècle.
et à ses
République, V,
fait
1.
pro-
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
ductions naturelles
(i),
387
parce que la conformation
et
les
ressources des lieux disposent les peuples à vivre de chasse
ou de pêche, de troupeaux ou de moissons, favorisent ou arrêtent l'essor de l'industrie, ouvrent ou ferment les voies commerciales, isolent ou rapprochent ports de
l'homme avec
la
les Etats...
Les rap-
nature ont été exposés, dans leur
généralité la plus étendue, par Karl Ritter (2), et plus spécia-
lement par Lotze «
nomènes
(3).
« La cause première de tous
« dit Buckle, la quadruple influence
« riture. rappelle
du
historiques et la cause unique
du aux
sol et des
formes de
du
phé-
climat, de la nour-
la surface terrestre.
»
Il
historiens que « partout le doigt de la nature
« est sur eux
que
et
l'histoire
de
l'esprit
humain ne peut
« être comprise qu'en la reliant à l'histoire
« de l'univers matériel « L'humanité
les
progrès, c'est,
est
(4).
Un mot
»
aux aspects
et
résume
ces idées
:
fonction de l'univers. »
La plupart
des inégalités constatées dans la marche du avancement rapide dans les fertiles vallées du Nil, de l'Euphrate, du Gange et du Yang-tse-Kiang, sa riche diversité dans les régions accidentées de l'Europe, son immobilité dans les déserts d'Afrique ou d'Asie s'expliquent progrès, son
par l'influence phiques.
Une
loi
des conditions
climatériques
pérée à l'expansion de la civilisation et
l'y
restreindre (5).
L'espace, large d'environ 3,3oo kilomètres,
compris, dans l'hémisphère boréal, entre
(1) «
La
géogra-
et
générale semble assigner la zone dite tem-
terre fait les plantes
;
la
terre
qui se trouve 2 5 e et le 55 e
le
et les plantes
font les ani» (Des ani-
maux la terre, les plantes et les animaux font l'homme maux sauvages, introduction). Le Tasse avait déjà dit «
;
:
Simili a se gli
« La terra abitator produce. »
(Gerusalemme Erdkunde. (3) Microcosme, Idées sur humain, VI.
liberata,
I,
62.)
(2)
de la civilis. en Anglet., ch. Hegel, Philosophie de l'histoire.
(4) Hist. (5)
l'histoire naturelle et l'histoire
11,
fin.
du genre
l'histoire et les historiens
388
degrés de latitude, nourrit en
de
tiers
la
popude
qu'il représente à peine le tiers
du globe, tandis
lation
deux
effet les
Dans cette région, propice entre toutes, la nature ne se montre ni trop féconde, ni trop stérile. Au lieu d'accabler l'homme par l'excès ou par des continents.
la superficie
lïnsuffisance de ses forces productrices, elle le stimule et se laisse vaincre par lui. D'après
indiquée par Herder le
et
une autre
par Hegel (i)
loi,
plus obscure,
la civilisation suivrait
comme
cours apparent du soleil et se déplacerait
lui
d'Orient en Occident.
De même que les individus, les peuples et les races humaines ont en propre des aptitudes spéciales et se partagent des tâches diverses dans l'œuvre complexe de la civilisation. Quelle variété de dons naturels l'histoire nous elle
fait
avec
admirer chez le
Hébreux,
Phéniciens,
mands, Anglais, ricains!..
est d'en
le
Français,
Alle-
Espagnols, Russes, Anglo-Améa son génie auquel
cours de son existence
;
reste fidèle
il
mais l'impuissance où
changer borne son rôle historique à des fonc-
déterminées
tions
groupes ethniques étudiés par
Grecs, Romains,
Italiens,
Chacun d'eux
durant tout il
les
plus de soin, Égyptiens, Assyriens, Hindous,
et transitoires.
Des peuples nouveaux
font successivement leur apparition sur la scène
du monde
viennent y déployer leurs qualités caractéristiques, en rapport avec les exigences de la civilisation renouvelée. Si et
difficile qu'il soit
influence,
cette
ethniques, naître
pour Il
il
un des
de
saisir
variable,
des
aptitudes
faut en tenir compte, sous peine de
facteurs les plus actifs
l'histoire,
un principe de
du
Une
progrès.
Il
mécony a
là,
diversité sans fin.
importe encore de distinguer dans
des phases d'évolution. (i)
sous la multiplicité de ses aspects
essentiellement
loi,
la vie
des peuples
déjà connue des historiens
Hegel, Philosophie de l'histoire.
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE anciens,
fait
stades analogue à celle dont
Dès
êtres individuels.
de Pythagore écrivait
« meurent
389
parcourir aux sociétés politiques une suite de
comme
le
v
e
compose
se
siècle
l'existence des
avant notre
ère,
un
disciple
« Les sociétés naissent, croissent
:
des
hommes, pour
comme nous
« d'autres générations de sociétés,
et
être remplacées par
serons,
d'hommes (i). » non moins de netteté la même qui ne tarde pas à devenir un lieu commun de
« nous, remplacés par d'autres générations
Polybe
exprime
idée (2)
avec
philosophie historique. Cicéron,
mien Marcelin
retrouvent
(3)
Sénèque, Florus
dans
l'histoire
AmRome
et
de
quatre des âges de la vie humaine, la naissance, l'enfance, l'adolescence et la virilité. Leur patriotisme n'ose pas pour-
suivre jusqu'au bout
parallèle et prévoir le déclin de la
le
moins encore son terme fatal mais une expérience plus longue nous prouve que, sous l'inéluctable loi vieillesse,
;
de toute existence
apogée de force rent. Si triste
finie, les sociétés,
après avoir atteint leur
et d'éclat, s'affaissent,
que
soit
dans
languissent et
l'histoire la
disparition d'Etats autrefois glorieux, ces
décadence
meuet
la
phénomènes ne
doivent pas faire douter du progrès, puisque
la substitu-
tion de peuples jeunes à des peuples épuisés prépare à la civilisation,
pour continuer l'œuvre immortelle, des coopé-
rateurs toujours dispos et vaillants.
On
pourrait
individuelle de
humain
signaler
l'homme
a traversés.
pondant à la
même
et
L'état
une analogie entre l'évolution que le genre
la suite des âges
animal
la gestation, et l'éveil
de
de
nature
corres-
la raison, à la naissance,
phase de sauvagerie, consacrée à pourvoir, par des invenDe
nature de V Univers (nepiTOuIlavTOç.)
(i)
Ocellus de Lucanie,
(2)
« Est cujuslibet corporis aut civitatis naturale aliquod crescendi
la
tempus. dein florem statumque suum obtinendi, ac demum vertendi ad interitum » (Polybe, Fragments, édit. Schweighœuser, VI, 51). Sénèque, dans Lactance, Ex libris (3) Cicéron, République, II, Senecœ fragmenta ; Florus romaine, avant-propos Histoire A'mmien Marcelin, XVI, 6. 1
,
;
;
l'histoire et les historiens
390
tions élémentaires,
représenterait
siologique.
une
aux exigences des premiers besoins, où domine la vie phybarbare, dans la turbulente activité
sorte d'enfance,
L'état
duquel prévalent l'ardeur des passions tures,
pleine de fougueux désirs.
épanouis dans
la
La
goût des aven-
et le
correspondrait à l'adolescence du poésie et
genre humain,
l'art se
sont ensuite
temps qui vont de l'antiquité semblent caractériser une époque
série des
orientaleàla renaissance, et
de brillante jeunesse où
les facultés
tion, prenant leur essor, ont fait
qui relèvent de l'imagina-
prédominer, dans
l'activité
du beau idéal. Nous sommes entrés depuis peu dans une phase de virilité réfléchie dont la rationnelle, le sens
tâche principale paraît devoir sciences. Espérons
être
la
constitution des
qu'un jour, quand sera venu
l'âge
de
la
pleine maturité, la raison calme, éclairée et maîtresse d'elle-
même,
attribuera à la moralité en retard la prééminence
qui lui est due
;
et
qu'enfin la sagesse, fruit de l'expérience
les siècles, établira, dans les lois politiques une mesure supérieure d'équité...
de tous ciales,
Rappelons, pour terminer, se le
les accidents
mêlent incessamment à l'ordre de troubler
ou
le
servir.
Des
faits
et so-
nombre qui humaine pour
sans
la vie
sans règle apparente,
résultant de coïncidences fortuites, de rencontres imprévues
ou de nécessités latentes, exercent sur la marche du progrès une influence jugée très grande dans le détail, quoiqu'elle soit peu appréciable dans l'ensemble. Cette classe d'actions
comprend tous
les
événements de
l'histoire.
en ont tellement exagéré l'importance la
mentionner, en attendant que
Les historiens
qu'il
nous
suffit
la science puisse
en
de
rat-
tacher les causes et les effets aux lois générales des fonctions.
Les différentes influences que nous venons d'indiquer qui varient selon les lieux,
les
groupes,
les
temps
et
et les
INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
3g
I
circonstances, tantôt concourent et tantôt se neutralisent, ce qui a pour résultat d'accélérer la
quand le
toutes sont favorables, de
faire
rétrograder
quand
le
elles
marche du
suspendre ou
lui
de progression
interprétées, elles
ordre.
Comme
;
mais
elles
ne
la
même
sont contraires.
anomalies font quelquefois méconnaître loi
progrès
la
constance de
contredisent pas.
montrent seulement
la
de
Ces la
Mieux
complexité de son
une armée en marche, l'humanité a des qui frayent la voie, un gros de
éclaireurs d'avant-garde
troupes qui avance d'un pas régulier, puis des traînards
et
des malades qui représentent des non-valeurs. Mais, à considérer l'ensemble
l'armée progresse et
et
malgré ces
fait
du chemin.
irrégularités
partielles,
CHAPITRE
III
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
Les
lois
expression
comme
n'ont de valeur pour la science que exacte des
faits.
Tant que
l'accord
entre la
théorie et la réalité n'est pas clairement établi, les lois sont
de simples conjectures, plus ou moins plausibles, non d'indubitables vérités.
que
tel est le
posées en histoire. la
Il
ne nous coûte pas de convenir
caractère de la plupart de celles qu'on a proreste
Il
preuve de leur justesse.
donc à les démontrer en faisant Toutes les sciences de faits, obli-
gées de procéder par hypothèse à la découverte de leurs lois,
suivent une
règle applicable à
marche pareille. La conception d'une un ordre entier de phénomènes anticipe
en
effet
la
formuler,
de
les
Une
loi
est,
jamais.
sur
un
ralise,
sur leur connaissance, car,
certain
s'il
pour on n'aboutirait
fallait attendre,
avoir tous étudiés,
au début, une induction échafaudée
nombre de
faits
connus
et
que
l'esprit
géné-
sauf à lui faire subir ensuite, autant que possible,
contrôle de tous les
faits
Aussi longtemps que épreuve, on
connaissables de
la loi résiste
même
victorieusement à cette
n'a rien à lui opposer et l'on doit la tenir
vraie, jusqu'à ce
le
nature.
pour
faits nouveaux ou mieux observés un démenti, auquel cas il faut ou modi-
que des
viennent
lui infliger
fier la loi
pour qu'elle
se prête à régir l'exception notée,
la rejeter si elle s'y refuse
absolument.
On essaie ainsi
ou
succès-
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE sivement diverses hypothèses
que
tive,
ne
et l'on
concorde avec
celle qui
retient,
l'intégralité
3g3 en définides
faits.
Lorsque Kepler cherchait à déterminer la courbe des orbites planétaires, il tenta de leur appliquer différentes sortes de
aucune ne répondait à toutes les données du problème. L'ellipse seule ne laissait pas subsister de diffi-
lignes dont
cultés et fut •
admise à
de
titre
loi.
Cette démonstration des lois par les
épreuve suivant que
triple
les faits
mesure
décrits avec précision, à
faits
comporte une
ont pu être observés et
qu'ils se produisaient,
fragments épars dans
qu'ils apparaissent par
les
ténèbres
d'un passé perdu, ou enfin qu'ils sont cachés dans éventualités de l'avenir.
modes de
les
quelles clartés ces trois
peuvent projeter sur
vérification
hypothétiques de
Voyons
ou
les lois
encore
l'histoire.
£
Ter
CONFIRMATION DES LOIS PAR LES FAITS OBSERVES ET CONSTANTS
Une
première épreuve, directe
et significative,
consiste à
confronter les lois de l'histoire avec l'ensemble des sont
mieux connus
le
ment avec cité
afin
de voir
si
elles
eux. Les autres sciences, à raison de la simpli-
phénomènes
plus grande des
qu'elles étudient, n'ont
en général besoin, pour instituer leurs
nombre de
faits
dont
car tous les
lisée,
mêmes
conditions
la
faits ;
varient sans cesse,
pour
qui
faits
cadrent exacte-
connaissance
lois,
que d'un
est aussitôt
petit
généra-
analogues se produisent dans
les
mais, en histoire, où ces conditions il
faut réunir de longues séries de faits
vérifier leur loi d'évolution.
Les
faits
qui s'accomplissent sous nos yeux sont
aisés à connaître
dans leur entier détail
et
ont
le
le
plus
plus de
valeur probante. C'est donc à eux qu'il convient de recourir
l'histoire et les historiens
3g4 tout d'abord il
comme moyen
bien court
est vrai,
de contrôle. Le présent
on devait
si
le
serait.
borner à son actualité
passagère, puisqu'il s'écoule et fuit continuellement. Mais
comme
nous pouvons considérer la
phase historique,
n'étant pas
moins dignes de
contemporains. chercher
importe
Il
contenues dans classées.
Dans
moyen de
de
les histoires
l'état
que ceux des historiens
foi
d'utiliser ces
données
et
d'y
des lois supposées. Toutefois, pour
la justification
servir efficacement
présente toute la durée de
témoignages des historiens passés
les
preuve, les indications
ont besoin d'être préalablement
d'illogique désordre
où
elles
nous sont
présentées, pêle-mêle avec des récits d'événements et de particularités sans intérêt
dire
aucun
lois et c'est Il
sens.
Il
pourquoi
pour
ne
la science, elles n'ont
serait pas possible d'en
les historiens
faut laisser de côté,
pour ainsi
dégager des
n'en ont su établir aucune.
dans leurs œuvres confuses, tout ce
qui est vain détail, accident pittoresque ou dramatique, tout ce qui a pu être altéré par l'imagination, la passion ou le
préjugé, ne retenir que les mentions de faits généraux et
les distribuer
par fonctions distinctes.
On
verrait alors les
choses humaines se coordonner, se suivre signification très nette.
de nos histoires le
Il
et
prendre une
y aurait donc à scruter
comme un immense
recueil
le
répertoire de faits, à
dépouiller avec soin et à répartir ce^ matériaux suivant
un programme rationnel, afin de mettre des lois en lumière. La mine est d'une incroyable richesse. Quiconque y fouillera y trouvera des trésors. Nous avons essayé d'appliquer cette méthode à quelques parties de l'histoire des arts utiles (i).
Des recherches méthodiques poursuivies dans les si, pour
diverses sortes de fonctions feraient vite reconnaître
chacune stabilité
d'elles,
il
y
a,
Les
l'âge
historique,
progrès,
ou régression.
Prenons un exemple
(i)
durant
Forces
et
supposons que l'on veuille
de l'industrie
et
vérifier
Conquête du monde animal.
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE la loi
en vertu de laquelle
les
3g5
éléments de subsistance
et la
population augmentent avec la civilisation. Les relevés de
un
statistique opérés depuis
permettent d'abord de
siècle
constater que, chez tous les peuples civilisés, l'agriculture
rendement des
a élevé le
de
la
que
production,
population
la
richesse.
Non
récoltes,
commerce
le
s'est
l'industrie les chiffres
somme des échanges, en même temps que
la
accrue
seulement chaque pays nourrit plus d'habi-
tants qu'il y a
un
siècle,
mais encore
commune
Partout l'aisance
et la
il
les fait
durée de
accomplie durant
s'est
les
mieux vivre.
la vie
ont sensiblement gagné. Pour vérifier ensuite évolution
et
la
si
moyenne
même
la
siècles antérieurs,
il
faudrait compulser les histoires et y recueillir tous les ren-
seignements
à ces deux classes de
relatifs
faits,
aussi loin
que des indications formelles permettraient de remonter.
Un
semblable
que
les
comme
dispersées rait
mettant à profit
passagères, lation.
l'on
La
soupçonner
sans en
monde
le
la
récits,
ont
montrecycle
sauf quelques fluctuations
civilisé a,
richesse et en popu-
trouverait confirmée, d'une façon générale,
comparait ensuite
moyenne de
mentions
commencement du
constamment progressé en
loi se
les
la valeur,
au hasard dans leurs
sûrement que, depuis
historique, le
si
travail,
historiens,
des richesses
l'état
et la
densité
population chez des sauvages, des barbares,
des demi-civilisés
des peuples très civilisés.
et
Chacune des fonctions de
l'activité
humaine,
l'art,
la
cience, la moralité, l'organisation politique, serait à étudier de
même, au
point de vue de la vérification des lois
qui s'y rapportent.
de preuves, que
On établirait
ainsi, par
un premier ordre
diverses classes de faits réguliers
les
et,
conséquemment, l'ensemble de la vie humaine sont régis par une loi de progression. La tâche que nous assignons à l'histoire sera laborieuse et
triage et la
longue puisqu'elle implique
accumulés jusqu'ici
;
mais,
le
le
documents historiques programme de recherches une
mise en ordre de tous
les
396
l'histoire et les historiens
fois tracé, elle
ne présente pas de
difficultés particulières,
et c'est pourquoi nous n'insistons pas davantage. Les résul-
fourniront une base indiscutable pour instituer en
tats
histoire des lois confirmées par des séries de faits certains.
II
EXTENSION DES LOIS DE L HISTOIRE AUX FAITS ANTERIEURS
A L'OBSERVATION. RESTITUTION DU PASSÉ PERDU
Plusieurs preuves valent mieux qu'une. Les esprits les
plus difficiles à satisfaire, c'est-à-dire les meilleurs, sont en
démontre
droit d'exiger qu'on
ment que par un nombre la courte
durée de
mination, ignore, a
par
de
faits,
l'histoire autre-
observés pendant
période historique,
et
dont
la déter-
de lacunes ou de méprises qu'on
suite
pu admettre beaucoup
la certitude que faits
la
les lois
limité de
d'erreurs. Ils veulent avoir
posées régissent la totalité des
les lois
non seulement connus, mais même à
connaître. Ces
réserves n'offensent ni n'embarrassent la science qui, tou-
jours en quête de clartés nouvelles
empruntée à Dante Florence
:
la
(1).
et décisive consiste à
de l'ordre particulier où
mais qui ne le
doit adopter la devise
« Provando e riprovando »
La preuve catégorique la loi
,
donnée par Galilée à l'Académie de
et
elle a été
transporter
reconnue exacte,
rend encore que vraisemblable, dans l'ordre
plus général des
faits.
En
appliquant ainsi
la règle à la
multitude infinie des cas qui ont pu ou qui pourront produire, on la
fait
aller
possibles, et elle ne peut si
elle est fausse,
au-devant de tous
manquer
ou solidement
les
d'être bientôt contredite, établie,
si elle
est vraie,
puisque, d'une part, une seule exception la ruine,
(1)
Dante, Paradiso, ca.
III, terz.
1.
se
démentis
et
que,
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE de l'autre, l'unanimité constante des
faits
ne
3o,7
laisse subsister
aucun doute. Cette vérification secondaire des lois par la justesse de leurs déductions se fonde sur la concordance soit des
antérieurs à l'observation directe,
faits
soit des
faits
éventuels qu'elle n'atteindra que plus tard.
Toute
loi vérifiée
la série entière
on ne
car
de
la
dans
de ses
présent livre à nos spéculations
le
effets
dans
les
faits
loi si,
en défaut.- Elle
la durée, elle se trouvait
de régir tous
passé et dans l'avenir,
le
comme
concevrait plus
à est
un moment donc tenue
semblables ou analogues, à quelque
date qu'ils aient pu ou puissent se produire. Cette généralité
logique des lois autorise, d'une part, à reconstituer, d'après
de légers indices, des
dont nul souvenir
faits
depuis longtemps accomplis
de
n'est resté;
l'autre, à prévoir
des
et
faits
futurs en affirmant par avance les conséquences nécessaires
de principes bien
établis.
Dès
lors,
notre esprit, n'étant plus
arrêté par les limites de l'observation, s'installe en maître
dans
le
temps
illimité.
Retrouvant ce qui
tant ce qui n'est pas encore,
prophétique, des choses.
et il
connaît à
Chaque
il
n'est plus, pressen-
a la double vue, rétrospective
Comme
la fois le présent,
le
le
pontife d'Homère,
passé et l'avenir
science en possession de lois vérifiées restitue
aisément, par induction, un passé inabordable
L'astronomie, par exemple, étant donné
d'un
(i).
astre, la
courbe de son orbite
et
et la
durée de sa révo-
lution, retrouve sans peine la place qu'il occupait
à
ciel
un moment
tres astres
tions
précis,
compare
également connus,
sa
marche à
fixe l'instant
ou de leurs oppositions
et les
suit
travers les siècles avec autant de certitude
ne
les
(0
avait perdus de
Oç
vue dans
le
t'êOVTOC TOC T
le
de leurs conjonc-
théoriquement à
que
si
champ du
£<7<70[/.EVa 7TpO
dans
celle d'au-
jamais on télescope.
/
7)8*1 T(*
perdu.
la situation actuelle
T 'êOVTOC
(Iliade,
I,
70.)
l'histoire et les historiens
398 C'est
un
jeu pour
les
astronomes d'indiquer
ou de lune
l'heure d'une éclipse de soleil
de
la terre
jour et
le
un
visible en
lieu
y a quelques milliers d'années, et leurs calculs,
il
plus sûrs que les supputations des annalistes, ont servi à débrouiller le chaos des chronologies anciennes. Grâce à ce secours inespéré,
événements
on a pu déterminer, la date de quelques dans la durée et marquer le
reculés, s'orienter
point de départ d'ères ou d'époques
La
(1).
géologie, science rétrospective, expose la genèse
globe terrestre, ses phases d'incandescence initiale refroidissement graduel, la superficie, les
le
chaînes de montagnes,
d'immersion
d'émersion des
et
la paléontologie, éclairée
comparée, reconstruit à
du de
dépôt successif des strates de
soulèvements qui en ont modifié
l'âge relatif des
encore
et
les
continents...
par
les lois
De même
de l'anatomie
de débris informes
l'aide
l'aspect,
alternances
les
types
d'espèces disparues, les classe d'après leurs affinités zoolo-
giques
et
trouve dans ces étonnantes résurrections
des lois d'évolution dans
la série
la
preuve
animale.
