Bourdeau, L. (1888) L'histoire Et Les Historiens.pdf

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  • Pages: 484
L'HISTOIRE ET

LES HISTORIENS

LA

A

MEME

OUVRAGES DE

LIBRAIRIE

M. Louis

BOURDEAU

THEORIE DES SCIENCES PLAN DE SCIENCE INTÉGRALE

Deux

forts

volumes

20 francs

in-8

HISTOIRE DES ARTS UTILES ONT PARU

Les forces de l'industrie, un Conquête du monde animal, un

:

vol. in-8. vol. in-8.

... ...

5

fr.

5

fr.

POUR PARAITRE SUCCESSIVEME>

Conquête du monde végétal Conquête du monde minéral Industrie alimentaire

Industrie du vêtement Industrie domiciliaire.

Modes de locomotion

.......

un un un un un un

vol.

in-8.

vol.

in-8.

vol.

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vol. in-8. vol. in-8.

vol. in-8

L'HISTOIRE ET

LES HISTORIENS ESSAI CRITIQUE SUR L'HISTOIRE

CONSIDÉRÉE COMME SCIENCE POSITIVE

LOUIS BOURDEAU

PARIS ANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAILLIERE ET

FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR ioS,

boulevard

Saint-Germain,

1888 Tous

droits réserves

108

G

1

8 7ù64ht

631315

INTRODUCTION

L'histoire

encore établir.

faite.

est

toute à refaire ou

Les fondements

plutôt elle

mêmes de

La construction attend son

peut-on dire que

n'est

pas

science sont à

la

architecte.

A

peine

passe nous a lègue des matériaux.

le

Pour qu'une science

se trouve constituée, plusieurs con-

ditions sont en effet nécessaires

objet soit clairement défini

;

:

faut d'abord

Il

ensuite,

que

les

que son

problèmes à

résoudre, distribués dans l'ordre de complexité croissante,

composent un programme rationnel

;

il

est

d'une méthode apte à mettre en lumière

en outre besoin les vérités

chées; enfin, les connaissances acquises doivent être

formulées en

lois.

Or, l'histoire ne

Son

gences. arrêtées

;

satisfait jusqu'ici

objet

est

vague, mal

à

aucune de ces

impuissante à constater

les faits

Nous

preuve dans ce travail

et

'

exi-

sans limites

défini,

son programme, plein de confusion

d'établir des lois, nulle. la

cher-

pouvoir

;

avec certitude

sa méthode, ;

sa capacité

nous proposons d'en donner d'indiquer

comment

devrait

être instituée l'étude des choses humaines pour mériter de

prendre rang parmi

les sciences.

L'HISTOIRE ET LES HISTORIENS

LIVRE PREMIER OBJET DE L'HISTOIRE

CHAPITRE PREMIER DÉFINITION DE L'HISTOIRE

Le préliminaire obligé de toute recherche consiste à conscrire avec soin

le

champ qu'on

définition précise rend la

veut explorer.

compréhension

cir-

Une

claire et l'étude

Chaque science délimite dans l'ensemble de la un groupe de faits, s'y renferme comme en un domaine propre et s'applique à le connaître en entier. Son objet se conçoit et se distingue aisément. On sait où il com-

fructueuse.

nature

mence, jusqu'où sous

les

yeux

;

il

on

s'étend,



il

finit.

Le but

est

sans cesse

n'a pas à craindre de s'égarer et de se

perdre.

Quelle

est

la définition

de l'histoire

?

Peu d'historiens

ont pris la peine de répondre à cette question que tous,

avant

même

de rien écrire, auraient, semble-t-il, dû se

f

b HISTOIRE ET bES HISTORIENS

4

poser. Ils ne se sont point occupés de déterminer nette-

ment

la fonction

de l'histoire dans Tordre des sciences.

nous faut suppléer à

motet Pris

Il

lacune par l'acception usuelle du

cette

l'interprétation des œuvres.

dans son étymologie première,

terme d'histoire.

le

du grec ïarxtopta, signifie information, recherche. aucune étude particulière. L'usage, il est vrai, indiquer sans lui assigne un sens spécial. « L'histoire, dit le Diction« naire de ï Académie française, est le récit des choses dérivé

« dignes de mémoire. »

Amyot

la définit

même

de

« une

« narration ordonnée des choses notables dictes, faictes ou « advenues dans

« à perpétuité

Une

(ï) ».

définition de ce genre,

ouvrages,

fait la

Que

raison.

loppements de

mémoire » fixes ?

ne

des historiens,

tion d'une science '-•

passé pour en conserver la souvenance

le

la

et,

plus on

elle

si

saurait

convient assez aux à

suffire

creuse,

'la

moins

l'instituelle satis-

représentent, dans l'ensemble des dévevie

? Ont-elles

humaine,

les

choses « dignes de

une essence propre, des caractères

Nullement. Cette qualification résulte d'une appré-

ciation arbitraire qui

échappe à toute

avec clairvoyance

choses dont

les

le

règle.

de survivre de celles qu'on voue à l'oubli, toutes connaître, et

un

il

faudrait les

triage pareil serait plutôt la conclu-

sion d'une science faite que

à établir. Afin

Pour séparer

souvenir paraît mériter

d'éviter le

le

point de départ d'une science

soupçon de bizarrerie

et

de ca-

price, les historiens consultent d'ordinaire la célébrité, c'est-

à-dire

l'assentiment public,

indice trompeur.

s'occuper des choses célèbres et

non des

autres ?

Pourquoi

On

leur

suppose sans doute plus d'importance. Mais ce serait à

démontrer d'être faite.

de

faits

(i)

et,

comme nous

le

verrons, la preuve est loin

Les historiens mêlent

communément au

récit

tenus pour mémorables bien des incidents qui

Préface de

la

traduction des

Hommes

illustres de Plutarque.

le

DEFINITION DE L HISTOIRE

sont fort peu,

et leurs histoires,

5

sauf les plus sommaires, ne

sont pleines que de minuties. Jusqu'où doivent s'étendre,

dans bres

le détail, les ?

tenants et aboutissants des choses célè-

Cela n'est pas indiqué. La frontière reste indécise;

chacun place des bornes à sa

fantaisie. Enfin, la

renommée,

qu'on prend pour arbitre, n'a rien d'universel ni de permanent. Variable selon les temps et les lieux, elle signale par-

tout des illustrations différentes. Les peuples d'Europe ne glorifient pas les

mêmes grands hommes que ceux de

trême Asie,

que

et ce

l'ex-

générations de l'âge préhistorique

les

ont pu juger digne d'éternelle mémoire

de nos jours,

est,

parfaitement oublié. L'histoire, ainsi comprise, se compose

donc d'éléments sans valeur générale, dont est

locale,

transitoire

rait s'édifier sur ce fuit

et

se dérobe.

étreindre

et

désignation

la

discutable. Quelle science pour-

mobile fondement? L'objet de l'étude

Comme

l'Ixion de

Fable, on croit

la

une déesse, on n'embrasse qu'une nuée.

Auguste Comte a tenté de constituer autrement Toutefois, la définition qu'il en donne, lui assigne laissent subsister

toire

ou Sociologie

« ture et

le

a,

dit-il,

mouvement

le

l'histoire.

nom même

qu'il

de fâcheuses obscurités. L'his-

pour but d'étudier «

des sociétés humaines »

la struc-

Mais,

(i).

réduite à ces termes, elle ne paraît guère différer de la science

politique dont Aristote, Machiavel tracé l'ébauche. Si, d'autre part,

Montesquieu ont

et

on veut

faire entrer

ce cadre étroit la totalité des notions historiques, blit

entre elles qu'un lien précaire et de convention.

ces limites incertaines,

sociologie

admet

dans

n'éta-

Avec

on ne voit pas clairement ce que

la

et ce qu'elle exclut.

Qu'est-ce donc que l'histoire et spécifier l'objet? Elle doit,

comment

convient-il d'en

croyons-nous, être définie '« la

« science des développements de la raison ».

(i)

on

Discours sur l'ensemble du positivisme,

p.

170.

.

-

,

I/HISTOIRE ET LES HISTORIENS

6

L'étude de l'homme, être organisé, relève de la zoologie générale

;

mais

ne

ni l'anatomie, ni la physiologie

le

font

connaître en entier. Outre les fonctions qui lui sont com-

munes avec

les

animaux,

propres. Alors, en

effet,

en accomplit qui

il

sont

lui

que, pour chacune des espèces

animales,

les

manifestations de l'activité psychique sont

uniformes

et

simples, dans l'humanité seule elles offrent

une complexité prodigieuse, une

sans

variabilité

fin

et

sans bornes.

Chez

les

animaux de même

Ils

font les

mêmes

même

choses, de la

façon, et pourvoient

Genre de

à des besoins pareils par des satisfactions pareilles. vie,

du mœurs.

espèce, à la similitude

type s'ajoute celle des facultés, des instincts et des

régime alimentaire, industries, moyens d'agression

de défense, modes d'association, tout

répandue dans des milieux

avec une lenteur

si

si

et

commun. Quoique

différents, l'espèce

stabilité relative et les siècles

former, ou du moins,

est

conserve une

passent sur elle sans la trans-

des mutations s'effectuent, c'est

grande que

les intervalles

de nos chro-

nologies n'en peuvent donner la mesure.

A

l'inverse

du monde animal dont

chaque espèce, une se plie

les

ont,

traits

humaine

fixité caractéristique, l'espèce

aux conditions de

dans

vie les plus diverses et développe

une puissance indéfinie de variation.

La multiplicité des œuvre pour subsister

artifices

que

n'est-elle

les

hommes

mettent en

pas surprenante? Quelle

Quelle ingéniosité à se faire des

fécondité d'invention

!

armes

Quelle adresse à s'en servir

et

des outils

!

dénués de civilisation exploitent par une

!

Les plus

cueillette et

une

quête instinctives les aliments naturels à portée de leur faiblesse. D'autres vivent

en déprédateurs du produit de

la

chasse bu de la pêche. Les pasteurs multiplient en troupeaux des espèces animales réduites à

l'état

domestique. Les agri-

culteurs retirent du sol fertilisé par la culture, d'inépuisables ,

moissons. Les nations industrielles font subir aux éléments

DEFINITION DE L'HISTOIRE

de richesse des transformations qui sortes de besoins.

gement

différer.

7

approprient à toutes

Sous l'influence de régimes aussi dissem-

manière

blables, la

les

de vivre des

hommes

Frugivores sous l'équateur,

peut étransont car-

ils

nivores dans les régions froides, omnivores dans les zones tempérées. Quelques-uns vont nus,

comme

les

brutes

;

la

plupart se couvrent de vêtemehts dont la matière varie

suivant leurs ressources

Tandis que

fantaisie.

égal

doux

et

ailleurs,

il

tentes de

se

les

et la disposition

au gré de leur

habitants des contrées à climat

contentent des moindres abris, partout

a fallu construire des logements, cases de bois,

peaux ou

d'étoffes, huttes d'argile,

maisons de

brique ou de pierre. Les populations riveraines des eaux s'y installent à

demeure sur des bâtiments qui flottent et Des mineurs tra-

deviennent pour ainsi dire amphibies. vaillent sous terre à des profondeurs et

des aéronautes s'élèvent dans

n'atteignent pas les oiseaux.

un sens

où toute vie a disparu,

l'air

Chaque

à des hauteurs

que

industrie exerce dans

spécial l'activité de ceux qui s'y adonnent. Enfin,

l'ensemble des produits utiles influe sur ceux qui

les

con-

somment, selon leur état de misère ou d'opulence... Combien de passions, généreuses ou détestables, fermentent

dans

Chez

les

le

cœur de l'homme

uns dominent

et

raniment ou

les instincts

brutaux

le

déchirent

!

et les appétits

sensuels; chez d'autres prévalent les sentiments

person-

ou de vanité les natures aimantes cèdent de préférence aux affections sympathiques, à l'amour, à nels d egoïsme

l'amitié,

;

à la bienveillance.

Ceux que tourmente

la

soif

des richesses ou des honneurs nourrissent d'âpres convoitises et

des ambitions sans frein. Quelques-uns s'inspirent

du patriotisme:

l'élite

prétend à la gloire. Les plus grands

s'efforcent d'embrasser,

dans une sublime

nité, la nature, l'infini divin.

étreinte,

Parmi tant de

l'huma-

désirs qui

nous

pressent et d'émotions qui nous agitent, chacun a sa façon

de sentir, d'aimer, de haïr, d'être heureux ou malheureux...

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

8

variété de nos goûts dépasse encore celle de nos affec-

La

parce que l'imagination, libre d'arranger à son gré

tions,

les choses, se

un monde

joue dans

idéal

son essor. La poésie, l'architecture,

musique nous révèlent

ture et la

qui change

chaque

art

et !

aspects d'une beauté

les

se renouvelle sans cesse.

Que

Que de

genres dans

dans chaque genre

d'écoles

maîtres dans quelques écoles!

dans l'œuvre d'un maître

où rien ne limite

sculpture, la pein-

la

Que de

!

que de fécondité

Parfois,

Et toujours, que d'appréciations

!

sur chaque ouvrage d'art !... Les sciences nous font pénétrer par diverses voies dans l'étude de la nature, et leurs recherches ont déjà

mis en

lumière plus de vérités que l'intelligence la plus ouverte

hommes

n'en peut apprendre ou retenir. Les d'après ce qu'ils

en possèdent,

dans des espèces différentes l'ignorant

même

les

se classent

de ranger

et l'on serait tenté

savants adonnés à des

et

savant, ou

le

dehors des connaissances certaines,

il

que des opi-

n'y a

nions plus ou moins probables, occasion de débats contradictions sans qui,

de

fin.

de

sur tous les points ni peut-être sur

pensée elle-même, celle

de

Les

confusion des langues est l'image

se trouble et s'effraie à considérer les diver-

degrés sans

honteux

seul.

et la

actions montrent ce que les

un

pensée ne varient pas moins que

qui existe entre les esprits...

La conscience

la

et

hommes

la

gences morales que trahit

et

ne trouverait pas deux

à part les choses évidentes ou démontrées, pensent

même

modes d'expression de la

On

En

études distinctes.

s'étalent

plus

le

la

conduite des hommes. Leurs

bien a de meilleur,

nombre

le

mal, de pire,

entre ces extrêmes. Des vices

en face de sublimes vertus

et

la sainteté

haute coudoie d'abjectes dépravations.

Il

y

a,

hommes, des bons et des méchants, des natures exquises et des monstres. La moyenne même des foules n'est point uniforme. Chacun a ses qualités et ses défauts qui

parmi

se

les

démentent par circonstance

et

changent à l'occasion...

DEFINITION DE L HISTOIRE

Dans

des

l'ordre

sociaux,

faits

semblent avoir pris à tâche de

La condition des

familles,

si

Q

groupes humains

les

réaliser tous les possibles.

fixe

chez

animaux,

les

est,

dans notre espèce, extrêmement variable. La promiscuité, polygamie,

la les

la

rapports entre les sexes.

l'homme,



monogamie ont pu régir Ici, la femme est l'esclave de

polyandrie, la

son égale. L'autorité paternelle

solue, tantôt presquemulle

;

le lien

lâche ou resserré. Les

hommes

à des relations privées

et,

dans

est tantôt ab-

de parenté, inégalement

ou

se prêtent

pendant que

les

se

uns

refusent

se plaisent

du monde, d'autres recherchent la soliLes mœurs, les coutumes et les lois sont partout di-

le

tude.

tourbillon

Toutes

verses.

les

liberté politique

formes imaginables de servitude ou de

ont été appliquées au gouvernement des

Etats fondés soit sur privilèges

le

despotisme d'un chef,

d'aristocraties restreintes,

démocratique des foules. Enfin, diviser les

hommes

de dogmes répartis en panthéistes...,

par

la

les

soit sur les

l'autonomie

soit sur

religions achèvent de

de

multiplicité

fétichistes, polythéistes,

symboles

et

monothéistes,

chaque système de croyances admettant des

cultes, des sectes et des interprétations à l'infini.

Cette diversité, dont

yeux

le

dans

la suite

le

le

monde

actuel

nous met sous

les

vivant spectacle, se déroule, plus inépuisable encore, des âges.

A

aucun moment de son

existence,

genre humain n'a ressemblé à ce qu'il est maintenant.

Nous

différons de nos pères qui

leurs aïeux, et plus

paraît grande l'amplitude

L'Europe de nos jours ne rope

d'il

y a un

siècle,

des

passé, plus

changements

accomplis.

dans l'Eu-

se reconnaît déjà plus

et

la

n'a presque plus rien de

avec l'Europe romaine ou barbare. Trois mille

ans avaient transformé l'ancien monde; suffi à

différaient de le

moins encore dans l'Europe de

Renaissance ou des croisades,

commun

eux-mêmes

on remonte haut dans

transformer

le

trois

siècles

nouveau. Alors que. durant

la

ont

période

quaternaire, qu'on peut appeler l'âge humain, les espèces

10

ET LES HISTORIENS

L HISTOIRE

animales ne paraissent pas avoir varié d'une manière appréciable,

l'homme

a modifié

profondément sa condition de

Dégagé de son animalité native

vie.

plus

du primitif état de nature,

il

et s'éloignant

de plus en

a successivement traversé

des phases de sauvagerie chasseresse, de barbarie pastorale et

de civilisation d'abord agricole, puis industrielle... Ainsi l'activité

et

humaine

de place en place

et

de siècle en

On

incessamment.

transfigure

foule d'espèces et

a pour attribut d'être multiforme

non moins

dans une

que

insaisissable

Comment

siècle, tout

évolue

et se

Comme lui,

une

l'antique Protée

l'humanité se dérobe

de fugitives apparences. Son

étude soulève un problème dont l'analyse.

tout varie

elle,

aurait à distinguer

seule.

à qui veut l'étreindre sous

et

En

changeante dans ses développements.

la

complexité semble défier

monde

aborder ce

plein de singularités

de contrastes? Quoi qu'on affirme de l'homme, en bien ou

en mal, qu'on

ou qu'on

le

vante ou qu'on

rabaisse,

le

tout

se

le

dénigre, qu'on l'exalte

aisément par des

justifie

exemples dans l'ordre particulier, rien l'ordre général. Cette absence de traits

connaissance des hommes, ambition

n'est

exact dans

uniformes rend

la

de

la

et

désespoir

philosophie, aussi ardue, imparfaite et décevante que celle

des

animaux

est facile,

complète

eux autant que

fèrent entre

les

et sûre.

Les premiers

dif-

seconds se ressemblent. La

cause de cette disparité tient, chez l'homme, à l'exercice de facultés

moins bornées, plus

il

se

son rang,

modes

actives et

plus puissantes,

mot de raison. Si, par son organisation, rapproche des animaux et se classe parmi eux à

qu'exprime

le

si

même

il

leur est encore assimilable par ses

inférieurs d'activité, la réfîexivité, l'instinct et l'in-

telligence,

il

s'élève,

par

la

raison, au-dessus de toute la

création animée, et constitue, dans l'ordre

des fonctions

psychiques, une sorte de règne à part, aussi supérieur au

règne animal que celui-ci et l'autre le

l'est

au règne végétal

sont au règne des corps bruts.

et

que l'un

DEFINITION DE L'HISTOIRE C'est ce quatrième règne, le règne

par l'exercice de

que

la raison,

après les trois autres. Mais les

procédés simples

animaux.

i

humain,

connaître

ne peut plus employer

ici, elle

en usage pour l'étude des

borne à observer quelques indi-

L'artifice qui se

spécimens de l'espèce entière, ne

vidus,

caractérisé

la science aspire à

et expéditifs

i

suffirait

pas à

saisir les

multiples aspects d'une vie toujours changeante et

diverse.

On

détail

doit alors scruter l'espèce à fond, épuiser

de ses variations

le

reconnaître les lois d'une conti-

et

nuelle métamorphose. Pour résoudre ce problème, ce ne serait plus assez de l'histoire naturelle,

il

faut de l'histoire.

Cette science, dernier terme des limitations opérées dans l'étude de la nature,

compare

semble bien circonscrite quand on son objet à la généralité de ceux

spécialité de

la

des autres sciences; néanmoins,

nombre

et

de

qu'en réalité

la diversité il

des

si

faits,

l'on tient

on

est

compte du

conduit à juger

n'y en a pas de plus vaste. Ni les relations

des grandeurs qui vont de l'un à l'autre infini, ni les révolutions des astres qui gravitent dans l'espace illimité, ni les

effets

des forces physiques, ni les combinaisons des

substances, ni les types de structure, ni leur

tionnement n'offrent

l'esprit

à

mode

de recherche un

de fonc-

champ

d'exploration comparable par son étendue et sa richesse à



l'ensemble des phénomènes rationnels.

se déploie

une

force supérieure en puissance et en dignité à toutes celles

que nous connaissons dans place qu'occupe l'espèce

humaine dans

une grandeur propre qui ses facultés, et cette

n"a su encore la Si l'on

de

admet

l'histoire,

Malgré

l'univers.

le

peu de

nature, elle a

résulte de la transcendance de

grandeur

mesurer ni

la

est telle

même

la définition

qu'aucun historien

la pressentir.

que nous venons de donner

son objet devra manifestement comprendre

l'universalité des faits

que

la

raison dirige ou dont elle

subit l'influence. Partout où vivent des leur raison s'exerce et

hommes,

partout où

où des mutations s'accomplissent

L HISTOIRE

12

ET LES HISTORIENS

par un travail de l'espèce sur elle-même,

s'élabore la



matière de l'histoire. L'idéal serait de connaître des personnes et des choses. d'en étudier

complète

nombre

le

la totalité

donc tenue

science est

plus possible, car elle sera d'autant moins

un plus

qu'elle limitera ses recherches à

petit

d'êtres et de faits.