Hérodote mentionne une éclipse de soleil, survenue pendant une bataille entre les Lydiens et les Mèdes, sous le règne de Cyaxare (Histoires, I, 74). La date en a été ainsi fixée à l'an 597 avant notre ère. (Arago, Astronomie populaire, XXII, 6.) L'Egypte, qui ne comptait que par règnes, manquait de chronologie suivie. Les calculs de Biot ont rattaché à l'an i3oo avant notre ère le commencement de la période sothiaque (correspondant au lever héliaque de Sirius), qu'une inscription du temple de Médinet-Abou faisait coïncider avec la douzième année du règne de Rhamsès II, ce qui a rendu facile le classement des autres règnes, antérieurs et postérieurs. (Fr. Lenormant, Histoire ancienne des peuples de VOrient, t. I, p. 3oo.) Des indications d'éclipsés, trouvées dans les inscriptions cunéiformes, ont encore donné le moyen de marquer des points de repère dans l'histoire juive (Voy. Oppert, la Chronologie biblique fixée par les éclipses des inscriptions cunéiformes.) Des mentions de phénomènes astronomiques ont également servi de base à Colebrooke et à William Jones pour reporter au xiv e siècle avant notre ère la rédaction des Védas, d'une si grande importance pour l'histoire de l'Inde ancienne (Lenormant, Id., t. III, p. 442). Enfin, les synchronismes notés avec soin par les historiens chinois entre les révolutions du ciel et les accidents de la politique ont rendu facile la vérification de leur chronologie dont Biot a démontré la constante exactitude. (1)
totale
Citons-en quelques exemples
:
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
A
3 99
l'exemple des sciences qui précèdent, l'histoire doit
aussi franchir l'horizon borné des faits rapportés dans ses
spéculer sur les âges antérieurs à la tradition,
annales,
oubliés et vérifier dans
rétablir des faits
du
le
vaste
champ
passé, ouvert à ses investigations, les lois présumées de
humaine.
Factivité
Malgré
nombre
le
notre espèce.
nent
de leurs
et l'étendue
qu'une bien
riens ne racontent
La comparaison de
ce qu'ils
de
la vie
« ments de notre histoire,
mer
que
et
L'humanité a
il
L'âge historique ne
mais
;
même manquent à la mer (i).
les
commence
peuples
D'autres ont depuis
»
tardivement conscience d'elle-même.
cette condition
ancienne, pour
la
yeux sur les monu-
semble, ditMontesquieu, que tout
les rivages
pris
les
qu'à partir de l'époque où
des témoignages purent être recueillis et transmis par ture
de
nous appren-
de ce qu'on voudrait savoir réduit presque à rien
et
connaissance du passé. « Quand on jette
« est
écrits, les histo-
petite part
fait
s'est
les
réalisée à
l'écri-
une date peu
plus avancés en civilisation.
leur entrée sur la scène de l'his-
toire et tous n'y ont pas encore pris place.
Au
sortir
de
la nuit
qui enveloppe et nous cache la suite
des âges de la préhistoire, de vagues lueurs, du
annoncent l'approche du
l'Orient,
mythologiques dont
le
côté de
jour. Écartons les légendes
sens obscur et l'âge incertain sont,
comme
l'aube naissante,
clartés.
Les plus anciens documents nous reportent, pour
un mélange de
ténèbres et de
l'Egypte (2) et pour la Chaldée (3), de quarante à cinquante siècles
avant notre
ère,
pour
la
Chine à vingt-sept, pour
les
Esprit des lois, XXX, i i. d'Egypte remonterait à 5004 ans avant notre ère, si l'on regarde comme successives toutes les dynasties mentionnées par Manéthon; mais, si plusieurs ont été simultanées, il faudrait descendre à 3893 ans suivant Lepsius ou même à 3623 d'après Bunsen. (3) Sir H. Rawlinson admet qu'en Assyrie la phase historique (i)
(2) L'histoire
remonte à
5
1
50 ans.
l'histoire et les historiens
400
Hébreux à vingt-deux, pour l'Inde et la Perse à vingt. Ces marquent la borne extrême de l'histoire narrative. Encore se réduit-elle, d'abord, à la mention de quelques noms propres ou de faits isolés. Au delà, on ne peut ni désigner chiffres
un personnage,
un événement,
ni affirmer
une
ni fixer
date.
Voilà pour
le
vieux
monde
En Europe,
oriental.
l'âge
Quoique
historique s'est ouvert beaucoup plus tard.
les
poèmes homériques nous fassent remonter jusque vers le xn e siècle, l'histoire positive de la Grèce part seulement de l'ère des Olympiades, établie en 776. A Rome, la chronologie est sans fondement assuré avant le milieu du v e siècle (1). Les contrées de l'Ouest et du centre de l'Europe n'ont d'histoire qu'à dater de la conquête romaine, celles
du Nord
de
et
l'Est,
de leur accession au christianisme,
huit ou dix siècles après.
On
peu de chose de
sait
la
Gaule
avant César, de l'Allemagne avant Charlemagne, des peuples Scandinaves
monde et
et slaves
avant
milieu du
le
moyen
âge.
Le
arabe n'est connu que depuis Mahomet. L'Afrique
l'Amérique furent révélées par
les
grandes découvertes
des xv e et xvi e siècles. L'extension des colonies européennes
récemment encore, porté dans une foule de régions lumière de l'histoire. Néanmoins, la phase préhistorique continue pour les populations sauvages ou barbares qui plus
a,
la
se
ne rédigent pas d'annales
et
ne sont pas en rapport avec
les
nations civilisées. Cela exclut de la science ce qui reste inexploré de l'Asie,
l'Amérique
et
une
des noirs,
l'Afrique
de l'Australie,
partie
de
régions circumpolaires, en
les
tout près de la moitié de la superficie
du
globe.
Six à sept mille ans pleins de lacunes pour les plus vieux
empires du monde, vingt-cinq siècles l'Europe, dix ou quinze pour trois
(1)
le
ou quatre pour l'Amérique, un pour Mommsen,
Histoire romaine,
II,
9.
le
Sud de
Nord
et l'Est,
pour
centre, le
l'Australie et la
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE Polynésie,
donc tout
voilà
embrasser du passé de
fait
cette
que
C2
notre espèce
!
hommes
ont vécu
?
la
des
série
Par delà ce terme
si
1
nous
Quand même
période serait aussi bien connue qu'elle
que représenterait-elle dans
40
l'histoire écrite
l'est
temps
mal
où
court., se
les
sont
écoulées des phases d'une longueur indéterminée, durant lesquelles l'humanité n'a pas cessé d'évoluer. C'est d'abord
du bronze, dont la fin coïncide avec le commencement de l'âge historique, mais dont le point de départ serait c'est ensuite un âge probable à placer beaucoup plus haut du cuivre qui a dû le précéder. Au delà se déroulent l'âge l'âge
;
de
dont
de
la pierre polie et surtout l'âge
le
laps remplit toute la période quaternaire, d'une durée
totale
la pierre
éclatée,
qu'on évalue à plus de deux cent mille ans
dant ces milliers de
siècles, la
(i).
Pen-
nature a plusieurs fois changé
d'aspect, les climats se sont modifiés, de grandes espèces
d'animaux, maintenant émigrées ou disparues, ont successivement prédominé
Comme,
dès
le
persion,
sur
divers
passé antérieur, l'origine les
la
Ce
n'est
pas tout encore.
période quaternaire,
la dis-
du globe, de races huimplique un long de l'homme doit être maintenant
continents
maines déjà caractérisées cherchée dans
(2)...
début de
et distinctes (3),
profondeurs de l'âge
signale des traces jusque dans
tertiaire, et l'on
les terrains
en
de l'époque mio-
De même que les origines du monde, celles de l'homme reculent, à mesure que l'investigation avance, dans un prodigieux lointain, et dépassent en ancienneté tout ce que l'imagination avait pu rêver. cène...
(1) (2)
De Mortillet, le Préhistorique, p. 627. Dans une seule des périodes de la
pierre éclatée, celle
où
France les habitants des cavernes, Lartet a distingué 2 ° l'âge du i° Tâge du grand ours des cavernes (Ursus spelœus) mammouth (Elephas primigenius) 3° l'âge du renne (Cervus tarandus) et 4 l'âge de l'aurochs (Bison europœus) (Annales des sciences naturelles, 1861, p. 217). (3) De Quatrefages, Introduction à l'étude des races humaines, Questions générales (1887).
vivaient en
:
;
;
;
26
l'histoire et les historiens
402
Comparée
à ces intervalles dont la conquête s'impose
désormais aux ambitions de
la science, la brièveté
de notre
phase historique semble vraiment dérisoire. Les historiens
ne font connaître qu'un
moment
de
la vie
science ne peut plus se contenter de
tout
si
humaine. La
peu
;
il
lui faut
le passé.
L'impuissance de
l'histoire littéraire à
combler une aussi
vaste lacune est irrémédiable et absolue. Pour tout écrivain
de
récits, ces siècles
dans leur
sans nombre., perdus dans leur nuit
et
Durant un
si
silence, sont
long espace de temps,
muets le
et inénarrables.
monde
a sans doute
vu
des multitudes de personnages et d'événements
dignes d'être célébrés que ceux dont
annales
;
il
se produire
non moins
est parlé
mais, de tant de gloire éclipsée, ni
dans nos
un écho,
ni
un
rayon ne sont parvenus jusqu'à nous. De ce passé dont l'immensité
on ne
les accable, les historiens
ne peuvent rien dire:
leur en a rien dit (i).
C'est
qu'à l'inverse de l'histoire des particularités,
ici
arrêtée par
un insurmontable
obstacle, l'histoire des fonc-
tions va étaler la fécondité de ses ressources, dissiper peu à
peu
les
ténèbres d'âges ignorés et projeter sur leurs plus obs-
curs problèmes
un jour imprévu. Par cela même que. dans on a reconnu des rapports, des
l'ordre des faits réguliers,
enchaînements, des stades d'évolution
;
il
devient possible
d'établir entre eux des connexions logiques, de les unir par
groupes, de
les suivre
par séries, de sorte que la connais-
sance d'un seul conduit à celle de beaucoup d'autres. Alors que, pour raconter
le
moindre
d'une foule d'informations qui
(i)
fait, la
tradition a besoin
circonstancient
« Vixere fortes ante Agamemnona Multi Sed omnes illacrymabiles Urgentur, ignotique longa Nocte, carent quia vate sacro. » (Horace, Odes,
tout
;
iv, 9.)
le
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE détail,
une longue
403
à la science d'un léger indice pour autoriser
suffit
il
d'inférences
suite
de déductions. Chaque
et
fragment révèle un ensemble. Le moindre objet façonné
l'homme résume une
par la main-de
civilisation.
Comme
avec un débris de squelette ou une empreinte de coquille
un type perdu,
paléontologiste reconstruit
rang dans l'échelle des êtres l'historien, interprétant
le classe
le
à son
décrit son genre de vie,
et
quelques vestiges d'une génération
humains échappés aux ravages du temps, fait revivre des peuples sans histoire et marque leur niveau à l'étiage du progrès. On arrive par diverses voies à ces oubliée, fossiles
restitutions.
Indiquons
les principales.
L'archéologie, qui interprète
le
témoignage des choses, a
singulièrement étendu, depuis un siècle, Thistoire. Ses recherches ont
de
la civilisation
des auteurs
de
la vie
domaine de
le
éclairé les côtés intimes
gréco-romaine que n'avait pu par
anciens, toujours ressassés
Pompéi, exhumée de détails
mieux
nous a
ses cendres,
romaine sous
faire l'étude les
érudits.
initiés à tous les
Césars. Les hypogées de
les
l'Etrurie ont livré les secrets de la civilisation tyrrhénienne, et
un savant de nos
l'ouvrage où
les seules
énigmatique s'il
(i), est
nous avait
Claude sur nous
est
l'histoire des
le livre écrit
Etrusques
mieux connue par
ou de Diodore. Les
les
les
lées,
(1)
(2)
et si
même
L'antique Egypte
travaux des égyptologues
capitales de la
Chaldée
et
de l'Assyrie,
sous la poussière de leurs
bien effacées de la terre que leur empla-
était
décrites, et
(2).
l'être,
par l'empereur
légendes suspectes d'Hérodote
ensevelies depuis vingt siècles
monuments
l'existence de ce peuple
plus instructif que n'aurait pu
été conservé,
contemporains que par
cement
jours a reconstitué, d'après
données de l'archéologie,
un problème, ont
été retrouvées, fouil-
l'histoire perdue de Bérose aurait moins
Noël Desvergers, PÉtrurie Suétone, Claude, 42.
et les
Étrusques, 1864.
l'histoire et les historiens
404 de prix que
les
résultats obtenus par
Hier encore, l'archéologie
ou Héthéens
(1)
nos assyriologues. peuple des Hittites
restituait le
dont aucun écrivain de
période clas-
la
sique n'avait parlé et dont la Bible., ainsi
que
les inscrip-
nom. La mythologie comparée, rapprochant les croyances religieuses des divers peuples, les commente, fixe le sens des symboles, établit entre les mythes des rapports de similitions hiéroglyphiques, avaient seulement livré le
tude ou de dérivation, découvre sous le
souvenir de
de l'évolution de
humain durant
l'esprit
des allégories
le voile
faits véritables et restitue ainsi
quelques pages
l'âge protohisto-
rique.
La
du langage,
philologie comparée, cette archéologie
comme sur des fossiles d'idées. Mommsen, n'est autre chose que le
spécule sur les mots
«
toire,
dit
« progressif de
la civilisation.
Le langage
« et l'interprète des succès obtenus;
« révolutions des
« secrets «
:
arts
des
et
« L'histableau
est l'image vraie
c'est
en
lui
mœurs déposent
que
les
tous leurs
archive vivante où l'avenir ira encore chercher
la science
« évanouie
quand
(2).
la
tradition directe des
» Les altérations subies par
changements d'acception,
les variations
de
temps les
se sera
mots, leurs
la syntaxe, etc.,
signalent les transformations de la pensée. Toute la vie intellectuelle
d'un peuple se retrouve dans sa langue. Les
racines d'une langue mère, transmises à des langues déri-
vées, l'analogie la parenté des
même
idiomes
des procédés grammaticaux attestent et
permettent d'en suivre
la filiation.
La confrontation du sanscrit, du zend et des langues européennes a mis hors de doute la provenance commune de tous les peuples qui les parlent (Hindous, Iraniens, Grecs, Latins, Celtes, Germains,
grande importance pour
et ce
fait,
d'une
si
mais dont nul sou-
H. Sayce, The monuments of the Hittites, the Hittites, 1886. Histoire romaine, I, 2.
(1) A.
The empire of (2)
Slaves...), l'histoire,
et
H.-W. Wright,
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
4o5
venir n'était resté, est aujourd'hui plus certain que
si
des
mentionné sans preuves, sur la foi de On est même parvenu à reconstituer sous
historiens l'avaient
vagues traditions.
nom
le
péens,
d'Aryas et à
(les
Purs), la nation
mère des Indo-Euro-
décrire son état de civilisation, d'après le sens
des radicauxconservésdans leslanguesde sa nombreuse postérité (i).
Ce
peuple, antérieur à l'histoire, nous est mainte-
nant mieux connu que ne l'étaient naguère
ou
le
Maroc. Le
même mode
le Japon, le
Thibet
d'investigation, appliqué
aux
autres familles de langues (sémitiques, touraniennes, indochinoises, malayo-polynésiennes, américaines, africaines), réussira peut-être
un jour à
débrouiller
le
chaos des
ori-
gines ethniques.
Franchissons
la limite
où
traditionnelles de l'histoire
;
s'arrêtent toutes les
entrons dans
la
données
morne immen-
mémoire des hommes ne garde aucun souvenir. Nous sommes en plein inconnu. La science ne renonce pas, néanmoins, à y porter sa lumière. Chaque vestige humain que le hasard fait découvrir sert à restituer un passé perdu, avec d'autant plus de certitude qu'il était des temps dont la
sité
plus simple.
On peut alors raisonner par analogie en prenant
pour terme de comparaison sation.
degrés inférieurs de la civili-
les
L'étude des populations sauvages ou barbares, à
tort négligée par les historiens
parce qu'elle montre
dans
les
temps de
le
mieux
,
ce
est ici
d'un grand secours
que l'humanité a pu
être
la préhistoire.
A-t-on la bonne fortune de trouver en place des débris humains dans une couche sédimentaire non remaniée? La détermination géologique du terrain fixe l'ancienneté du dépôt et le rattache à un des âges de la chronologie du globe. L'examen des ossements caractérise le type de population et en rapproche la race
(
i
)
A. Pictet, Origines
inconnue de
indo-européennes ou
les
celle des races
Aryas primitifs.
l'histoire et les historiens
406 connues qui
lui
ressemble
méthode analogue,
les
—
le plus.
une
Interprétés par
humaine
produits de l'industrie
four-
nissent d'inappréciables renseignements sur les conditions d'existence
du groupe ethnique. Les armes
de combattre,
manière de
les outils, sa
disent sa manière
travailler.
Selon que
ces engins sont de bronze, de cuivre, d'os, de corne, de
ou de
pierre polie
pierre éclatée,
ils
dénotent des états
très
du coup de poing de silex, dont s'armait le sauvage des temps primitifs, aux armes emmanchées, aux pierres lancées avec la fronde ou aux flèches projetées par la détente de l'arc. Les harpons, différents de civilisation.
hameçons,
filets et
font
connaître
haches,
couteaux,
et
y a loin
nasses prouvent que la pêche était usitée ses
Les
procédés.
scies,
meules à broyer
tiers,
Il
percuteurs,
outils,
gouges, alênes, polissoirs, mor-
le
grain, etc., révèlent les
moyens
d'action et l'état des industries primitives.
Les débris de repas sont surtout
gnent sur
le
régime alimentaire
genre de vie des populations. Par des rebuts de cuisine, on voit était
significatifs.
la
nature
et la
peuple qui
le
si
Ils
rensei-
conséquemment sur
et
le
proportion
les a
laissés
chasseur, pêcheur, pasteur ou agriculteur, quelles
espèces sauvages
il
poursuivait de préférence,
non des animaux domestiques,
s'il
quelles plantes
il
élevait
ou
propageait
par la culture...
Les
gîtes qui
ont servi de demeure nous apprennent
si
leurs habitants savaient se faire des huttes de bois, des
cases sur pilotis
ou
s'ils
cherchaient
abris sous roche, des cavernes dont
ils
un
refuge dans des
devaient disputer la
jouissance aux fauves. Les grattoirs, racloirs silex
témoignent
qu'ils
dépouilles de leurs proies
et lissoirs
préparaient pour s'en vêtir ;
les
poinçons
savaient les rattacher et les coudre
;
et aiguilles qu'ils
les fusaïoles et
pesons,
navettes et molettes de tisserand, qu'ils s'exerçaient à et
à
tisser.
ocres, des
Des objets de parure,
colliers
oxydes colorés pour peindre
de les
ou le
filer
bracelets, des
corps, attestent
DEMONSTRATION DES LOIS DE L HISTOIRE
une immémoriale
et instinctive coquetterie.
de poterie signalent
la
condition de l'industrie céramique,
forme de ces produits en indique
la
et
407
Les spécimens
les
usages.
Des
coquilles marines trouvées loin des plages, des haches en jadéite, des grains
de corail, de
d'ambre ou de
jayet,
calais,
ou des relations commer-
font supposer de longs voyages ciales étendues...
Mille détails de moeurs ressortent des moindres indices.
La présence, parmi
les restes
calcinés ou
pour extraire
brisés
de
festins,
d'ossements humains
la moelle, trahit des habi-
tudes d'anthropophagie. Rencontre-t-on,
comme
à Solutré,
des crânes de vieillards aux mâchoires édentées, on en peut induire que la vieillesse était honorée et entourée de soins, car, avec le
régime Carnivore, des individus sans dents ne
pouvaient vivre que de morceaux de choix ou spécialement apprêtés. Des os de squelette fracturés par accident, puis réduits et guéris, font
présumer quelques connaissances de
chirurgie et une assistance donnée aux malades pendant qu'ils étaient incapables
de pourvoir à leurs besoins. Cer-
taines altérations pathologiques, constatées sur des osse-
ments, ont décelé quelques-unes des maladies auxquelles étaient
sujettes
les
populations
préhistoriques
(i).
Les
trépanations opérées avec des outils de silex, sans provo-
quer d'ostéite
(2),
supposent une pratique chirurgicale assez
avancée...
Des
essais d'ornementation, ciselures et dessins
recherche de formes élégantes,
la
mes les
et
les
au
trait,
reproductions d'hom-
d'animaux révèlent, jusquedans d'informes ébauches, et le sentiment de l'idéal. Des pierres
tendances du goût
dressées ou levées,
monuments
initiaux de l'architecture,
(1) Arthrite, maladie des mâchoires... Un tibia du dolmen de Maintenon et un crâne du dolmen de l'Aumède ont présenté des traces irrécusables d'affection syphilitique (De Mortillet, le Préhistorique, p.
606 (2)
et 607).
Le docteur Prunières n'en a
crânes.
constaté
qu'un
cas
sur vingt
l'histoire et les historiens
408
témoignent qu'on savait déplacer, à grand renfort de bras, de pesantes masses stabilité durable.
probablement
disposer dans des conditions de
et les
Des
dans un os creux ont
sifflets taillés
signaux de chasse,
servi à émettre des
et
des
tubes d'os d'oiseaux, disposés en flûte de Pan, ont peut-être fait
entendre
Pendant
les
dant toute
premiers sons d'une musique sauvage.
long âge de
le
la
durée de
pen-
la pierre taillée, c'est-à-dire
période quaternaire, l'absence
la
de traces authentiques de sépulture semble indiquer une sauvagerie
profonde, l'abandon des morts
absolu de croyances
et
défaut
le
Lorsque, avec l'âge de
religieuses.
des sépultures
animaux domestiques, apparaissent intentionnelles, un mobilier funéraire, des
rites religieux,
des fétiches, des talismans ou amulettes, on
la pierre polie
et
des
en peut induire un rer les
état d'esprit
armes, des objets de paru
même, avec
les
nouveau. L'usage d'entere,
des aliments, des chars
morts présumés partis pour un monde
prouve que l'on croyait à une existence pos-
invisible,
thume. Enfin, l'importance des monuments funéraires correspond à les
celle
de l'association politique
et
montre,
comme
bâtons de commandement, qu'on obéissait à des chefs...
Ainsi, tout ce qui porte l'empreinte
pensée de l'homme
est
pour
la science
du travail et de la un document pré-
cieux, d'une valeur supérieure à celle de stériles et vains récits
de particularités. Les collections
et les
musées où, de
nos jours, on recueille avec une vénération pieuse reliques de la haute antiquité, seront,
mieux que
les
les
corps
d'annales qui encombrent nos bibliothèques, les archives
de l'histoire future.
On où
voit la différence des
la tradition
montre.
Un
première
et les
ignore
exemple
méthodes
et se tait,
fera
la
et
des résultats.
Là
science affirme et dé-
concevoir l'impuissance de
la
ressources de la seconde. Supposons qu'on
vienne de mettre au jour, dans unetombelle d'âge inconnu, des ossements
d'homme
et
d'animaux, des armes, diverses
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
Les questions surgissent en foule aussitôt;
sortes d'objets...
mais
409
sont de deux sortes, particulières ou générales, et
elles
tandis que l'histoire narrative est muette sur les unes,
répond avec netteté aux autres
chéologie
—
:
l'ar-
Quel
fut
l'homme, notable en son temps, dont on vient d'ouvrir
nom,
sépulture ? Quels ont été son les
événements de son existence
manque pour
dire, car tout
?
la
sa famille, sa nation,
Voilà ce qu'on ne peut
établir la biographie
du person-
nage. Cela, toutefois, importe peu, puisqu'un récit de ce
genre ne
ferait
que surcharger notre mémoire d'incidents
dont beaucoup d'autres plus intéressants sont justement oubliés.
— Mais
problème, autrement posé, comporte
le
une solution précise
humain état
:
A
de civilisation
tions dévie et
des
hommes
nous
il
pour
l'histoire
a-t-il
vécu
?
de son pays
et
de son temps
la
connaissance
? Ici tout parle et
L'interprétation des moindres vestiges leur
signification très étendue.
est possible
du genre Dans quel
Quelles étaient ses condi-
que peut-on en induire pour
instruit.
donne une
et profitable
quelle race appartenait cet inconnu ?
Avec de
tels indices,
de reconstituer un milieu historique.
Toutes ces sciences nées d'hier
et
vraiment plus histo-
riques que l'histoire, l'archéologie, la linguistique, l'ethno-
graphie, offrent
donc à
l'étude des choses
préciables secours pour tradition,
le
restituer,
humaines d'inapde
la
Ces flambeaux à
la
malgré
passé de notre espèce.
main, nous pouvons nous engager dans
la
le silence
nuit des temps,
dissiper en partie ses ténèbres et rétablir des notions qui
semblaient à jamais perdues. toire ancienne, telle récits
Les
En moins
siècle,
l'his-
qu'on croyait la savoir d'après
les
des historiens, a presque entièrement changé d'aspect.
vieilles civilisations
de l'Orient, naguère encore
térieuses, sont revenues à la lumière.
dans
d'un
les
tumuli,
les
Les
monumerits mégalithiques,
lacustres de la Suisse, les crannoges
si
mys-
fouilles opérées
d'Irlande, les
les cités
terramare
l'histoire et les historiens
410
d'Italie, les tourbières et les
mark,
cavernes
les
kioekken-mœddings du Dane-
les abris
et
de
la
France
et
de
la
Bel-
gique, ont révélé des populations dont la plupart vivaient
dans une sauvagerie profonde...
Ces les
restitutions qui
tiennent du prodige
mieux que
et,
miracles des thaumaturges, rappellent les morts à la vie,
ne sont que
ébauches d'une science qui
les
des jeux
s'essaie,
d'Hercule au berceau. Laissons ces recherches, encore récentes et
et s'étendre
si
incomplètes, se poursuivre pendant des siècles
si
à toutes les régions
du globe,
leurs résultats se
coordonner, de vastes lacunes se combler,
verra
et l'on
le
passé s'illuminer de clartés croissantes. L'avenir écrira sur
preuves l'histoire du genre humain, depuis sa phase d'animalité native jusqu'à l'époque, voisine de nous, où
il
a
pu
se
raconter lui-même, histoire bien différente de celle que les historiens nous ont faite, puisqu'elle ne mentionnera ni
nom
propre, ni
tater
que des données générales,
faits
communs, mais
moins
un accident mémorable, histoire
ne pourra cons-
relatives à des foules et des
vraiment scientifique
positive par la rigueur de sa méthode,
certitude de ses inductions,
que
globe ou de l'évolution de la
vie.
Les
et
lois
de
un
celle
l'histoire, transportées
de
la
et
comme
non
par la
formation du
dans ce champ indéfini
de spéculations, y trouveront, nous en avons la ferme assurance, une éclatante confirmation. Elles ne seront plus
seulement probables, sera
reconnu
elles
deviendront certaines quand
qu'elles s'appliquent
non moins exactement qu'au présent borné. La grès,
que
les historiens
il
au passé sans bornes loi
du pro-
n'ont pas su dégager de leurs narra-
tions sans fin, ressort déjà plus clairement des inférences
de
la préhistoire
torique.
Ne
que de l'étude mal
sera-t-elle
faite
de
la
période his-
pas démontrée jusqu'à l'évidence,
à mesure qu'on reculera dans le passé,
on trouve
d'une sauvagerie toujours plus bestiale
?
traire, écarter
comme un
Il
si,
les vestiges
faudrait, au con-
vain mirage l'idée d'une marche
DEIV10NSTRATI0N DES LOIS DE L'HISTOIRE
ascendante de notre espèce gines, idéale,
les
d'un état paradisiaque,
l'accablant
témoignage d'une
Mais,
besoin de
le dire,
assertions de la science
;
tout
I
en se rapprochant de ses ori-
si,
on venait à découvrir
est-il
41
et,
traces
dans
d'une perfection les
âges suivants,
dégénérescence
graduelle.
rien n'infirme jusqu'ici les
dément
les rêves
de
la poésie.
III
APPLICATION DES
LOIS
DE L HISTOIRE AUX FAITS EVENTUELS.
PRÉVISION DE L'AVENIR
Si
grand que
soit
en histoire
des restitutions du
l'intérêt
passé, le pouvoir d'émettre des prévisions a bien plus de
prix encore, parce que, d'une part,
il
soumet à une épreuve
décisive la justesse des lois proposées, le
moyen
et,
de
l'autre,
donne
d'en faire l'application à la conduite de notre
vie.
La démonstration
la
plus catégorique des
d'une
lois
science consiste à charger l'avenir d'en opérer la vérification
permanente. Tant que, pour étayer leur vraisemblance, on ne dispose que d'un nombre limité de le
présent ou rétablis dans
le passé, la
faits
observés dans
certitude n'est pas
entière, car bien des exceptions ont pu échapper. Mais, quand on affirme par avance la généralité des faits éventuels, on doit vite reconnaître si, en effet, la règle posée les régit
tous, parce
malie, ne
que chaque
fait contraire,
passant à
d'ano-
l'état
manquera pas d'être signalé. Si donc promptement démentie, et le premier
la loi est
fautive, elle sera
fait
qui l'infirmera la ruinera. Si, au rebours, elle est exacte, elle sera
confirmée par
verra se former avec
le
la totalité
des
faits
prévus
et l'on
temps une accumulation de preuves à
laquelle nulle prévention ne résistera. C'est cette expérience
sans cesse renouvelée et toujours avec succès
qui
rend
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
412
inébranlable notre croyance en la
des lois naturelles.
fixité
Nous nous dans que nous en tirons à tout moment, nous ne fions à leur ordre parce que,
les inférences
trouvons
les
jamais en défaut.
Outre l'avantage de démontrer jusqu'à parfaite évidence des lois étudiées,
la justesse
méthode
cette
dans
a,
la
Ce qui rend
pratique, les conséquences les plus étendues.
inestimable la valeur des connaissances positives, c'est que les lois
qui règlent
le
cours des choses permettent à
la
raison d'agir en vue de leurs résultats nécessaires et d'en diriger
les
contingences dans
de nos
sens
le
intérêts.
« Savoir, c'est pouvoir, dit excellemment Bacon... La science «
puissance de l'homme se correspondent de tout
et la
« point
et
tendent au
« sommes de
la
même
but
c'est
;
l'ignorance où nous
cause qui nous prive de
l'effet,
« peut vaincre la nature qu'en lui obéissant, « principe,
« but ou
effet
ou cause dans
moyen dans
les sciences
la
car
et ce
on ne
qui était
la théorie, devient règle,
pratique
» Descartes compare
(i).
à des arbres chargés de fruits. Celle qui serait
trouvée stérile ne mériterait guère d'être cultivée.
La
faculté de prévoir avec certitude est le signe auquel
on reconnaît qu'une science bien
établies,
on en
tire,
est faite.
pour
les
Là où des
lois
sont
éventualités futures, des
conséquences sur lesquelles on peut compter. Là, au contraire,
où
l'on n'a
qu'un soupçon de
émettre des conjectures
et toute
vérité,
Lorsque l'astronomie a déterminé volutions
d'un
système
on
est réduit à
prévision est aventurée.
d'astres,
les elle
éléments des
ré-
en état
de
est
prédire leurs situations respectives à une date fixée.
Almanachs
et
annoncent
les
nos Tables de
phénomènes
qu'on admirerait davantage
(i)
Nopum organum,
I,
aphor.
la
célestes si
i
avec une
l'on était
et 3.
Nos
connaissance des temps précision
moins habitué à
la
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE voir se vérifier constamment. effets
les
données
;
La physique
chimie,
normales de
la biologie,
;
organique. Toutes
la vie
sonnées de nos arts se fondent sur des a vérifiées,
méthode sur
et
la
même
conditions
combinaisons qui doivent résulter
les
d'un mélange de substances
fonctions
les
pratiques rai-
les
que l'expérience
lois
nous ne pouvons rien entreprendre avec nature sans nous proposer des résultats
voulus, cherchés
Pour
prédit de
de ses agents appliqués dans des la
4l3
et
conséquemment prévus.
son tour preuve d'aptitudes scientifiques,
faire à
l'histoire serait aussi rait à rien si elle se
tenue de prévoir. Son
utilité se rédui-
bornait à nous apprendre ce qui n'est
plus et nous laissait ignorer ce qui doit être. Soumettons-la
donc à cette nouvelle épreuve et, dût-elle y perdre les derniers lambeaux de son prestige, demandons-lui ce qu'elle autorise de prévisions fondées. La réponse nous fixera sur la de son savoir
réalité
Une ment
les
sur le profit qu'on en peut attendre.
les
doutes,
ils
sont incapables de la fournir.
ce qui concerne les particularités de la vie
objet exclusif de leur étude, le
pour embarrasser cruelle-
historiens, car cette preuve qu'on exige d'eux et
qui lèverait tous
En
et
pareille question" est faite
ils
humaine,
ne peuvent que pressentir
probable, peser des chances et préjuger l'inconnu. L'his-
toire des fonctions est seule à
même
de prédire
le certain.
DE LA PREVISION DES FAITS SINGULIERS
Prévoir est impossible dans l'ordre des
faits
que
les
his-
toriens subordonnent à des influences occultes. Dès qu'ils
font intervenir,
comme
cause des événements, la libre ini-
de l'homme, une action divine ou providentielle, les caprices de la fortune ou les arrêts du destin, ils doivent
tiative
renoncer à rien prédire avec certitude, puisque
les
décisions
l'histoire et les historiens
414
de ces agents échappent à toute règle dont on puisse
rai-
sonner à coup sûr. Notre volonté personnelle, versatile, révocable, sujette à des retours, à des contradictions sans circonstances
Que
fin,
tourne avec
les
girouette au souffle des vents.
pourrait-on affirmer d'elle qu'elle ne démente à l'occa-
sion ?
dans
comme une
Quand
nul n'est assuré de persister jusqu'au bout
ses résolutions les
mieux arrêtées, qui oserait se porter ? Rarement les hommes exécutent
garant de celles d'autrui
ce qu'ils décident, tiennent ce qu'ils promettent et font ce
qu'on attendait d'eux.
Il
n'y a place, en cette matière, qu'à
des conjectures, combien faillibles
et
souvent déçues, nos
mécomptes de chaque jour le disent assez clairement. Quand on attribue à l'action divine le gouvernement du monde, on devrait conclure à la résignation du fatalisme pour ce qu'un
être tout-puissant
même
sagesse, sans
édicté
dans sa toute-
chercher à pressentir
« Les événements régis par
desseins.
ses
des volontés
surnaturelles
« peuvent bien laisser supposer des révélations
;
mais
ils
« ne sauraient évidemment comporter aucune précision « scientifique dont la seule pensée constituerait un sacri«
lège (1).
pénétrer il
serait
le
» Alors secret
même,
d'ailleurs,
qu on J
réussirait à
des intentions providentielles,
comme
déraisonnable de prétendre y rien changer,
il
ne
resterait qu'à s'humilier et à se soumettre.
Enfin
le rôle
assigné à la fortune dans la production des
accidents de la vie
de présumer cécité (2).
humaine ne nous donne aucun moyen
ses caprices et frappe notre clairvoyance
Un événement
de
qui se prépare ou qui s'accomplit
admet une infinité de chances intercurrentes entre lesquelles on ne peut faire un choix raisonné, car c'est bien souvent la plus insignifiante ou (1)
(2)
la
mieux cachée qui l'emportera.
A. Comte, Cours de philosophie positive, leç. 48. « Nescia mens hominum fati sortisque futurse. » (Enéide, X, 501.)
DEMONSTRATION DES LOIS DE L HISTOIRE
415
moindre élément de variation dans l'ordre que nulle logique ne lie, leur suite va s'engager dans une route nouvelle et s'écarter de
Introduisez
le
instable de hasards entière
plus en plus de celle qu'elle semblait devoir suivre. «
« Fortune, disaient les Grecs, chemine sur « d'un rasoir à mettre
en
démontre
la
dans
le
dans
les
double impuissance où l'on et
de
les
de
accidents est
de
les
La
tranchant
» L'influence des petites causes,
(i).
lumière
passé
le
si
aisée
l'histoire,
expliquer
prévoir dans l'avenir, car, lorsque
tout dépend ainsi de tout, rien ne dépend plus de rien.
Les
faits
d'un concours d'actions tou-
fortuits résultent
mal déterminées. L'ignorance où l'on est de leur nombre, de leur force, de leurs conflits ou de leur accord, empêche de certifier celle qui, en réalité, prévaudra. Notre jours
prévoyance se borne à imaginer des conjectures auxquelles notre témérité se
fie,
mais plus souvent démenties que con-
firmées par l'événement, parce que, parmi les occurrences multiples,
une seule
est affirmée, la raison,
qui cherche le
probable, ne pouvant se rencontrer que par exception avec
qui admet tout
la fortune,
le possible.
«
« ment, dit Guichardin, prenez par écrit
A les
chaque événeconjectures de
« quelque sage personnage, relisez-les à quelque temps de «
là, et
vous trouverez qu'elles
« aussi bien que « nouvelle année « ments de ce
les :
monde
(2)
»
!
Nous raisonnons au hasard suffit
que
négligée, séries
la
peu près à chaque
tant est grande l'incertitude des événe-
Alors que nous croyons avoir il
se sont réalisées à
prévisions des astrologues
sur ce que le
le
hasard amène.
plus de chances de réussir,
fortune s'en réserve une seule, inaperçue ou
pour
avoir
le
droit
de
la
produire, avec des
inattendues de conséquences qui bouleversent nos
plans, déconcertent notre sagesse et dérobent le succès aux
(i)
(2)
'EttI ÇupOU 1<7T0CT0» <XXfX7]Ç.
Guichardin, Ricordi politici
e civili.
4 6
l'histoire et les historiens
J
mieux combinées. « Tant
entreprises les
chose vaine
c'est
que l'humaine prudence Et, au travers de « nos projets, de nos conseils et précautions, la fortune «
frivole
et
!
« maintient toujours la possession des événements
(i).
»
Dans de telles conditions, il faut n'être pas médiocrement présomptueux pour se flatter de prévoir des éventualités. Quel peuple, s'endormant en paix, réveiller
en guerre
et,
est sûr de ne pas se vainqueur aujourd'hui, de n'être pas
vaincu demain ? Qui garantiraque, au hasard de
un bon
ne sera pas suivi d'un
roi
Marc-Aurèle n'aura pas dira
comment
Commode
la naissance,
roi détestable et
pour
héritier (2) ?
que Qui
doit finir telle aventure, tourner telle révo-
lution ? Les questions de ce genre,
Sphinx de
le
rarement
la politique
tranchées
par
expie son audace à tenter
ner
énigmes. Les
les
animaux
astucieux
»,
incessamment posées par aux Œdipes en fonction, sont
eux, le sort
et
plus
d'un
téméraire
ou son inhabilité à devi-
hommes d'Etat « ces perfides et comme les appelle Adam Smith (3), ,
s'arrogent la mission d'exploiter les contingences futures et,
sans rien savoir de l'avenir, prétendent néanmoins tout
régler.
Ce
sont de simples empiriques qui se font
liaires
de
la fortune et les serviteurs
du hasard.
point parmi eux de savants qui calculent juste. dirigent,
non par méthode, mais par
les
auxi-
Il
n'y a
Tous
se
inspiration, d'après
des pressentiments obscurs. Réduits, faute de
lois, à
des
marchent à l'aventure au triomphe ou à l'insuccès. Qui est heureux passe pour habile qui échoue
expédients,
ils
;
court grand risque d'être réputé maladroit. Ainsi, en
La
arriver.
fait d'accidents,
rien n'est assuré, tout peut
seule chose certaine, c'est qu'il y aura de l'im-
Montaigne, Essais, I, 23. « Coupez-vous la gorge vingt ans, Messieurs les fous, versez des « torrents de sang pour avoir Germanicus et Agrippine dignes de « régner ils vous feront présent de Caligula » (Joseph de Maistre, (1)
(2)
;
Lettres). (3)
De
la richesse
des nations, IV,
5.
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
417
prévu. Le sage a soin de lui ménager une large part dans
encore cette part,
ses projets, et
dence de petite.
la
faire
La prévision des choses
deux que
qu'il ait la pru-
presque toujours trop
fortuites est
engage contre
la raison
chances diverses, mais où qu'il est
grande
si
se trouve-t-elle
,
un
fortune
la
jeu hasar,
avec des
gain n'est jamais sûr. Tout ce
le
permis de dire, dans
l'attente
de l'événement,
c'est
mot de César « Aléa jacta est (i) ». Nous agitons les dés d'une main fiévreuse. Qu'amèneront-ils ? C'est le secret le
:
de l'avenir, les
contre nous,
et,
dés sont pipés
Quoique
le sort a la partie belle,
parce
(2).
les historiens
tude des événements,
ils
n'ignorentpas
la perpétuelle incerti-
ne laissent pas de croire que
la
con-
naissance du passé, venant en aide aux perplexités du présent, peut
nous
faire profiter des leçons
de l'expérience
et
trancher nos hésitations par l'exemple des cas analogues déjà survenus. Thucydide compose,
«
afin
que
si,
par la suite,
« blables, on voie, en jetant
« ce
qu'il est utile
de
en leçons
l'histoire
pragmatie l'école, un
(TroavaaTixY,);
traité
les
son histoire,
yeux sur ce qui a
faire (3) ».
de mettre
dit-il,
arrive des événements sem-
il
Polybe
et appelle
se
été écrit,
propose aussi
son œuvre une
voulant indiquer, par ce terme de
de politique en action, « à l'usage des
«
hommes
«
et tacticiens...
«
servir, le reste est stérile et sans application (4) ».
d'État, des administrateurs, légistes, diplomates
« plus salutaire «
même
Enlevez, ajoute-t-il, à l'histoire ce qui peut
avantage de
et principal
— « Le
l'histoire, dit
Tite-Live, c'est d'exposer à vos regards, dans
de
un
« cadre lumineux, des enseignements de toute sorte qui « semblent vous dire
:
Voici ce que tu dois faire
« tu dois éviter, dans ton intérêt (1)
Suétone, Cœsar, 32.
(2)
Oi xu 3oi Aloç
comme
et ce
de! eùirurtouat (proverbe grec).
è
de la guerre du Péloponèse, Histoire générale, I, 1 et 2 XII, 25.
(3) Histoire (4)
I,
que
dans celui de
22.
;
27
la
8
l'histoire et les historiens
41
« chose publique
»
(i).
Commynes
est
persuadé que
les
princes tireraient beaucoup d'avantage de l'étude des his-
voyent largement... de grans frauldes,
toires. « esquelles se
« tromperies «
faict...
parjurements que aucuns des anciens ont
L'exemple d'ung Et
« sieurs... «
et
est assez
pour en
me semble..., un homme saige
moyens de rendre
faire saiges plu-
l'ung
ce
est,
« toires anciennes et apprendre à se conduire
« entreprendre saigement par
« nos prédécesseurs»
aux
«
« propos ont une
loi
:
par
En conséquence,
il
garder
et
et
exemples de
les
recommande
d'entretenir auprès
d'eux
gens de robbes longues » qui « à tous
et
Amyot
icelles et
ignorants »
seigneurs
« quelques clercs
enfin
(2).
grands
des
d'avoir leu les hys-
au bec ou une hystoire
« L'histoire est une reigle
(3) ».
Citons
instruction
et
« certaine qui, par exemple du passé, nous enseigne à iuger « du présent
et
à prévoir l'advenir affin que nous sçachions
« ce que nous devons suivre ou appeter
La
« fuyr etesviter...
nous faust
et qu'il
lecture des histoires est
une eschole
« de prudence... Aussi list-on qu'Alexander Severus, très « sage
«
et
vertueux empereur de Rome, toutes
fois qu'il avoit à délibérer
« quence, tant au
faict
de
la
En
les histoires (4).
renommez de sçavoir
»
consultant de la sorte, Alexandre Sévère pouvait trouver
occasion d'apprendre un peu d'histoire ces
;
mais
conférences beaucoup de lumière pour
cultés pendantes ?
Nous ne
posent
(2)
la
retirerait-il
de
sortir des diffi-
l'oserions soutenir.
n'enseigne point aussi clairement que
(1)
quantes
guerre que de gouvernement,
« appeloit tousiours ceulx qui estoient
« bien
et
de quelque chose de consé-
L'histoire
les historiens le
sup-
conduite à tenir dans une conjoncture donnée,
Annales, préface. Mémoires, III, 6.
(3) Id., id.
Préface à la traduction des Hommes illustres de Plutarque, et Histoire Auguste, Lampride, Alexandre Sévère, 15. (4)
DEMONSTRATION DES LOIS DE L HISTOIRE et les maîtres clercs qui
ne sont pas pour cela
4IQ
ont toujours « une histoire au bec »
les conseillers les plus sûrs.
Voltaire, dissertant sur l'utilité de l'histoire, a l'étonnante
naïveté de prétendre que « les fautes passées servent beau-
« coup en tout genre... L'histoire du tyran Christiern peut
« empêcher une nation de confier « tyran
et le
:
désastre de
le
pouvoir absolu à un
Charles XII devant Pultawa
« avertit un général de ne pas s'avancer dans l'Ukraine sans « avoir de vivres
(i) ».
Suivant Bacon,
le récit
des fautes
de Clément VII, si bien décrites par Guichardin, serait excellemment propre à guérir de l'irrésolution et de l'incons-
comme
tance,
opiniâtreté
:
celui des fautes
marcher avec son
moment
de Phocion, d'une extrême
l'exemple de Caton d'Utique apprendrait à siècle... (2).