Or, nous accusons tous cette

La

obligation.

hommes,

les historiens

lieu

d'observer

d'avoir la

les

fonctions de la

raison,

ils

méconnu

généralité

ne voient que des personnages

ils

de scruter

Au

et,

se

des

négligeant

bornent à

raconter des événements. Cette manière de concevoir et de présenter l'histoire ne répond nullement aux exigences de la

science.

importe d'établir sur une base plus large

Il

connaissance de l'humanité.

u

^

n,

„ v^fl*»*

M

la

CHAPITRE SECOND AGENTS DE L'HISTOIRE

I

'

VALEUR RESPECTIVE DES HOMMES CELEBRES ET DES INCONNUS

La raison n'est entière que chez tous les hommes. Chacun d'eux montre un côté de l'espèce, un mode d'action de ses facultés,

et,

si

qu'en soit

faible

la valeur,

l'historien

qui, de parti pris, s'abstiendrait d'en tenir compte, laisserait le total

incomplet.

une humble vie que tité

parmi

les

Il

n'a pas plus le droit de dédaigner

mathématicien d'omettre une quan-

le

coefficients

d'un nombre, l'astronome, un

centre d'attraction dans la détermination d'une orbite,

le

un agent dans la production des phénomènes, le un atome dans l'analyse des substances, et le naturaliste, une espèce dans la classification des formes. L'histoire du genre humain doit être, autant que possible, celle physicien,

chimiste,

de tous

les êtres

humains.

Les historiens, pourtant, ne procèdent pas de ils

se

contentent d'en étudier

l'espèce les

humaine deux

hommes

célèbres

parts inégales, .

la sorte

quelques-uns. Faisant

de l'autre

la

ils

;

de

mettent d'un côté

foule

immense des

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

14

inconnus,

décident que les premiers méritent seuls

et

dans leurs

figurer

récits.

des personnages choisis,

concentrent

Ils

les

et

de

lumière sur

la

multitudes, rejetées dans

un de ces fonds perdus que les peintres aux exigences du clair obscur, afin d'obtenir de

l'ombre, deviennent sacrifient

puissants

On

effets.

ne peut rien imaginer de plus contraire au véritable de

esprit

la science.

borner à

elles

champ de

Trier des individualités en vue

son étude,

genre humain.

comparaison de ceux qui ne est

un

effet

implique la

de contraste,

le

et

sont pas, car la célébrité

renommée de quelques-uns

et la

du plus

l'obscurité

génération actuelle

le

combien peuvent passer pour

chance, à ce

titre,

Prenons

nombre.

grand

faisons-en

décompte. Sur

environ i,5oo, 000,000 d'êtres humains dont pose,

le

du

gros

le

peu d'hommes célèbres en

a bien

y

Il

résoudre à ignorer

et se

l'histoire

et

singulièrement

c'est réduire

se

elle

célèbres

et

de trouver place dans l'histoire

com-

auront

? Si

bien

partagés que nous nous croyions en illustrations de tout genre,

l'exemple du passé montre que de très rares élus

surnageront sur un océan d'oubli

et

occuperont d'eux

la

Quelques centaines de noms seraient beaucoup mémoire de nos successeurs; mettons-en un millier, mettons-en même plusieurs, si on l'exige, quoique peu

postérité.

pour

la

de personnes fussent en état d'en

citer autant.

C'est cette

minorité dérisoire qui va seule accaparer l'attention des historiens

et,

question que

de l'immense majorité, si

elle n'avait

pas existé

il

!

ne sera non plus Cela ne semble-t-il

pas fort injuste et médiocrement sensé puisque ces déshérités

La

de

la gloire

ne laissent pas, eux aussi, d'avoir vécu

science peut-elle, sans trahir son mandat, sacrifier à

poignée

d'hommes

illustres

ou

présumés

tels

?

une

foule

la

innombrable des hommes obscurs ? Que penseriez-vous d'un géographe qui, pour toute description de la terre, se contenterait d'en mentionner les plus hauts

sommets

?

AGENTS DE L'HISTOIRE Mais, objectera-t-on,

Force

de

est bien

éprouve

le

même

Lorsque, au début de

se restreindre.

O

«

:

l'armée

comme

eux.

appelle les

Il

Muses qui sauvez de

« ne

ne pourrais jamais

je

pourrais jamais,

le

quand

« bouches, une voix infatigable « Je compterai seulement

môme

usent du

expédient

les

chefs et les rois. :

non.

je

j'aurais dix langues, dix

et

ils

Muses à son

nommer

les

une poitrine

d'airain...

» Les historiens

les chefs (i). :

il

les histo-

l'oubli le souvenir des

« événements..., dites-moi quels furent « Les soldats,

des Grecs,

embarras qu'ont ressenti tous

riens et s'en tire

5

ne faut pas demander l'impossible.

Homère veut dénombrer

Ylliade,

secours

il

1

suppriment l'armée

se

et

bornent à parler des chefs.

Sans doute,

ne peuvent pas exposer en détail

ils

graphie de tous

les

hommes

et,

la bio-

ressayaient,

s'ils

n'y

ils

trouveraient qu'un thème banal dont l'intérêt serait nul.

quoi bon, allèguent-ils, interroger

nous apprendre

rien à

nombre

;

il

?

faut peser les

les

foules

si

elles

A

n'ont

La grandeur importe plus que le hommes, non les compter. Au lieu

de tout prendre, on choisit. Et qui pourrait se plaindre

on du drame historique ?

lorsque, éliminant le chœur, personnage insignifiant, réduit

Les

aux premiers

hommes

rôles les acteurs

célèbres, désignés, par la

renommée,

c'est-à-

dire

par une sorte de suffrage universel, ne peuvent-ils

pas,

au besoin, constituer une représentation idéale

genre humain

(2) ?

du symbo-

M. Renan conçoit une histoire résume en figurations glorieuses

lique où l'humanité se

«

Chaque

:

nation, chaque forme intellectuelle, religieuse,

« morale, laisse après elle une courte expression qui en « est

comme

«

millions

les

le

type abrégé et qui

d'hommes à jamais

« qui sont morts groupés autour

quelques héros à

oubliés qui ont vécu d'elle.

la foule, tout est profit.

(1) Iliade, II. (2)

demeure pour représenter

Emerson, Représentative men>

»

A substituer

et

ainsi

L'humanité trouve

HISTOIRE ET LES HISTORIENS

1.

dans

réfléchie

même

ses

annales une image plus flatteuse

Tintérôt de leur

œuvre démesurément

Ces raisons,

ne

accepter

je l'avoue,

comme véritables

me

d'elle-

beaucoup simplifiée

la tâche des historiens est

;

et

accru.

touchent guère. Je ne puis

des histoires faites par délégation.

Les nécessités politiques font admettre des représentants

pour

les

opinions,

quand

sont partagées

elles

saurait y en avoir pour l'existence,

sonnelle. C'est se

moquer que

d'un peuple

celle

et

d'offrir l'histoire

de supprimer

;

mais

il

ne

chose absolument perd'un

roi

pour

genre humain pour la

le

plus grande gloire de quelques héros. L'humanité n'est bien représentée que par elle-même.

volontiers

Je ferais

à ces

délégués officieux, qui usurpent la place de tous, la réponse

que

cite

un voyageur aux Etats-Unis comme un

quant des mœurs américaines

:

trait

pi-

Lin jour de fête nationale,

quelques membres du congrès se frayaient avec peine un passage dans la foule pour arriver à une estrade réservée.

« Faites place,

mes amis,

disaient-ils,

« représentants du peuple. »

dérangé par

les

et

ses mandataires, prit

bras et lecarta disant,

« Otez-vous de Si l'on dénie

là,

les

— Un quidam, mécontent d'être

curieux sans doute de voir

yeux de

nous sommes



aux

le

un des de

éclats

nous sommes

autrement que

la fête

rire

intrus par

des

voisins

peuple lui-même

aux hommes célèbres

le droit

(i).

le :

»

de représenter

les multitudes, leur accordera-t-on le privilège,

encore plus

exorbitant, de constituer à eux seuls la matière de l'histoire ?

La

science doit-elle redire «

La

vie

Humanum

(1)

(2)

mot du

poète

paucis vivit genus

:

(2). »

des foules est-elle vraiment sans valeur, et n'y

avait-il rien

parlé ?

le

à dire

de tous ceux dont l'histoire n'a pas

Les historiens semblent

le

croire

X. Marinier. Lettres sur l'Amérique, 1850. Lucain, Pharsale, V. 343.

;

quelques-uns

*

AGENTS DE L HISTOIRE

même

expressément

l'affirment

érigé en théorie. Carlyle

des héros

«

Ils

ont été

«

les

patrons

hommes

en un large sens,

masse des hommes a pu

le

c'est,

monde

en

fin

les

de compte,

qui ont travaillé ici-bas.

conducteurs des hommes,

les et,

« teindre. Toutes « dans

ne voit en histoire que l'influence

en ce monde,

fait

« l'histoire des grands

la

IJ

philosophes l'ont

« L'histoire universelle, l'histoire de ce que

:

« l'homme a

« que

des

et

modeleurs,

les

les créateurs

de tout ce

ou

s'efforcer de faire

d'at-

choses que nous voyons accomplies

sont proprement

matériel exté-

le résultat

« rieur, la réalisation pratique et l'incarnation des pensées « qui habitèrent dans

monde

« toire du

les

entier,

grands hommes. L'âme de

« serait l'histoire de ceux-ci toire sera toujours,

« tocrate »,

penser

(2).

des héros

«

hommes.

« Ouvrez

«

les

passé, «

est

aris-

grand nombre doit

« Quelques-uns vivent la

suprématie

peuple est tout entier dans ses grands

C'est en eux seuls

il

le

ce

l'his-

une bonne

» Écoutons Cousin proclamer

Un

les livres d'histoire,

« propres et

le

par procuration...

et jouir

« pour tous

«

» Strauss tient que

(i).

par

M. Renan décide que

et

:

comme

l'his-

on peut justement l'admettre,

que

l'histoire le considère.

vous n'y voyez que des noms

impossible qu'il en soit autrement; car

masses ne font rien que pour elles-mêmes,

elles

si

ne font

« rien par elles-mêmes. Elles agissent par leurs chefs... Les « historiens ont fort raison de ne s'occuper que des grands « hommes... Les grands

hommes résument

mouvement donc, dans tous ses moments

« l'humanité. Le «

« l'enfantement

«

monde

«

homme (1)

tory, (2) (3)

entier, (3).

Carlyle,

et

représentent

perpétuel des choses

des

grands

travaille à

et à

tous ses degrés, que

hommes...

former

la

n'est

Tout,

dans

le

merveille du grand

»

On

heroes,

hero-worship and the heroic

in

his-

I.

Renan, Dialogues philosophiques. Cousin, Cours d'histoire de la philosophie moderne, Leçon X.

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

l8

Que les grands hommes constituent élite et, suivant le mot de Pline, « la fleur du genre humain (i) », nul n'y 1

mais qu'ils soient tout et que le reste ne soit nous n'y saurions consentir. La valeur exclusive

contredit rien,

attribuée

;

aux

célébrités

en histoire

et

opposée à

la nullité

prétendue des foules est un déni de justice. Moins partiale

que

les historiens, la

nature ne

fait

hommes

pas entre les

ce partage léonin des attributs de la vie.

Elle ne refuse

Chacun

pas tout aux uns pour prodiguer tout aux autres. reçoit d'elle sa quote-part de raison,

non sans

équité, faut-il

puisque personne ne songe à se plaindre

croire,

et

que

la

plupart se tiennent plutôt pour favorisés. Une. grande légè-

peut seule soutenir que, en dehors des illustrations,

reté

n'y a qu'un fonds banal d'existences ternes, effacées,

il

monotones, sortes de zéros qui n'expriment rien par eux-

mêmes

et se

rangent passivement à

la

confondus sous

on

l'ose

d'étude.

que

les

tort

eux,

comme

la

est

indignes

d'être

raison

ignorés

s'exerce

et

grands, les petits ont leur mérite,

est

ils

reprennent

moindre,

comme

d'attention Ils

(2).

conserve

et

sont

son

employé à des usages vulgaires. Ainsi

l'or

en

Les inconnus,

de foule, ne sont point,

par essence,

Leur seul

hommes. En prix,

nom

le

dire, vils

d'un chiffre

suite

déterminatif pour en accroître la valeur.

elle

même

n'est

et,

si

la

valeur

pourtant jamais nulle. Réunis,

l'avantage et l'emportent par la puis-

sance du nombre.

Ce dédain de

la foule tient à

qui rend tout banal. Mais

un regard moins les

il

superficiel

suffit

son apparente uniformité

de

jeter sur les

hommes

pour reconnaître, jusque chez

plus humbles, des éléments de variation

infinie, et.

mieux on les observe, plus on découvre en eux de diversité. Chacun a son originalité propre, son individualité dishominum

» (Hist, nat., VII, 37). (1) « Florem (2) Ignoti, ideo ignobiles. « Ignobile vulgus ». dit Virgile

h

49).

(Enéide.

AGENTS DE

Le monde

L HISTOIRE

t

9

Ton aurait beau chercher, on ne trouverait chez aucun de ceux que nous appelons nos semblables, le semblable d'aucun de nous. L'histoire doit donc accorder à chacun sa part d'intérêt.

tincte.

est plein

d'êtres

uniques

et.

C'est assez qu'il ait vécu et fait acte de raison pour mériter

même, en

de n'être pas oublié. Par cela

une fonction dans

effet,

l'œuvre

l'espèce, collaboré à

il

a rempli

commune,

au progrès général. Les ouvriers sont innom-

concouru

brables, les tâches diverses et les

mais

succès inégaux,

il

n'y a pas de travailleur inutile et nul ne doit rester sans

La

salaire.

d'opérer une répartition équitable est

difficulté

grande sans doute tice criante

que

;

toutefois, c'est

de spolier la foule

en

sortir par

du

fruit

pour en parer quelques personnalités rétablir

dans l'œuvre

collective

une

de son labeur

illusoires.

de la

injus-

Afin de

une

civilisation

appréciation moins inexacte des rôles, examinons de plus près les titres des personnages célèbres et les

droits des

anonymes obscurs. Qu'est-ce que la célébrité ?

dans la

la foule.

Les historiens

renommée pour un

qu'un

d'écho,

effet

populaires.

une

signe de vraie grandeur. bruit

le

répercuté

des

la

illustration,

décerne à qui

il

lui suffit

de

la

n'est

à la gloire,

convient

lui

Ce

acclamations

La multitude, qui ne peut prétendre

en dispose à son gré, créer

Le retentissement d'un nom trompent quand ils prennent

se

pour

et,

proclamer. Toute

réputation vient d'elle. Sans l'auréole qu'elle attache, le plus sublime génie

serait

non moins ignoré que

inconnu des hommes. Montaigne juge et

le

la gloire aussi

plus

vaine

décevante que l'ombre qui marche devant ou derrière

et

du soleil (i). Les historiens tombent donc dans une inconséquence flagrante lorsque, après avoir décrété l'indignité du vul-

tourne selon

gaire

(2),

le

ils

caprice

consultent

et

suivent

ses

indications.

Ils

(1) Essais, II, 16. (2) « Nil

tam inestimabile quam animi multitudinis

» (Tite-Live),

(

l'histoire et les historiens

20 déclarent

le

juge incapable et se règlent sur ses décisions.

Les suffrages populaires qui décernent en

faillibles

effet

et sujets

« tune, dit Salluste, rend

la

renommée sont La for-

à bien des méprises. «

uns célèbres

les

et

laisse

les

« autres obscurs, moins selon leur valeur que selon sa « fantaisie

(i).

» Caton montre par un exemple que «

la

« gloire d'une belle action dépend beaucoup de l'endroit

« où

elle

mesure

se passe

»,

(2)

Vopiscus

et

de l'écrivain qui

le talent

la

lui

raconte

L'opinion ne rend pas justice à tous qu'elle

manque de

lumières pour

beaucoup de faux, parce

les

assigne pour (3).

mérites, parce

les discerner, et

qu'elle est

en admire

aisément trompée. Bien

des nobles vies s'écoulent dans l'ombre autour de nous, et les

plus belles peut-être sont celles qui, fuyant l'éclat et

bruit, réussissent à passer inaperçues.

La renommée

le

a trop

à faire de célébrer les vanités qui s'étalent pour s'enquérir

des mérites qui se cachent et leur rend oubli pour dédain.

Sans doute la gloire,

les

hommes, dans

l'attribution qu'ils font de

ont l'intention d'être justes

mauvais juges

et

il

se

commet

;

mais

la

plupart sont

bien des passe-droits. Pour

redresser les erreurs de la célébrité, chaquegénération discute

à son tour les illustrations la gloire,

un

incessamment

du

passé, sans

que ce procès de

revisé, puisse jamais être clos par

arrêt définitit.

Exerçons aussi nos droits d'examen

et de critique. Nous commencerons par expulser du panthéon de la renommée une foule de médiocrités que la nature destinait à rester

obscures caprice

et

du

un Ce qui domine, parmi les personnages de une pompeuse vulgarité. « Qu'on trouve de

qui ne sont devenues célèbres que par sort.

L'histoire, c'est

Annales, XXXI, 34)

« Piebi non judicium, Histoires, I, 32). (i) Catilina, 8. (2) Aulu-Gelle, Nuits attiques, III, 7. (3) Histoire Auguste, Vie de Probus, 1. ;

non

veritas »

(Tacite,

AGENTS DE L HISTOIRE « peuple à siècle

cour

la

La

(i).

!

2

1

» écrivait un moraliste du dernier

notoriété,

plus souvent,

le

est affaire

de

ou de rencontre. Le principal mérite consiste à naître en bon lieu ou à venir à propos. Un triple sot, situation

un homme important.

investi d'une haute fonction, paraît

Mettez une couronne en place de bonnet d'âne sur

d'un niais solennel,

et le

monde va

se prosterner

la tête

devant

une Majesté. Les costumes de cérémonie imposent, les broCherchez l'homme derrière le personnage, l'acteur sous le masque, vous verrez que, deries et les galons éblouissent.

dans et

sont

roi

faut-il

comme au théâtre, communément joués

inonde

le

de

pour

peu de mine

faire illusion ? et

!

même

D'autres célébrités, qui n'ont pas

ou

comme

mérite d'une

le

recommandent que par des

d'illustres forfaits. L'Elysée

de

la gloire n'est

celui de Virgile, peuplé de héros bienfaisants.

L'histoire exhibe plus de Messalines

que de Lucrèces, plus

de Nérons que de Marc-Aurèles. Les rois décorés du de sages ont, en général, une gloire tempérée avec

rivaliser

Que

Quelques aunes de velours, un

insignifiance honnête, ne se

pas,

d'empereur

rôles

beaucoup d'aplomb. Mais, pour un Talma,

que de Tabarins

vices rares

les

par des cabotins.

les

et

nom

ne sauraient

Le peuple,

scélérats et les fous. «

dit

« Tallemant des Réaux, réserve sa vénération pour ceux

« qui

mangent. » Simple crieur public,

le

signale tout, férence.

le

mal comme

Elle fait

le bien,

même, au

la

renommée

avec une cynique indif-

besoin, de la gloire avec

scandale. Erostrate raisonnait juste.

Il

du

a conquis l'immor-

Le nom du monomane qui, pour s'illustrer, brûla temple d'Éphèse, est connu de tous. Peu de curieux

talité. le

savent

comment

s'appelaient

les

trois

architectes

qui

l'avaient bâti.

Restent

(i)

M me

les

vrais grands

hommes

à qui l'histoire rend

de Lambert. Avis d'une mère a son

Jils.

L'HISTOIRE ET LES HISTORIENS

22

un culte, en partie légitime, de respect et d'admiration. Nous ne voulons ni les dépouiller d'une gloire méritée, les

hommes

pratiquent naturellement trop bien. Cependant,

comme,

ni conseiller à leur égard

à exagérer des droits,

méconnaître,

les

hommes

Or,

de

la

l'équité qu'à

des grands

très loin

titres

d'en

et

il

importe

apprécier exactement la

faut le reconnaître, la part attribuée

il

hommes

grands

moins

supériorité

viole pas

a été l'occasion d'une grande injustice,

d'examiner leurs valeur.

on ne

puisque

et

que

l'ingratitude

par

exorbitante et passe

les historiens est

On

leur mérite.

aux

va jusqu'à croire que tout

progrès est leur ouvrage et que la foule inerte vit de leurs

dont

bienfaits

elle

s'acquitte avec

une prodigieuse erreur. la

vérité.

Le premier

de

la

C'est là

gloire.

Le contraire approche plutôt de

rôle appartient à tous et,

à l'œuvre

commune, l'œuvre

accessoire

et

subalterne.

comparée

personnelle des héros est

Le progrès s'explique par

le

concours d'une multitude d'activités anonymes mieux que par l'intervention de quelques génies révélateurs.

Dans

la

conception idéale des grands hommes,

beaucoup plus d'imagination que de sans parti pris d'illusion,

perdent vite

ils

par

les

tudes.

mieux doués que

circonstances dans

Néanmoins, pour

le

il

A les

les

entre

étudier

proportions

renommée. Certains hommes

fabuleuses que leur prête la

sont assurément

vérité.

les

autres et favorisés

développement de leurs

être

apti-

inégalement susceptibles de

progrès, ces facultés ne laissent pas d'être de

même

Entre

n'est pas

le

génie et la médiocrité, la différence

ordre.

de

degré, et les extrêmes sont moins distants qu'on ne le suppose. Un peu plus, un peu moins de passion, de goût, d'intelligence ou de volonté, ne suffisent pas à mettre une telle dissemblance entre les hommes que les uns deviennent des êtres supérieurs, prédestinés aux apothéoses de la gloire, tandis que les autres composeraient une

nature, mais de

tourbe d'êtres sans

nom

et

sans vertu, voués aux justes

AGENTS DE L HISTOIRE

La nature humaine est une. Les héros du même limon i). La raison, apanage commun, ne doit donc être ni tant admirée

dédains de et le

leur

l'histoire.

vulgaire sont pétris

(

premiers, où elle n'est jamais pure de tout mélange,

chez

les

ni

méprisée dans

si

23

les foules,

de toute valeur. Dans

les

où elle

toujours quelque chose de petit,

et,

parfois quelque chose de sublime. «

« ni petit ni grand

n'est jamais

homme pour le

chez

« défauts

ment

«

dits

hommes,

;

y a des

il

a

avantages

ses

n*y a, dit Marivaux,

Il

écarts

moyenne,

et

si

fort les

y a seule-

ordinaires, autreet

dont

que

les

moins

petits,

de

genre humain n'est

le

de pygmées, mais d'hommes

sauf quelques inégalités dont

et,

la

» « Les plus grands

(2).

vont à peine du simple au double, ces

exagère

Il

grands défauts mêlés de

En somme,

pas un composé de géants taille

:

qualités mêlées de

hommes

conclut-il, n'en sont

« grands médiocres. »

de

plus humbles,

médiocres, qui valent bien leur prix

« médiocrité «

ont de

qui

d'autres

;

« quelques qualités

les

philosophe

ment des hommes qui ont de grandes

«

dépourvue

hommes, on trouve

plus grands

dimensions dans

les

que dans l'imagination des conteurs

êtres

les

dont on

deux sens n'existent et

la crédulité

popu-

laire.

La grandeur dont on idéalisation

gratifie les

progressive.

Il

héros est

l'effet

d'une

y a une perspective pour

la

gloire; mais, au rebours des lois de l'optique, elle amplifie les

choses en raison de Féloignement.

célèbres ne gagnent pas les

connaît,

moins on

les

Les personnages

à être vus de trop près.

Mieux on

admire. C'est pourquoi Ton n'en

trouve d'accomplis que dans un passé lointain. Chaque âge se plaint

de sa pénurie en

fait

de grands

hommes

près, les héros sont faits (1) « A une grande vanité « autres hommes » (Larochefoucauld, Maximes, 14).

et déclare

comme

les

(2) Marivaux, qu"on ne soupçonnerait guère d'avoir écrit sur la philosophie de l'histoire, a émis à ce sujet des idées très justes dans divers articles des recueils du temps, le Spectateur français (1722), l'Indigent philosophe (17-28), le Miroir..,

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

24

que

des héros diminue sans cesse. Montaigne en

la taille

jugeait ainsi de son

temps

« Je cognois des

:

« qui ont diverses parties belles, qui la conscience,

« qui l'adresse, qui

« science, qui une aultre «

rai et

;

qui

« m'en afaictveoir nul

homme

doibve admirer ou

le

deur tragique c'est

de

la

La chose qui

l'universelle

« degrés

médiocrité

(2).

de l'avenir

hommes. Le

« grands

le

chêne

n'y

:

est

confondue le

sorte de gran-

passe tout ce que

elle

;

et et

blé pousse

dans tous

cela

M me

l'a

« Notre

croîtra

comparer

m'ait le plus surprise...

» Ce que Montaigne

même

le

tel

Révolution qui, après

d'époques maintenant glorifiées, on

« mais

en géné-

fortune ne

Madame Roland

»

« l'imagination peut se présenter,

affirmé

assez

cœur,

ma

nous paraissent avoir une «

:

(i).

hommes

petitesse des

recul d'un siècle,

«

le

langage, qui une

le

mais de grand

« à ceulx que nous honorons du temps passé,

la

qui

ayant tant de belles pièces ensemble, ou en

« degré d'excellence qu'on

de

hommes

l'esprit,

nos jours

redit de

et

temps manque de

encore sur notre

plus

les

Roland disaient

(3).

»

Un

sol,

peu de

Donnez aux héros nouveau-nés le temps de Eux vivants, leur gloire est encore au berceau. Il formera des illustrations, soyez sans crainte. La posté-

patience

!

grandir. se

rité, si elle

en désire, saura bien

les

découvrir: elle

Jésus nous apprend par ses paroles

et

les fera.

mieux encore par

son exemple que « nul n'est prophète en son pays

Nous disons de même

qu'il n'y a pas

de grand

(4)

homme

».

pour

son valet de chambre. C'est qu'à vivre dans l'intimité d'un héros on voit trop clairement ses imperfections, sa vie

moins que tout autre pleine de misère,

non

ses petitesses réelles,

sa facilité à franchir le pas court et glissant qui sépare le

sublime du ridicule. Mais contemplé de loin, « à distance (1) Essais, II,

1

7.

(3)

Mémoires, I, 3 32. P. de Rémusat, Essais de philosophie, 1842,

(4)

Saint Luc,

(2)

iv,

24.

t.

I,

p.

22,

AGENTS DE L HISTOIRE respectueuse

renommée

(i)

».

exalte

qualités,

ses

25

mieux à son avantage. La

paraît

il

laisse

dans

défauts

ses

l'ombre, supprime quelques laideurs, poétise des exploits

en légendes,

qu'elle transforme

un

plaçant l'élu dans

et,

jour de plus en plus favorable, opère la glorification des

comme

héros

l'Église la canonisation des saints

déclarant parfaits

mis au

La

(2).

on a un type

front,

L'art se plaît à de telles

,

en

au

idéal

les

nimbe

transfiguration opérée, le

d'un portrait exact.

lieu

métamorphoses, mais

la

science

n'y voit qu'illusion et tromperie. Si

donc nous avions à

dirions est

dans l'opinion qu'on

d'imagination de

génie, l'œuvre

beaucoup

S'il

a, dit

les

légion.

un

(3).

Goethe en convient

historiens.

Un

faire,

Major

Un

e

stage

que

ne manquent pas

et

quand on disnom du héros « Un colosse se com-

» Le vrai :

l'Hercule de l'antiquité lui-même

être collectif qui réunissait sur

nous sommes tous des

son nom, avec ses

Au

fond, nous avons

êtres collectifs; ce

que

longinquo reverentia » (Tacite, Annales, paraît

ici

nécessaire. «

que tous commettre aient disparu. » (3) Économiques, ch. xxi.

« canoniser les saints, «

les

bras bien longs

« exploits, les exploits d'autres héros.

(2)

n'a

tout le inonde travaille pour eux.

:

Xénophon,

« pose de fragments

« beau

héros

paraît les avoir faites, c'est

« pose de ceux de tout un peuple

« était

les

l'ont aidé. Or, les auxiliaires

aux grands hommes

serait

des

réduit à ses seules forces ne peut guère accomplir

grandes choses.

très

qu'une valeur poétique.

n'ont

démesurées qu'admettent

proportions

homme

(1) «

et

notre idéal.

elles

Pas plus que leur

On

dépend du tour

peuple prompt à l'enthou-

beaucoup de grands hommes,

glorieuses

Nous admirons en

«

Un

de sens rassis ou d'esprit critique, très peu. Les per-

est

sonnifications

de

hommes, nous

réputés grands. Leur mesure

se fait d'eux. Elle

la foule.

siasme aura toujours s'il

définir les grands

hommes

ce sont des

:

les

On

I, 47). attend, dit Voltaire, pour

témoins des sottises

qu'ils

ont pu

26

I.

"histoire et les historiens

comme

« nous pouvons appeler notre propriété, « de chose « de chose

i

(

!

)

c'est

peu

même, comme nous sommes peu

Et. par cela

!

»

Les historiens, avares de couronnes qu'ils ne pourraient prodiguer sans

rateurs, décernent à

un

la part

les foules,

sont pas admises à l'honneur, et est

une

Dans un

bons citoyens,

que tous méritaient.

qui vont à la peine, ne

comDans une armée de

le résultat d'efforts

illustration personnelle.

vaillants soldats, le général rité.

d'innombrables collabo-

seul la gloire

Par une injustice criante,

muns

inhabiles à démêler,

les avilir et d'ailleurs

dans une tâche complexe,

triomphe seul devant

Etat, la prospérité publique, est attribuée à

un

roi.

En

celui-là devient célèbre à qui échoit la

la posté-

œuvre de tous

fait

les

de découvertes,

bonne fortune

d'at-

teindre une vérité poursuivie par mille chercheurs ignorés. C'est la loi

du monde. Où

bon venir quand

fait

alors

l'un a semé, l'autre récolte.

bientôt amassée.

Il

Une

gerbe est

La genèse du progrès

s'effectue

sont mûrs!

les blés

avec lenteur et mesure, suivant les stades d'une évolution

moment,

continue. Les historiens, eux. ne voient qu'un celui



les

choses viennent à terme.

conception mystérieuse,

sements successifs,

en oublient

Ils

et parfois

il

leur arrive,

dans

la

sion de l'événement, de prendre l'accoucheuse ou rice

pour

Dès

les

la

la

gestation pénible, les accrois-

la

la

confu-

nour-

mère.

temps anciens, d'énergiques protestations

s'étaient

élevées contre cette inique attribution de la gloire. Après

Marathon,

Miltiade

Athènes. «

Quand

se

vit

refuser

des

« un citoyen, tu auras seul l'honneur de revendication pareille occasionna

compagnon d'Alexandre des vers

(i)

dans

privilèges

tu auras vaincu seul les barbares, lui dit

le

la victoire.

avait osé rappeler, dans

d'Euripide dont

le

»

Une

meurtre de Clitus. Le

sens était que

Entretiens avec Eckermann, 17 février i83i.

«

un

festin,

les

Grecs

AGENTS DE

L HISTOIRE

27

« avaient eu tort d'ordonner qu'aux inscriptions des tro-

« phées on mettrait seulement

nom

le

des rois, parce qu'on

« dérobait ainsi la gloire de ceux qui l'avaient acquise

« prix de leur sang »

tua

le

;

Alexandre furieux

au

se jeta sur lui et

(i).

Le préjugé sur l'omnipotence des grands hommes suppose capables d'opérer, dans

les

condition des choses

la

humaines, des transformations brusques. Avant eux. rien

un monde semble à l'instant sortir vieux mythe de la création dans la

n'était: ils paraissent et

du chaos. Genèse.

C'est le

Un

Dieu prononce

jour remplace la nuit

des

sortes

comme

On

(2).

le

Fiat lux!

:

prend

et aussitôt

de demi-dieux chargés d'ordonner l'humanité

des démiurges ont ordonné la nature. Mais, de même

que. selon Pline. « c'estle

fait

de

la

faiblessehumainede cher-

« cher l'image et la forme des dieux ». c'est aussi une

d'ignorance de personnifier dans puissance de

la

Tout

grands

les

marque

hommes

ce qu'il y a de

comme

grand dans

et

dans l'univers.

la divinité le

La marche des choses ne

coups soudains, par bonds

monde

se fait petit à

s'effectue point par

temps, peu ajouté à peu devient beaucoup.

s'est

les

siècles passent et l'éternité

le

Minute par

s'écoule.

La

terre

formée grain de sable par grain de sable. Les actions

physiques s'exercent de molécule à molécule se

à

par sauts, mais par une pro-

gression régulière, constante et d'autant plus sûre. Avec

minute

la

raison. Elle est dans l'espèce entière, dif-

fuse et partout présente,

à petit.

le

hommes pour

grands

les

modifient atome par atome. Toutes

:

les

composés

les forces à

l'œuvre

Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre, VII, 1. pas mis l'inscription: « Que la lumière soit! » au bas de la statue de Gutenberg à Strasbourg? C'est là un lieu commun d'exagération poétique. On sait les vers de Pope sur Newton « La « nature et ses lois restaient cachées dans la nuit: Dieu dit: Que « Newton soit! Et tout fut lumière ». Citons encore le vers à la gloire de Colomb Fuere ». « ('nus erat mundus. Duo sint. ait iste. (1)

(2) N'a-t-on

:

:





l'histoire et les historiens

28

dans l'univers

en

se résolvant ainsi

infinitésimaux,

effets

plus vastes changements s'accomplissent par degrés,

les

sans interruption, sans secousse Cette

de gradation

loi

semble des opérations de

sans trouble.

et

de continuité, qui régit

et

la

l'en-

nature, gouverne aussi

La

les

développements de

la raison.

caractérise l'espèce

humaine, ne réside pas dans quelques

membres

qu'on croit

grands hommes,

l'œuvre exclusive d'une

être

se

des mers

ces

bancs de

myriades d'animalcules

compose d'une

infinité

qui

de

fond

que construisent des

polypiers et

de

d'un travail uni-

est surtout la résultante

Sa principale richesse

élite

gains obscurément réalisés. Ainsi s'élèvent au

petits

La

privilégiés; le corps entier vit et fonctionne.

civilisation,

versel.

capacité de progrès, qui

serviront de base à

continents futurs. L'élaboration du progrès se

fait

des

par une

multitude d'ouvriers sans nom, appliqués aux tâches

les

plus diverses. Conquérir des éléments de bien-être, poursuivre la

un peu de bonheur,

idéaliser la beauté, pénétrer

dans

connaissance des choses, régler ses actes sur des principes

moraux

et les relations sociales

sur de justes

les

devoirs imposés à tous et qui réclament

La

civilisation recueille ce qui a été trouvé

lois, tels

l'effort

sont

de tous.

de meilleur

et le

transmet, patrimoine sans cesse accru, à un avenir chargé

de

le

féconder.

Quand on mesure

par

la

pensée

la

puissance d'une force

aussi générale, toujours et partout en action, l'influence de

quelques

hommes

célèbres paraît tout à

collaborent au progrès, part dans l'œuvre

ils

commune

Le gouvernement d'un

secondaire. le faire et

Ils

leur

jugée la moindre.

doit être

aussi grand intérêt que l'évolution

d'une espèce n'aurait pas pu, sans tiative

fait

ne sont pas seuls à

péril,

dépendre de

l'ini-

hasardeuse d'un petit nombre d'agents. L'humanité

serait trop

exposée à faire fausse route

guides d'occasion de la conduire où

il

s'il

donné à des plaît. La foule

était

leur

des êtres intelligents va d'elle-même au progrès. Lorsque, à

AGENTS DE L HISTOIRE l'automne,

29

oiseaux voyageurs émigrent en longues

les

à la recherche de climats plus doux,

ils

admettent des

de colonne, mais seulement pour fendre



va

files

têtes

La troupe

l'air.

y tend à tire-d'ailes. C'est donc étrangement se méprendre que d'attribuer à

entière sait

elle

quelques meneurs

et

train

le

que suivent

les

choses humaines.

A

y regarder de plus près, ce sont les grands hommes qui, au rebours, sont menés. La foule, qu'on croit dirigée par eux, les pousse et les entraîne d'un irrésistible élan. génie reçoit d'elle sa vocation et son mandat.

ment,

produit

le

temps. Vico a

en qui la

le

et,

pour ainsi

dire,

premier montré

les types

abusée incarne l'invention,

l'histoire

Le

est l'instru-

une fonction de son

que

(i)

Il

héroïques

l'idéal, le savoir,

moralité, l'action politique d'une époque, sont l'œuvre

de l'imagination populaire, incapable de comprendre qu'un

grand

homme

non

est la création,

le

créateur d'un cycle

donné. La gloire des personnages célèbres représente mérites d'une multitude astres qui ne brillent

ce

que

serait

d'hommes

que par

devenu leur

reflet, et l'on

éclat,

les

Ce sont des n'ose demander

obscurs.

si

le

soleil

leur avait

manqué. Oui,

principal agent de la vie

humaine,

l'artisan

le

plus actif de progrès, le maître ouvrier de la civilisation

et,

le

par conséquent,

le

personnage

le

toire, le héros qu'il faut célébrer

foule des inconnus. Si atténuée duelle,

comme

cette

même, augmente

valeur,

plus important de l'his-

avant aucun autre,

que

soit leur

c'est la

valeur indivi-

indéfiniment ajoutée à

elle-

suivant une progression sans terme,

acquiert une incommensurable grandeur.

De nos

elle

jours, le

crédit connaît à merveille la puissance des petits capitaux associés, et les millions solitaires, aristocratie vaincue,

peuvent plus

lutter contre les petites

arrivent à constituer des milliards. le travail (1)

De même, en

inaperçu des foules prévaut sur

Scien^a nuopa,

lib. II et III.

ne

épargnes qui, réunies, histoire,

les exploits

des

3o

l'histoire et les historiens

héros.

Tout

le

monde

que Voltaire, plus de

a plus d'esprit

savoir qu'Aristote, plus de vertu que' les saints, plus de pouvoir que les potentats, et

nul génie n'est comparable au

génie de l'humanité.

w C*0«/> M

On

combien

voit

sépare __ r

est

profond

le

dissentiment qui nous





_-- ce des historiens en __ qui _J_- concerne les rôles respectifs r

du grand nombre. Comme la thèse que nous soutenons heurte un préjugé des mieux établis, il faut vider le différend et faire sur ce point la lumière. La des grands

hommes

et

question est essentielle v^

,

et

analogue à

celle

qu'eurent à tran-

cher, au xvi e siècle, les fondateurs de l'astronomie

y avait alors à déterminer le centre d'action

Il

moderne.

du système

planétaire. Était-ce le Soleil qui tournait autour de la Terre

ou

la

Terre qui tournait autour du Soleil? Tous

loppements ultérieurs de de

la solution

la

donnée à ce problème

pareille se pose en histoire

autour des grands

les

déve-

science se trouvaient dépendre

:

hommes ou

initial.

Une

alternative

Est-ce la foule qui gravite

sont-ce les grands

hommes

qui gravitent autour de la foule? Suivant que l'on décidera

dans l'un ou toire sera

l'autre sens, le point de

cas, l'attention

dans

le

vue général de

diamétralement changé, puisque, dans devra se concentrer sur une

second, se disperser sur

sujet exige

les

élite

(i)

de héros,

et,

masses. L'importance du

.

sa description des Champs-Elysées. Virgile

premier rang des ombres glorieuses utiles (i).

l'his-

premier

que nous entrions dans quelques développements.

CÉLÉBRITÉS DES ARTS UTILES

Dans

le

les

met au

inventeurs des arts

L'antiquité leur décernait des honneurs divins; « Inventas aut qui vitam excoluere per artes. » {Enéide, VI, 663.)

AGENTS DE L'HISTOIRE notre temps en

fait ses

hommes

grands

3l

moins

les

contestés.

Nous devons assurément beaucoup de reconnaissance aux bienfaiteurs qui

travaux de

les

du poète

selon l'expression

,

notre

existence

mortelle

,

ont allégé

Mais ces

(i).

Leur rendons-nous

bienfaiteurs, quels sont-ils?

justice à

sommes-nous pas ingrats dans le temps où nous voudrions éviter de l'être? Pour démêler ce que ces doutes peuvent avoir de fondé, voyons comment s'effectue le protous et ne

grès des fonctions économiques.

L'invention est

de notre

vie. car

principe des arts qui assurent l'entretien

le

il

a fallu conquérir, à force d'ingéniosité, les

éléments de bien-être que refusait d'établir des artifices, cède-t-elle par

un des

de grandes

et

nature. Cette faculté

la

privilèges de la raison, pro-

soudaines découvertes dues à

d'heureux génies qui, de loin en loin, créent des industries de

du coup à

toutes pièces et les portent

une multitude de

ou par

la perfection,

de

petites améliorations

détail,

anonymes,

obscures, imperceptibles, qui s'accumulent avec le temps, se complètent

du

dité

peu à peu

travail

humain

et

augmentent sans cesse

? C'est ce qu'il

la fécon-

importe d'examiner.