Enfin Bayle, oubliant un
son scepticisme, qui pourtant n'aurait jamais été
mieux placé, tient qu'avec une belle sentence de Tite-Live ou de Tacite on peut retourner une assemblée, ramener à l'obéissance des esprits mutinés, « et voilà
« étouffée dans son berceau
(3).
une guerre
civile
»
Tant de candeur surprend chez des philosophes. Les exemples sont-ils vraiment instructifs à ce point? Le premier tyran exposé au autres impossibles?
byse
et
pilori
La
fin
de
l'imprudence de Charles XII
sement à Napoléon ? N'y grades parmi
les lecteurs
a-t-il
rendu tous les prémuni Cam-
l'histoire a-t-il
de Cyrus
a-t-elle
a-t-elle servi d'avertis-
plus d'obstinés ni de rétro-
de Plutarque, d'irrésolus ni d'in-
constants parmi ceux de Guichardin ? Si l'histoire était aussi efficace
pour
les corriger, les
hommes
seraient sans excuse,
car jamais les mauvais exemples ne leur ont l'expérience
même (1)
p.
De
les
montre
qu'ils
manqué. Mais
ne nous instruisent guère,
moralistes nous reprochent d'être plutôt enclins
Vutilité de l'histoire,
Œuv.
compl., Genève,
1768,
t.
10. (2)
(3)
De
et
la dignité et de Vaccroissement des sciences, I. Dissertation contenant le projet d'un dictionnaire critique.
VII,
l'histoire et les historiens
420
Si les fautes des
à les imiter.
en préservaient
pères
les
y a longtemps que le monde serait parfait "1 Quand nos propres sottises ont tant de peine à nous amen-
enfants,
(
il
.
pouvons-nous beaucoup attendre de
der,
Imprudents
et faillibles
vement dans
mêmes
les
mêmes
les
celles d'autrui ?
par nature, nous tombons successi-
comme
erreurs
les
oiseaux dans
parce que, où d'autres se sont laissé
pièges,
prendre, chacun espère se sauver.
Quelques auteurs insistent de préférence sur l'histoire
rieux exemples.
modèles
l'utilité de'
pour nous exciter aux grandes choses par de glo-
et
Ils
nous présentent
leur ressembler. «
On
ne peut,
la
comme
des
généreuse envie de
dit Valère
hommes
« transport la vie des grands
héros
les
voudraient nous inspirer
Maxime,
(2).
lire
sans
» Plutarque, en
se faisant leur historien, déclare poursuivre
un but moral
De son
côté, Froissart
pour se
«
les autres et
pour lui-même
propose de « registrer les
et
honorables aventures
(3).
mettre en perpétuelle mémoire et
d'armes... afin que les
faits
« preux aient exemple d'eux encourager en bien faisant (4) ». Enfin, tous les hagiographes ont eu le pieux désir d'exposer
aux
fidèles les vies des saints
Le dessein toriens vrai,
est
comme des
assurément louable
;
s'exagèrent-ils l'efficacité de
comme on
le
s'allumer en
lui,
mais peut-être les l'émulation.
S'il
hisest
rapporte, que les lauriers de Miltiade
empêchaient Thémistocle de dormir tait
exemples à imiter.
(5)
;
que Scipion sen-
au souvenir des exploits de
ses ancê-
termine son Histoire de la guerre de Sept ans par ces « C'est le propre de l'esprit humain que « les exemples ne corrigent personne les sottises des pères sont per« dues pour les enfants. Il faut que chaque génération fasse les sien« nés... » (2) «Exsultat animus maximorum virorum memoriam percurrens » (1)
Frédéric
réflexions
II
moins optimistes:
;
(Factorum dictorumque memorabilium,
lib. IV, 3, §
i3).
Vie de Paul-Emile, 1. (4) Chroniques, prologue. Ailleurs, il dit vouloir « exemplier (ins« truire par exemple) les bons qui se désirent avancer par armes » (Id.,A. i388). (5) Plutarque, Vie de Thémistocle. (3)
DEMONSTRATION DES LOIS DE L 'HISTOIRE très.,
marcher sur leurs
l'ardeur à
traces
(
i
que César
et
;
)
42
I
ait
versé des larmes de regret de n'avoir encore rien accompli de
mémorable à c'est
l'âge
où Alexandre avait déjà conquis l'Asie (2);
que ces ambitieux de renommée étaient prédestinés à
sentir
de
douleurs
telles
ils
;
mêmes dans la voie où d'autres aux hommes du commun, le
avaient précédés.
les
de
récit
trouble pas, d'ordinaire, leur quiétude.
chaque
admirent de loin
Ils
en augmenter
le
nombre.
de héros, l'intention ne tudes spéciales
et
stances propices.
faire
les égaler,
componction
jour, les fidèles entendent avec
panégyrique des saints sans
beaucoup
d'efforts
savent que, pour jouer
Ils
suffit pas. Il faut
Quant
héroïques ne
faits
sans être tourmentés du désir de
les illustrations et,
engagés d'eux-
se seraient
le
pour
le rôle
de plus des apti-
un concours extraordinaire de circonNe serait-il pas d'ailleurs contradictoire de
vouloir ériger en règle ce qui n'est loué qu'à
d'excep-
titre
tion ?
Lorsque
les
historiens
cherchent dans
les
événements
passés des leçons applicables aux événements futurs,
commettent une prodigieuse méprise, faits singuliers
chacun d'eux
même
est leur singularité
pareilles
et
,
qui, faisant de
se reproduire
conséquemment
ne
,
entre eux que des assimilations, trompeuses.
acteurs diffèrent et qu'il suffit
ils
propre des
le
de causes locales
la résultante particulière
momentanées, ne permet à aucun de conditions
car,
et
dans des
comporte
Comme
les
du moindre incident pour
tout changer, les choses ne gar/lent pas longtemps leur faux air
de ressemblance,
même
et celles
qui paraissent
finissent toujours autrement.
En
commencer de
outre, l'histoire est
assez riche d'exemples pour que, dans chaque occurrence,
on puisse en invoquer pour
(1)
Salluste, Jugurtha, 4.
(2)
Plutarque, Vie de César.
et contre.
Corneille
fait dire
à
.
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
42 2
Auguste, indécis entre
de César
les destinées
contraires de Sylla et
:
Mais l'exemple souvent n'est qu'un miroir trompeur Et l'ordre du destin qui gêne nos pensées N'est pas toujours écrit dans les choses passées Quelquefois l'un se brise où l'autre s'est sauvé, Et par où l'un périt, un autre est conservé (i). »
«
;
:
Il
n'y a
toire
en
dont
le
donc
rien à espérer des enseignements de l'his-
de particularités. Le passé n'a pas de leçons
fait
présent puisse profiter
et
nous arrivons toujours
novices à des situations toujours nouvelles qui n'est pas tous stérilité
les
d'une fausse science quand
il
écrit
« ancienne n'est peut-être utile que de la « que
(2).
jours de son opinion, juge :
Voltaire.
mieux
la
« L'histoire
même
manière
par de grands événements qui sont
l'est la fable,
le
« sujet perpétuel de nos tableaux, de nos poèmes, de nos « conversations, «
Il
dont on
et
tire
de beaux
faut savoir les exploits d'Alexandre
« travaux d'Hercule
traits
de morale.
comme on
sait les
»
(3).
Tout au plus pourrait-on admettre que l'histoire, lue avec réflexion, suggère une sorte d'expérience abstraite, de philosophie générale, dont l'application
est
toujours
délicate et fort incertaine. « Je considérai, dit Louis
XIV,
« que la connaissance de ces grands événements que
«
monde
a produits en divers siècles, étant digérée par
« esprit solide « dans
effet l'utilité
(1)
et agissant,
de
Cinna, A.
Le
l'histoire.
II, se.
pouvait servir à
importantes
les délibérations
(4).
fortifier la
»
Là
se
le
un
raison
borne en
reste est illusion pure. Régler
1
Qui sera sûr que la règle générale se rapporte au cas singulier, « au hasard obscur de ce jour ? Qui peut savoir, qui peut prévoir ? » (Michelet, Histoire de France, t. VII, la Renaissance, ch. xn.) t.
(2)
«
(3)
Nouvelles considérations sur
l'histoire,
Œuv. compl.. 1768,
VII, p. 9. (4)
Mémoires pour servir
Périgny
et Pellisson),
1806,
à Vinstruction t.
I,
p.
290.
du Dauphin (rédigés par
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE la politique
42 3
du jour sur des préceptes déduits d'accidents
antérieurs serait se montrer chimérique à plaisir. intuition des
hommes
ont pratiqué
livres,
La
vive
d'Etat qui, au lieu de pâlir sur les
la vie
de leur temps
et s'inspirent
de ses
besoins, est préférable au vain savoir d'érudits qui, ayant
fréquenté les morts plus que les vivants, ne connaissent bien que les âges évanouis. Les meilleurs historiens ne font
pas
les
plus clairvoyants ministres. Pour sauver
mieux valent un paysan laboureur
péril,
une bergère
natus,
d'échalas
ayant
le
comme
sens
dont
toire
du
comme
un État en
comme
Cincin-
Jeanne d'Arc ou un fendeur
Lincoln, ne sachant rien du passé, mais présent,
l'esprit,
que de doctes professeurs
d'his-
hanté d'hallucinations pédantesques,
s'égare à poursuivre entre des situations dissemblables de
décevantes analogies. Tel pensait recommencer en France qui marchait à une révolution
la révolution d'Angleterre
inédite et a perdu Louis-Philippe en lui promettant le sort
de Guillaume d'Orange
(i).
Il serait donc logique et sage de renoncer à prédire les événements futurs autrement qu'avec réserve et sous forme
dubitative, car là
où nulle science
cience est aventurée. Mais
si
n'est exacte, toute pres-
vive est la curiosité de l'avenir
qu'on n'a pu se résigner aux suites d'un pareil aveuglement ni
le
« Tousiours béants après
croire sans remède.
« choses futures (2)
», les
de chimères plutôt que de
hommes se
ont préféré se repaître
résoudre à ignorer ce
pouvaient savoir. « Embabouinés de «
trice
»
et
les
la
science
qu'ils,
ne
divina-
« donnant auctorité à toute façon de prognos-
(1) Sur le parallèle si mal à propos rêvé par M. Guizot, voy. son Histoire de la révolution d'Angleterre (1826), t. I, et II, et le Discours en tête des derniers volumes (1850). Lui-même a reconnu son erreur « Nous avions, écrivait-il, l'esprit plein de la révolution « de 1688, de son succès, du beau et libre gouvernement qu'elle a :
« fondé... » (2)
Montaigne, Essais,
I,
3.
l'histoire et les historiens
424 « tiques
(1) », ils
ont essayé de percer, à l'aide de pratiques
On
superstitieuses, les ténèbres impénétrables de l'avenir.
a vus interroger les Dieux, consulter les astres,
les
préter les songes, évoquer des ombres, épier le vol
ou
le
des victimes, mettre
chant des oiseaux, scruter
les entrailles
en œuvre
plus étranges
les artifices les
inter-
et
ne réussir qu'à
tromper, par de fantastiques visions, l'âpre désir qui les tourmentait. L'histoire
abonde en
récits
de présages, d'avertissements
de signes, témoignage de l'universelle
et
folie.
Le passé
a
vu
se produire force prophètes, sybilles, oracles, pythonisses,
devins, sorciers, astrologues,
etc.,
qui tous affirmaient pos-
séder une connaissance surnaturelle de l'avenir profession de la vendre à la crédulité des sots
et faisaient
Mais
(2).
ils
avaient soin de formuler leurs prédictions en termes vagues, obscurs, embarrassés, propres à faire suspecter leur lucidité
ou leur bonne
foi.
Ceux mêmes qui, se disant inspirés de le mieux informés, ne laissaient pas
Dieu, auraient dû être
d'exprimer confusément phéties de Zacharie,
même, «
si
les
peu
choses.
claires,
Spinoza
cite les
pro-
au dire du prophète
lui-
comprendre sans une explication; « et Daniel, même avec une explication, ne put* com« prendre les siennes (3) ». Les Centuries de Nostradamus (1 555) ont mis à la torture des commentateurs assez naïfs qu'il
ne put
les
pour chercher un sens à des logogryphes rendus intentionnellement ténébreux afin qu'on pût y trouver ce qu'on voudrait.
Ce on
n'est point ainsi qu'il faudrait
le savait.
devrait pas,
(1)
La
comme on
Montaigne, Essais,
II,
Qui inventa cet art « rencontra un imbécile » (2)
«
annoncer
l'avenir,
prévision gagnerait à être explicite. le
fait
communément,
19. (de prédire) ?
—
se
On
si
ne
borner à
Le premier fripon qui mœurs, Discours
(Voltaire, Essai sur les
préliminaire). (3)
Traité théologico-politique, ch.
et Daniel, xn, 8.
11;
voy. Zacharie,
1,
9 et
10,
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
sommaire de quelque éventualité d'ordre géné-
l'indication ral et plus
se
mêle à
gagne à
42 f>
ou moins probable, parce qu'une part qu'on peut deviner
la réussite et
la loterie.
diction d'un
de
serait aisé
Il
événement
surprenante exactitude
citer des cas
(i)
mais
;
les il
où
la pré-
accomplie avec une
spécifié s'est
ne tirent pas à conséquence, car
aléatoire
comme on
prévisions de ce genre
serait plus facile
encore
d'en citer bien davantage que l'événement a démenties. spéculer sur ce qui relève
chance de rencontrer
Autant vaudrait cela
des soldats à la cible pendant
faire exercer
le
blanc sans que
prouve son adresse. Une prescience véritable devrait
énoncer en détail lorsqu'ils
marquer être
du hasard, on a toujours une une foule de rencontrer faux.
juste et
L'un deux pourra mettre dans
la nuit.
A
les choses.
De même que
prédisent une éclipse de soleil, l'instant
partielle,
précis et la
annulaire
ou
astronomes,
les
ont soin d'en
durée, de dire enfin
totale,
si elle
doit
d'indiquer les
régions où elle sera visible, les voyants qui, en histoire, liraient
clairement dans l'avenir, devraient désigner
les
acteurs, le lieu, la date, spécifier les incidents et les suites
de l'événement annoncé, en un mot avec autant de précision que passé.
Mais,
outre
que cela
les
le
raconter par avance
historiens
quand
il
est
impliquerait contradiction,
puisqu'on pourrait souvent pourvoir à un accident prévu et
l'empêcher d'arriver, qui a jamais entendu parler de
divinations pareilles
prophétie formelle,
?
On
ne
citerait
pas
nette, circonstanciée,
un exemple de dont
l'antério-
(1) Durant tout le cours du xvin» siècle, nombre d'esprits clairvoyants ont prévu l'approche d'une grande révolution, et l'on a dressé des listes de ces curieux pronostics formulés parfois avec une précision singulière). Prévost-Paradol a signalé d'une façon saisissante l'imminence du choc entre la France et la Prusse (La France nouvelle, fin). Victor Hugo, dix ans avant que personne n'y songeât, avait annoncé le retour des cendres de Napoléon (« Dors, nous t'irons chercher... » Voy. Chants du crépuscule, A la Colonne, pièce datée du 9 octobre i83o). H. Heine a prédit le renversement de la colonne Vendôme par des mains françaises, etc.
l'histoire et les historiens
426
authentique (1). Toutes dans un vague prudent, s'enveloppent de nuages, cachent sous des emblèmes, s'expriment par figures ou
rite soit certaine et la réalisation
se tiennent se
allégories,
que
réclament des commentaires non moins douteux
le texte (2),
ne montrent rien, en
et
ce qu'elles prétendent
définitive,
de
découvrir. L'événement accompli,
on dispute pour savoir
c'est
si
bien de
lui
que
l'oracle
voulait parler. Chrétiens et Juifs interprètent contrairement
prophéties de la Bible relatives à la venue d'un Messie.
les
Les
premiers
assurent qu'il
seconds, à qui seuls
il
était
Les prophètes avaient oublié d'être L'ambiguïté exception,
ils
est si
bien
la loi
deviennent
tandis que
arrivé,
est
les
promis, l'attendent encore
:
clairs.
des oracles que lorsque, par
explicites,
la
suspecte
science
men-
aussitôt leur date. Rencontre-t-elle dans l'un d'eux la
tion de quelque circonstance précise, le présent lui paraît
trop tôt instruit des la
faits
prophétie antidatée.
Il
du lendemain,
est
en
effet
et elle
déclare
de règle pour
la cri-
tique historique que l'indication expresse d'une particula connaissance, non au futur, mais au Ce moyen de contrôle sert à fixer la date des non datées « Tant que les prédictions sont
larité
en implique
passé
(3).
prophéties
:
« minutieusement conformes à l'histoire, « certain
qu'elles
on peut
être
sont postérieures à l'événement. Dès
« que cet accord cesse,
la
date cherchée se révèle
(4).
»
(1) L'unique exemple d'une clairvoyance aussi lucide serait la Prophétie de Calotte, où est indiqué, à la date de 1789, le sort de personnages connus qui devaient mourir tragiquement pendant la Terreur. Mais cet opuscule de Laharpe, son meilleur titre littéraire, n'a paru qu'en 8o3. (2) Pascal convient que certaines figures de la Bible paraissent « un « peu tirées par les cheveux » [Pensées, édit. Havet. t. II, p. 1). que Cyrus, (3) Bossuet admire comme un miracle de divination deux cents ans avant sa naissance, ait été nominativement désigné par Isaïe 'Discours sur l'histoire universelle, II e partie, ch. vi et Isaïe, xliv, 28). Mais le merveilleux cesse d'étonner quand on sait que cette partie d'Isaïe a été composée du vivant du conquérant. cr octobre 863. On a (4) Albert Réville, Revue des Deux Mondes, 1
i
1
DEMONSTRATION DES LOIS DE L HISTOIRE
Les modernes semblent un peu revenus de sans être tout à
natoire,
discrédit manifeste
;
les
;
défaut
;
monde en sur
ses conjectures
tant de fait
cier le sort plus
les autres,
se
les
pronostiqueurs fassent
Chacun émet ;
à l'occasion
mais,
parmi
mêlent de prédire, nul ne
que vanter sa les
tireuses
le
qui rencontre juste doit remersagacité.
Il
arrive
même
bornés se trompent moins
esprits
parce que, leur courte vue les empêchant de
regarder à grande distance,
ils
attendent volontiers que les
événements soient accomplis pour subtils,
bonne aventure,
l'événement prochain
et celui
qu'en cette matière
que
que
est plein.
présomptueux qui
avec certitude,
astrologues
ont peine à ne pas mourir de
etc.,
n'est pourtant pas
le
et les
deviennent rares depuis qu'on ne
brûle plus, et les diseuses de
Ce
Les oracles sont en
nécromanciens
les
les sorciers
de cartes, somnambules, faim.
427 folie divi-
on ne croit plus guère aux prophètes,
en leur pays ni ailleurs; ont disparu
guéris.
fait
la
les
annoncer. Les esprits
qui prétendent voir venir les choses de loin, sont
plus sujets à se compromettre. Le génie, spéculer sur
un long
ambitieux de
avenir, a naturellement le privilège
des plus grosses absurdités. Le candide Mickiewiçz, qui
Napoléon pour une façon de Messie, l'a gratifié du don de prophétie, inséparable de l'emploi (i). Mais, si le héros a pu émettre, sur de rapides campagnes que son tenait
ascendant dirigeait, quelques prévisions
justifiées,
il
ne sut
apparemment prévoir ni les suites de la guerre d'Espagne, ni l'issue de la campagne de Russie, ni Waterloo, ni Sainte-Hélène. Plus clairvoyant ou moins téméraire, il aurait évité sa malencontreuse fin.* Lorsque, ensuite, éten-
dant sur l'avenir un regard dont
l'intérêt
propre ne troublait
pu reconnaître ainsi le date exacte où fut écrit le livre de ï Apocalypse, dans la seconde moitié de l'an 68 (Voy. Valkmar, Commentaires sur l'Apocalypse de Jean, 1862). l Eglise officielle et le messianisme. (1) Mickiewiçz,
de Ségur, Histoire
et
Mémoires,
II,
3o.
Voy. aussi
l'histoire et les historiens
428
plus la lucidité,
a dit, d'un ton d'oracle
il
:
« Dans cin-
« quahte ans l'Europe sera républicaine ou cosaque », la prophétie avait, semble-t-il, deux chances de se réaliser
une
puisqu'elle posait
bien
!
;
les
deux
noir.
Le prophète
Eh
L'Europe
qu'est-il arrivé ?
n'est ni républicaine, ni cosaque.
dans
du blanc au
alternative
Les temps sont révolus
-s'est
trompé
sens.
DE LA PRÉVISION DES FAITS RÉGULIERS
Nous
est-il
donc
interdit de prévoir
devons-nous renoncer à pressentir
nous aurions à
les
connaître
un
croire ce qu'affirment les poètes,
les
si
avec certitude et
choses futures quand
grand
que
la
intérêt ? Faut-il
prudence des dieux
couvre à dessein l'avenir d'une nuit profonde,
bonté
même
que leur
et
nous condamne à l'ignorance pour ne pas
nous ôter l'espoir (1) ? Aujourd'hui est-il seul à nous et demain appartient-il sans réserve à la fortune ? S'il en était ainsi, notre activité n'aurait pas de sens, car nous ne pouvons rien projeter dans
l'avenir,
rien exécuter dans
le
présent, sans donner pour but à nos efforts des résultats
déterminés par avance. Pour que notre volonté s'exerce,
il
lui faut des fins à poursuivre, des suites d'effets à préparer,
«
(1)
Lucain
fait
Prudens futuri temporis exitum
Caliginosa nocte premit deus Ridetque si mortalis ultra Fas trépidât. » (Horace, Odes, dire à Jupiter
III,
29.)
:
« Sit subitum quodcumque paras, sit cœca Mens hominum fati liceat sperare timenti. ;
futuri
» {Pharsale,
II,
15.)
de témérité criminelle le fait de vouloir sonder l'avenir, et condamne ceux qui s'en sont rendu coupables au supplice de marcher à reculons, le cou tordu, les veux tournés en arrière (Inferno, XX).
Dante
traite
DEMONSTRATION DES LOIS DE
L HISTOIRE
429
et qui ne saurait rien prévoir n'aurait pas de raisons d'agir.
En
phénomènes naturels, notre latitude mesure sur ce que nos connaissances autorisent de prévisions motivées. Dans l'ordre des faits humains, la ce qui concerne les
d'action se
même
condition s'impose.
Séparons d'abord les fonctions,
nous
Il
l'histoire n'est pas incapable
de
les accidents,
sans règle assignable, et
soumises à d'expresses
domine
la
fique.
faut en prendre notre parti
Il
montrer que
reste à
la remplir.