Les historiens de l'industrie se bornent d'ordinaire à exposer et

quelques inventions qu'ils jugent

dont

senté,

honneur à des

artisans célèbres. Ainsi pré-

le

progrès paraît être l'œuvre d'un petit

manière d'expliquer

Cette

non moins erronée sagacité rare aient

qu'injuste.

ils

Que

des inventeurs d'une

en question; que, dans une tâche

aient fait plus

sans être toujours prouvé

;

que personne,

mais

son, qu'ils aient tout fait sans secours,

La meilleure ....

«

cela est possible

qu'ils aient fait à

plus que leurs collaborateurs ensemble,

(i)

nombre

choses est

les

utilement contribué à de grandes décou-

cela n'est pas

commune,

lement.

plus mémorables

font

d'illustrations.

vertes,

les

ils

et,

eux seuls

à plus forte rai-

on doit

le nier

formel-

part revient à des inventeurs ignorés.

Those who made our mortal labours (Byron, Child-Harold,

II,

light. » 8.)

l'histoire et les historiens

32

détail l'histoire des arts utiles,

Lorsqu'on étudie en

on

arrive vite à se convaincre qu'il n'y a pas d'invention pro-

prement

dite,

il

n'y a que des perfectionnements. Les inven-

chacun ajoute, aucun ne

teurs se succèdent,

découverte quelconque a découvertes antérieures

et

Une

crée.

toujours été préparée

par des

en rend d'autres possibles. C'est

un anneau dans une chaîne sans fin. Quand un progrès marqué s'accomplit en peu de temps, il fait illusion. On ses croit assister à une création véritable; on se trompe éléments préexistaient. On l'attribue à un inventeur unique :

;

on

se

trompe encore

:

il

résulte d'un multiple concours.

humaine a été amenée au point où nous la voyons par une infinité de petites découvertes auxquelles, depuis l'éveil de la raison, tout le monde a travaillé. Qui L'industrie

pourra dire ce que représentent de recherches attentives, d'ingénieux essais

et

de progressive réussite

les

grandes

industries qui nous font vivre, la chasse ou la pêche, l'élevage

animaux domestiques, l'agriculture, la préparation des l'art de tisser ou de bâtir et tant d'autres artifices à l'invention desquels aucun nom glorieux n'est attaché ? Combien de générations courbées sur la même tâche et s'appliquant à la mieux remplir, combien d'esprits avisés et d'adroites mains nous ont procuré par degrés le bien-être dont nous jouissons? Ce sont là les œuvres du génie humain. Si grand qu'on le suppose, un inventeur isolé, partant de rien, ne pourrait pas aller loin dans une voie où l'on

des

aliments,

n'avance qu'à condition de se relayer.

Prenons

comme exemple une

importantes

de

Gutenberg en a

l'âge

moderne

des découvertes les plus ,

celle

recueilli la gloire et

son

de l'imprimerie.

nom

brille entre

Examinés de près, ses titres pourtant semblent pour une si grande renommée.

tous.

légers

Les premiers essais d'impression remontent haut. Sans parler de ceux des Chinois, couronnés de succès, mais ignorés

en Europe, beaucoup de peuples anciens ont su imprimer

AGENTS DE L'HISTOIRE des

noms et

33

des formules à l'aide soit de cachets, d'un usage

général, soit de timbres gravés dont beaucoup de terres

pour

cuites attestent l'emploi, soit de coins

monnaies. Pendant tout

le

sion sigillographique sur

1400, on imagina de reproduire

les

frappe des

dessins des cartes à

jouer avec des pièces de bois taillées en fut. bientôt

la

moyen âge, on pratiqua l'imprescire au moyen de sceaux. Vers relief.

Ce procédé accom-

après, appliqué à des images, pieuses

pagnées d'inscriptions, de légendes ou de prières. Ensuite,

on supprima l'image

et l'on

De même

des planches de bois. servaient de

ments

On

imprima des les

avec

fondeurs de cloches se

de métal pour

matrices

livres entiers

les

décorer d'orne-

de légendes.

et

en

était



au commencement du xv e

Les

siècle.

planches xylographiques furent alors divisées en types indé-

mêmes

pendants afin que

les

mer

Ce perfectionnement

divers textes.

On

lettres

pussent servir à impriparaît

dû à Laurent

lapreuveque, dès 1445, avant que Gutenberg eût rien produit, il se vendait dans les Pays-Bas Coster de Harlem.

a

« des livrets jetés en molle ». Pour devenir tout à n'attendait

tique,

l'artifice

détail.

Gutenberg eut

le

pra-

fait

plus qu'une amélioration de

mérite de la trouver. Sa part dans

l'invention se réduisit à fondre en métal les lettres d'abord taillées

dans

le bois, c'est-à-dire

fondeurs de cloches

comme

à diviser les matrices des

Coster avait divisé

les

planches

xylographiques. Ce progrès avait sa valeur sans doute n'était-il

pas indiqué

Après Gutenberg, lettres

et suffit-il il

restait

;

mais

à justifier tant de gloire (1)?

encore beaucoup à

de plomb étaient imparfaites

et

faire.

Ses

de peu d'usage.

mieux avec des lettres de cuivre. On doit à un inventeur inconnu l'alliage de plomb et d'antimoine,

Schceffer réussit

plus avantageux et universellement adopté.

ardeur à (1) A. Didot.

utiliser l'industrie nouvelle, le

Firmin Didot, Article

xv e

Malgré son siècle

ne put

Typographie dans YEncydopédie 3

l'histoire et les historiens

34 que l'ébaucher, édités avant

Quatre

1

et le

nom

d'

5oo, indique

incunables, les

donné aux ouvrages

produits d'un art au berceau.

conduit à son plein développement.

siècles l'ont

et du clichage permet d'obLe mécanisme des presses a de grands progrès, surtout depuis que des machines

L'invention de la stéréotypie tenir des tirages indéfinis. réalisé

mues par

rotatives,

la

anciens appareils à bras.

surmontant tous

phique,

personnel

ont été substituées aux

vapeur,

De nos

jours, l'industrie typogra-

obstacles,

les

imprimer en

restreint,

de mille exemplaires,

dizaines

peut,

avec un

quelques heures, par

des

journaux de grand

format, qui contiennent la matière d'un volume et coûtent

numéro. compose donc d'une longue

à peine quelques centimes le L'art d'imprimer se

accumulées pendant des

inventions,

petites

suite de

La

siècles.

plus décisive peut-être, quoique étrangère en apparence, avait été celle

du

papier, sans laquelle rien n'aurait été

possible (i), et qui est

anonyme. La renommée de Guten-

berg plane solitaire sur ce vaste ensemble, tandis que ses précurseurs, ses émules et ses continuateurs restent dans

l'ombre.

La

gloire, ainsi répartie,

détourne au profit d'un

seul les mérites d'une légion de chercheurs.

On

pourrait discuter de

même

la gloire

absorbante de

Watt. Une foule d'ingénieux mécaniciens devraient partager

avec

lui

l'honneur d'avoir préparé ou étendu

applications de la vapeur. « C'est

« laquelle

je n'ai

une

les

erreur, dit Arago. à

pas entièrement échappé, de considérer

« machine à vapeur

comme un

objet simple dont

il

la

fallait

« absolument

trouver l'inventeur. Quel est l'inventeur montre? Personne. Mais il est naturel de se « demander qui a inventé le barillet, l'échappement, le « balancier... Dans la machine à vapeur, il existe plusieurs « d'une

L'imprimerie suivit de près l'emploi usuel du papier de chiffe pas pu s'établir si l'on avait été réduit au papyrus ou au parchemin. (i)

et n'aurait

AGENTS DE L'HISTOIRE

35

« idées capitales qui ne sont pas sorties de

«

tête (i).

à exposer l'origine et les développements de la

conclut d'une façon générale que «

vapeur,

même

la

» Thurston, après avoir consacré deux volumes

machine à grandes

les

« inventions ne sont jamais l'œuvre d'un seul; une grande

« découverte est la résultante des efforts d'un grand « nombre de travailleurs (2) ». En veut-on la preuve mathématique? En 1864, l'industrie de l'éclairage au gaz, vieille à peine d'un demi-siècle,

comptait déjà 4.000 brevets d'invention ou de perfection-

nement été.

au

relatifs

de ses élaborations

détail

dans ce mouvement de recherches,

le rôle

(3).

Quel a

de Lebon ou

de Murdoch? Celui d'un enfant qui dépose un gland dans

Avec

la terre.

faible 11

le

germe en

temps,

d'évolution qui gît dans ce

la force

fait sortir

un chêne immense.

y aurait à citer des chiffres plus catégoriques encore

Depuis

la

vention,

mise en vigueur de

il

la

:

sur les brevets d in-

loi

a été délivré en France, de 1844 à 1874, plus

de 100,000 brevets d'invention d'addition. Voilà, pour

un

ration. Ajoutez-y les inventions été pris de brevet;

et

plus de 3o,ooo certificats

seul pays, le bilan d'une géné-

complétez ce

pour lesquelles total

il

n'a pas

par la ^uote-part

affé-

aux autres nations; prolongez en idée ce relevé pendant un cycle historique, et vous aurez un ensemble grandiose de découvertes dont chacune a du prix, quoique rente

bien peu soient célèbres.

Ainsi restent

les

inventeurs sont innombrables

ignorés.

L'illustration

d'une fausse attribution de sont

du

même

sort,

(2)

(3)

la gloire.

plupart

provient

Les plus connus ne

pas toujours les plus méritants; mais, favorisés

venus à l'heure propice, servis par des circonstances

heureuses, (1)

et la

de quelques-uns

ils

voient la

renommée

leur

Œuvres complètes, t. II V p. 90. Thurston, Histoire de la machine à vapeur. Payen, Du ga^.

AragD,

constituer

une

l'histoire et les historiens

36

légende, l'imposer à l'histoire et les grandir sans cesse dans l'estime de la postérité, car tous leurs continuateurs tra-

y a là un prestige qui nous trompe. science réclame, ce n'est pas seulement l'histoire

vaillent à leur profit.

Ce que

la

Il

de quelques inventeurs privilégiés qui surgissent par intervalles et semblent à tort créer seuls de nouvelles industries, de l'invention progressive

c'est l'histoire

tiendrait

compte de tous

les faits et

et

continue, qui

de leur enchaînement

On

y apprendrait comment l'esprit humain, partout aux prises avec la nature rebelle des choses, en nécessaire.

triomphe par

pouvoir de l'universelle ingéniosité.

le

CÉLÉBRITÉS DE L'ART

Les historiens nous arrangent des histoires de où,

la littérature

l'art et

sans s'occuper du goût général,

bornent à des biographies

ils

ou d'écrivains célèbres

d'artistes

à l'appréciation de leurs ouvrages les plus admirés. élite restreinte paraît alors

aux

foules grossières.

qu'au talent

et

la

(i).

«

La

et

du goût

la

dre,

ils

sont

les

s'est

trouvé

qu'elle refusait à tout le reste (2). »

une

messies de

sorte d'apostolat. l'idéal.

A

si

flatteuse

les

enten-

Victor Hugo, s'apprêtant

à vaticiner, dit avec plus d'emphase que de modestie «

Peuples, écoutez

le

poète,

Écoutez le rêveur sacré. Dans la nuit où sans lui vous Lui seul a le front éclairé (3). (1)

(3)

êtes, »

1" partie, section 3. Chamfort, janvier 1764. Les Rayons et les Ombres, Fonction du poète. Hegel, Esthétique,

(2) Lettre à

l'art

nature avait donné

Les poètes partagent naturellement une opinion et s'arrogent volontiers

et

Une

nation, écrit Voltaire,

barbarie que parce qu'il

« trois ou quatre personnes à qui « du génie

se

avoir mission de révéler la beauté

Hegel n'assigne de rôle dans

au génie

« n'est sortie de

de

:

7

AGENTS DE L'HISTOIRE

Complice de

aux

artistes et

trices (1) et

On

cette fatuité candide, la

aux poètes des

facultés

3

renommée attribue éminemment créa-

ne ménage pas ses acclamations à leurs œuvres.

a raison de les honorer, sans doute; mais ne suffàit-on

pas étrangement leur mérite

gens de goût qui

A

la

les

et n'oublie-t-on

ont aidés

?

Il

question, en apparence très simple



teur d'un chef-d'œuvre?

mais de répondre par un

propre.

— Quel est l'au-

:

ne manquent

les historiens

nom

pas la foule des

importe d'éclairer ce point.

Ils

ja-

tiennent chaque

ouvrage d'art pour une création personnelle

et

ne sauraient

admettre qu'un enfant puisse avoir plusieurs pères. Néan-

moins, à y regarder de près, le problème paraît complexe, L'auteur nous crovons devoir dire, après réflexion

et



:

d'un chef-d'œuvre, c'est tout Si l'on

se

borne

l'œuvre procède,

il

monde.

le

considérer

à

est vrai,

la

provenance

d'un auteur qui

produite, et sans qui elle n'existerait

l'a

directe,

conçue,

Il a donc des nom. Mais l'expli-

pas.

droits sur elle et mérite d'y attacher son

que-t-il à lui seul et n'a-t-il pas besoin d'être expliqué à

tour? Croire. qu'il a tout serait

fait,

sans modèles et sans secours,

commettre une prodigieuse méprise. L'ancienne

tique se contentait de

complet, l'auteur hensive,

étudie,

et

à

parents, ses amis,

montrer à

son œuvre de

titre

scruter l'action

plus compré-

la nouvelle,

collaborateurs

s'est

indirects,

écoulée sa vie.

exercée sur lui par

Des influences

tradition.

;

le

Il

reste à et la

déterminer,

mais

malaisées à

les influences par-

ticulières et l'inspiration personnelle à produire les et,

serait forcé (1)

s'il

était possible

de

beaux

les toutes constater,

on

de reconnaître que, loin de pouvoir revendiquer

Ars opposé à

badour...

ses

milieu social

extrêmement étendues, concourent avec ouvrages

cri-

dans un isolement

part,

maîtres, le milieu d'intimités, de

ses

de conseils où

leçons et

son

in-ers

;

poète de notetv,

faire

;

trouvère, trou-

l'histoire et les historiens

38

l'entière paternité

pris

que

moindre

la

connu des

La

part.

a

mieux

généralement goûté,

emprunter de préférence nos exemples.

lui

Rarement

la signe n'y

littérature étant le

arts parce qu'il est le plus

nous allons tiré

de son oeuvre, l'auteur qui

qu'un écrivain met en œuvre

sujet

le

a été

de son propre fonds. C'est d'ordinaire une donnée

fournie par la vie réelle ou empruntée à quelque ouvrage antérieur. L'imagination, qu'on tient pour la plus inventive

de nos facultés, n'a point

seulement celui d'abstraire goût sait

est

en

est fait

un

triage délicat.

Comme

un choix de beautés de membres assemblés de elle

que soient

pouvoir de créer, mais

le

de combiner. L'essence du

et

Vénus antique uniséparses, un chef-d'œuvre toutes parts. Pour grandes la

les prétentions des auteurs, leurs

ouvrages res-

de fleurs à laquelle

Mon-

compare poétiquement ses Essais, « n'ayant, « fourni de sien que le filet à les lier (i) ».

dit-il.

semblent toujours à

cette gerbe

taigne

Les écrivains s'imitent entre

eux plus encore

qu'ils

n'imitent la nature. Eschyle appelait ses drames « des re-

«

des festins

liefs

d'Homère

Nos auteurs

».

cèdent en général par adaptations niscences, parés

Gœthe en

fait

« énumérer toutes

ils

me

resterait serait

dettes et

bonne que

foi

j'ai

les

ils

:

« Si

je

pouvais

contractées envers

mes contemporains, ce qui (2). » De même Voltaire:

peu de chose

« Presque tout est imitation... Les esprits « empruntent

Comme

ne manquent pas de devenir

l'aveu de

les

« mes grands prédécesseurs «

classiques pro-

sont nourris de rémi-

de détournements heureux.

prennent de toutes mains, riches.

et

uns des autres.

« du feu de nos foyers

Il

en

les

plus originaux

est des livres

comme

« voisin,

on va prendre ce feu chez un on l'allume chez soi, on le communique à

« d'autres

et

il

(1) Essais, III,

;

appartient à tous

(3).

»

12.

Entretiens avec Eckermann, 12 mai 1825. (3) Lettres sur les Anglais, 2 3. (2)

AGENTS DE Shakspeare, créé.

Aucun de

comme s'est

le

L HISTOIRE

3g

plus créateur des poètes, a réellement peu

ses

drames ne peut

contenté de refaire

revendiqué par

être

les pièces

domaine public

le

il

des dramaturges de son

temps (Greene, Peele, Lodge, Marlowe, Gower...;, de canevas tombés dans

lui

Prestigieux arrangeur,

exclusive.

sa propriété

gurés son génie. Outre leurs sujets

et

sortes

qu'a transfi-

personnages,

et leurs

il

prenait à ses prédécesseurs des scènes entières et d'innom-

brables fragments.

Un

de ses plus grands admirateurs,

Malone, constate que, sur

6,043 vers dont se compose

les

la trilogie

de Henri VI, 1,771 ont

antérieur,

et

résume tout un cycle dramatique de

On

sait

Italiens, ville,

le

il

lui.

les

latins,

les

Espagnols,

monde

entier.

conteurs

les

du moyen

contemporains,

moyen

d'être original (2). Molière

de ses larcins. Redisant un cela « prendre

lit

du

et,

les

et

la

et

trouvant encore

lui-même convenait

mot de Térence

son bien où

toutes les sources

âge,

cour

la

Riccoboni l'admire menant, dans

Y Avare, jusqu'à cinq imitations de front le

qui

s'est inspiré et

avec quelle liberté Molière a mis à contribution

comiques

les

Shakspeare

Les Anglais disent

(1).

sont celles des écrivains dont

revivent en

d'un ouvrage

myriad minded. Ces multiples âmes qu'on

lui qu'il est

lui prête

été tirés

2,373 plus ou moins modifiés.

il

le

comme un

(3),

trouvait ».

grand

Il

il

appelait

a puisé à

fleuve, rempli

son

tribut de mille ruisseaux.

L'exemple de La Fontaine

n'est pas

moins

significatif.

Sur 240 fables dont il est l'auteur, i5 ou 16 seulement paraissent de son invention et ce sont des moins bonnes. Toutes et

les autres

avaient déjà figuré dans divers recueils

subi des remaniements successifs.

(1) Malone, Histoire du théâtre anglais, et Mézières, les Prédécesseurs et les contemporains de Shakspeare. (2) Riccoboni, Observations sur la comédie et le génie de Molière, 736. « Poeta... fatetur transtulisse atque usum pro suis. » (3) (L'Andrienne, prologue.) 1

l'histoire et les historiens

40

Un des

large

communisme La

lettres.

est

donc

manière inimitable. Les mêmes

main comme

la loi

de

la

république

seule originalité vraie consiste à imiter d"une sujets passent

de main en

armes d'Achille qui servirent aux exploits de plusieurs générations de héros. Les plus beaux types de la littérature et de l'art atteignent leur suprême perfection ces

par un travail d'épuration séculaire. Beaucoup de collaborateurs prennent part à cette tâche

ne sont que d'habiles arrangeurs qui. « parlant de leurs

auteurs

«

mon

livre,

commentaire,

« mieux de dire

« histoire,

etc.,

mon

disent

:

les

mon

histoire, etc.. Ils feraient

vu que, d'ordinaire,

même

Pascal raille

ouvrages,

notre livre, notre commentaire, notre

:

« bien d'autrui que du leur Parfois

plus grands

et les

(i).

les

il

y a en cela plus du

»

(2).

chefs-d'œuvre, et ce sont peut-être les

plus accomplis, semblent naître directement du sein des foules.

Tel a

été le

mode de formation

de Ylliade

et

de

Y Odyssée. Depuis que Wolf, développant une vue de Vico, a démontré que ces poèmes sont l'œuvre, non d'un rhap-

sode légendaire, mais du génie grec dans

nouissement de

ses facultés poétiques (3),

pour

anonyme

Ce

le

produit

le

premier épa-

on

tient l'épopée

spontané d'un cycle héroïque.

et

caractère d'impersonnalité sert à distinguer les épopées

véritables (l'Iliade, l'Odyssée, le

Chanson de Roland,

Ramayana,

le

Mahâbhâ-

Romancero, les Niebelungen, l'Edda...) des épopées artificielles ou romans versifiés rata, la

le

(l'Enéide, la Pharsale, la Jérusalem délivrée, les Lusiades, le

Paradis perdu,

rité

des

la

Henriade,

la Messiade...). L'infério-

secondes, où dominent l'imitation

et le

procédé,

provient de ce qu'elles sont dues à une inspiration personnelle, tandis

que

les

créatrice des masses.

premières ont

jailli

de l'imagination

La genèse de ces grandes compositions

(1) Sens du nom d'Homère du Mahâbhârata.

et

de celui de Vyasa, auteur présumé

(2)

Pensées, édit. Havet,

(3)

Prolegomena ad Homerum, 1795.

t.