Les premiers, où
lois.
contingence, échappent à la prévision scienti:
jamais on ne pourra
prédire sûrement de simples éventualités. Imaginer sible,
évaluer des chances
élever
un échafaudage de
conjectures, c'est à quoi se réduit
notre prévoyance bornée.
événements, « turnes » des
En
cela, toutefois, elle n'est pas
pour nous diriger à travers
inutile car,
clartés,
les
occurrences des
que Bacon appelle « noc-
recherches
ces
et
pos-
le
base mouvante,
sur cette
et,
qui consistent à recueillir des lueurs plutôt que
absolument
sont
Nous spécu-
nécessaires.
lons sans cesse sur des combinaisons aléatoires. Leibniz et
même
d'Alembert ont l'art
détail, à ce et
non une
le certain.
et
que
de conjecturer au-dessus de
l'art
qu'il s'applique
l'existence a de relatif.
science.
Il
indique
le
le résultat
le
le
mieux, dans
un
c'est là il
le
art
n'affirme pas
probable qui arrive
plus souvent déçus dans nos prédictions
des événements.
donc prudent de
Mais
probable^
Or, ce n'est pas toujours
nous sommes
par
mis
de démontrer parce
dire,
A chaque
comme
le
inférence,
il
devin Tirésias
serait
:
«
Ce
« que j'annonce s'accomplira ou ne s'accomplira pas (i) », réserve
rarement exprimée
qu'il
faut
sous-en-
toujours
tendre.
Les
lois seules autorisent,
une
nue, des prévisions infaillibles. (1)
«
Quidquid dicam aut
fois leur exactitude
Comme
recon-
l'ordre qu'elles dé-
aut non. » (Horace, Satires,
erit
II,
5.)
43o
l'histoire et les historiens
terminent
est général
marche des
et
constant, on peut déduire, de la
présents ou passés, celle des faits futurs,
faits
sans avoir à craindre d'être démenti par l'événement
moins que sur lequel
ne
la loi il
soit fausse.
Voilà
imposées par des
se
lois et d'accidents
importe de pouvoir à
il
à
faut bâtir.
Sans doute, puisque notre vie ces,
,
fondement solide
le
compose de
la fois prédire le certain et pres-
sentir le probable. Notre activité s'exerce fixe qu'elle doit suivre, et
nécessités
subordonnés à des chanau sein d'un ordre
parmi des circonstances variables
qu'elle peut en partie modifier. Elle a
donc
intérêt à con-
naître cette double condition des choses, car elle les régit alors par la direction des faits contingents et se régit elle-
même
par la considération de lois
strictes.
Mais
la pres-
cience des accidents est incertaine et secondaire, tandis que la
connaissance des
lois est essentielle,
parce que les induc-
tions qu'on en tire ont des applications générales et
ne
trompent pas. Cette connaissance, c'est dans' l'étude de l'histoire qu'on doit la chercher.
Deux
sciences, qui
dépendent
d'elle,
mais
qui participent encore de son imperfection, la morale et la politique, ne pourront se constituer à l'état positif et acquérir
toute leur valeur utile qu'en prenant pour base les lois de la vie
«
On
humaine.
l'histoire
pourrait les définir l'une et l'autre « de
appliquée ».
La morale théoriquement établie comme exposé de devoirs, manque d'efficacité parce que, se référant à un ,
idéal abstrait de perfection plutôt qu'à d'indéfectibles lois, elle n'a pas
un
caractère suffisamment impératif.
Son auto-
rité se fonde sur des croyances religieuses ou des systèmes
philosophiques
,
œuvre d'imagination
et
non de
science
dont l'exactitude ne peut pas être démontrée, et, d'autre part, elle emprunte ses sanctions à des hypothèses invérifiables. lois,
La morale
prouvées par
scientifique trouvera l'histoire,
de
un jour dans
l'activité
les
humaine, des
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE obligations plus étroites et des sanctions
moins
/\.3
I
incertaines.
L'hygiène, partie intégrante de la morale, est déjà constituée sur cette base et devra servir de modèle aux autres
Le principe général
sections de devoirs.
hommes
les
sera d'astreindre
à mettre, suivant ce qu'ils ont de raison, leur
progrès individuel en harmonie avec à se civiliser
comme
le
progrès de l'espèce,
à tendre au
elle et
même
but par
le
développement, aussi complet que possible, de toutes leurs facultés.
La
politique n'a guère été jusqu'ici que
sur des accidents tout à faire l'histoire
;
devrait,
elle
méthodiquement
aura mis en lumière
grès et les
moyens de
l'art
de spéculer
au contraire, consister sur-
l'application des lois. les directions
le servir, la
science
que
Quand
suit le pro-
du gouvernement
aura pour objet, non plus de courir des
sera créée. Elle
aventures, de trouver des expédients et de saisir des opportunités au vol, mais bien de satisfaire, lois
connues,
les
conformément à des
besoins généraux des peuples. Telle n'est
pas d'ordinaire l'habileté des chefs d'Etat, plus occupés de tenter la
fortune des
événements
,
dont
l'imprévu leur
échappe, qu'attentifs à veiller au fonctionnement de la vie publique, dont leur ingérence malencontreuse trouble
trop souvent
cours. Par l'autorité de ses lois et la rigueur
le
de ses déductions,
la
science corrigera cette fausse sagesse
des gouvernants.. Elle montrera qu'il est insensé de pré-
tendre régir
les
peuples autrement que par des lois établies
qu'on doit mettre, à prévenir
les
et
accidents perturbateurs,
autant de prudence que, d'ordinaire, on met de témérité à
les
provoquer.
le
Des applications de ce genre donneront enfin à l'histoire haut rang -qui lui appartient parmi les sciences. Elle est
encore
la
moins pratique
Les sciences de
elle sera
;
un jour la plus féconde.
effet que le gouvernement des choses l'histoire nous livrera le gouvernement de notre propre activité. Elle justifiera pleinement
la
nature ne nous livrent en ;
,
l'histoire et les historiens
432
alors le titre d'« institutrice de la vie lui
a décerné par avance Cicéron.
tresse.
Avec
elle,
il
s'agit
Nous
C'est la science maî-
de nous-mêmes
Voyons donc comment l'ordre des faits
(magistra viiœ) que
»
il
et
est possible
de notre tout.
en,faisons de pareilles chaque jour.
dans
d'établir,
humains, des prévisions raisonnées
et sûres.
Nombre de gens
seront étonnés peut-être d'apprendre qu'ils voient claire-
ment
l'avenir. Ils sont prophètes,
le savoir.
mais
ils
Non
et
bons prophètes, sans
sans doute que la présomption leur
Aveugles où
la placent à contre-sens.
de clairvoyance,
ils
sont clairvoyants
là
où
ils ils
manque
se
;
piquent
se réputent
aveugles.
Autant nos conjectures sont aventurées en matière de
faits
singuliers, autant nos prévisions sont exactes
quand
elles
Nul de nous ne
sait ce
que,
par suite d'événements imprévus, un avenir,
même
pro-
spéculent sur des
faits réguliers.
chain, peut lui apporter de joie ou de peine, de succès ou de revers. Les faveurs et les coups de la fortune surprennent
toujours. Alors
précède
et le
même
qu'on
s'y attend, l'inquiétude qui les
saisissement qui les accompagne montrent que
l'on n'y comptait pas trop.
raisonnant d'après
le
Au
contraire,
chaque homme,
cours bien connu des choses, sait avec
certitude quelles seront,
même à terme éloigné, les conditions
normales de son existence, actes les plus réfléchis.
prévisions motivent nos
et ces
Nous savons, par exemple, que
l'évo-
lution vitale nous fera successivement passer de l'enfance à
l'adolescence
,
traverser la jeunesse
,
jouir de la virilité
atteindre la vieillesse, et toucher enfin son terme à la
dont
le
moment
mourrons,
et l'occasion
c'est là,
comme on
futurs; mais où, quand,
Une
prévision
si
loi
mort
Nous
a dit, le plus certain des
comment? Personne ne
nette d'une part
plète de l'autre, tiennent à ce
d'une
sont seuls mystérieux.
,
une ignorance
que notre mortalité
le si
sait.
com-
résulte
générale et notre mort d'un accident particulier.
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
Dans la
433
nous nous dirigeons souvent par considération de règles plutôt pressenties que formulées. de
le détail
la vie,
Nous obéissons à plus de
lois que nous n'en croyons connous devons à l'accord de notre conduite avec elles
naître et
ce
que notre
activité a
de fécond. La santé ne s'acquiert
ne se conserve que par l'observation des la
beauté réalise
idéal
:
la vérité
;
méthodes logiques de la science la perfectionne par une pratique assidue des devoirs
découvre par
se
convenances du goût
les
et
de l'hygiène
lois
vertu se
les
;
;
l'équité se
fonde sur
le
respect des droits réciproques.
que nous poursuivons avec tant d'ardeur
ces biens
Tous
et si
peu
de succès ne peuvent être obtenus que conformément aux lois
de
de
les
la raison. C'est folie
implorer du
conquête.
y a et
donc
ciel. Ils
de
Nous en possédons
là
les
attendre de la fortune ou
doivent être notre œuvre ce
et
notre
que nous avons mérité.
Il
des résultats certains que nous pouvons prévoir
que nous devons chercher. Ainsi seulement nous réus-
sirons à mettre
un peu d'ordre dans notre
accidents qui la traversent, car ces accidents être
prévus
et
vie,
malgré
même
les
peuvent
en partie conjurés.
La prescience des choses humaines gagne en étendue
et
en précision lorsqu'elle spécule sur des données générales,
moins exposées à l'action des causes perturbatrices. Les parnous trompent, parce qu'elles dépendent de mille
ticularités
hasards mais ;
loi.
les généralités
sont sûres elles représentent ;
la
L'influence des accidents, très grande, presque souve-
raine sur les individus, s'atténue graduellement dans les séries et, tandis
que
la vie précaire
nement de circonstances,
des êtres est
l'espèce évolue avec
un enchaî-
une
majestueuse que trouble à peine, par intervalles,
régularité la
fortune
des événements.
Lorsque, dans un groupe donné de population, la constance d'un système de faits soit à osciller autour d'une
moyenne
fixe, soit
à croître ou à décroître régulièrement, a
28
l'histoire et les historiens
434 été
constatée pendant-
un
assez long espace de temps,
même
peut prédire la continuation du
connue,
le
fonctionnement va de
soi.
A
marche
la statistique ont-ils signalé la
phénomènes communs,
classes de
ordre.
peine
La
on
fonction
les relevés
de
suivie par quelques
déjà la puissance de
et
l'induction se prouve par des prévisions justifiées.
comme exemple
Citons
tables de mortalité
les
où sont
indiquées, pour chaque âge, les chances de survie et de
mort. Elles autorisent, pour des collections d'individus, des
que
calculs aussi sûrs
chaque individu
les
pronostics seraient erronés pour
pris à part.
Ces données servent de base
aux opérations des tontines, assurances, rentes viagères, caisses de retraite, etc., et leur justesse est assez grande pour assurer aux compagnies qui les entreprennent les bénéfices qu'elles cherchent.
Les le
faits
mieux
économiques dont
étudié,
l'ordre
facile à saisir,
,
a été
comportent une certaine latitude de prévi-
sion. Les tableaux de la production, des transports, des
échanges
et
de
la
consommation montrent, par l'état du sera, pour une phase pro-
développement antérieur, quel développement
chaine,
le
trie, le
commerce,
ultérieur. L'agriculture,
la finance règlent
l'indus-
incessamment leurs
le passé donne la mesure. une prévoyance étendue, fondée sur une science plus précise, que les civilisés se distinguent surtout des sauvages. Mieux instruits des lois de la vie, ils savent pres-
opérations sur des besoins dont C'est par
y pourvoient à l'avance par des satisfactions sur lesquelles ils puissent compter.
sentir les nécessités futures et
On pourrait les faits
de
même prévoir, à. l'aide de
leur généralité. Si l'on avait, par
miné
la direction
recherche ou
la
que suivent
une étude le
attentive, déter-
goût public,
moralité commune, on
prédire les stades où l'évolution conduit.
nombre
relevés spéciaux,
d'ordre esthétique, intellectuel ou moral, pris dans
des artistes, de leurs œuvres
et
serait à
Une
l'esprit
de
même
de
statistique
du
des préférences du
DEMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE public, laisserait discerner
littérature,
ment que temps
se porte le
courant de
l'ins-
nationale. Des indices font pressentir l'éclosion
piration
d'une
où
435
la
le
début d'un cycle
d'art,
germination d'avril annonce
aussi claire-
les fleurs
du prin-
Ainsi encore l'analyse des travaux, mémoires et
(i).
publications scientifiques montre dans quelles voies s'en-
gage
la
ment
explorées, sont appelées à faire les plus rapides pro-
curiosité
des esprits
grès. Enfin, les tables
doit espérer
de
Tout
est
la
moralité publique
y a matière à prévision dans
gouvernements ont
les
s'il
hasard des parties dont
les
qu'on per-
et
péril. les
intérêts collectifs
Autant
la gestion.
d'Etat sont téméraires et coupables le
quelles sciences, active-
la criminalité révèlent ce
ou craindre de
mettent au législateur d'aviser
dont
et
quand
ils
chefs
les
engagent avec
peuples sont l'enjeu, autant
sont éclairés et bienfaisants lorsque, attentifs à étudier
besoins et
les
ressources de la nation,
lopper sa vie dans rations.
le
ils
ils
les
s'appliquent à déve-
sens de ses exigences et de ses aspi-
Administrer, voilà
leur
mission
véritable.
Les
manquent pas pour organiser les services en vue des fonctions qui les réclament. Chaque Etat civilisé lumières ne
sait assez
exactement ce que, dans l'exercice prochain,
aura d'impôts à recouvrer, de dépenses à
faire,
il
de travaux
à entreprendre, de soldats à lever, d'arsenaux à entretenir,
d'enfants à instruire, de procès civils ou criminels à juger, etc., et
même
il
arrête ses dispositions en conséquence.
à noter que, dans
Il
est
la préparation de leurs budgets,
Malherbe a eu le pressentiment d'un grand siècle littéraire ce que je puis vous dire, c'est que nous allons, à mon avis, « entrer en un siècle où les mérites seront et plus considérables et plus « considérés qu'ils ne furent jamais » {Lettre, 15 février 161 8). Grimm a de même prévu le grand siècle allemand « Depuis envide petits « ron trente ans, l'Allemagne est devenue une volière « oiseaux qui n'attendent que la saison pour chanter. Peut-être ce « temps glorieux pour les muses de ma patrie n'est-il pas éloigné » {Lettre au Mercure, 1750). D^s signes avant-coureurs d'aurore se montrent actuellement en (i)
«
:
Tout
:
Russie...
l'histoire et les historiens
436
les ministres des finances se
dement des impôts, que de
blique,
au mouvement de
lié
genre, et leur budget
quoique naturellement optimiste, fautif
est
des
recettes,
sur l'ordre
constant des
économiques, au
faits
souvent dérangé par
les
moins
d'ordinaire
que leur budget des dépenses, parce que l'un
l'autre est
pu-
la richesse
du produit, subordonné à des
l'emploi
éventualités de tout
rendent mieux compte du ren-
se
fonde
lieu
que
accidents imprévus de la
politique courante.
C'est principalement la civilisation
qu'il
quand on considère l'ensemble de
est possible d'émettre des
prévisions
sûres et à longue portée, car leur certitude a pour base des lois
confirmées par toute une suite de
faits
sur la régularité
desquels l'influence des événements est presque insensible.
La courbe de
l'évolution que le passé a suivie devra
festement se prolonger dans l'avenir,
continue s'impose à
titre
et l'induction
maniqui
la
de conséquence logique. Essayons
d'indiquer quelques-uns des progrès futurs, sans pouvoir, toutefois, le faire avec autant d'assurance terait,
qu'on
le
souhai-
parce que la science n'est pas encore assez avancée.
Les prévisions qui suivent sont simplement une ébauche des inférences qu'on pourra plus méthodiquement
tirer
des
de l'histoire quand elles seront mieux établies. Nous croyons d'abord pouvoir admettre en toute con-
lois
fiance
que
la loi
de progression qui, depuis l'origine, a
fait
se développer d'âge en âge la vie de notre espèce, ne cessera pas de la régir, jusqu'ici
et,
comme
ce
mouvement s'est opéré nous sommes en
avec accélération de vitesse,
droit de présumer qu'il deviendra de plus en plus rapide.
Quand on compare celui
où nous
la
le
point d'où l'humanité est partie
voyons
arrivée,
quand on
réfléchit
l'accumulation continue de gains que représente
et
à
la civili-
sation, l'avenir peut être envisagé sans crainte et autorise
de vastes espérances. D'une manière ou de
l'autre, le pro-
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE grès s'accomplira. Mais rait suffire. Il
On
une affirmation
veut pressentir en quoi
dénombrements
ressort des
âfi'J
vague ne saupourra consister.
aussi il
effectués depuis
un
siècle
que. dans tous les pays civilisés, la population augmente
moins
plus ou elle a
en
Dans
1880.
sentants, purs chiffre 1
avec
vite,
ressources créées.
les
En Europe
passé de 144,000.000 de têtes, en 1788, à 341,000,000 autres
les
parties
ou métis, du
même
du monde,
les repré-
groupe, se sont élevés du
de 10,000,000, en 1810, à celui de 82,000,000, en
885. Le
presque
nombre
triplé
des civilisés de souche aryenne a donc
en moins d'un
population la plus active, l'existence,
siècle.
Cet accroissement de
mieux armée pour
la
mis en regard de
l'état
la lutte
la
de
stationnaire des nations
du dépeuplement des régions restées sauvages, indique clairement quelle sera, dans un avenir prochain, la condition respective des races humaines. La plus civilisée marche à la conquête du monde. Les races inférieures seront absorbées, refoulées ou anéanties. Le prodigieux essaimage qui, depuis un demi-siècle, a disséminé barbares
plus
de'
et
10,000.000 d'Européens, rendu plus
par la puissance et les
le
facile
encore
bas prix des transports, déversera sur
contrées fertiles et peu habitées
du globe
la
population
des pays où elle surabonde. Près de 5oo,ooo émigrants
d'Europe
Ce
se dispersent
courant
suffirait,
chaque année dans
en un
siècle,
le
monde
(1).
à peupler de 5o, 000, 000
d'habitants des territoires nouveaux...
La puissance d'expansion dont, depuis la civilisation
les
temps anciens,
n'a pas cessé de faire preuve, passant des
peuples modernes à leurs colonies, amènera la prise de possession de toute la terre.
A
l'aube de Tère historique,
quelques centres de culture apparaissent sein de la barbarie les
ou de
la
perdus au
sauvagerie universelles, Après
vieux empires isolés de l'Orient,
(1)
comme
la civilisation hellé-
320,000 Anglo-Germains, 40,000 Scandinaves,
1
20,000
Latins...
l'histoire et les historiens
j.38
nique
montre
se
Au
nante.
petit
la
première communicative
monde
mieux uni, monde chrétien, animé de plus vaste et
conquête. Enfin,
envahit
et
rayon-
monde romain, que remplace au moyen âge le
grec succède le
l'esprit
de prosélytisme
à partir de la renaissance,
la terre habitable,
domine
et
de
ce dernier
les races arriérées, et le
moment approche où une civilisation progressive imposera au monde entier son hégémonie et son unité. A voir ce qui
s'est fait
en quelques générations,
se représenter,
peuplées
d'ici
est-il
et florissantes, l'Australie rivale
assimilée, l'Afrique
même
téméraire de
deux Amériques
à peu de siècles, les
de l'Europe, l'Asie
investie et pénétrée ? Partout la
civilisation avance, la barbarie recule, la sauvagerie disparaît.
Maîtresse de toutes les ressources du globe, la popu-
humaine prendra librement son
lation
aujourd'hui
dont
quart à peine portent
le
le titre
peuplé d'environ
de
civilisés, pourrait,
et
essor.
i,5oo, 000,000
Le monde, d'habitants
dont moins encore méritent
par une meilleure exploitation
des forces productrices de la nature, nourrir une population
double, triple, décuple peut-être sera-t-il
Combien
le
progrès ne
pas plus rapide quand, au lieu de 400,000,000 de
civilisés qui,
les
comptera des
ils
ne feront que
?...
seront ces progrès futurs?
continuer
il
présentement, y collaborent,
milliards de coopérateurs actifs
Que
(1).
Comme
progrès passés dans toutes les directions sui-
vies par l'activité
humaine,
il
n'est pas impossible
de
les
prévoir.
Des
séries d'inventions, quelques-unes
coup d'autres imprévues, viendront tions
déjà faites
dans
les
arts
imminentes, beau-
s'ajouter
utiles
aux inven-
pour accroître
la
milliards (1) La surface émergée du globe mesure environ 14 d'hectares. A ne compter en moyenne qu'un habitant par hectare fia Belgique en compte deux), le globe pourrait contenir 14 milliards d'êtres humains.
DEMONSTRATION DES LOIS DE LTIISTOIRE L'âge industriel
richesse générale.
modifiera sûrement
que ne
l'ont fait,
chasseur, effet
les
et
^.3g
à peine.
Il
conditions de la vie humaine plus
durant
pastoral
commence
âges antérieurs, les régimes
les
parce
agricole,
pour
aura
qu'il
d'adapter toutes les productions de la nature aux con-
venances de nos besoins.
saura mieux employer les
Il
mo-
teurs usuels, discipliner des forces encore inappliquées et faire travailler, à la
décharge du labeur humain, des agents
infatigables de puissance plies
aux tâches
plus diverses
les
par une mécanique ingénieuse. Le xix e siècle a été
de
vapeur,
la
qui
tricité
le
xx e sera probablement
servira
l'incalculable
d'intermédiaire
énergie
que
les
le siècle
nous
pour
le siècle
de
l'élec-
assujettir
mouvements des
fluides
déploient à la surface du globe. Des procédés plus rationnels, les
conformes aux indications de
corrigeront
la science,
pratiques défectueuses de nos industries et procureront
à moins de
frais des produits meilleurs. L'idéal du progrès économique serait de ne rien laisser perdre d'utilisable et de tourner à notre avantage toutes les propriétés des choses, celles même qui sont réputées nuisibles, comme quand on tire
des remèdes de poisons.
faune
et la flore
La
fertilité
de
la terre accrue, la
du globe épurées par une
sélection intel-
ligente et sans cesse perfectionnées, les richesses minérales extraites à profusion
du
sein de la terre, les matières pre-
mières subissant des séries d'élaborations qui multiplient leurs usages et épuisent leur utilité offertes
;
des facilités croissantes
au libre parcours de l'étendue pour
les choses, les distances
personnes
les
supprimées sur terre
et
sur mer,-l'air
et
lui-même devenant, grâce à l'aéronautique, un océan sans modes de communication instantanée faisant
rivages, des
correspondre
les esprits
dans
le
monde
présentement, semble possible, passant à pli, et
entier l'état
;
tout ce qui,
de
fait
accom-
bien des progrès, tenus pour impraticables, rendus
aisés par d'habiles artifices, voilà ce l'avenir...
que promet
et
donnera
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
440
Sous l'influence des conditions nouvelles faites à l'actihumaine, les éléments supérieurs de la civilisation
vité
progresseront également. Attiré par plus de biens, agité désirs, l'homme cherchera dans leur satisun bonheur moins insuffisant. Sa sensibilité, avi-
de plus de faction
vée
et affinée, le
rendra plus capable d'aimer
Ses passions gagneront, les unes en
en délicatesse, toutes
que
de
préférence
sur les sentiments
de
légitimes
quand et
il
était exalté
«
maux
et
par
le
besoin ou
si
du beau,
goût
devra
l'âme
est
que
commune dans l'avenir. les hommes céderont
à l'amour de
du bien, au sentiment de
précaires
dont
la nature,
joies plus
celles qu'ils
leurs
du
à la recherche
dans ces nobles aspirations des
moins
com-
autres. » Cette disposition,
deviendra plus
rare,
à des sentiments plus larges,
l'attrait
danger,
le
ceux
de
beaucoup à ceux des
au
long-
Descartes, d'être peu sensibles à leurs
Moins concentrés sur eux-mêmes, blables,
si
exigences
les
soi avait d'exclusif et d'implacable
Le propre
«
c'est, dit
actuellement
longue
la
des affections sympathiques, bienveillantes
généreuses.
« grande,
que
déve-
se
à
tyrannie a
la effet
autres
les
conjecturer
seront plus facilement
la personnalité
place à
faire
dont
mesure en
que l'amour de
blées, ce
l'emporteront
et
égoïstes
A
temps prédominé.
peut
moins bornés,
sentiments altruistes,
les
lopperont
intensité,
On
en diversité.
de jouir.
et
et
sem-
vrai,
à
trouveront
hautes, surtout
ont demandées jusqu'ici à
des attachements particuliers...
Des critiques moroses affirment que se dépravant et
ques, l'art,
de
que
où prévaut
la vulgarité
l'utilitarisme,
le
des tendances démocratidoit
faire désespérer
produit essentiellement aristocratique.
croire
au
dément tout
le
bien passé.
fondé
de
Le sens de
goût public va
ces
Nous
sinistres oracles
l'idéal,
de
refusons
que
partie intégrante
DEMONSTRATION DES LOIS DE L HISTOIRE de
ne peut s'oblitérer
la raison,
aura dans
émus
produira
se
il
Tant
et se perdre.
des
il
par une critique séculaire
en
et
harmonie avec Le goût, formé
l'admiration
moins national
et
goût des beautés lointaines
facilité
et
des voyages,
singulières
et
titue l'exotisme, enfin l'étude des
nature
La
plus humain.
aspects
de cosmopo-
intelligente
modèles plus divers, sera plus compréhensif
le
si
qui
et
des sujets que leurs
cons-
variés de la
de l'humanité fourniront aux ouvriers de
et
des motifs
y
surgira des artistes et des
œuvres
d'autres manières de concevoir la beauté.
lite,
qu'il
1
des imaginations rêveuses, des cœurs
des esprits délicats,
et
poètes,
monde
le
44
l'idéal
devanciers n'ont pu
connaître. Rien n'autorise à présumer que la source des
chefs-d'œuvre soit sur
le
point de tarir et que la civilisa-
de sa plus belle parure, se trouve désormais
tion, privée
et à la laideur. Il y a place, dans pour des chefs-d'œuvre sans nombre. Seront-ils
vouée au prosaïsme l'avenir,
égaux en mérite, inférieurs ou supérieurs à ceux du passé
La
postérité en décidera.
suffit
au progrès de
« chants « tés »
les
(1).
l'art.
Ils
?
seront autres et beaux, cela
Homère
constatait déjà que « les
plus nouveaux sont les plus volontiers écou-
La
littérature et les arts, toujours
en quête de
beautés nouvelles, évolueront à travers des renaissances successives.
On
verra sans doute paraître encore de grands
de brillantes éclosions dont nous ne pouvons pas plus nous faire une idée qu'un Égyptien de l'époque pharaonique n'aurait pu pressentir l'art grec, un contemporain de Périclès, l'art chrétien, ou un homme siècles esthétiques,
du moyen
âge,
la
renaissance.
La matière ne
fera
pas
défaut aux inspirés. Les poètes de l'avenir auront à dire
en beaux vers, dans des langues neuves douées d'un génie
dans nouveaux
original, des idées qui n'ont pas encore été exprimées
perfection
la
;
les
élever sur de
Odyssée, ch. I, 351. De même Pindare jeunes chansons » (Olympiques, ix).
(1)
les
architectes, à
!
:
« Vive le vieux vin et
L HISTOIRE ET LES HISTORIENS
442
types, avec des matériaux préparés par l'industrie (métaux,
monuments
verre....) des
du vide au
plein sera
hardis
de
l'expression
;
les
;
le
rapport
les sculpteurs,
forme
à concilier la beauté plastique de la
psychique
où
et légers
démesurément accru
et
la
beauté
à retracer
peintres,
les
scènes pittoresques de la vie et les aspects de la nature dans
des œuvres qui uniront à la précision du dessin
de
la
couleur
;
enfin, les musiciens,
à
le
charme
traduire avec les
ressources toujours plus habilement combinées de la mélo-
die et de l'harmonie, ce qu'ont de plus ineffable les
émo-
tions et les rêves de la sensibilité idéale...
Nos
sciences,
si
jeunes encore que plusieurs semblent à
peine sorties du berceau, ne manqueront pas de procurer,
par des recherches mieux dirigées
et plus suivies une moins incomplète des phénomènes de l'univers. L'étendue de leurs découvertes ne dépend que du perfectionnement des méthodes, de l'application et de la durée de ,
explication
l'étude.
A
siècles,
que ne peut-on pas espérer de l'avancement de nos
considérer tout ce qu'on a trouvé depuis trois
connaissances
d'ici à
quelques milliers d'années
?
Redisons,
avec Sénèque, que la nature révélera peu à peu ses secrets aux investigateurs qui sauront l'interroger et que, loin d'être initiés à ses mystères, nous ne sommes encore que dans le vestibule
du temple
(i).
Nous
aussi,
avec un prophétique enthousiasme vérités à la
Par
nous pouvons célébrer
les
mondes nouveaux de
conquête desquels marchent nos sciences
la rigueur
de
ses analyses,
la
(2).
mathématique pénétrera
toujours plus avant dans la détermination des rapports
(1) (2)
Questions naturelles, VII, 3i et suivants. « Venient annis sœcula seris Quibus Oceanus vincula rerum Laxet, et ingens pateat tellus, Tethysque novos detegat orbes Nec sit terris ultima Thule. » (Sénèque, Médée, A. II, chœur.) ;
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
443
entre les grandeurs et des écoliers résoudront en se jouant
problèmes qui arrêtent nos plus éminents géomètres.
les
L'astronomie, franchissant
les
bornes du
monde
planétaire,
objet de ses premiers travaux, prendra possession de l'univers stellaire,
champ
infini ouvert à
ses spéculations.
sique éclairera, par l'ingéniosité de ses expériences,
des actions moléculaires,
modes de
et,
s'efforcera de
de
le détail
cessant de les distinguer par nos
perception, expliquera la diversité de leurs effets
par des modes définis de
celle
La phy-
mouvement
subordonner à une
la gravitation.
que, plus tard, elle générale analogue à
loi
La chimie, appliquant
des procédés
plus efficaces d'analyse et de synthèse, saura décomposer et
recomposer un nombre croissant de substances, amener
les
corps réputés simples à un état de simplicité plus grande
des séries imprévues de composés, puis débrouiller,
et créer
par une faits
loi
d'atomicité générale, le confus ensemble des
de combinaison. La science des formes complétera ses
répertoires de types spécifiques, actuels le détail
de leur structure,
ou disparus, décrira suivant leurs analo-
les classera
gies et leurs différences, et les rattachera tous à
d'évolution.
degrés
les
Enfin
une
mystères, encore impénétrables, de la vie et de
la pensée...
Un besoin
rendra
langues plus analytiques, moins infidèles à
les
loi
par
la science des fonctions élucidera
toujours accru de précision
même
pression des idées. Peut-être
les
et
de clarté l'ex-
diversités linguis-
tiques, dues à la séquestration des groupes, s'effaceront-elles
peu à peu, par suite de rapports continuels, langue, supprimant la principale barrière esprits, s'établira-t-elle
sation.
La
dans
le
monde
et l'unité
de
qui sépare les
avec l'unité de
civili-
philosophie, s'écartant de plus en plus des arides
régions de la métaphysique, bornera son rôle à systématiser les plus
hautes généralités des sciences
gions elles-mêmes,
par l'élimination
mythes, du surnaturel, des symboles seront amenées à chercher
;
et les
reli-
graduelle de leurs et
un principe
des hypostases, d'unité
dans
la
l'histoire et les historiens
444
conciliation de l'esprit scientifique et
du sentiment
reli-
gieux, de manière à ne plus admettre pour révélation que
pour dogmes que les lois de l'ordre cosmique pour culte que l'accomplissement du devoir (i)... l'évidence,
La plupart des
moralistes
moins
,
et
aux vertus
attentifs
acquises qu'aux vices à corriger et trouvant toujours très
défectueuse la moralité humaine, admettront difficilement qu'elle puisse gagner
reconnaître qu'elle
dans l'avenir puisqu'ils
gagné dans
ait
compte de
tient surtout
la
de contester ses progrès
nuera d'avancer dans
moralité moyenne,
se refusent à
pourtant on il
est difficile
de ne pas croire qu'elle conti-
et le
le passé. Si
même
sens.
La
substitution de
mœurs
plus douces à l'antique brutalité, l'atténuation de la
misère
et
ralisée
de son influence dépravante, l'instruction géné-
exerçant son
manquer de
action
réduire la part
moralisatrice
du mal
,
ne pourront
qui, selon la doctrine
d'Aristote, représente le bien en puissance, et d'augmenter celle
du mieux qui
comme un
le réalise
en
regarde
acte. Si l'on
le
mal
défaut d'adaptation des êtres à leur milieu, on
conçoit que les exigences de la vie sociale devront tendre
à l'amoindrir toujours davantage, sous
mœurs
sion des
genres
de
et
progrès,
des
lois.
Par
l'homme,
la
l'effet
conduit
double répres-
même à
davantage, ajoutera de nouvelles obligations à ses devoirs et
remplir.
rendra plus parfaite
La morale,
la vertu
des autres
entreprendre la
liste
de
qui saura les tous
cessant d'être théologique ou méta-
physique pour devenir scientifique, trouvera des sanctions indéfectibles dans les conséquences de lois démontrées et
sous leur discipline sévère, l'agent humain, de moins en moins asservi aux fatalités du milieu, obéira plus librement aux prescriptions de la pure raison... Herbert Spencer croit
(i)
Voy.
conclusion.
Goblet d'Alviella, V Évolution religieuse contemporaine,
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
prédominance future des mobiles
à la
445
altruistes sur les ten-
dances égoïstes, c'est-à-dire au développement de d'abnégation
et
de
« encore cet état moral,
dans
« déjà à l'œuvre,
«
« produire. Ce qui ne «
cependant on peut suivre
hommes,
des
les relations
mieux doués, chacun des
les
hommes
même
se présente alors,
le
un
et fort,
et
ce qui
voir
pour
le
chez ces
faible degré,
nous pouvons
progrès de l'évolution,
« l'espérer, habituel
et
qui sont
facteurs nécessaires
qu'à certaines occasions et à
« deviendra avec
l'esprit
« Quelque éloigné que paraisse
sacrifice.
maintenant
est
la
« marque d'un caractère exceptionnellement élevé, pourra
marque de tous les caractères. En effet, la nature humaine la meilleure est à « portée de la nature humaine en général (i)... »
« devenir
la
« dont est capable
L'état d'inquiétude et de malaise
où
se débattent
1
es
ce la
peu-
ples contemporains dispose les esprits timorés à concevoit
des prévisions assez sombres
de
l'avenir.
une crise damnées réclament
et parfois
à désespérer il
est
vrai,
transitoire entre les institutions anciennes, con-
à prendre fin et les les
de considérer
nouvelles que
institutions
exigences du régime industriel. Mais
exemples du passé pour
les
d'une dissolution sociale. Chaque
péril
même
Les sociétés humaines traversent,
il
suffit
se rassurer sur le
fois
que
la civilisa-
tion s'est transformée, lorsque, au début des phases chasseresse, pastorale et agricole,. l'humanité a
dû
se plier à des
conditions d'existence profondément modifiées, elle a subi des épreuves analogues qu'on pourrait appeler des maladies
de croissance, et
et,
loin d'y périr, elle en est sortie plus forte
mieux ordonnée. Après une période de troubles
révolutions, Tordre se rétablira sûrement,
jours
fait
jusqu'ici, car
il
sera plus
comme
Les Bases de
la
de
que jamais nécessaire.
Des modes d'organisation moins défectueux que
(i)
il
et
a tou-
morale évolutionniste, conclusion.
le
nôtre
l'histoire et les historiens
446 sauront mieux
travail.
L'es
de
faire la part des droits
des inégalités sociales,
et répartir
tous.,
économistes démontrent que
économiques a pour
réduire l'écart
avec équité
les fruits
résultat nécessaire de faire bénéficier
toujours plus largement les classes laborieuses
mulation des capitaux
—
prix (i).
du
jeu des lois
le
La tendance
de l'accu-
des avantages du crédit à bas
et
des gouvernements de l'avenir,
travaillant à supprimer les derniers vestiges d'oppression légale, sera d'élever la liberté
l'autorité
maximum
au
au minimum. Partout
la
substituant aux privilèges de classe l'intérêt bre.
Au
et
de réduire
démocratie prévaudra,
du grand nom-
lieu .de tout prodiguer à des favorisés, les sociétés
futures accorderont davantage à l'amour et à la pitié pour les
humbles,
et
atteindront ainsi
justice. Elles créeront
tiques.
un plus haut degré de
de nouveaux types d'institutions poli-
« L'avenir lointain, dit Herbert Spencer, tient en
« réserve des formes de vie sociale supérieures à tout ce que « nous avons jamais imaginé
(2).
» Les peuples de notre
antiquité classique n'ont su instituer la liberté qu'au sein
de gouvernements municipaux,
et les
philosophes, maîtres
de rêver des réformes idéales, ne pouvaient concevoir,
même
en utopie
,
ni
possibilité
la
d'États
libres
sans
esclaves (3), ni l'unité de grands États maintenus autrement
que par
le
despotisme.
Une
république modèle ne devait
pas compter plus de quelques milliers de citoyens
En
dépit de ces théories
,
les
peuples
de grands États sans caste servile
gouvernements de (1) (2)
et
(4).
modernes ont eu sans tyrannie. Les
l'avenir se constitueront, tout porte à le
Paul Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses. Introduction à la science sociale, conclusion.
(3)Aristote, Politique, I, 1. ne porte qu'à 5,040 dans ses Lois et à 1,000 dans sa République, le nombre des citoyens d'un état bien ordonné « Toute « cité gouvernée par de sages, lois sera très grande quand elle ne « pourrait mettre sur pied que mille combattants. Vous n'en trou« verez que très difficilement une aussi grande chez les Grecs et les « Barbares » {République,\W{. (4) Platon
:
DEMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE croire,
dans
447
sens d'une grandeur croissante des agglomé-
le
rations et d'une indépendance relative de leurs parties. C'est la
forme fédérative qui aura chance de prévaloir. D'abord cité, puis étendue à la nation, l'association poli-
réduite à la
tique reliera des groupes d'États, puis finira pas embrasser
l'ensemble et
même
des États.
A l'exemple des Cantons suisses
des États-Unis d'Amérique,
indépendantes s'unir
que de
et
se
isolées
,
combattre
nationalités, jusqu'ici
les
trouveront plus avantageux de
proclameront, en fondant
et
les
États-Unis du monde, l'alliance universelle. Ce que notre patriotisme régional a d'exclusif, de jaloux l'égard des peuples étrangers est
devra
s'effacer
la collectivité
Fétat
pour
faire place à
et d'hostile
à
un reste de barbarie (1) et un sentiment plus large de
humaine. Alors que
la
guerre était presque
normal de peuples opposés par leur égoïsme, une
paix féconde deviendra l'intérêt et solidaires.
commun
de peuples unis
Les fédérations de l'avenir ne comprendront
pas mieux nos querelles internationales, nos antagonismes d'États, nos compétitions d'influence, nos
neux, nos tueries féroces
et
nous ne comprenons aujourd'hui grecques ou
les
longtemps tournées contre
la
la
les
rivalités
haine
rui-
lui,
et l'envie
du progrès la
civili-
ces forces si
remplaçant, entre
de nuire par
des cités
Une
guerres sans fin de la féodalité.
sation supérieure mettra au service
humains,
armements
nos dévastations stupides, que
les
groupes
coopération et
bienveillance réciproque...
Dans cet ordre nouveau, une prépotence légitime et reconnue appartiendra aux peuples les plus civilisés. Tout semble indiquer que, après l'Europe, l'Amérique du Nord est destinée à exercer cet empire du plus digne. Comblée de tous les dons de la nature,
(1)
isolée
de voisins barbares,
« Nations, mot pompeux pour dire barbarie! « L'égoïsme et la haine ont seuls une patrie,
« La fraternité n'en a pas.» (Lamartine, Recueillements poétiques, La Marseillaise de
la paix.)
l'histoire et les historiens
448
peuplée par sélection des éléments
les
plus progressifs de la
population européenne, moins exposée que
Sud
ments
continent du
adultères, elle a l'ambition et la certitude d'un rôle
glorieux à remplir.
du
soleil,
où
le
jour
La
suivant
civilisation qui,
le
cours
va d'Orient en Occident, portera dans ces régions,
commence quand
plendissant éclat.
Comme
maintenant l'Atlantique, féré
le
à compromettre la pureté de sa race dans des croise-
du monde
que baignent
futur.
ses
le
Sur
il
s'achève chez nous, son res-
jadis la Méditerranée,
grand Océan sera
les rivages
eaux parsemées
le
comme
bassin pré-
des quatre continents
d'îles
enchantées, s'ins-
talleront les nations les plus prospères, les plus puissantes
du
globe.
Trop
loin de ce centre, les peuples de la vieille
Europe, déchus de leur primauté, ne pourront plus
la dis-
puter à d'ardents compétiteurs. Plusieurs, actuellement à l'apogée de la gloire et de la fortune, seront couchés, lut-
teurs vaincus, dans la poussière de l'arène. Peut-être
nos
capitales,
aujourd'hui
si
brillantes,
se
même
réduiront-
un jour, comme celles du passé, à des amas de ruines sans nom, perdues dans des déserts peuplés de fauves, où viendront fouiller les archéologues de l'avenir... Ce sont là les retours de l'histoire dont la tristesse se dissipe (1) quand on considère l'ensemble. L'essentiel et l'inévitable, c'est que l'humanité ne cesse pas d'avancer. elles
Tels sont quelques-uns des progrès futurs qui nous font
simplement prolongée et Chacun en peut rêver beaucoup d'autres, dont
voir par avance la civilisation
agrandie.
la prévision est
échappent à « qui
est
moins
sûre, et bien
la prévision.
Si,
davantage encore qui
comme on
a dit, « rien de ce
raisonnable n'est impossible (2)
»,
que ne peut-
(1) « Pourquoi m'affligerais-je si je prévoyais que, dans dix mille « ans, une nation barbare s'emparera de notre cité. » (Cicéron, Tusculanes, I, 3y.) Il ne croyait pas Alaric si proche.
(2)
Charles de Rémusat.
DEMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
449 on pas attendre d'une raison toujours plus active et mieux éclairée ? Devant nous s'ouvre une carrière dont on ne saurait tixer le
Nous
terme.
n'y avons
que
fait
premiers pas
les
nous sommes plus près du point de départ que de
monde,
finale. « Si le
« millions d'années, «
et
ne
fait
il
et
borne
la
dit
Labruyère, dure seulement cent
est
encore dans toute sa faiblesse (i)
presque que commencer. Nous-mêmes, nous
« touchons aux premiers
hommes
et
aux patriarches
et
:
qui
« pourrait ne pas nous confondre avec eux dans des siècles «
si
reculés ? Mais
l'on juge par le passé de l'avenir,
si
« quelles choses nouvelles nous sont inconnues dans les
«
arts,
dans
les
dans
sciences,
la
nature
et,
j'ose le dire,
« dans l'histoire ? Quelles découvertes ne fera-t-on point ? « Quelles dilférentes révolutions ne doivent-elles pas arriver
« sur toute
la face
de
la terre
dans
« Quelle ignorance est la nôtre
« que
celle
et
empires
les États et les
1
quelle légère expérience
de six ou sept mille ans
(2)
!
»
Ce ne sont là, il est vrai, que des pressentiments mais la science du passé en autorise l'espoir, et l'on peut dire de ;
la prévision
d'un meilleur avenir ce qu'Aristote dit poéti-
quement de
la justice,
«
pie, plus
Après lisation,
que
la part il
y
qu'«
l'étoile
du
elle réjouit l'œil
du matin. »
soir et l'étoile
du bien dans
les
développements de
à exposer celle
aurait
qui la contem-
du mal.
la civi-
Un
excès
d'optimisme a discrédité les rêves de la plupart des penseurs qui, spéculant sur la perfectibilité jecturer son état futur.
Tout
Nous ne l'acquérons qu'à
humaine, ont voulu condans le progrès.
n'est pas gain
titre
onéreux
;
il
ne nous
est
pas
(1) L'abbé de Saint-Pierre tenait l'humanité pour très jeune et. comparant son existence à celle de l'homme, il la disait à peine arrivée à la raison s'éveille, vers sept ans et demi. Fontenelle octogé1 âge où Dix ans », « Quel âge me donnez-vous ? naire lui ayant demandé répondit l'abbé ce n'était pas un médiocre éloge. (2) Caractères, xu. :
—
:
29
45o
l'histoire et les historiens
donné, mais vendu, parfois
même assez chèrement.
Ses avan-
tages se paient par des inconvénients qu'il faut subir.
âges précédents ont eu leurs
les
aura son
lot
de douleurs. C'est
maux et là
Comme
leurs peines, l'avenir
une loi de nature,
l'effet iné-
vitable de la contingence des choses. Si quelques-unes de
nos causes de souffrance sont susceptibles d'être atténuées avec
le
temps,
elles
ne disparaîtront jamais tout à
une
d'autres acquerront
fait
;
intensité qui les rendra de plus en
redoutables. Bornons-nous à indiquer celles qui se
plus
laissent le plus clairement entrevoir.