II, art.

xxiv, 68.

AGENTS DE L HISTOIRE atteste

voir

que

et

le

41

goût public, naturellement poète, peut concesans

réaliser,

le

secours

d'interprètes

attitrés,

d'incomparables beautés.

La plus haute généraux tiellement

poésie, celle qui traduit les sentiments

des types durables, est une

et crée

Les âges

collective.

œuvre essen-

plus favorables à son

les

éclosion sont ceux où, l'écriture étant inconnue ou peu

n'ayant pas encore pu

usitée et la prose

tout

littérairement,

mémoire ceux qui

est

doit

se

les

et

que

la

de répandre. Chacun de

redisent y introduit quelques

suivant son inspiration

constituer

en chants

traduire

chargée de retenir

se

particulière

ou

le

changements goût de son

auditoire, et la poésie, pour ainsi dire flottante, s'achève

par additions

et

corrections

successives, sous

l'influence

du public. C'est dans ces conditions que se firent les poèmes homériques en Grèce, les poèmes chevaleresques en France, aux xi e et xn e siècles. Plus tard, quand arrive l'âge de la prose, la poésie, art de

directe des récitateurs et

luxe, s'individualise et perd par cela rale.

On

pris

fin

effet,

même

peut dire, sans paradoxe, que

quand paraissent

la

sa valeur géné-

grande poésie a

poètes célèbres. Alors, en

les

que, dans la période initiale, les chants, œuvre de

tous, exprimaient l'idéal d'un

vante, on. attache surtout

on s'adresse à une

peuple, dans la phase sui-

du prix

élite et l'on

à l'excellence de la forme,

s'applique à rendre des sen-

timents raffinés. L'art y gagne, mais l'inspiration y perd, et la poésie n'est plus qu'une jouissance d'esprits délicats.

Herder a signalé l'importance des chants populaires dans l'histoire des

littératures.

L'érudition

contemporaine

les

une intelligente sollicitude, et la critique reconnaît en eux la poésie primitive, naturelle et virginale, tandis que « la poésie parée, civilisée, celle des époques recueille avec

« brillantes... n'est qu'une poésie de secondes ou de « sièmes noces (1)

(i)

».

Comme

Sainte-Beuve, Lundis,

t.

XIV,

les p.

troi-

fleurs venues sans cul-

71.

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

42 ture,

agreste

nom

œuvres sans

ces

d'auteur

ont

un charme

les

productions

une suavité de parfum dont

et

d'un art réfléchi sont trop souvent dépourvues. Le lyrisme si

parfaitement réglé de Pindare, d'Horace, de Pétrarque

et

de nos poètes modernes ne vaut pas,

comme

gieuses ou de certains chants nationaux. «

« 1ère

et

purement

« a des naïvetez

disait-il, la

» Chateaubriand

l'art (i).

poésie est

un

« breton que

je

«

Henriade

la

un

cri

« Chez

:

du cœur.

de l'imagination.

effort

ne donnerais pas pour

(2).

reli-

poésie popu-

des grâces par où elle se compare à la

préférable et plus sincère d'accent

«

La

naturelle, remarquait déjà Montaigne,

et

« poésie parfaicte selon

« chez nous

intensité

hymnes

d'impression, l'élan passionné de quelques

les

Elle est Il

y a

les

juge

la

peuples,

devenue

tel

couplet

dix chants de

» Les Lieder constituent

le

joyau poé-

La Bible, d'une inspiration si proanonyme où l'âme de la nation juive

tique de l'Allemagne.

un

fonde, est

recueil

a déposé ses rêves et ses ardeurs.

A

défaut

attribuer

du mérite de

l'invention,

aux écrivains célèbres

faut-il

celui de la

du moins

forme? Pour

Pascal, l'originalité des auteurs n'est pas dans la matière, elle est

«

dans

c'est la

« l'un

la

la disposition

:

Quand on

«

même

balle dont

on joue

place

mieux

»

(3).

Il

joue à la paume,

l'un, et l'autre

y aurait encore

;

mais

ici

des

réserves à faire, car le jeu a ses règles auxquelles la cou-

tume

assujettit les joueurs. Rarement le moule poétique où l'auteur verse ses inspirations a été façonné par lui. Il est conforme à des préceptes littéraires dégagés par la

tradition d'ouvrages

antérieurs.

Lorsqu'on admire

gante simplicité des chefs-d'œuvre,

la

l'élé-

conception de leur

plan, l'harmonie de leurs proportions et l'unité de l'en(1) Essais,

I,

14.

(2)

De Marcellus, Chateaubriand

(3)

Pensées, édit. Havet,

art.

et

son temps.

vu, p. 9.

AGENTS DE L'HISTOIRE

^3

semble, on ne songe pas à se demander d'où leur viennent tant de perfection et d'exquise pureté.

à

un grand

La

artiste.

On

en

honneur

fait

meilleure part est due à ses prédé-

le même genre même degré. Tous ont travaillé à en établir

cesseurs obscurs qui se sont essayés dans

sans y réussir au les lois, et les

car. les

les

si

plus médiocres n'ont pas laissé d'être utiles,

bons ouvrages enseignaient

mauvais indiquaient

d'éviter.

Combien de

les sentiers

la route à

suivre,

perdus qu'il convenait

tentatives infructueuses

ou encou-

rageantes, de fautes commises, de succès partiels, de corrections habiles et de

compléments heureux ont contribué à

façonner l'ébauche d'un genre jusqu'au point où deviennent enfin

possibles

ouvrages accomplis

les

Un drame

!

de

une comédie de Molière ont été préparés de loin par une suite de poètes cherchant comme à tâtons les règles du poème dramatique et se rapprochant peu à peu de la suprême beauté jusqu'à Shakspeare,

ce

qu'un dernier

nitifs le

une

tragédie

de Racine,

Les maîtres

effort atteigne le but.

défi-

naissent sous une étoile propice à l'heure où, dans

de

ciel

s'effectue la conjonction

l'art,

d'un idéal supé-

rieur et d'une

forme achevée. Les matériaux sont amassés

et dégrossis, le

plan sur lequel on doit construire

Pour élever un monument admirable, trop malhabile.

Quoi qu'on

il

suffit

est tracé.

de n'être pas

fasse, tout est chef-d'œuvre.

L'influence de la tradition se montre clairement dans les

moyens d'exécution

et les

procédés techniques de

Le

l'art.

poète observe la poétique d'un genre, emploie des coupes

consacrées, applique des mètres convenus que l'usage lui

impose, auxquels il

ajoute généralement très peu et dont

il

ne s'affranchit qu'à grand'peine.

comme

Rien

n'est

difficile

d'innover en prosodie. L'alexandrin, ce boulet dont,

depuis six siècles, la poésie française subit l'entrave, été rivé la fin et

au pied par

du xn e

les

nombreux auteurs

siècle, multiplièrent les

popularisèrent

le

vers

qu'ont

lui

a

qui, à partir de

Gestes d'Alexandre

docilement adopté

les

L'HISTOIRE ET LES HISTORIENS

44

poètes de la période classique. Les essais, tentés à diverses

pour renouveler

époques,

changé taisie

les

de formes les

et les poètes

règles,

semble

métrique, n'en ont point

la

s'être le

de nos jours dont

la fan-

plus librement jouée à la recherche

insolites, n'ont fait, le plus souvent,

que rajeunir

formes oubliées des vieux maîtres.

Enfin, la langue dont

un

écrivain se sert pour exprimer

une influence souveraine sur les qualités et les défauts de son style. Là où manque l'instrument de l'interprétation poétique, nulle œuvre viable n'est possible. Macaulay demande ce que Phidias aurait pu faire avec un tronc d'arbre et une arête de poisson ou Homère réduit à manier le langage des indigènes de l'Australie (i) ? Au contraire, quiconque écrit ou parle une langue artiste a naturellement du goût. Mais si, non content de profiter de ses conceptions exerce

cet avantage,

fondé à

lui

« qu'un vers

«

et versifie

«

«

et

il

prétendait en tirer gloire, ne serait-on pas

dire,

comme

te réussit

pour

y a pour prompt, où Il

Schiller au dilettante

donc

toi, crois-tu

les littératures les

:

« Parce

dans une langue cultivée qui pense être poète

(2) ?

»

un moment, moment

tardif

langues, polies, assouplies par l'exercice,

« se prêtent à l'expression

la

plus vive

et la

plus juste des

« conceptions elles-mêmes élaborées par un long travail

quand rameau autrefois « détaché du vieux tronc homérique, et que deux siècles de « culture avaient accoutumé au ciel et à la terre du Latium, « les fruits mûrs enfin de la poésie (3). » Ils sont favorisés du sort, les écrivains qui naissent dans l'âge où les langues « des

esprits. Il

« Horace

en

et Virgile

était ainsi

de

la littérature latine

vinrent cueillir sur

le

atteignent leur perfection littéraire. Malgré des inspirations

souvent élevées, nos auteurs du moyen âge n'ont produit

aucun chef-d'œuvre (1)

:

l'idiome était rude et barbare.

Essai sur Dryden. Xénies. Patin, Études sur la poésie latine,

(2) Schiller, (3)

t.

I,

p.

222.

Le

AGENTS DE L HISTOIRE

xvn

e

siècle,

45

au contraire, n'a que de bons écrivains

et,

au

moindre femmelette de ce temps écrivait mieux que les académiciens du nôtre. La langue était alors parfaite. Son génie inspirait tout. Sept

dire de Paul-Louis Courier, la

siècles d'efforts et

pour amener

de progrès continu avaient été nécessaires

français des bégaiements

le

langue ferme, élégante

A

qui revient

le

et

sobre du xvn

du x e

siècle à la

fi

.

mérite de cette grande création qui con-

stitue à elle seule le plus

important des chefs-d'œuvre puisque

sans lui aucun autre n'existerait

?

Une langue

est l'œuvre,

non de quelques esprits supérieurs qui la façonnent à leur gré, mais du peuple entier qui la parle, et les lettrés y ont moins de part que le public. Vaugelas définit à tort le bon langage « La façon de parler de la plus saine partie de la « cour, conformément à la plus saine partie des auteurs du « temps (1) ». Avec infiniment plus de sens et de clair:

voyance, Estienne Pasquier nie « tout à plat » l'excellence

du langage des cours

de celui

et

même

lement ou au barreau. « Je suis « pureté

n'est restreinte

qui est usité au par-

que

d'avis, dit-il,

en un certain

« éparse par toute la France », et

il

lieu

cette

ou pays, mais au

conseille d'aller,

besoin, l'apprendre des « pitaults de village (2) ». Malherbe

même, quand on

de

le

consultait

sur

quelques

« renvoyait aux crocheteurs du Port au foin « c'étaient ses maîtres en

en

effet,

le

meilleur de son génie.

pour

été,

sentiment par

les

ainsi dire,

millions

et

la

que

Le peuple,

du beau langage. Chaque terme de la

imprégné de pensée ou de

d'hommes qui en ont

botanique, jugent

écrivains plus pernicieuse

Remarques sur

(2) Lettres, II,

(3)

(3) ».

D'éminents linguistes, refusant de confondre

dinage

(1)

de langage

voilà le vrai maître, le créateur

y met langue a Il

sens.

fait

mots,

et disait

la

même

qu'utile.

Racan, Vie de Malherbe.

le

le jar-

l'intervention des

Pour Jacob

langue française, 1647, préface.

12.

fixé

Grimm,

l'histoire et les historiens

46 « l'époque

littéraire

des langues est celle de leur décadence

« au point de vue linguistique » qu'à dire qu' «

une langue

« appellerait un monstre

et

;

Max

littéraire est ce

Mùller va jus-

qu'un naturaliste

».

Veut-on une preuve péremptoire de l'incapacité des

let-

non seulement à constituer une belle langue, mais même à la faire vivre quand ils n'auraient qu'à la maintenir ? Pendant quinze siècles, tous les hommes instruits de l'Europe ont écrit en latin sans réussir à produire un ouvrage digne de f'gurer parmi les classiques. Cela montre trés

qu'un noble idiome, passé à

de langue morte, dès qu'il

l'état

perd sous la plume des

n'est plus parlé par la foule,

écri-

vains de profession ses qualités littéraires et n'en acquiert tandis qu'en dcpit d'une

point de nouvelles. Or, savante,

le

latin poursuivait

déclin, les langues vulgaires,

abandonnées aux

développaient de siècle en siècle

dont nos L'usage élite

littératures

commun

était

modernes

pu

et

illettrés, se

devenaient ces idiomes

attestent la haute valeur.

plus efficace que l'application d'une

et la foule faisait

esprits n'avaient

culture

cours de son irrémédiable

le

sans efforts ce que

meilleurs

les

faire.

Le public ne borne pas son concours à fournir aux écrimoyens d'exécution; il intervient encore dans leurs œuvres pour les inspirer, les juger et les classer,

vains des

fonctions qui lui assurent

Comme la

une prépondérance

mobile qui incite

le

les

décisive.

auteurs à produire est

recherche du succès, leurs ouvrages, entrepris en vue de

plaire

au public, sont conçus dans

le

sens de ses préférences,

consultées ou pressenties. L'art vit de l'approbation publique et

va où

le

courant de l'inspiration populaire

les

applaudissements l'appellent.

comme

moulin tournent dans Taxe du vent. La fait loi et

-dont les caprices

aux écrivains

la voie



mêmes ils

Il

foule,

se

meut dans

les

ailes

dont

le

de

goût

sont des ordres, indique

ont chance de rencontrer la

AGENTS DE L HISTOIRE

renommée, désigne

47

sujets à traiter par l'intérêt qu'elle

les

y prend, la manière de les traiter par l'accueil* fait aux ouvrages analogues, et encourage ou décourage les vocations en leur distribuant à son gré l'éloge

môme

fois

elle révèle à

dont

talent

lui

le

blâme. Par-

des esprits paresseux leur propre seuls. La FonLe succès obtenu par les

ne se seraient pas avisés tout

ils

taine se mit tard à faire des fables.

premières

ou

en

fit

demander

produire d'autres. Béran-

et

longtemps acharné à composer « malgré

ger, après s'être

Minerve » un poème pastoral, ne devint auteur de chansons que par la vogue de ces petits ouvrages.

La collaboration du publicest manifeste pour l'orateur qui, de l'aveu deCicéron, « Elle

pour

Cid

le

poète et pour

fut salué

tateur

:

que

l'artiste.

la

son auditoire

le fait

(i) ».

quoique moins apparente, Les acclamations dont

nous ont valu Cinna

inconnu qui. à

s'écriait

est ce

pas moins réelle,

n'est

et

le

Polyencte. Le spec-

représentation des Précieuses

,

« Courage, Molière, voilà de la bonne comédie! »

du Tartufe et du Misanthrope l'auteur tenait à le contenter. La supériorité de Shakspeare et de Molière comme poètes drama-

a été pour quelque chose dans

la création

:

tiques est en partie due à acteurs,

même

ont

ils

ce que, à

la

fois

auteurs

et

mieux que les écrivains de cabinet, à chaque jour les impressions du public,

été,

de saisir

sans cesse dirigés, contrôlés par

De

lui.

là cette vie intense

qui anime leur théâtre. Les auteurs sont des enfants à la lisière

qui

qui vont où une

fait les

chutes

Par ce que

damne,

il

le

main ferme

les

conduit. Le public,

et les succès, tient les lisières.

goût

commun

est le régulateur

de

approuve, tolère ou con-

l'art. Il

assigne une direction

à ses tendances, des barrières à ses écarts. Inspirés par lui, les

écrivains ne sont que ses interprètes.

raient dire,

comme

Labruyère

(1) « La parole appartient moitié qui écoute (Montaigne.) »

:

Beaucoup pour-

« Je rends au public ce

à celui qui parle, moitié à celui

l'histoire et les historiens

48 qu'il

de

m'a prêté

ses

(1).

» Boileau, publiant une dernière édition

œuvres (1700)

et

prenant congé du public, «

« remercie de la bonté qu'il a eue d'acheter tant de « ouvrages

si

fois

le

des

peu dignes de son admiration. Je ne saurais,

un

«

ajoute-il, attribuer

«

j'ai

«

d'attraper autant qu'il

toujours pris de

si

me

heureux succès qu'au soin que conformer à

m'a

été possible

« chose. C'est effectivement à quoi

ses intentions et

son goût en toute

me

il

semble que

les

« écrivains ne sauraient trop s'étudier ». Le public ne peut goûter que les œuvres où il trouve réalisé son idéal, et les auteurs qui réussissent sont ceux qui savent traduire ses aspirations confuses.

que personne

la

langage ce que

Le génie

pensée de tout la

consiste à exprimer le

monde.

et le porte-voix,

«

et

Le grand,

Il

est

«

le

porte-étendard

l'assembleur d'une quantité de sentiments

de pensées qui flottaient

« autour de

mieux

expose en beau

multitude concevait, mais ne pouvait

rendre, propter egestatem linguœ.

«

Il

et

circulaient

vaguement

lui (2) ». le vrai poète, c'est

donc en

définitive le public.

Les auteurs ne sont que l'instrument qui résonne. Les foules rêvent, les poètes chantent, et ceux qui paraissent

composer de verve ne font que

dire d'une voix sonore ce

que la muse populaire leur souffle tout bas (3). On les a comparés à des harpes éoliennes que les vents font vibrer

en

les traversant.

Loin d'admettre cette théorie, les historiens, quand par mégarde ils oublient leur doctrine de la création personnelle des chefs-d'œuvre, en expliquent l'abondance, à des

époques privilégiées, par

l'initiative

de quelque volonté

(1) Le livre des Caractères se fit de compte à demi avec les lecteurs. La première édition contenait à peine le quart de l'ouvrage. Les neuf suivantes (1688- 1696) remanièrent et développèrent le texte dans le sens des éloges et des désirs du public. (2)

(3)

Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. VIII, p. 93. Victor Hugo dit être « un écho sonore » (Feuilles d'automne,

I).

AGENTS DE L HISTOIRE puissante.

4g honneur aux princes des règne. C'est une maxime banale

font volontiers

Ils

génies qui ont illustré leur

parmi

poètes de cour que, pour tirer d'eux des chefs-

les

d'œuvre,

Soyez des Mécènes, répètent-ils à Virgiles.

Il

ne faut qu'y mettre

Sint Mœcenates,

«

Un Auguste

En

l'envi, et

le

:

vers obséquieux

aisément peut

:

pratique, pourtant, la chose ne paraît pas

n'en trouva point

généralement cours

nom

le

si

»

aisée,

malheur de perdre Vir-

un second. Néanmoins

le

préjugé a

tradition persiste à baptiser

et la

de quelques protecteurs attitrés

époques de

(1). »

faire des Virgiles (2).

puisque Auguste, après avoir eu gile,

prix

nous serons des

non deerunt, Flacce, Marones

De même Boileau dans un «



de répandre sur eux des largesses.

suffit

il

la littérature et

les

du

plus brillantes

de Fart. Rien n'est moins fondé

d'un siècle à une du génie ne sont pas dues aux soins d'une culture officielle. Autant vaudrait dire que

que

cette attribution

de toutes

les gloires

gloire souveraine. Les floraisons

les jardiniers font le

quand

nue., et,

printemps.

Ils l'utilisent, la

veulent opérer sans

ils

elle, leurs

saison ve-

productions

de serre chaude montrent assez que rien ne remplace le soleil.

Sous une température clémente,

comme

éclosent il

de laisser agir

suffit

Mécènes, c'est le

n'a besoin

les

(3).

,

en

avril.

la nature.

que de

Pour

liberté.

« Le vrai Mécène

les

empressés qui prétendent

les

suite de rois très divers de caractère,

français s'est développé

1

s'épanouir

L'art peut se passer de

pendant deux

Epigrammes, VIII, 56. Epîtres, I, v. 74. (3) Despois, les Lettres et la Liberté, p. 54.