La en
humain
civilisation affine le type
lui le
système nerveux
;
mais
prédominer
et fait
elle débilite
ainsi l'orga-
nisme, expose sa délicatesse à plus de désordres inflige des conditions précaires
foule croissante de l'équilibre est
de
On
vie.
maux dont nous sommes
rompu
entre l'activité
le
et
lui
voit par la
assaillis.
Déjà
du cerveau, qui entraîne
une dépense exagérée, et celle des organes, qui ne peut opérer que des réparations insuffisantes. D'une part les privations qu'impose
la
misère,
de l'autre
que
excès
les
facilite
la
richesse, l'abus d'excitants usuels (alcool, tabac, opium...),
des infractions continuelles aux lois de l'hygiène, produisent plus de désordres que la médecine n'en peut guérir.
maladie tend à devenir
l'état
nous éloigne de
que
la civilisation
où,
par
était
adapté à son milieu,
instable,
pour est
les
l'effet
naturel des civilisés.
d'une longue
civilisées sont plus
ou moins maladives.
domestiquées ou
On
dans
les
peut apprécier
compare les habià ceux des campagnes et ceux-ci si
l'on
à quelqu'une des tribus chasseresses.
dégénère vite
comme
tandis que l'espèce sauvage
ce que nous avons perdu de vigueur
même
vital artificiel,
Pour l'homme,
les races cultivées,
tants des grandes villes
mesure
accoutumance, l'organisme
et les plantes,
généralement saine,
La
condition originelle
rend l'équilibre
déranger.
plus facile à
animaux
elle
la
A
La population Que
centres d'activé civilisation.
deviendra-t-elle sous cette influence généralisée et persis-
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE tante ? Les pronostics des médecins
dance prochaine de n'avoir plus
vue normale,
45
1
menacent notre descen-
ni dents, ni
ni "corps bien constitué,
cheveux, ni
organe sain, ni
ni
fonction régulière, ni force de résistance pour traverser, sans souffrance et sans péril, les crises qu'implique l'évolution de la vie.
La
dentition chez les enfants, la puberté dans l'ado-
ménopause seront
lescence, la gestation, la parturition et la
des
épreuves toujours
affaiblis.
plus dangereuses pour
des
êtres
Enfin, au lieu d'éliminer, à l'exemple de la nature,
avec une impitoyable mais salutaire rigueur,
les
malvenus,
infirmes, la civilisation les entoure de soins,
les débiles et les
réussit à les faire vivre, et sauvegarde à
son détriment des
générations languissantes qui ne naissent que pour souffrir.
Plus on
plus, sous l'influence de toutes ces causes, et
ira.
surtout par et
d'un surmenage à
l'effet
psychique,
nombre des
le
des névropathes
brés
,
lieu
de craindre que
un grand tinction
hôpital,
môme
amenée par
physiologique
des fous augmentera.
et
le
la fois
valétudinaires, des déséquili-
monde ne
finisse par
Il
y aurait
ressembler à
sinon à un hospice d'incurables.
de l'espèce
L'ex-
humaine pourra un jour
la difficulté croissante
être
de maintenir son exis-
tence parmi des causes sans cesse aggravées de faiblesse et
de danger...
Les progrès des arts utiles ont sans doute beaucoup accru nos ressources, mais nos appétits
et
nos convoitises ont
augmenté plus encore. Les exigences de des bornes
;
soif
la
fluités inutiles n'est
de luxe n'en a pas,
loir être bien,
nous faisons dont
on
lui
La
et,
à force de vou-
par se trouver toujours mal. Nous
les esclaves
et,
de super-
délicatesse devient d'autant plus
accorde davantage
finit
les satisfactions
est pénible,
nature avaient
pas moins impérieux que celui du bien-
être le plus nécessaire.
tyrannique qu'on
la
et le désir
d'une multitude de besoins factices
sont illusoires alors que leur privation
comme nous
nous n'ignorons pas, au sein
ne pouvons
même
suffire
à tous,
de l'abondance, une
l'histoire et les historiens
452
En
dénûment.
de
sorte
richesses enviées entraîne
production
de
ces
dans leur répartition des
iné-
outre,
la
galités d'où résultent, pour quelques-uns l'opulence, pour beaucoup la misère, rendue plus atroce par le contraste. La dont souffrent surtout les peuples plaie du paupérisme ,
un nombre
riches, réduit biles à
une condition
pire
croissant de déshérités ou d'inha-
que
tout étant pris et accaparé,
celles des
On
est
le
affective, l'extension
les
développements de
de nos désirs
et
en accroissement de bonheur, car notre capacité
jouissances. Plus agité,
même
l'homme
son bonheur plus de conditions.
il
joie et multiplier le
la
somme
Il
le
chose
et
il
Il
a beau chercher partout
nombre de
lui
Il
devenir qu'il met à
ses attachements,
ne réussit qu'à rendre son contentement aussi
obtenir qu'aisé à troubler.
de nos
heureux.
n'est pas plus
d'autant moins de chance de
un peu de
la vie
l'ardeur de nos passions
de souffrir semble augmenter plus vite que a
compter
sont réduits
et
secours de la charité publique...
fondé à douter que
se résolvent
même pas
du hasard
sur les libéralités de la nature ou à implorer
sauvages parce que,
ne peuvent
ils
manque
difficile à
toujours quelque
peut être atteint dans tout ce qu'il
Or,
a.
comme
une résultante d'ensemble et qu'une peine un peu vive empêche de goûter tous les plaisirs, il ne saurait y avoir pour lui que des moments de quiétude. En vain d'austères philosophes nous recommandent de renoncer la félicité est
aux biens
fragiles et périssables,
de rechercher ceux qui
moi
durent, de nous détacher de notre à l'abnégation
un bonheur stoïque
;
et
de demander
nous ne pouvons chan-
ger la nature des choses ni celle de nos affections. L'égoïsme est indestructible.
On
croit
pouvoir
le restreindre
assurant une part légitime de satisfactions
;
il
ne
en
lui
s'en con-
tente pas et réclame de nouveau, avec des exigences accrues,
sous forme de vanité. Qui ne
sait
que
sont plus intraitables encore, parfois les
les
amours-propres
même plus
féroces
que
intérêts? Ainsi l'homme, tourmenté de plus de désirs qu'il
DEMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
453
n'en peut combler, est partagé entre l'impatience de jouir des biens qu'il convoite, la crainte de les perdre quand il les possède, et
le regret
d'en être privé lorsque la fortune les lui
a ravis ou, pis encore, lorsque, au sein
sance,
il
en trouve
A
la satiété.
même
de
la jouis-
travers tant d'émotions qui
l'ébranlent, la sensibilité sans cesse avivée et d'autant. plus délicate, devient
si
tendre,
en foule,
saillir
facile à blesser
si
rose la froisse et l'endolorit.
qu'un
de
pli
Les chagrins viennent-ils
l'as-
plus la force de résister. L'ennui,
elle n'a
le
spleen, le dégoût de l'existence sévissent surtout chez les
peuples
civilisés
,
et
le
nombre
croissant des
suicides
une perversion profonde des sentiments les plus naturels. Nous sommes donc d'autant moires heureux que nous voulons l'être davantage. Toute joie semble atteste
d'ailleurs dérisoire à qui rêve
nous à
le
était
donné d'en
un bonheur
jouir, l'idée seule
parfait, et,
de sa
s'il
fin suffirait
corrompre...
Une
haute culture du sens esthétique
plus de dégoûts que de plaisirs.
lui
La Fontaine
Les délicats sont malheureux Rien ne saurait les satisfaire (i).
«
prépare encore l'a dit
:
;
Rarement, en
effet,
il
leur est
»
donné de rencontrer des
beautés qui les ravissent, tandis que les laideurs qui les
offusquent s'étalent devant eux à chaque pas. Le désaccord
ou les réalité toujours plus choquante
entre les vulgarités de la vie et les sublimités de l'art
raffinements du goût rend la
donne déjà la nausée à ceux qui voudraient ne pas sortir du monde imaginaire, vivre en plein idéal. Quoi que nous et
puissions faire et rêver, la nature ne se modèlera jamais sur
nos conceptions,
et
sa trivialité,
qui est la règle,
nous
la fera paraître d'autant plus laide que nous limiterons davantage nos choix à ses exceptions. D'autre part, à mesure
(i)
Fables,
II,
r.
l'histoire et les historiens
454 que
complique,
l'idéal se
de
ples, privilège
l'art
la
pure beauté des œuvres sim-
antique, est plus difficile à réaliser.
Peut-être l'avenir ne verra-t-il plus se produire de chefs-
d'œuvre accomplis.
où
devra
comme on
imperfections,
se contenter
d'œuvres inégales
en trouve tant d'exemples dans
moderne. Peut-être aussi
l'âge et
Il
quelques belles parties seront mêlées à de rebutantes
de
l'âge
de
grande invention
la
originalité passera-t-il sans retour. Obligés
la forte
d'avancer dans
les
voies frayées par de glorieux initiateurs,
les artistes seront réduits à l'imitation s'ils les la bizarrerie s'ils s'en écartent.
gloire, et le
ils
Avec moins de succès
peineront davantage dans leur lutte contre
sentiment amer de leur impuissance
découragement
Nos
suivent ou à
et
les
et
inclinera au
au désespoir...
pourront étendre en tous sens leurs
sciences
de
l'idéal,
re-
cherches, elles n'arriveront pas à découvrir l'entière vérité.
Loin de contenter nous
fait
mieux
ce
l'esprit,
concevoir
qu'elles
nous apprennent
l'étendue de
ce
que nous
ignorons, car tout problème résolu en soulève des séries d'autres. C'est
une interminable chaîne dont, un à un.
nous appelons à nous jamais savoir ni où
les
elle
anneaux, sans que nous puissions
commence,
ni
avons péniblement allumé, au sein de petit foyer
augmenter
de lumière l'éclat,
il
;
où
elle finit.
la nuit
Nous
profonde, un
quels que soient nos efforts pour en
sera toujours perdu dans l'immensité
noire qui nous enveloppe de toutes parts. Irritée par une curiosité d'autant plus vive qu'elle se sent la raison s'aperçoit
sances
.
c'est
toucher
vérités
même
pent à
la réflexion et
Kant,
l'idée
l'inconnu par plus de points. Les
qu'elle croyait le
de
de considérer
moins assouvie,
qu'agrandir la sphère de nos connais-
mieux posséder
lui
échap"
sont une apparence trompeuse. Depuis
la relativité
la science
de
la
connaissance nous oblige
comme un
mirage, une laborieuse
construction de l'entendement qui n'est nullement adéquate à la réalité vraie.
Il
faut renoncer
à pénétrer
le
mystère
DÉMONSTRATION DES LOIS DE l'hISTOIRE
455
des choses, car toutes nos explications prétendues aboutissent à l'inexplicable.
l'extrémité
des
Les plus grands
sciences
hommes peuvent
et
esprits,
parvenus à
ayant appris tout ce que
les
savoir, trouvent qu'ils ne savent rien et
sont amenés par un long détour à « une ignorance savante, qui se connaît (i)
Mais
».
cette
seconde ignorance
est plus
pénible à supporter que la première, parce qu'à une grande
une complète déception. Peut-être l'avemieux convaincu de notre radicale incapacité, en vien-
lassitude se joint nir,
à conclure, avec l'Ecclésiaste, que la curiosité de
dra-t-il
connaître n'est qu'inquiétude
et
tourment
d'esprit (2)...
Nous avons essayé de montrer, à rencontre de l'opinion commune, que la moralité moyenne des foules gagne et s'épure par degrés qu'ici,
comme
mais, ce point établi,
;
en toute chose,
être l'inévitable contre-partie
il
faut convenir
progrès du mal semble
le
A
de celui du bien.
vouloir entreprendre, l'activité
humaine
agitée, anxieuse, toujours en état
se
force de
compose une vie
de fièvre
de tension.
et
Telle est déjà l'existence des civilisés, surmenés par plus
de tâches qu'ils n'en peuvent accomplir. Dans cette lutte sans trêve pour surmonter les résistances des choses, la volonté, seule
vaincue.
contre tout,
Comparant
au prix de tant de fatigue déçue,
l'ont
est
lassée
vite
et
fatalement
alors l'inanité des résultats obtenus
elle juge,
et la
grandeur des ambitions qui
comme un
désabusé
de
la
« qu'aucun but ne vaut la peine d'aucun effort (3)
».
vie,
De
plus, les occasions de faillir se multiplient avec les obliga-
tions de
aux
bien
prises
faire,
avec
le
car
l'intérêt
devoir,
et la
exposent
des tentations plus nombreuses.
passion, toujours
notre
faiblesse
à
Les vices s'étendent à
raison des facilités qu'ils trouvent pour se donner carrière et,
comme
(1) Pascal,
n'est pire corruption
Pensées, édit. Havet,
art.
m,
que p.
celle
du
bien, les
18.
Quiadditscientiam additet laborem» {Ecclésiaste, Benjamin Constant.
(2) « (3)
il
1,
17, 18).
l'histoire et les historiens
456
dépravations des civilisés avilissent plus
que
la
nature humaine
des sauvages. Le sentiment
les brutalités
même
de
la
responsabilité semble se perdre chez les mauvais, qui font
mal sans remords, tandis que, chez
le
bons,
les
les exi-
gences du sens moral augmentent en proportion de moralité acquise,
A
de continuels scru-
et les meill-eurs, pris
pules, s'imputent à crime les
moindres imperfections...
mesure que nos relations
sociales
se
nos charges s'aggravent, car l'association
de services temps,
et,
les
chacun
plus on reçoit, plus
fait,
à
l'égard de
exagérée de ses droits
tagonisme des pres, la
tous les
un échange
intérêts,
la
autres,
de
En même parce que
une idée
ses devoirs. L'an-
compétition des amours-pro-
l'opposition des sentiments, la diversité des goûts, et
l'incompatibilité des caractères
rendent toujours plus fréquentes
de
développent,
faut rendre.
et insuffisante
contradiction des idées
êtres
il
est
chances de bon accord diminuent
se
la
humains,
conflit.
Les
les
lois,
plus funestes, entre les et
que des nécessités d'ordre public font
comme remède
établir
et
causes de mésintelligence, de discorde
à ce mal, imposent plus de restric-
tions qu'elles ne garantissent de droits, gênent les honnêtes
gens plus qu'elles n'arrêtent
membres de
la
les
autres,
communauté dans un
et
enlacent les
réseau de règlements,
d'obligations et de servitudes plus tyranniques encore que le
despotisme cruel mais restreint de
dons
ainsi
l'autre, et
la nature.
Nous
d'un côté ce que nous paraissons gagner
per-
de
de libres esprits ont pu regretter parfois, malgré
ses risques et ses dangers, l'indépendance sans frein de la
vie sauvage. Les gouvernements, institués pour organiser la
consacrent l'iniquité en donnant des formes légales
justice,
à l'oppression des faibles par
les forts,
des simples par les
habiles, des minorités par les majorités. Les abus deviennent-ils intolérables, l'unique correctif est le droit à l'insur-
rection
,
permanente de malaise et menace de Le progrès politique lui-même est une révolu-
cause
révolutions.
DÉMONSTRATION DES LOIS DE l'hISTOIRE
457
tion continue et ne peut s'accomplir sans trouble, puisque
chaque parcelle de
ou
liberté
d'égalité doit être
conquise
par la violence sur des détenteurs jaloux de leurs privilèges.
Ces perturbations, que traversent sans bares, sont funestes
du mécanisme que tous sont
aux
civilisés, à
péril les peuples bar-
cause de
la
complexité
social et de la. solidarité des intérêts qui fait atteints par
moindres
les
crises.
l'ordre plus général des rapports internationaux,
— si
Dans
la civi-
réduit les occasions de guerre entre les peuples,
lisation elle
en rend
que
le
effets
les
plus désastreux. Enfin, alors
régime fédératif parviendrait à supprimer
barbare de duel entre nations, rivalités et les guerres
il
cette
même forme
ne supprimera pas
de race, l'éviction
et
les
l'anéantissement
des populations réfractaires au progrès ou incapables de soutenir la concurrence vitale. Par la dépossession et l'écra-
sement des vaincus dans
la bataille
de
la vie, la civilisation
aura toujours son côté tragique, ses triomphes meurtriers...
Il
serait aisé
de noircir
Nous
tracer l'esquisse. s'en acquittent le
mal
le
tableau dont nous venons de
laissons ce soin
aux pessimistes qui
généralement avec succès. Admettons tout
qu'il leur plaira
de conjecturer pour l'avenir dans
les
limites de la vraisemblance. Balance faite, le bien l'emporte
néanmoins, puisque soit le prix
dont
hésiter tant
que
le
il
vie dure et s'accroît.
la faille
payer
le
Quel
que
progrès, payons-le sans
progrès sera véritable, car
il
vaut encore
mieux que ce qui n'est pas lui. D'ailleurs, ces maux si amèrement reprochés à la civilisation sont comme elle notre ouvrage et pourraient être atténués ou prévenus dans une large mesure. Ils tiennent en effet à ce que nous ne
sommes nous
le
pas assez raisonnables
et seraient fort
amoindris
si
devenions davantage. Les générations futures seront
contraintes, sous peine de mort, à l'être plus que nous.
Pour passé,
utiliser
au mieux
les
ressources accumulées par
pour en user sans en abuser,
elles
devront
le
faire
.l'histoire et les historiens
458
preuve d'une raison plus vigilante
dans
plus de tempérance
et
plus ferme, mettre
la satisfaction
des besoins, de
sagesse dans les passions, de rectitude dans les idées, de
morafité dans les actes, d'équité dans les rapports sociaux.
Les moindres écarts exposant à de grands raisonnables auront seuls chance
victimes de leur imprudence ou de leur
Aux
par une sélection civilisatrice. plète, l'empire
du monde
périls, les plus
de vivre. Les folie,
autres,
seront éliminés
com-
meilleurs la vie
et l'avenir illimité!...
Nos récriminations et nos plaintes se fondent principalement sur la contradiction entre l'infini auquel nous aspirons et le fini auquel la nature nous condamne mais il ;
seraitdéraisonnabled'opposer nos prétentions à ses exigences.
nous ne voulons pas perdre tous les bénéfices de son ordre, il faut nous résigner aux conditions d'une existence Si
finie, car
de
il
n'y en a pas d'autre possible.
la raison doit surtout consister à
La clairvoyance
reconnaître
les
bornes
assignées par la nécessité des choses à nos développements.
Le
progrès, qu'on a dit être « l'asymptote de la perfection ».
s'en rapprochera toujours l'atteindre.
Il
davantage sans pouvoir jamais
donc pas susceptible de devenir
n'est
infini
en étendue, en puissance ou en durée. Nous trouvons dans le milieu qui nous entoure et plus encore en nous-
mêmes,
d'infranchissables
monde où
tout est
fini,
limites.
Etres
finis
dans un
nous n'avons droit qu'à des
satis-
factions finies. Poursuivons avec ardeur celles qui sont à
notre portée, mais ne nous
au
seuil
parti. Si,
consumons pas en vains
efforts
de l'inaccessible. La raison doit en prendre son par des appétits insatiables de volupté, des désirs
immodérés de bonheur, un
idéal de beauté pure, des recher-
ches de vérité absolue, des visées de moralité parfaite, des rêves
d'organisation
sociale
d'où
toute
injustice
serait
exclue, elle ambitionne l'infini, elle a tort et ne se prépare
que des déceptions. La nature inexorable ne nous accorde
que des
plaisirs passagers,
dans
la stricte
mesure du besoin.
DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE
de rares
conformes à
et courtes, joies
la
^5g
mobilité de nos affec-
tions comme à l'insuffisance générale de leur objet, des vérités
bornées,
nous importe de connaître
les seules qu'il
nous puissions
faire
quelque chose
dont
et
des vertus inachevées
(i),
quf soient à perfectionner toujours, enfin des modes d'association qui. incapables de concilier tous les droits, prêtent
à des réformes sans et
Le
fin.
reste
échappe à nos atteintes
ne doit pas servir de but à notre
nous donc à
du
la loi
activité.
Soumettons-
du contingent qui domine parce qu'un seul, celui qui les résume
l'universalité des êtres
fini
et
tous, pourrait en être affranchi, mais, par cela
dérobe à notre compréhension. Si la limitation, l'obstacle, l'effort et la
a
mis ou
fini,
les
même,
il
peine, c'est qu'elle les
trouve partout elle-même. Renonçons à
l'in-
à l'absolu qui nous trompent et nous privent de ce
le fini
pourrait nous
offrir.
se
nature nous impose
la
que
L'indéfini a de quoi suffire à
toutes nos ambitions. Evitons, selon le conseil de Goethe,
de travailler en vue de perdre nos peines
l'éternité, si
mais tâchons de
;
nous ne voulons pas faire tenir
de jours qui nous sont comptés tout ce que d'excellent. sortir,
dans
nous avons
le
temps qui passe, dans
prise,
le
que nous vivons,
le
est précaire,
der longtemps,
il
faut
dont
la seule
comme il même de la
cœurs d'angoisse,
n'est
supprimer, ni
retar-
la
nous résoudre à
de s'insurger contre
la subir, car à
l'inévitable ?
terreurs imaginaires qui font l'horreur d'ôter à la
et
meilleur parti possible.
à la mort, terme toujours prochain,
en notre pouvoir ni de
moyen
peu
relatif sur lequel
dans ce monde où tout
idée remplit nos faibles
servirait
le
comporte
Renfermons-nous, puisque nous n'en pouvons
tirons-en, tant
Quant
dans
la vie
mort son aiguillon
du
Ecartons
trépas.
est
quoi les
L'unique
de voir en
elle
l'exécution d'une loi générale, la plus sage qu'il nous soit « Je suis intimement persuadée que ce que nous ne pouvons comprendre ne nous est pas nécessaire à savoir » (Lettre de M m ° du Deffand à Voltaire, 21 mars 1769). (i)
«
l'histoire et les historiens
460
donné de connaître, condition du progrès universel renouvellement. Appliquons-nous
l'éternel
prendre
l'utilité, la
des êtres
et
une amie tristesses,
nécessité de la mort,
qui, après
tant
d'agitations,
le repos, la
bien
et
elle
comme
d'épreuves
paix et l'oubli.
et
à
de
Aimons
la vie
pour ce qu'elle peut donner, mais ne faisons pas à
mort
l'injustice
de
de
com-
pour l'ensemble
pour nous-mêmes. Fions-nous à
nous versera
à
la craindre et sachons-lui plutôt gré
la
de
ce dont elle nous délivre. Notre dernière pensée doit être une double expression de gratitude pour la vie, qui nous a fait
goûter quelques-unes de ses joies,
non moins
et
pour
la
mort,
bienfaisante, qui vient trancher nettement toutes
nos misères.
TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION
,
LIVRE PREMIER OBJET DE L'HISTOIRE Chapitre
I
Chapitre
or .