(2)

chefs-d'œuvre

à elles-mêmes les servent aussi bien,

que

Sous une

(i) Martial,

les

les voir

» Les chefs d'Etat indifférents qui aban-

lettres

peut-être

régenter. l'esprit

il

public

donnent

mieux

les fleurs

siècles

avec

5o

l'histoire et les historiens

une logique supérieure à toute influence de cour. En place de Louis

XIV

XV, vous

mettez Louis XIII ou Louis

n'au-

rez pas moins, d'une part Corneille, Descartes, Pascal, de

Montesquieu, Rousseau,

l'autre Voltaire,

décider

la

si

génération qui

les

et l'on

que gagné à se discipliner sous un maître. C'est donc mal comprendre la grandeur de

mènes que de magicien qui

à

comme

des légions de talents assujettis à

phéno-

ces

aux évocations d'une

les attribuer

ferait surgir,

hésite

sépare n'a pas plus perdu

de

sorte

d'un coup de baguette, le

Les choses se

servir.

passent ainsi dans les contes arabes, mais la réalité suit d'autres lois. Les courants de l'inspiration nationale ont

des causes dont l'ordre Il

n'est

au pouvoir de personne de

ne sont pas encore pitent,

domine toute ingérence

ou de

« souffle où

précipiter

les il

de

établis,

veut

« vous ne savez ni d'où

provoquer quand

les

quand

les retenir

s'ils

ils

« L'esprit

se ralentissent.

il

vient, ni



il

va

n'est point aux ordres d'un maître qui,

(i).

le

Le génie

»

plus souvent,

n'en ayant guère, serait fort en peine d'en donner.

qui s'imaginent qu'on suscite

nomme un les

un grand

communs. En sont pas

les

Homère,

il

cela

mieux n'en

rares

si

même, obéis.

fait

les

Ceux

comme on

quand chacun

pourra bien stimuler ses ministres

barbare en siècle

et

en

dans Saint Jean,

foule.

III, 8.

genres de gloire,

les

ses pensions sans réussir à constituer

au contraire, un

il

perdra sa peine

une

rois

et

littérature par

siècle artiste,

Les

est

lettré.

prodiguer ses pensions

avec plus de libéralité que Louis XIV;

surgiront

Charlemagne

apparaître. siècle

Napoléon, enfin, ambitieux de tous

décret. Vienne,

voudrait

les

princes les plus absolus ne

Alexandre a beau souhaiter un

point

impuissant à transformer un

(i) Jésus,

poète,

chambellan, devraient bien nous dire pourquoi

chefs-d'œuvre sont

d'œuvre

ils

se préci-

vous entendez bien sa voix, mais

et

;

particulière.

les

mêmes

chefs-

auront

AGENTS DE L HISTOIRE

du goût comme

la

la

I

plupart de leurs sujets et sans plus de

temps pour

mérite. C'est qu'il est des

pour

5

la gloire et d'autres

médiocrité. Des influences générales décident de

Tune ou de

l'autre.

ont seulement,

« parterre

Les chefs d'État n'y sont pour rien.

comme

Ils

l'un d'eux. « leur place au

le disait

».

L'œuvre une

fois

accomplie, grâce à tant de secours,

La tâche des auteurs va commencer.

croit-on que tout soit fini? Pas encore.

achevée; celle de

est

la postérité

Les productions sont innombrables

et se

suivent sans

Parmi tant d'ouvrages soumis à l'approbation du public, l'excellent est rare, le médiocre abonde, le mauvais domine. Schopenhauer estime que le nombre des bons livres est à celui des méchants dans la proportion de relâche.

i

à 200.000. et peut-être le grand pessimiste

optimiste sur ce point.

miner largement

et

faut

Il

ne retenir

s'est-il

montré

donc opérer un triage, élique ce qui mérite de vivre.

Batrachomyomachie et ïlliade, entre Bavius et Virgile, Pradon et Racine, Baour-Lormian et V. Hugo, l'on doit juger et choisir. Qui prononcera l'arrêt? Les auteurs, les critiques ou le public ? Les auteurs sont mauvais juges de leurs propres ouvrages. Beaucoup de ceux qui nous ont fait confidence Entre

la

de leurs prédilections se sont grossièrement trompés. Virgile

mourant ordonne de indigne de son génie. latines (i),

De

l'avis

pour lesquelles

constituaient son meilleur

de l'amour,

le

YEnéide inachevée

détruire

fut

il

titre

comme

de Pétrarque, ses poésies

couronné au Capitole,

de gloire. Vieux et revenu

chantre de Laure qualifie de « frivolités

vulgaires (2) » ses poésies italiennes qui seules devaient

immortaliser son nom.

(

1

)

Le

Le Tasse voulait substituer

poème De Africa, sur

la

sa

seconde guerre punique, des

Épitres... (2) «

Vulgaria juvenilium Jaborum

meorum

cantica » (Epist.

1

16).

.

52

l'histoire et les historiens

Jérusalem conquise, poème mort-né, à vrée qui,

Jérusalem

la

sans son assentiment,

publiée

assuré sa renommée. Cervantes tenait son

a,

déli-

malgré

roman

lui,

oublié de

Persilès et Sigismonde en plus haute estime que l'admirable

Don

Quichotte

n'avoir vu en l'aisance,

ses

il

lui

Shakspeare

(i).

son théâtre

soucié de

comme

titre

médiocrement semble

et

qu'un matériel d'exploitation. Parvenu à

se retire de la scène sans

œuvres dramatiques. Tandis

amour

s'est

littéraire

ses Poè?nes et ses Sonnets,

de publier ses pièces dont

la

prendre aucun soin de

qu'il édite et réédite avec il

ne prend pas

la

peine

première édition, horriblement

défectueuse, ne parut que sept ans après sa mort, en 1623.

Corneille compte Mélite, son premier succès, meilleurs ouvrages

Gœthe

et

était plus fier

parmi

ses

met Rodogune au-dessus de tous

(2).

de sa théorie des couleurs (Farbenlehre)

que de ses poésies (3). Lamartine, éditant ses discours convaincu que son renom de poète a nui à sa fortune politique, « maudit la malheureuse notoriété des vers qu'il

et

« avait écrits.dans

l'oisiveté

de sa jeunesse

ressemblent aux mères qui témoignent

non aux enfants ont coûté

le

les

le

(4) ».

Les auteurs

plus de tendresse,

mieux venus, mais à ceux qui leur donné le plus de trompeuses

plus de peine ou

espérances.

Faire juger les auteurs les uns par les autres ou par des critiques

attitrés

d'eux trouve en

serait

effet,

un expédient

dans

la spécialité

périlleux.

même

Chacun

de son talent,

ses lacunes de goût, ses partialités aveugles, ses préventions

exclusives.

Horace parle de Térence avec ironie

Plaute avec dédain (1)

Dédicace de

Lemos, 16 (2)

la

(5).

Boileau

cite

seconde partie de

avec éloges

Don

les

et

de

Contes

Quichotte au comte de

15.

Examen de Rodogune.

Je ne suis nullement fier de ce que j'ai fait comme poète « mais je suis fier d'être le seul homme de mon temps qui connaisse « la science si difficile des couleurs. » (Entretiens avec Eckermann.) (4) Préface en tête de ses Discours (1849). (5) Horace, Èpîtres, II, 1 (3) «

AGENTS DE L'HISTOIRE

de La Fontaine

53

ne daigne pas mentionner ses Fables.

et

Aux

un misérable baladin (i). La pédante Allemagne a surtout émis sur notre grand comique yeux de Bossuet, Molière des jugements qui

de gaîté

et

le

est

jugent. Jean-Paul trouve qu'il

manque

n'accorde quelque valeur qu'à l'Impromptu de

donne

palme du comique noble et délicat (3). Schlegel refuse au Tartufe et au Misanthrope le nom de comédies, tient Molière pour un auteur de farces médiocres et lui préfère Legrand, auteur du Roi de Cocagne, qui lui paraît un chefVersailles (2). Lessing

d'œuvre

(4).

Le meilleur

juge, le plus sûr arbitre, c'est le public,

tous les auteurs sollicitent

le

invoquent en appel contre

les

tion, d'une

«

«

tiens

et je

la

multitude, dit

pour aussi

damne

(5).

»

Il

qui

finit

lui

la

un

qu'il

Recueillons

critique contemporaine

seul ne fait rien et ne peut rien.

et

presque en collaboration avec

« critique n'est que

le secrétaire

:

le

lui. J'oserai dire

du

l'aveu

« Le critique à La bonne critique

« elle-même n'a son action que de concert avec «

con-

arrêts,

moyenne du goût géné-

toujours par prévaloir.

du prince de «

de combattre un ouvrage

pour rendre de justes

parce que son avis exprime la ral

m'en rapporte aux

plus sensé de nos poètes,

le

difficile

a qualité

ils

sentences, sujettes à cassa-

public approuve que d'en défendre

le

dont

suffrage et qu'au besoin

critique tranchante. « Je

« décisions de « que

à Destouches la

public, mais

public

que

un

le

secré-

« taire qui n'attend pas qu'on lui dicte et qui devine, qui « démêle et qui rédige chaque matin la pensée de tout «

monde Le

(6).

public,

il

est vrai, a aussi ses

divergences d'opinion,

Réflexions sur la comédie. Richter poétique, Trad. Dumont et Bùchner, § (3) Dramaturgie de Hambourg, v« soirée. (4) Cours de littérature dramatique, xn° leçon. {5) Molière, Préface des Fâcheux. (6) Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. I, p. 373. (1)

{2)

le

»

3

1

et 36.

l'histoire et les historiens

54

jugements contradictoires,

ses

méprises

ses

et ses retours.

faut distinguer le public restreint d'un pays et d'une

Il

époque,

et le

grand public de tous

temps, que représente partagé,

à

sujet

est

passagers;

les

pays

second, plus compréhensif

le

et

de tous

les'

Le premier, hésitant et des dédains ou à des engouements la postérité.

et

plus

large,

apprécie les mérites avec une mesure et une équité souveraines.

Certains ouvrages, conformes au goût d'un, peuple, à une date donnée, spnt, dès leur apparition, salués par de vifs

applaudissements; mais leur valeur décroît à mesure que goût se modifie,

le

génération qui

les

viagère passe avec la

et leur célébrité

admirait. D'autres, d'une beauté plus

générale, étonnent plus qu'ils ne ravissent les contemporains

et,

nombre

Ronsard aux meilleurs poètes de

égale

il

la

suffrages qu'ils

supérieure. Les plus avisés s'y trompent. Montaigne

que « Turnebus... «

des

œuvres durables du génie exige une saga-

talent et les

cité

croissant

Cette distinction entre les productions éphémères

rallient.

du

ne prennent rang qu'à

très discutés d'abord,

longue, grâce au

y a mille ans

estoit... le

(i) ».

Du

des pensions de

comme

«

Le xvn e

siècle n'a

le

qui fust

le

Drummond

« poète

(2).

Sur

663, Chapelain a la part du lion

plus grand poëte françois qui ait jamais été ».

de nos jours, sait Piccini à

proclamé grand qu'un écrivain,

illisible

grand Arnauld. Au xvm e siècle, on oppoGluck et, du vivant de Mozart, l'Allemagne

le

trouvant

lui préférait Jomelli, et saluant,

1

homme

vivant de Shakspeare,

« lauréat » de l'Angleterre s'appelait l'état

l'antiquité et tient

plus grand

dans

le

second, «

le

le

premier plein de rudesse

dieu de l'harmonie... »

Les chefs-d'œuvre ne naissent point

tels, ils le

deviennent

en vertu de jugements confirmés par une suite degénérations.

La meilleure manière de

I, 24 et II, 7. Hugo, William Shakspeare,

(1) Essais, (2) V.

les définir serait

1

p.

384.

de dire

:

ce sont

AGENTS DE L'HISTOIRE

œuvres

les

55

plus généralement admirées.

le

Tant que

consécration manque, leur mérite est contestable.

une

fois

cette

Mais,

en possession de l'universelle estime, leur autorité

s'impose. Les auteurs ne produisent ainsi que des œuvres c'est

la

qui,

postérité

en décernant

gloire

la

;

aux plus

dignes, les sacre chefs-d'œuvre. Dispensatrice des réputations à Tépreuve

du temps, elle proclame génies les écrile mieux et rejette dans l'oubli les

vains qui lui agréent

préférés d'un jour. « Les livres, dit le proverbe latin, ont

«

leur destinées. »

Ces destinées,

public qui les

c'est le

fait.

La

célébrité de

Europe.

En

Dante a mis cinq

Italie

même, au

siècles à se

répandre en

xvi 3 siècle, Guichardin rap-

porte qu'il eut peine à se procurer

un exemplaire de

œuvres. Boileau ne mentionne pas son

nom

ses

ne

et Voltaire

incidemment de la Divine Comédie qu'avec un suprême dédain (i). Le plus grand poète du moyen âge n'a pris son rang que de nos jours. La gloire de Shakspeare est aussi d'invention récente, même en Angleterre où, après une longue éclipse, Garrick le remit en honneur. Green appelle Shakspeare « plagiaire, corbeau paré des plumes d'autrui»; Dryden le déclare « inintelligible, hors d'usage »; Pope le compare à « un mulet qui ne porte rien et se plaît à faire sonparle

« ner s^s grelots (2)». Les épithètes de « Gilles-Shakspeare » et

de « sauvage ivre » pèsent encore sur la mémoire de

Voltaire. Maintenant, nul n'oserait contester

bien établie.

Aux

thuriféraires

du lendemain, fait

« admire tout,

gloire

si

de paraître man-

et la crainte

quer d'enthousiasme, quand l'heure de enfin venue,

une

détracteurs de la veille ont succédé les

l'apothéose

est

que plus d'un, à l'exemple de Victor Hugo,

comme une

brute (3) ».

Discerner quelques rares chefs-d'œuvre parmi des œuvres (1)

Lettre à Bottinelli, mars

1

76

1

.

Il

qualifie

Dante de fou

ouvrage de rnonstre. (2) V.

Hugo, William Shakspeare,

(3)Id., Id., p. 296.

p.

201, 2o3, 455.

et

son

56

L 'HISTOIRE

ET LES HISTORIENS

sans nombre, est donc une tâche qui exige la plus grande justesse de goût.

Chacun

s'y

applique de son mieux;

majorité décide. Dans chaque appréciateur sympathique,

la il

y a un poète digne de communier avec les maîtres et qui reconnaît en eux son idéal. De ce vaste suffrage, incessam-

ment consulté, se dégage, dans le cours des siècles, la moyenne du sens esthétique des esprits cultivés. Ce génie anonyme, chargé de répartir équitablement la gloire, est supérieur à tous les génies puisqu'il les compare, les juge assigne des rangs.

et leur

On

voit

produire

les

personnelle, tout

combien d'influences générales concourent à beaux ouvrages. Leur création, en apparence est

monde y

le

en

collective et, plus

réalité

collabore.

Le

ou moins,

qu'un auteur a choisi,

sujet

sa manière de le traiter, l'inspiration qui l'anime, la langue

dont

il

se sert, les traditions qu'il suit, les

exemples qui

le

règlent, les critiques qui l'éclairent, les appréciations qui le

classent, la gloire qui le couronne, tout lui vient de la foule. Il

a pour guides ses prédécesseurs, pour aides ses contempo-

rains,

de

pour juge

la postérité.

Le

passé, le présent et l'avenir

la civilisation se reflètent ainsi

font la splendeur.

Dans chaque

dans son œuvre réalisation

et

en

brillante

de

l'idéal, l'âme de l'humanité transparaît. Les chefs-d'œuvre

que nous admirons sont de tous

les

hommes

le

résultat de

de goût, l'œuvre de

.1

la

collaboration

la raison artiste.

.IV

CÉLÉBRITÉS DE LA SCIENCE

Mieux encore que

les créations

de

l'art, les

découvertes de

montrent comment le progrès s'opère par une suite continue de recherches et une accumulation de petits gains.

la science

AGENTS DE L'HISTOIRE

Le

rôle des savants célèbres

5j

dans l'élaboration de nos

connaissances est démesurément exagéré par

On

ne voit qu'eux. Tout notre savoir

ouvrage

et,

vant

sans

les révélations

voué à

semble-t-il,

doctrine

la

d'hommes

du

renommée. présumé leur

la

est

monde

génie, le

serait,

d'éternelles ténèbres. Ainsi jadis, sui-

Gnostiques,

des

une race

privilégiée

spirituels (pneumatiques), seuls initiés à la vérité

(gnose), avait mission de la

communiquer aux hommes

matériels (hyliques). Les historiens de la science admettent

de

même une

séparation profonde entre quelques savants

unique de nos

source

illustres,

clartés,

et

La

d'ignorants qui reçoit d'eux la lumière.

un

peuple

célébrité

les

trompe. Ces grands promoteurs d'idées, qui brillent de loin

comme

en loin

des phares dans la nuit, sont des types

légendaires dans la conception desquels d'illusion.

choses

Il

suffit,

pour

d'abord que

:

le

la

commun

il

entre beaucoup

de considérer deux

dissiper,

des

hommes

n'est nul-

lement incapable d'acquérir par lui-même certains ordres de notions

;

ensuite que la plupart de celles qui' exigent des

recherches spéciales sont dues à des investigateurs ignorés. Si,

parmi

les vérités

que nous possédons, on prend soin

de distinguer celles qui sont manifestes besoin d'être prouvées,

il

est clair

que

les

et celles

qui ont

savants célèbres

n'ont aucun droit sur les premières, puisqu'elles se font jour dans chaque esprit à mesure que les sens fonctionnent et

que

l'intelligence

vaste qu'on ne

le

s'exerce.

croit,

Cette science initiale,

comprend

les

réalités perçues, à leurs attributs distincts,

ces données sous leurs rapports,

peut

tirer,

langage. et de

(i)

au classement de

forme d'idées générales ou

aux inférences

et

plus

notions relatives aux

abstraites, à

aux jugements qu'on en

enfin à l'expression de tous ces concepts par le

Nous avons

essayé ailleurs (i) de

marquer

la place

montrer l'importance de ce premier fonds de connaisThéorie des sciences,

livre

I.

l'histoire et les historiens

58

sances, généralement

mal apprécié parce que, nul n'en

étant dépourvu, personne n'y attache de valeur particulière. Il

peut, à la rigueur, suffire à l'activité mentale des igno-

manquerait

rants, et, sans lui, la spéculation scientifique

de base. Bornons-nous à noter privilège.

Les vérités de sens

le

génie n'a pas de

commun

appartiennent à

qu'ici

tous. Il

n'en est plus ainsi des sciences proprement dites qui,

s'appliquant à résoudre des problèmes dont se préoccupent seuls les esprits curieux, exigent des aptitudes spéciales,

une instruction préalable

,

recherches suivies

des

démonstration méthodique. Alors

de

travail intellectuel et l'élucidation

fonction

dans

réservée

du devient une

la vérité

aux hommes d'étude. Toutefois,

cette condition nouvelle,

les

une

,

s'opère la division

même

progrès accomplis sont

principalement dus à une multitude de chercheurs, qui, tout en s'élevant, par leurs connaissances acquises et leur zèle aies accroître, au-dessus

avec

lui

du

vulgaire, se confondent

par leur obscurité. Les ouvriers de

la science

innombrables. L'histoire, qui mentionne seulement célèbres,

commet donc une grande

glorification d'une élite se fait

sont plus

puisque

injustice

aux dépens de

les

la

foules sacri-

fiées.

Lorsque, dans

sépare les

les sciences d'investigation, l'on

vérités découvertes par des savants illustres et celles

reviennent à des savants ignorés,

il

est aisé

entre les deux une disproportion choquante.

matique, par exemple, où toutes est,

les

qui

de constater

La mathé-

notions s'enchaînent,

dans ses origines historiques, presque entièrement ano-

nyme. Quels furent

les

inventeurs de la numération, des

règles de l'arithmétique, des

des équations de l'algèbre?

muette à

cet égard.

On

Tant de

théorèmes de ne

le sait.

belles

La

la

géométrie,

tradition est

découvertes ont été

l'œuvre d'inconnus s'avançant pas à pas, l'un après l'autre,

dans

les voies

logiques du raisonnement abstrait.

AGENTS DE L'HISTOIRE

Aucune tout

comme

science n'est,

5g

Minerve antique,

la

cerveau divin. Conformément

armée d'un

sortie

à la loi

d'évolution, les ordres de connaissances se constituent peu

peu,

à

par adjonctions

continu d'observation

« attendre

la perfection

un

travail

faut, dit

Bacon,

grâce à

successives,

«

et d'expérience.

Il

des sciences de la succession des

« labeurs plutôt que de l'habileté de quelqu'un « ligence d'une poignée de gens la Vérité

hommes l'effort

en

«

fille

(i).

du temps, non de

et

de

l'intel-

» Aussi appelle-t-il

Quelques

l'autorité ».

de génie ne suffiraient point à

Il y faut d'une multitude de chercheurs se relayant de siècle

Depuis

siècle.

l'éveil

de

l'établir.

combien de sagacités nous instruire

la raison,

attentives se sont appliquées à s'enquérir et à

Conçoit-on ce qu'il a rer le

monde en

fallu

de pas

tous sens, d'exactitude pour

d'ingéniosité pour en retracer l'image sur

graphie? les

Que

î

de regards pour explo-

et

une

représentent, dans l'ensemble de ces notions,

excursions de quelques voyageurs célèbres

chose.

La

le décrire,

carte de géo-

nom

foule des explorateurs sans

?

Bien peu de

a presque tout

fait.