II.
3
Définition de l'histoire
3
Agents de l'histoire | i. Valeur respective des des inconnus |
des arts
2.
Célébrités
Célébrités de
|
3.
|
4. Célébrités
|
5.
|
6.
|
7.
i3
hommes
célèbres
et
i3
3o 36
utiles
l'art
de la science. Célébrités de la vie morale Célébrités de la politique et de la religion. Considérations générales sur les agents de
56 67 76
l'histoire
Chapitre
III.
Faits
95
de l'histoire
1
ou événements réguliers ou de fonction
§
1.
Faits singuliers
|
2.
Faits
10
112 123
LIVRE DEUXIÈME PROGRAMME DE L'HISTOIRE Chapitre Chapitre
I
pr .
II.
Modes usuels de
147
répartition des problèmes.
Analyse raisonnée de
...
147 169
l'histoire
LIVRE TROISIÈME MÉTHODE DE L'HISTOIRE Chapitre
I**.
175
Méthode narrative §
1.
175
Valeur des témoignages
et crédibilité
de
la
176
tradition I
2.
Influences esthétiques
g
3.
Influence de l'intérêt et des passions.
§
4.
Influence des préjugés d'opinion
S
5.
§
6.
Influence des jugements moraux De la véracité des historiens et certitude
en
histoire
97 225 246 261 1
de
.
.
la
263
TABLE DES MATIERES
462
Pages
Chapitre
II.
Méthode |
1.
|
2.
statistique
Rôle et Valeur
utilité
de
289 290
la statistique
et crédibilité
des documents
statis-
3o6
tiques | |
de la 4. Rénovation de Histoire
3.
statistique l'histoire par
3 la
statistique.
1
1
317
LIVRE QUATRIÈME LOIS DE L'HISTOIRE Chapitre Chapitre
I
ar .
II.
325
Indication des lois de l'histoire
344 344
|
III.
1.
Lois spéciales de l'histoire i° Lois d'ordre 2 Lois de rapport.
345 348
Loi générale de l'histoire, du progrès ... i° Histoire de l'idée du progrès 2 Nécessité rationnelle du progrès .... 3° Formule mathématique de la loi de progression 4 Modes spéciaux de progression 5" Influences perturbatrices
355 356
Démonstration des lois de l'histoire | 1. Confirmation des lois par les faits observés
392
|
Chapitre
325
Nécessité d'établir des lois en histoire
2.
et constants |
2.
Extension des
de l'histoire aux
1
364 368 3
3
lois
86
g3
faits
antérieurs à l'observation. Restitution du passé perdu | 3.
36
Application des lois de l'histoire aux faits éventuels. Prévision de l'avenir 1" De la prévision des faits singuliers. 2 De la prévision des faits réguliers. .
.
.
.
396 411 41
3
428
ERRATA Page 24, note
— — —
1
3,
au
lieu
de P. de Rémusat, lise^ Charles de Rémusat.
53, ligne
4, au lieu de qui le jugent, lise^ qui la jugent.
88, ligne
4,
au
lieu de intétrêts, lise% intérêts.
i3, ligne'3o,flu lieu de
matin
d'hier
celles
;
sont, lise% matin
celles d'hier sont.
— — — — — — — —
244, ligne 28, au lieu de malechance, lise% malchance. 269, note 2, fin, au lieu de Thioret, lise^ Thierot. 273, ligne 16, au lieu de sincérité
!
lise^ sincérité.
371, ligne 23, au lieu de besogneux, lise^ besoigneux.
382, ligne
5,
au lieu de argue, lise% arguë.
395, ligne 27, au lieu de cience, lisez science. 402, ligne 25, au lieu de d'évolution lisez d'évolution. ;
408, ligne 16, au
lieu de
paru
e, 'li'sez
parure.
:
;
INDEX ALPHABÉTIQUE DES AUTEURS CITES OU MENTIONNES
Ablancourt (Perrot
d'),
r
85.
412 419; 429. Baillet, 194. Balzac, 237. -
;
AcCURSE, 184.
ACHENWALL,
3 10.
Actes des Apôtres, 112.
Baour-Lormian,
Aguesseau (d'), 285; 332. Albert le Grand, 33/.
Barbier, i5o.
Alfieri, 264.
Bayle,
Bavius, 5i.
Amiot (le P.), 160. Ammi en- Marcelin, 149; 184; 38 9
J.),
(J.
252
;
1
;
157; ;
1
Arago, 36 66. Aristobule, 187. Aristophane, 224. Aristote,
5; 69; 77; 147; 223; 232; 283
;
341
;
36 1
;
123 ;
;
285;
365; 3S4;
i8i; r i82
;
;
271
;
200
;
235, 248; 25i
273; 274; 276
268.
;
(La), 222.
béranger, 47. Berger de Xivrey, 267. BERNAL DlAZdelGASTILL0,228
Bertrand
(Joseph), 66.
Beulé, 264, 280. 314; 33
;
1
;
Akrien, 293.
Biot,
Aubigné (d'), 2i3; 226; 269. AUGER, 223. Aulu-Gelle, 20.
Blanc (Louis), 167. Block (Maurice), 296.
Bacon, 5g
Boileau, 48
159
;
64; 125; 145;
224; 23g
220
333.
Bichat, 63.
54.
;
;
256;258
;
Beaumarchais, 242
Bible, 294
449.
Arnauld,
199
;
Beaussire, 73.
;
;
58
1
85
Beaumelle
417.
446
83
33i; 419.
264.
Amyot, 1855237; 264; 33
325
1
268
.
Ampère
5i.
;
1
1
3,
398.
Boccaçe, 195 Bodin, 386.
53
280; 36o
3
;
;
BOISGUILBERT,
;
294.
49
;
52
;
55.
3 l6.
3o
4 66
INDEX ALPHABETIQUE
BOLLANDISTES, 193.
Bonald
(de),
1
265
270 274: 287 3i5 333; 359; 384; 389; 4 33; 448.
35.
Bongars, 333. Bossuét,
106;
53; 77; 98;
109
;
i63
;
164; 214
260
;
282
;
332
;
;
334
;
25o; 335
;
3o3
.
;
5
;
161
;
162
Corneille, 47;
52;28i;422.
5o;
Courier (P.-L.),
45^; 81
;
218;
224.
COURNOT,
Burton, 253. Byron, 3i 278; 323.
373.
3 7 5.
Cromwell,
;
382.
Callisthène, 187, 188. Daniel, 424.
Capitolin, 199.
Carlyle,
Caton,
17
78
;
Dante, 55
154.
;
263
20.
Cervantes, César, 200 2D2
208
229
;
;
;
;
65
;
67
;
224
428.
;
Deherain, 346. Démosthène, 112; 339. Denys d'Halicarnasse,
417.
Chamfort, 119, 244, 245. Chanson de Roland, 189.
2 12
216; 253.
Chapelain, 64. Charras, 23o.
Descartes, 5o; 101 283
Chassang, i85; 187; 239. Chateaubriand, 42 222 286.
Despois, 49.
Choisy
Destouches,
;
(l'abbé de), 222
;
;
289.
Chou-King, 121, 3i3. Chroniques de St-Dems, 191
;
Cicéron, 47; 70; 114; 127; 208 214; 221 247 263 ;
;
;
337
Desvergers
192.
;
63
264; 396
Daru, 254. Darwin, 63.
52. ;
:
Cousin (Victor), 17:07; 333;
399.
;
i5o:
418.
;
Copernic, 65.
379; 385; 38 7 Buffon, 216; 386; 387.
Bunsen, 333
COLEBROOKE, 398. Commynes, 134; i36:
;
Gondorcet, 36o. Constant (Benjamin), 260.
de), 260.
Buchon, 222. Buckle, 139; 140; i83; 224; 3 77
;
289; 375; 414.
Brongniart, 347. Bûchez, 333.
333;
;
Comte (Auguste),
36o ;'426. BOULAINVILLIERS, 3i6.
Broglie (duc
;
;
;
;
148; 202
36o; 412
;
53.
(Noël), 403.
Diderot, 280.
Didot (A. -F.), 33. Diodore de Sicile, 253 403.
;
282
DES AUTEURS CITES OU MENTIONNES
DlOGÈNE DE LAERTE, Dion Cassius, 86 g3. Dœring, 23o. DûNNELLY, 280. Doudan, 70 229.
I
Cj6
;
244.
Geoffroy de Montmouth,
;
goblet d'alviella, 444. Gœrres, 33 1. Gœthe, 25 38 52 72
54.
;
Dryden, 55 281. DuFRESNY, 269.
GOWER,
Dumas
Gray, io3.
(J.-B.), 60.
Green,
(Scipio), 284.
Eginhard, 189. Emerson, i5.
Grimm
55.
39.
(Jacob), 45. ;
Guevara, 257 268. Guibert de Nogent, 79. Guichardin, 55; 214; 269; ;
1.
Favre (Guillaume),
275; 4i5. Gui-Patin, 194; 263.
188.
Feillet, 72.
Guizot, 149; ;
;
Grote, 192 257. Guérard, 3i5.
97.
Eutrope, 3 1 5. Exode, 104; 25
Fénélon, 205
91
;
Grégoire de Tours, 180; 3i5. Grimm, 211; 435.
Epicure, 364. Eschyle, 38; 333; 358. ;
;
39.
Greene,
Euripide, 26
;
294; 459.
;
Dupleix
191.
Gibbon, 91.
;
Drommond,
467
Genèse, 190; 356.
244; 25
1
;
263.
272
180; 193; 229;
335
;
;
336
423.
;
Ferdouçy, 188.
Fermât,
Harcourt (duc d'), Havet (Ernest), 93
64.
Florus, 86
089.
;
Hegel, 36; 161;
FONTENELLE, 2l6; 285. Frazer,
i
Frédéric Froissart
387
19.
340; 420.
II, ,
1
52
i83;
167;
;
184; 199; 222
;
235
;
282
;
275.
;
FUSTEL DE GOULANGES, I44
;
374; 375;
388.
Heine (Henri), 425. Herder, 41 36o; 388. Hérodote, i5i; i85 ;
196
294 420. FURETIÈRE, 2IO.
1
179.
;
;
220
;
24b
;
282
292;3i3; 314; 33i ;
188;
;
;
283
;
398;
;
403.
HÉSIODE, 357.
4 5.
Hippocrate, 386. Histoire Auguste, 199.
Galiani, 128.
Galilée, 65
;
292.
Homère,
1
5
;
38
;
65 77 20 1 ;
;
;
1
INDEX ALPHABETIQUE
468 220 397
;
224; 33o; 33
;
441.
Lampride, 92 Lanfrey, 23o
385
Hooke, 65. Horace, 42; 52; 198; 201; 220; 336; 339; 357
402
Hugo 55
;
428
240
376;
429.
;
(Victor), 36; 48 ;
;
;
5i
;
54;
Hume, 248. Hutcheson, 379. huyghens, 65.
;
275.
;
337.
;
Larochefoucauld
23;
,
Lartet, 401. Las Cases, 275. (de), 194.
Laurent,
333.
Lecky, 378. Legrand, 53. Leibniz, 64; 244; 326
Lenormant
Jean de Damas, 195. Jésus, 264
265.
;
Johnson, 286.
Lepsius, 399.
Joinville, 149.
Leroy-Beaulieu
Jones (William), 398. JOSÈPHE, 2 3.
Lessing, 53; 36o.
Jove (Paul), 234; 235
;
Kant, 60
Kepler,
;
58
1
202.
;
238
;
70
267
;
LOTZE, 387. Louis XIV, 78
329.
Lucain, 16
65.
Kuenen,
Lucien
190.
,
47
io3
;
;
107
;
73
;
449.
La Fontaine, 217
;
341
39 ;
;
47
359
;
;
53
;
220;
de), 21.
;
5o
239
428.
;
2o5
;
;
207
;
220
;
;
25i. 358.
'>
;
(Charles), 366.
106
261;
;
125
Machiavel, 340
447-
Lambert (M me
;
422.
;
191
;
;
;
Lalita Vistara, iqb. 52;
3
Mably, 209 21 5 334. Macaulay, 44; 60; 64; io5;
453.
Laharpe, 426.
Lamartine,
1
(Paul), 446.
Lucrèce, 65 339 Luther, 100.
Lyell
Lacassagne, 75.
1
,
225
Labruyère
3
;
létourneau, 378. Lodge, 39. longuerue, 143. Longus, i85. Loriquet (le P.), 257; 268.
257.
Julien, 236.
Juvénal, 220
36o.
;
5
L'Estoile, 71, 245.
1
Justin, 141
18
(Fi\),
3 9 8.
JOUBERT, 232.
•
74;
97 ;'i63; 260.
Launoy
425.
;
Laplace, 63
93
;
;
Macrobe,
342 1
;
244
5;
77
;
14.
;
357.
;
248
25o
;
;
281.
293
;
DES AUTEURS CITES OU MENTIONNES
Maistre (Joseph 1
38
de), 101
;
1
35
;
179; 416.
;
214
Manilius, 2
35j.
M A RAT,
120.
;
198, 2o3;
218; 245
;
Montesquieu,
399.
16.
Manou,
77
;
246
;
263
;
;
3oi; 339; 416; 423; 424.
.
;
;
469 116
89;
;
134; 182; 186;
Malebranche, 285; Malherbe, 42 435 Malone, 39.
Manéthon, 282
47
54; 61
;
Marbaut, 267. Marc-Aurèle, 69. Marcellus (de), 42. Marguerite de Navarre, 273. Marivaux, 23 108.
5; 5o; 80; io3;
i32
;
137
;
202
242
;
259
;
285
386
;
2i3
;
;
326
;
;
237
;
343
;
399.
•MOREAU DE JONNÈS, 289. Morin (Le P.), 268. Mortillet (de), 401 407. ;
Muller Muller
(Jean de),
(Max), 45
193.;
220.
195
3 16-
;
;
;
Marlowe, 39. Marmier (Xavier),
Napoléon, 86; 87; 275 16.
Neuenbourg (Math, Newton, 63 64; 65
Martial,. 49.
Maspéro, 25
1.
;
Matthieu Paris, 191. Mémorial de Sainte-Hélène, 200
Mérimée,
1
54
1
33
;
2
i83.
Niebuhr, 277
;
278.
234
;
2 35
;
261
;
;
NOSTRADAMUS, 424.
Metternich, 229. Mézerai,
de), 192. ;
282.
206.
;
;
NlCÉTAS, 252.
Nisard, 197
252;
;
286
;
297; 428.
14
224
;
236
;
;
Nouvel Edda, 191.
279.
ocellus de lucanie, O'Méara, 84 87.
Mézières, 39. Méziriac, i85.
Michelet, 134;
1
35
;
25o
;
340.
Mignet, 340.
Ovide, 25
Mill
(Stuart), 96
Mille
et
;
100
;
I42;
257; I90;
400 404. 264 Montaigne, 19; 24; 38; 42; ;
;
357.
Paris (Gaston), 189*
Pascal, 40
272.
l37;
i
344.
une nuits, 189.
Mitford, 257. Molière, 39; 47; 53;
;
Onésicrite, 187.
Oppert, 398.
Mickiewtçz, 427.
MOMMSEN,
389.
;
160
;
377
;
;
42
;
5o; 75
164; 337
;
35o
34
359
;
;
!
426.
Pasquier (Estienne), 45 Patin, 44.
Payen,
1
;
35.
;
2^4.
INDEX ALPHABETIQUE
470 Peele,
QUINTILIEN,
39.
PÉTRARQUE, 3g Petty (Will.),
42;
\
232
5l.
186;
220
217;
35q.
;
3 16.
PHILINUS d'AgRIGENTE, 232.
Rabelais, 181, 224; 333; 334.
Philon le
Racan, 45.
Juif, jj.
233
;
;
358
;
224;
384
;
;
446.
Pline, 18; 27
253
;
266; 267;
;
Jeune,
2i5;
199;
;
2 32
5o
;
1
87
186
;
;
190
;
2 30
;
;
2 52
332; 38 9
;
;
2 3o;
;
244; 418; 420; 421. 140; i5o; 1 5 1
;
181
1
;
219; 221
;
253; 258; 322
;
;
;
259
;
;
;
218
;
286.
;
de), 228. ;.
42G.
de),
98; 119. Richter (Jean-Paul),
97
;
53.
RlLLIET DE CANDOLLE, 1^3. (Karl), 387.
24.
Rollin, 282.
5i.
Prévost-Paradol, 246
;
Riccobini, 39.
Roland (M me ),
;
;
206
;
Réville (Albert), 93
Ritter
417.
Pradon,
;
;
;
204 2o5 276 280
;
Richelieu (Cardinal ;
Pope, 27 55. Portalis, 82.
180
1
Retz (Cardinal
274.
Plutarque, 79 80
Polybe, i32
179.
Ramond, i32, 33. Rawlinson, 399. Rémusat (Charles de), 24 449 Rémusat (M me de), 269. Renan, i5 17 76; 149 180; 190
35g.
212; 2i3
219;
;
334.
;
;
Playfair (William), 292.
Pline le
236
;
Raleigh (Walter),
Pindare, 42 169; 441. Platon, 80; 82; 114; 269 290 Plaute, 181.
5i;i5o; 2o5
Racine,
Philostrate, 93. Pictet (Adolphe), 405.
5i
;
io3;
425.
;
Procope, 241 242 Prunières, 407. ;
Romancero, 189. Ronsard, 54 191. ;
Rousseau (J.-J.), 5o 68; 228. Ruinard (Dom), 194. ;
314.
;
Ptolémée, 100.
Saint
Augustin, 228; 237;
35 9
.
Quatrefages (de), 347; 401. QuESNAY, 82. Quételet, 75 3oi 302.
Sainte-Beuve, 41; 48; 53;
Sainte-Croix, 188.
;
188; 195; 196; 340.
;
210; 314;
1
14; 210
276
;
;
217
;
222; 275
;
3 18-
Saint Grégoire de Nazianze, 257.
DES AUTEURS CITES OU MENTIONNES
Sophocle, 342 Spartien, 3i5.
;
Saint Jérôme, 233. ;
;
Spinoza, 424.
358.
Staal (M ra e de), 273. Strabon, 86 5 141
358;
;
Saint-Pierre (abbé
de), 382;
Saint-Pierre (Bernardin
224
;
Strauss,
de),
(duc
de),
226
de),
238
106.
199
;
253
;
;
267.
SWETCHINE (M me ),
322.
233
234
;
229
;
Swift, 270. ;
Tacite, 20
441.
;
Salvien, 143.
82
1
;
25
;
33
71
;
i5o
;
Sannazar, 254.
180; 195
Sansovino,
2i3
;
219
;
238
;
240
;
246
;
249; 25o
3 16.
(J.-B.),
364.
Sayce, 404. Schiller, 44; 193
schlegel,
Taine, 62
53.
128; 270;
;
;
214
Tasse
(le),
5i
;
234
;
;
244; 245
;
2dï
253
;
340.
2 15.
;
121
21.
387.
;
;
Scott (Walter), Ségur (de), 211. Sénèque, 71 ;
3j3.
Thierry (Augustin),
78
;
241
;
284; 35g
;
38g
263
;
;
;
101
;
219
;
35i.
;
442.
;
Sévigné (M me de), 68; 25o. Shakspeare, 39 47 52 54 ;
212
;
226
;
80 178
Térence, 39 52. Thierry (Améde'e), 23o.
35o.
55
241
200
;
220
;
;
Tallemant des Réaux,
schoolcraft, 367. SCHOPENHAUER, 5l
265
199
;
78
;
i5i
;
257;27i;2y3; 3i5;
374.
;
;
417.
;
267.
;
349.
;
23o
;
403
;
Sully, 228
226
Say
229
;
3i5
;
240; 244; 249, 2505277;
Saint Thomas d'Aquin, 35g. Salluste, 20; 202; 2 13
i63;
;
342.
;
17.
Suidas, 190
;
;
237
;
Suétone, 97
i3o.
Saint-Simon (Comte
1 1
;
186
449-
Saint-Simon
358.
;
Spencer (Herbert), 445; 446.
Saint Luc, 24 325. Saint Matthieu, 265 Saint Paul, 2b5
47
SOCRATE, 283.
Saint Jacques, 94. Saint Jean, 5o 94.
;
246.
Thiers, 194. Thiers (Adolphe),
200
121
;
149
23i
;
244; 255
;
;
84; 87;
206
;
;
3
1
1
207
;
;
;
335;
340.
SlMONIDES, 267.
Thou
SlSMONDI, 276.
Thucydide, 9S
(de),
214
258.
;
;
195
;
212
Smith (Adam), 416.
33 9
;
3825417.
;
i5i;
2i3; 216
Smith, 280.
178; ;
294;
INDEX ALPHABETIQUE
472 Thurston, Timée, 190
Vincent de Lérins,
33. ;
Virgile,
240.
33
1
1
5
;
1
;
264;
;
195
212
2i3
;
246
254; 263
;
273; 282
340
;
417-
33
1
;
;
;
58
1
196
;
190; 191 ;
2 5o
;
2 53;
55
;
293;
i5o
1
;
Topin (Marius), 280.
240
;
Trogue-Pompée,
2
1
38.
1
58; 202.
Tschudi, 193.
5
35^.
i
93
;
i
;
9
i
36; 38; 5o
58
52
83
;
220
;
285
375.
;
2o5; 211
;
222
;
233
;
;
25o
;
252
;
1
;
Wace
;
269
237
253;
;
271
;
277; 279; 283;
419
;
;
q3
;
Voragine (Jacques 33
;
;
;
340
;
Vopiscus, 20
;
204
259; 260
;
145
;
159; 1(4
;
241
118
;
07;
;
272; 275
422
;
;
424.
i5o. de), iq3.
(Robert), 191.
Wagenfielt, 269.
420.
Valkmar, 427. Vaugelas, 45. Velleius Paterculus
,
240
;
333
;
340.
Vertot, 221 Vico, 29
1
;
;
;
;
64; 117
;
166
84;
(de),
Turgot, 3ôo turnebus, 54. Tyndall, 60.
o
3
;
VoLNEY, 268. Voltaire,
;
2i5
Tocqueville
8
358; 414.
TlRABOSCHI, 235.
Tite-Live, 19;
i
;
40
;
Walpole (Horace), 280. Wintherther (Jean de), WOLF, 40. Wright> 404.
192.
222.
;
224; 332
;
Xénophon, 25 282
357.
Victring (Jean
;
;
293.
de), 192.
Vies des Pères du Désert, iq3.
Zacharie, 424.
Vigneul de Marville, Vigny (A. de), 67.
Zeller, 192.
VlLLEHARDOIN,
1
VlLLEMAIN, 205
;
194.
ZONARAS, 282. Zozime,
5z.
220
;
lÔO.
—
2 58.
278.
TOURS, IMP.
E.
ARRAULT EfC'
io3; 1495213;
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