L'esprit de

découverte est partout où une intelligence

active interroge la nature et cherche à en pénétrer le tère.

Le génie déploie sans doute

mais

il

est l'exception et

les petites

même

le

mys-

plus de puissance

;

ne vise qu'à l'extraordinaire. Or,

découvertes sont la règle. Les grandes se bornent

souvent à leur donner une forte unité.

d'exemple qu'une vérité transcendante lumière par un seul. Toujours

elle

ait été

Il

n'y a pas

mise en pleine

implique des données

qui la préparent, une croissance qui l'achève, des consé-

quences qui

la

prolongent. Elle naît de vérités antérieures,

en combine de complémentaires, en comporte de successives, et représente

un

fil

dans une trame sans

« peut dire de presque toutes (î) Sagesse des anciens, augebitur scientia. »

Prométhée.

fin.

«

On

les

grandes découvertes



« Multi pertransibunt et

6o

l'histoire et les historiens

« scientifiques que plusieurs esprits contemporains s'en « sont approchés à la

Celui qui les

fois.

« nairement que projeter sur

« tration que l'on doit considérer « d'un génie

« produit de «

lois. Il

ordi-

produit,

le

prouve elle-même

science

la

comme

fait

d'une démons-

non

mais d'un génie en avance sur

isolé,

« autres... La

ne

fait

elles la clarté

qu'elle est

les

un

nature en croissant conformément à ses

n'y a pas

de solution de continuité. Toutes

ici

les

« grandes découvertes sont préparées de deux manières « d'abord par d'autres découvertes qui sont,

« préludes

;

et,

« chercheuse

» sa Critique

génie n'a rien à faire dans la science

que

le

rôle

aux créations de

Ce

d'idées nouvelles.

sont, dit-il, des

des lieux élevés qui reçoivent levant

soleil

du Jugement, ;

il

limite son

Macaulay réduit aussi l'impor-

l'art.

tance attribuée à l'initiative des grands

rayons du

:

des

secondement, par l'exercice de l'intelligence

(i).

Kant va jusqu'à soutenir, dans

les

elles,

:

hommes hommes

en matière placés

sur

un peu plutôt que les autres « Le soleil éclaire les mon-

« tagnes lorsqu'il est encore au-dessous de l'horizon, et les « esprits supérieurs découvrent la vérité quelque temps

« avant qu'elle devienne évidente pour

la

« à quoi se borne leur supériorité.

sont les premiers à

«

hommes

exprime «

multitude. C'est

une lumière qui, sans leur condevenue visible, un instant plus tard, à des

recueillir et à réfléchir

« cours, serait «

Ils

la

placés

fort

même

mouvement de

la

marée

« de l'âme humaine, « vague

un peu

au-dessous d'eux

idée par

les

»

(2).

une autre image

:

Dumas

« Dans ce

intellectuelle qui élève le

niveau

plus rares esprits ne sont qu'une

plus vigoureuse qui précède les autres,

« mais qui ne dépasse guère la ligne qu'elles allaient toutes « bientôt franchir (1) (2) (3)

(3).

»

Tyndall, La Lumière, trad. Moigno, Macaulay, Essai sur Dryden. Éloge de Bérard.

p.

210.

AGENTS DE L'HISTOIRE

L'humanité

s'instruit

lentement

et

6l

Chaque

avec peine.

génération dissipe quelques obscurités et augmente un peu la

Un

lumière.

pose

siècle

conséquence. Mais jamais

prémisses,

les

le

miers mots d'une vérité n'en a pu dire

mot

un

autre tire la

penseur qui a balbutié le

les pre-

dernier, car ce

Tout ce que les mieux inspirés peuvent faire, c'est d'apporter à une idée antérieure quelques éclaircissements. Le génie n'a pas en main la baguette de dernier

n'existe pas.

Moïse qui, en plein

désert, fait par miracle jaillir l'eau d'un

rocher aride

l'heureux mineur qui, au fond

c'est

;

puits laborieusement creusé par diverses mains,

d'un

donne

le

dernier coup de sonde et voit, aux acclamations de tous, la

source cachée apparaître

répandre

et se

en ^intarissables

flots.

L'avancement de

humain ne dépend pas de

l'esprit

impulsions soudaines qui semblent pas

les

plus décisifs

lière et

« autres « à «

;

la

la tierce

dit

.;

La plupart des

Montaigne, s'entent

le

plus haut

coordonnent

n'est

(i).

des

les

convergentes

;

unes sur et la

les

seconde

épars,

résultats

qui

et

mal

promulguent de les révélateurs.

font une synthèse

Ce sont des

définies.

rapprochent

ses idées sont celles

;

»

hérauts plus que

lumière. « Si inventeur que soit

« guère

les

si

insensible.

monté a souvent plus monté que d'un grain

esprits supérieurs qui

opportune de notions vagues lentilles

il

du pénultième

grandes vérités en sont Ils

de degrés

série

pente

nous eschellons ainsi de degré en degré

espaules

les

par une progression régu-

comme une

« d'heur que de mérite, car

« sur

ces

accomplir ses

première sert de tige à la seconde

advient de là que

et

s'effectue

forment

qu'ils

« Nos opinions,

il

Nous gravissons une

continue.

peu marqués

;

lui faire

un

rayons de

des

esprit,

de son temps

il

n'invente

et ce

que son

« génie original y change ou y ajoute est peu de chose. La « réflexion solitaire, si forte qu'on la suppose, est faible (i)

Essais,

III,

i3.

l'histoire et les historiens

02

« contre cette multitude d'idées qui, de tous « toute heure, par «

l'assiéger...

Tels que des

« avons chacun un

petit

« peu de bruit dans

le

Au

(i).

à

dans un grand fleuve, nous

mouvement

nous faisons un large courant qui nous emporte et

;

« mais nous allons avec

« poussés par eux

flots

les côtés,

conversations, viennent

les lectures, les.

les autres et

nous n'avançons que

»

début d'un ordre de recherches, pendant une phase

incertaine, les découvertes se dérobent aisément, et l'hon-

neur en revient aux habiles qui des

L'histoire

sciences

est

les

pleine

présentent

mieux.

le

d'Américs Vespuces

venant ravir à des Colombs baptiser

les

vention,

une

caractéristique

méconnus la gloire de mondes nouveaux. Plus que le don d'inpuissante

faculté

du

génie.

Il

d'appropriation

est

la

excelle à trouver des formules

qui résument des ensembles de notions diffuses.

d'une empreinte personnelle

les lingots d'or

de

frappe

Il

la foule,

et

sans rien ajouter à la valeur du métal précieux, extrait,

fondu, épuré par des artisans obscurs,

comme

il

le

fait

sous forme de monnaie à son

les princes,

circuler, effigie.

Ainsi, en matière de notions scientifiques, presque rien n'est à

personne

;

tout est à tous.

Nos

livres

sont

faits

d'autres livres, nos systèmes d'idées courantes, et les plus

glorieuses découvertes de travaux anonymes.

oeuvre collective, est la conquête les investigateurs. le

concours d'une

En

et le

La

vérité,

patrimoine de tous

présence de leur universelle activité,

élite

perd singulièrement de son impor-

tance. Sans doute, dans l'élaboration

du

savoir

humain,

il

y a des entreprises difficiles, des fortunes éclatantes, des problèmes hardiment posés et brillamment résolus mais, ;

si

utile

que

soit l'assistance

pensable. Plusieurs

hommes

du de

génie, elle n'est pas indistalent, se partageant

une

grande tâche, arriveraient non moins sûrement, quoique

(i)

Taine, Essai sur Tite-Live, introd.

AGENTS DE L'HISTOIRE

63

sans gloire, au succès. Plusieurs pas font parcourir autant

de chemin qu'un saut. Plus on va, plus découvertes

On

recueille de toutes parts des vérités de détail

qui s'entrecroisent

et

aucun de

forment

ces ouvrages

l'histoire,

comme

L'avenir est à la

tissu.

que l'Allemagne

Bien

cratie scientifique.

dans

De même que

d'en opérer de petites.

industriel, le travail intellectuel se subdivise à

le travail

l'infini.

devient malaisé de faire de grandes

il

et facile

n'ait

démo-

produit

mémorables qui marquent une date les Principes de Newton, la Méca-

nique céleste de Laplace,

Recherches sur

les

les

ossements

YAnatomie générale de Bichat ou Y Origine des espèces de Darwin, elle dispute à la France

fossiles

de Cuvier,

et à l'Angleterre le et,

suppléant à la

premier rang

renommée

par

comme le

atelier

nombre,

de science,

elle se flatte

de

l'emporter à raison de la quantité.

Un

chiffre

donner

peut

petites découvertes

:

le

idée de

la

multiplicité des

Catalogue des Mémoires scienti-

fiques^ entrepris en 1868 par la Société royale de Londres,

devait mentionner, pour une période de soixante-trois ans (1

800-1 863), plus de 200,000 mémoires dont chacun con-

tenait l'exposé de recherches originales. Si l'on pouvait sup-

puter de

même

toutes les acquisitions faites en détail depuis

l'origine des sciences,

on reconnaîtrait qu'aucune

tion n'est à mettre en balance avec

ce génie

illustra-

caché qui

accroît sans relâche nos connaissances. Comparons-lui, par

exemple, Aristote

et

l'intelligence a de plus

Newton, en qui

admire ce que

l'on

étendu ou de plus sagace.

Le premier, vulgarisateur éminent, a condensé dans son œuvre encyclopédique tout le savoir de l'antiquité, Cette coordination lumineuse, qui résumait un cycle perdu, lui mérita de régner sur

le

moyen

âge

sentant de la science autorisée, «

« sanno » (1)

(1).

il

comme

maestro di color che

Néanmoins, par lui-même,

Dante, Inferno, IV

terz.

44.

l'unique repré-

il

paraît n'avoir

l'histoire et les historiens

64

rien découvert de vraiment nouveau, ni la Logique, ni la

Zoologie, ni la Politique. Sa gloire a bénéficié de ce que les

sources où

qu'il

puisa nous sont inconnues. Bacon

il

dit

ressemble à ces princes ottomans qui, en montant sur ont soin d'égorger leurs frères pour prévenir

le trône,

les

compétitions.

Newton

personnifie avec éclat, chez les modernes, ce que

porté au plus haut degré de pénétration,

le génie,

avoir de divinateur. Si pourtant on

le

semble

réduit à ce qu'il a

trouvé en propre, sa grandeur paraît moins surhumaine. Ses deux principaux

titres

de gloire,

découverte du calcul

la

ne sont pas son

infinitésimal et celle de la gravitation,

œuvre «

exclusive. «

On

a longtemps discuté, dit Macaulay,

question de savoir

la

l'honneur

si

d'avoir

inventé

le

« système des fluxions appartenait à Newton ou à Leibniz. «

On

convient généralement aujourd'hui que

« verte a «

été faite

hommes.

« arrivée à

«

existé,

«

le

La science des un point tel que,

même

dans

effet

tirer

n'y avait qu'à l'abstraire

chute d'une

la

un nouveau mode

l'histoire des

pomme

d'exercer ses méditations sur agité, et

longtemps

posé, était

n'est

Essai sur Dryden. Lettres sur les Anglais, ni e

partie, ch.

m.

il

sciences admettent,

;

que

(2),

aussi simple,

lui seul la loi la

exact.

presque résolu

(1)

III

fait

moins

(2)

Newton,

d'analyse,

un problème que nul

prodigieux mérite de découvrir à

Rien

» Ce

la

pour Newton l'occasion

fut

que, partant d'un

rale de l'univers.

(1).

travaux de Descartes

les

d'une tradition rapportée par Voltaire

foi

encore

n'eût-il

et à le spécialiser.

Les esprits étrangers à

vue de

ni l'un ni l'autre

principe au bout de quelques années

de Fermât. Pour en

sur la

deux grands mathématiques était alors

quelque autre savant eût infailliblement découvert

principe préexistait en et

décou-

la

simultanément par ces

n'avait il

eut le

plus géné-

Le problème, dès lorsque

Eléments de

la

Newton

philosophie de

AGENTS DE L'HISTOIRE l'aborda,

65

son rôle se restreignit à donner

et

la

preuve

mathématique d'une solution déjà si clairement entrevue qu'elle était pour ainsi dire inévitable. Sans

remonter jusqu'aux hypothèses des philosophes dont Lucrèce

anciens,

Dante

et

se

prètes (i), et qui supposaient tous le

sont

inter-

les

fait

corps attirés vers

les

centre de la terre, les astronomes des xvi c et xvn e siècles

mouvements des

avaient été conduits, par l'étude des

astres

système planétaire, à admettre la nécessité d'une force

du

inhérente aux masses cosmiques et capable de les entraîner

comme

de

pressentie

Kepler indiqua

de sa puissance

même

dans leurs orbites. Copernic

les retenir ;

et

comme

le soleil

prononça

le

& attraction.

mot

à cette influence les effets des marées.

tenait l'existence d'une force gravifique

l'avait

centre d'action Il

rattachait

Tycho-Brahé

pour infiniment

Une foule de savants, Roberval, Descartes, Wren, Hooke, Halley, etc., en avaient cherché la

vraisemblable. Hévélius, loi.

Au

milieu du xvn e

une longue

la

siècle,

de travaux,

série

était

découverte, préparée par

devenue imminente. Les

théorèmes de Huyghens permettaient de calculer la puissance de l'action exercée par troisième elle

loi

sur les planètes, et la

le soleil

de Kepler indiquait suivant quelle proportion

diminuait avec

la distance.

En

1679,

Hooke

avait pro-

posé d'étudier la chute d'un corps tombant d'une grande

hauteur

(la

mesure de

cette

accélération

étant

connue

la loi du mouvement des Newton, appliquant un nouveau procédé

depuis Galilée), pour déterminer planètes. Enfin,

d'analyse à la démonstration de cette réussit à l'établir sur

loi

mérite se réduisit donc à prouver par

de

connues avant

la pesanteur,

ments des posée, et

(1)

encore conjecturale,

un fondement mathématique. Son lui,

que

les lois

régissent les

mouve-

le

calcul

conformément à une hypothèse déjà proforce dont ces mouvements sont l'effet agit

astres,

que

la

De rerum natura,

I,

v.

1052

et suiv.

;

— Injerno,

XXIV. 5

66

l'histoire et les historiens

en raison inverse du carré des distances,

comme le

pensaient

ses prédécesseurs (i).

Newton ne donna

point d'ailleurs une

complète, capable de s'imposer à tous corollaires restaient

dans l'ombre

démonstration Bien des

les esprits.

et justifiaient

des doutes

ou des réserves. La théorie newtonienne de la gravitation ne fut admise, même à Cambridge, qu'un quart de siècle après la publication des Principes (1687). Elle resta

avenue en France jusque vers

Newton

n'avait

« sublime des

pu

non

1

732, où Maupertuis l'adopta.

tracer, dit

Arago, « qu'une ébauche

mouvements

réels des astres.

fallut des

Il

« prodiges d'analyse mathématique pour que l'ébauche se « transformât en tableau complet »

(2).

Les travaux d'Euler,

de Clairaut, de d'Alembert, de Lagrange, de Laplace, de Le Verrier et d'une foule d'astronomes moins célèbres, ont été nécessaires pour combler les lacunes l'entière

évidence

et rallier toutes les

L'œuvre des plus

ou

à

rectifier

devanciers. cité

Ils

du système, produire convictions.

illustres savants se

sur quelques

points

notions de leurs

découvrent peu par eux-mêmes, car

des individus est limitée tandis

infinie.

borne donc à étendre

les

Quand on

que

la

la

capa-

science est

réfléchit à la quantité des choses

l'immensité de celles qui sont à connaître,

connues les

plus

grands esprits ne paraissent, selon l'image de Newton

lui-

et à

même, que comme la

grève sur

le

des enfants qui jouent avec

bord d'un océan de

le

sable de

vérités.

Concluons que la science, prise dans son ensemble, est moins la création d'une élite de privilégiés que la conquête d'une multitude de chercheurs obscurs. L'effort soutenu des intelligences studieuses peut plus pour son avancement

que l'exceptionnelle pénétration de quelques (1)

Bertrand, les Fondateurs de l'Astronomie moderne,

suiv. (2j

esprits supé-

Astronomie populaire, XXIII,

4.

p.

307

et

AGENTS DE L'HISTOIRE

67

une puissance dans un peuple assemblé, dît « A. de Vigny un public ignorant vaut un homme de « génie (i). » Nous croyons qu'il vaut davantage et nous rieurs. «

y a

Il

;

mettons

les

gains de la foule des investigateurs sans

bien au-dessus des trouvailles

du

renom

génie.

CÉLÉBRITÉS DE LA VIE MORALE

L'histoire, déçue par la

renommée,

hommes que les vertus et glige comme indifférente ou nulle la actions des

foules.

l'exemple de Dante,

Ghe

«

et dit avec le

Sous

l

élimine

môme

dédain

que

moyenne des

la

ma guarda

préjugé

;

e

passa

non moins

(2). »

général, les

auteurs d'actions célèbres doivent

dogmes

les

On

les

A

tourbe de ceux

responsabilité. L'opinion publique, les

l'entière

pénales et

les

né-

:

di lor,

'influence d'un

en porter

moralité

visser senza infamia e senza lodo »

historiens pensent

lois

elle

Non ragionam

«

parmi

des exploits ou des forfaits singuliers.

lui faut

Il

n'enregistre

les vices rares. Elle

religieux confirment à

l'envi

blâme et l'éloge, les châtiments on admire les héros, on place les saints dans le ciel, on promet aux justes des béatitudes sans fin par contre, on flétrit les pervers, on sévit contre les crimi-

cette théorie. et les

répartit le

récompenses

;

;

nels, et

ceux que nos justices boiteuses ne peuvent atteindre

sont menacés, dans une autre vie, d'une éternité de tour-

ments. Mais, quand on examine avec soin (1)

Journal d'un poète.

— Turba

(2)

Inferno,

2 et 17.

III, terz.

1

fit

mens.

les élérhents et les

68

les historiens

l'histoire et

conditions de

la

moralité humaine, on est tenté de trouver

admirations naïves,

les

Au

juges aveugles et les lois féroces.

les

dire de la plupart des philosophes, notre initiative

serait absolue

et

notre liberté parfaite.

A

les

entendre nous

prodiguer en morale une foule d'excellents conseils,

semble que les tous suivre soitlachose du mondelaplus

Cependant l'expérience montre d'incliner les

font

le pire

hommes au et

bien.

il

aisée.

qu'il n'est pas aussi facile

Beaucoup voient

le

mieux,

ne se règlent pas sur ce que leur raison

approuve. Les moralistes eux-mêmes vivent parfois assez

mal avec pas tout

pouvoir qu'on

sommes

nous

et

leurs propres préceptes. C'est le

à

asservis

que notre volonté n"a

suppose.

lui

On

nous

croit libres

mille dépendances. Loin de

relever de nous seuls, nous ne prenons à nos actions qu'une

part restreinte.

Dans

ce

que nous accomplissons de bien ou

de mal, nous avons des collaborateurs sans nombre,

insti-

gateurs, auxiliaires ou complices, qui doivent entrer en partage de nos mérites et de nos fautes. Les

que

l'hérédité, l'éducation,

le

milieu

et

hommes les

sont ce

circonstances

les font. Il

y aurait à examiner d'abord l'influence obscure, mais

profonde tort

et

très

étendue, de l'innéité. Rousseau prétend à

que « nos talents naissent avec nous »

traire,

« nos vertus

et

encore que nos talents, nos penchants loi

des aptitudes natives.

Chacun

certaines tendances qui

le

des défauts déterminés.

On

ou

actif, versatile

et

que, au con-

nos vices nous appartiennent

moraux

».

Plus

suivent la

hérite de ses ascendants

prédisposent à des qualités ou à naît timide

ou résolu, indolent

ou persévérant, porté au bien ou enclin

au mal. Quelques-uns, naturellement honnêtes, « fontle bien

comme

les

chevaux trottent», selon l'expression de

M me de

Sévigné. D'autres, foncièrement mauvais, commettent

mal sans remords, presque avec

plaisir,

comme

le

les tigres

déchirent leurs proies. Ces dispositions innées constituent

AGENTS DE L'HISTOIRE le

tempérament moral,

qu'elle ne les modifie.

69

et

notre activité les applique plus

Nos

ancêtres agissent en nous, nous

lèguent une part de leur force ou de leur faiblesse et nous

entraînent dans les directions qu'ils ont suivies. On a souvent

coutume des Chinois qui anoblissent les parents et non la postérité d'un homme illustré par de belles actions. Quelque chose, en effet, de ses mérites leur revient. Le criminel est de même incité au mal par ceux de ses parents qui lui ont transmis de mauvais instincts. Notre initiative se meut sur une pente de moralité traditionnelle comme l'eau d'un fleuve dans le lit que les siècles ont loué la

creusé.

A l'influence tion.

de l'hérédité vient s'ajouter celle de l'éduca-

L'habitude étant « une seconde nature

(i)

», les

une importance nous engagent dans des voies où

applications initiales de la volonté ont

extrême, parce qu'elles

nous sommes portés à persévérer. Nos instituteurs

et

nos

maîtres nous règlent par leurs leçons et surtout par leurs

exemples. Diogène

faisait

une

juste attribution des respon-

voyant un enfant commettre une faute,

sabilités lorsque,

il

donnait un soufflet à son précepteur.

Marc-Aurèle nous apprend combien de secours contribuent à former une moralité supérieure, dans ce dont

il

est

redevable à ses parents, à ses proches, à ses

et

à ses maîtres.

Il

se

miroir imparfait où se réfléchissent d'êtres excellents

Son

Vérus

la patience

mère, de

;

dont

lui a

il

son père, de

la piété,

de

le

considère les

comme un

vertus d'une foule

a été entouré dès son enfance

donné l'exemple de la

modestie

la frugalité

goût des occupations sérieuses

Antonin

page des

énumène avec une gratitude touchante tout

bienfaiteurs

aïeul

cette

il

Pensées où

;

et

douceur

la

de

Diogénète

la

et

fermeté

;

:

de sa

lui a inspiré le

et l'aversion des futilités:...

Pieux, son père adoptif, a été pour lui

le

modèle

accompli des vertus qu'on p2ut souhaiter dans un prince... (1)

wstteû

vj

cpuT'.ç

lôoç (Aristote,

De

la

mémoire,

2).

70

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

«Je remercie

les

dieux, conclut-il, de

m 'avoir

donné de

« bons aïeuls, de bons parents, une bonne sœur, de bons et, dans mon entourage, dans mes proches, dans mes amis, des gens presque tous remplis de bonté... Oui.

« maîtres «

« tant de bonheurs ne peuvent être

« tance des dieux ce

a

qu'il

homme

d'une heureuse fortune

d'utiles

fallu

(i)

leçons pour former

!

l'assis-

» Voilà

un grand

de bien. Pareil concours se rencontre rarement,

pourquoi

c'est

et

que de

l'effet

les

et

Marc-Aurèle ne sont pas communs.

Citons encore l'exemple de Kant qui, élevé dans une famille humble, mais de moralité austère, se disait rede-

vable à sa mère de ce respect absolu pour la vérité auquel,

dans sa morale, « gulier

et

il

n'admet ni

admirable

« pauvre femme,

effet

née dans

« société, prépare ainsi pour «

salutaire

et

« gences

(2).

limite, ni exception. « Sin-

des vertus les plus obscures.

le

monde une

qui dominera peut-être

Une

de la

dernières classes

les

doctrine sévère

bien des

intelli-

»

Devenus capables

d'agir par

vons point uniquement

nous-mêmes, nous ne

sui-

de notre conscience:

les inspirations

nous nous gouvernons surtout par

les exemples et les jugements de nos semblables, dont l'approbation nous est

souvent plus chère que notre propre estime. L'opinion purespect

blique, le

humain exercent sur nous un

puis-

sant empire. Avides de considération, nous appliquons les

maximes qui prévalent autour de nous, adoptant pour rence

loi,

les

les

convenances pour

règle,

l'usage

cultivant de préfé-

mode et nous parant à l'occasion de Chaque époque se fait ainsi une atmos-

vertus à la

vices bien portés.

phère morale que tous respirent, saine ou corrompue,

dont

la plupart ressentent les effets fortifiants

cieux. Cicéron dit

que

l'intégrité

si

vantée de Scipion et

de Paul-Emile ne devrait pas, en bonne {1)

Pensées,

(2)

Doudan, Mélanges, Philosophie de Kant.

I,

ch.

1

et

ou perni-

à xvn.

justice, leur être

AGENTS DE L HISTOIRE

imputée à gloire

j\

une vertu de leur âge

c'était

:

Verres n'était peut-être pas aussi coupable que

son accusateur

:

du

avait les vices

il

le

(i).

Mais

soutenait

Ni Messaline

siècle.

n'aurait été possible sous les Tarquins, ni Lucrèce vraisem-

sous

blable

Césars. Parfois,

les

est

il

de pures

vrai,

et

sublimes vertus s'épanouissent dans un milieu de déprava-

semblent alors naître de

Elles

tion.

même, comme parfumées

et

ces plantes

plus belles

quand

corruption

la

elle-

qui fleurissent plus

délicates

leurs racines plongent

dans

fumier.

le

Les types célèbres en qui

honore ou

l'histoire

flétrit

ce

que

l'humanité semble avoir de meilleur ou de pire, révèlent toute l'influence

de

ces

fatalités

de

milieu développées

à l'extrême dans des situations exceptionnelles.

un produit de son époque, l'immoralité

bons

mais

:

le

commencements

Ses

générales.

ne tarda pas à subir

il

la

publics. Ses cruautés et ses débauches

peut déchoir une nature faible

pouvoir absolu sur des âmes

et

dans

die

ses

Rome

vit

avaient été

montrent jusqu'où

sensuelle, disposant d'un

les

monstrueux

des suggestions

complicités et applau-

Loin

égarements.

de

par ses scandales et ses crimes, Néron eut

une popularité

On

plus

fut

contagion des vices

viles, livrée à

perverses, sûre d'avance de toutes

révolter

Néron

résultat de la bassesse et de

même

réelle les

qui est la condamnation de son temps.

honnêtes gens d'alors, Sénèque

rhus, se faire les apologistes

du

parricide. Ainsi

et

Bur-

que Néron,

Tibère. Caligula, Domitien s'annonçaient sous d'heureux auspices.

Ce

fut

pouvoir qui

le

les

gâta

(2).

L'Estoile,

après avoir longuement rapporté les désordres de Henri

III.

mort « Ce roy étoit un bon prince, « rencontré un meilleur siècle (3). »

eût

dit

de

lui à sa

Aux

:

antipodes du

(2)

De

(1)

Tacite

monde

moral,

la vie

de saint Vincent

officiis, II, 22. le dit

de Tibère

:

« Vi dominationis convolsus et muta-

tus... » (2)

s'il

Journal de Henri

III, édit.

de 1744,

p.

207.

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

72

de Paul, consacrée au soulagement des misères humaines, enseigne ce que peut ressentir de sympathie

ému

d'abnégation un cœur généreux frances.

Mais

au temps de

il

ne

fut pas" le seul héros

Fronde.

la

montrer

et

par de grandes souf-

de

bienfaisance

la

avait eu des précurseurs

Il

eut

il

;

des émules et trouva des auxiliaires prêts à s'associer avec

bonnes œuvres

zèle à ses

(i).

Investi d'une sorte de fonc-

tion sociale, Vincent de Paul devint le « grand

de France tefois,

». le

son rôle fut d'un délégué plus que d'un apôtre, d'un

organisateur plus que d'un initiateur. Par rait

aumônier

« ministre de la charité nationale ». Tou-

guère pu faire plus de bien

qu'un de

et

lui seul,

il

n'au-

conquérir plus de renom

ces lauréats, héros d'un jour, à qui nos

Acadé-

mies décernent des prix de vertu. La gloire du saint à ce que, de son vivant

et

tient

après sa mort, l'esprit de charité

recruta, pour exécuter, continuer et agrandir son œuvre, une milice nombreuse qui, prenant son nom pour bannière, l'a fait

bénéficier de ces mérites

anonymes.

—«

Qu'est-ce

demande Gœthe et il répond « Ce qui « réunit plusieurs âmes (2). » La moralité humaine est donc essentiellement collective. « Nul ne sait jusqu'où s'étend, dans le temps et dans l'es« pace, la part que les autres hommes, soit par des actes

« que

le

saint? »

« individuels,

;

soit

par des

:

influences

sociales,

« revendiquer dans chacune de nos actions «

sait aussi la part

« vent avoir sur

que nos discours

les actions

et

des autres

;

peuvent

mais nul ne

nos exemples peu-

hommes.

L'hérédité

« accumulée d'un nombre infini de générations nous a

« ce que nous sommes

;

un nombre également

faits

infini

de

« générations recevra de nous ce dépôt héréditaire modifié, « transformé par

la

façon personnelle dont nous aurons

« vécu. Nous sommes façonnés, dans tout

(1)

A. Feillet,

de Paul, ch. (2)

la

Misère au temps de

ix et x.

Gœthe, Distiques.

la

Fronde

le

cours de

et saint

Vincent

.

AGENTS DE L'HISTOIRE « notre

vie,

y3

par Faction irrésistible du milieu ambiant, par

« notre famille, par

la société

dont nous faisons

partie, par

«

hommes avec lesquels le hasard ou notre choix met en rapport, et, en subissant ces diverses influences, nous subissons par ricochet celle de toute la série des causes qui ont concouru à les produire nous sommes nous-mêmes un des éléments de cette série de causes et, par un semblable ricochet, notre influence ira bien au delà du petit cercle où se passe notre vie individuelle. Nous avons ainsi une part de responsabilité dans

«

la vie

« tous

les

« nous «

« « « «

;

« autres « nôtre

de tous

»

(i).

autres

les

hommes

cun sur tous est infinitésimale, tandis que chacun est presque infinie. faudrait enfin tenir

Il

tous les la

seulement à noter que l'action de cha-

est

Il

hommes, de même que

ont une part de responsabilité dans

celle

de tous sur

compte de Fempire des circon-

stances et de la foule d'accidents qui, venant chaque jour à

de notre

la traverse

vie,

nous obligent

d'aviser.

Ces con-

tingences variables occupent et absorbent presque notre

nous devons tour à

activité, car

tour les exploiter, les

vaincre ou leur obéir. Des combinaisons aléatoires d'effets,

des rencontres fortuites, des événements imprévus viennent sans

éprouver, tenter,

cesse

ou

moralité, l'abattre

d'admettre

la

corrompre,

la relever.

Il

fortifier

fortune en participation de nos mérites et de

nos succès, quoique nous soyons assez disposés à ter

nos fautes

«

Le

bien,

«

On

a

et

nos revers

nous

le

ou

le

Destin toujours tort

revers, sagesse

coup de l'occasion

lui

impu-

:

faisons; le mal, c'est la Fortune.

toujours raison,

.Mais succès

notre

en coûte à notre orgueil

et

ou

folie,

des circonstances.

(2). »

dépendent beau-

Nos

vices et nos

vertus ne sont parfois que des accidents de fortune. « Quoi(1)

(2)

Emile Beaussire. les Fondements de La Fontaine, Fables, VII, 14.

la

morale,

p.

1

6

3

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

74 « que

hommes

les

«

les effets

de leurs grandes actions,

se flattent

« ne sont pas souvent

du hasard

les effets

»

(i).

Qui saurait apprécier toutes

ces influences verrait claire-

mentqu'ellesprédominentdans notre

activité

liberté se

meut entre des

hommes

ne sont ni aussi bons qu'ils

mauvais qu'on

morale etque

extrêmement

limites

le dit. Ils

elles

d'un grand dessein, mais

le

resserrées.

présument,

la

Les

ni aussi

exercent, dans des situations dis-

semblables, une moralité en apparence inégale, mais peut-

au fond sensiblement uniforme. Peu dignes de l'estime

être

presque innocents des crimes dont on humains oscillent autour d'une moramoyenne, exposés à une foule de perturbations dont on

qu'on leur accorde

et

les charge, les êtres lité

ne peut, sans

injustice, les rendre

entièrement responsables.

y a des consciences plus ou moins scrupuleuses, des volontés énergiques ou débiles, des vertus fortes ou sujettes à S'il

défaillir, c'est si

tous

les

verait que.

qu'on ne

que

les

conditions ne sont pas

mêmes, et. on troumoins grande

les

facteurs de nos actions étaient connus,

du meilleur au

le croit.

pire, la distance est

En somme,

beaucoup de malheureux

et

il

se

rencontre dans

favorisés et point de héros. Cessons d'admirer et

de nous indigner sans motifs

Pour

la science positive, notre

;

où prévalent

Cela ressort de

dans un

les

état social

volonté est régie, dans

donné, des

faits

tenus pour pleinement

nombre des

crimes, des délits, des suicides,

statistique constate que, chez

celui des divers genres de crimes, délits

(i)

du milieu.

avec laquelle se reproduisent,

La

l'autre,

le

d'un déterminisme

volontaires.

peu d'une année à

mal à propos

influences de l'hérédité et

la régularité

monde

tâchons de comprendre.

détail entier de ses actes, par les lois strict

le

peu de coupables, quelques

ou

peuple, et

le

même

suicides, varient

preuve que, sous

Larochefoucauld, Maximes, 57.

un etc.,

les initiatives

AGENTS DE L'HISTOIRE

yS

en apparence personnelles, agit une cause générale

mis en lumière ces

Quételet qui, le premier, a

criminalité et leur rapport avec les

et fixe.

conditions d'âge, de

va jus-

sexe, de saison, de misère, d'ignorance, etc. (i),

qu'à dire

«

«

:

La

société

renferme en

germes de tous

elle les

crimes qui vont se commettre. C'est

les

« sorte qui

prépare, et

les

« ment qui

les

elle

état social

suppose donc un

comme

« certain nombre de crimes qui résultent

« quence nécessaire de son organisation « social, dit de

même un

un élément qui

«

le

n'a d'importance

bouillon qui

le

la

le

jour où

il

trouve

»

(3).

Plus clairement encore que

ou de

que

bouillon

le

c'est le criminel,

fermenter... Les sociétés ont les

fait

« criminels qu'elles méritent

vice

microbe,

le

;

consé-

» « Le milieu

(2).

anthropologiste, est

« de culture de la criminalité «

en quelque

coupable n'est que l'instru-

le

Tout

exécute.

de la

lois

les singularités éclatantes

communes

vertu, les actions

attestent,

du par

leur cours régulier, la stabilité des influences qui gouvernent la moralité

dont

moyenne, car

anomalies sont

les

l'ordre et la loi.

On

elles

les

expriment



variables.

suppose à

tort

que

les

constantes

surtout régnent

l'infinie

multitude

des actes vulgaires est indifférente et presque dépourvue de

valeur morale. Tout au contraire, la

moralité publique et en

Entre

les

scélérats et les

donne

elle constitue le

le

mieux

fonds de

la juste

mesure.

saints, qui accaparent sans droit

l'attention des historiens, s'écoule, silencieuse et obscure, la foule

de ceux qui ont vécu simplement, honnêtement, et

dont l'étude

serait le

plus

propre à marquer

moral d'une population. « Ce que vaut «

homme,

dit Pascal,

(1)

Physique

t.

II, p.

»

(4).

3i2

;

Il

en

est

Sur l'homme,

p.

(2)

Physique

(3)

D

1

même

835,

*•

!

d'une

>P- 7 et

sociale, t. I, p. 97. Lacassagne, Congrès d'anthropologie criminelle de

1886. (4)

de

d'un

efforts,

164, 247.

II,

r

sociale,

la vertu

ne doit pas se mesurer par ses

« mais par son ordinaire

t.

niveau

le

Pascal, Pensées, édit. Havet, Art.

vi, p.

27.

Rome

T

l'histoire et les historiens

76 société.

Ces vertus moyennes, trop peu

le

sont en

prisées,

réalité les plus méritoires, celles qui, peut-être,

approchent

plus de la perfection, parce qu'elles se gardent de tout

excès et se fondent sur une pratique constante, alors que l'acte

héroïque

ne dure qu'un moment. « Je

est outré et

« suis persuadé, dit M. Renan, que

les

auteurs des plus

« nobles efforts que l'humanité

ait tentés

« vers le bien resteront à jamais

confondus dans

« sommaire des saints inconnus

Comme

(1).

pour

s'élever le

culte

»

l'invention, l'art et la science, la moralité résulte

donc d'un vaste concours. Nos déterminations, qui semblent spontanées

et libres,

sont

d'une force transmise par

l'effet

l'éducation et s'exerçant parmi des

l'hérédité, dirigée par

occurrences variables, sous l'empire des influences de milieu.

La

collectivité

humaine pèse

ainsi de tout son poids sur

notre initiative propre. Au-dessous des figures légendaires

qui personnifient dans l'histoire la puissance de la raison, apparaissent les foules

comme

explication de ce que leur

grandeur a de glorieux ou de

longtemps dédaignées, sont vertus et les vices célèbres, lité

commune

le

le

et l'influence

terrible.

Ces multitudes,

si

foyer d'où rayonnent les

milieu où s'élabore

la

mora-

souveraine qui range à ses

lois

les activités particulières.

i

vi

CÉLÉBRITÉS DE LA POLITIQUE ET DE LA RELIGION .

Il

par

n'y a pas de personnages plus les historiens

que

les

complaisamment

eu l'insigne honneur de commander aux

(1)

célébrés

héros de la politique. Quiconque a

Essais de morale et de critique,

p.

50.

hommes

est

assuré

AGENTS DE L HISTOIRE de trouver place dans l'histoire.

dans des guerres,

a mêlés par la conquête,

les

s'il

77

a broyé les peuples

S'il

changé leur mode de gouvernement, sa gloire

renommée hors de

et sa

« qui, par « bliques «

pair. «

Les hommes,

royaumes, sont placés

le

s'il

a

complète

Machiavel, les

répu-

plus haut, sont

plus loués, après les Dieux. »

le

En

vain quelques philosophes, sceptiques de profession,

affirment que ces chefs d'Etat, qui font l'histoire,

chétifs

sont

hommes comme

commun de leurs

«

et

sujets, et

n'en

non moins

petitesse réelle sous

qui gouvernent les

Homère

les

;

veulent rien croire. Refusant d'admettre tant de grandeur apparente,

pensent, avec les théoriciens

hommes

ils

du pouvoir absolu, que ceux

sont d'une autre espèce qu'eux.

appelle les rois « pasteurs de peuples (2) ». Aristote

eux

établit entre

et leurs sujets

celle qui existe entre le berger et :

grande figure dans

autres,

âmes des empereurs à mesme moule (ij » les

que «

des savatiers sont jetées

historiens

disait

si

les

de corps, bornés d'esprit ou faibles de caractère que

le

une

dit

ont formé

les institutions et les lois,

et les

est

une différence analogue à son troupeau

« Puisque ceux qui conduisent

« bêtes ne sont pas des bêtes

comme

les

elles,

(3).

Caligula

troupeaux de

mais

qu'ils sont

que ceux qui commandent aux hommes si absolument ne soient pas de « simples hommes, mais des Dieux (4). » C'est là un lieu commun d'adulation monarchique. L'auteur des Psaumes « Vous êtes des Dieux (5) ». Une déclaration dit aux rois du clergé de France (1682) porte que « les rois ne sont « de nature plus excellente,

il

faut bien

«

:

!

« pas seulement ordonnés de Dieu «

mêmes (1^

».

Louis

XIV

Montaigne, Essais, I, 243.

en

(3)

Aristote, Politique,

(4

Philon

3.

lit

— Le

ils

sont Dieux eux-

terme de troupeau, appliqué aux

encore dans

Legatio ad Caïum. vos » {Psalm. lxxxi, i).

le Juif,

(5) « Dii estis

I,

;

convaincu. Les rédacteurs

12.

II,

(2) Iliade,

sujets d'un roi-berger, se ture sainte, de Bossuet.

est

la

Politique tirée de l'écri-

l'histoire et les historiens

78

de «

ses Il

Mémoires

en

est

des fonctions de la royauté

lui font dire

de certaines où. tenant pour ainsi dire

:

la place

« de Dieu, nous semblons être participants de sa connais« sance aussi bien que de son autorité (1). »

Pour

plupart des historiens,

la

peuples

peu de chose que ce

si

occuper.

A

croire,

les

un

sont tout et

les chefs

nombre d'hommes

petit

sants préside au destin des Etats, procure

çoivent, ordonnent et dirigent (2). Rien ne se

sans leur initiative,

aux

la foule

tâches et trace la voie où marchent les générations.

et,

puis-

la victoire

armées, maintient l'ordre public, assigne à

les

de s'en

n'est pas la peine

fait

ses

con-

Ils

que par eux

peuples, matière inerte, seraient

les

incapables d'agir. Les rois semblent ainsi tenir les nations

dans leur main leur fantaisie.

et les

Ils

modeler

sont, dit

comme une

argile

Sénèque à Néron, «

ces corps (3) ». Frédéric II déclare

que «

au gré de

les

la force

âmes de

des États

« consiste dans les grands hommes que la nature y fait naître « à propos». Plus affirmatif encore, Montesquieu attribue

aux princes le pouvoir de « convertir des hommes en bêtes et « des bêtes en hommes ». Conséquemmentà cette conception mythique du rôle des gouvernants,

réduisent l'histoire des peuples

les historiens

à celles de leurs chefs.

Ils

nous entretiennent longuement

de ces personnages, de leurs actions, de leurs faiblesses, du

comme

détail de leur vie privée, et prennent, toire des

empereurs pour

celle

Tacite, l'his-

de l'empire. Si

même

rencontrent sur leur chemin un de ces princes dont

une ombre vaine

rien à raconter,

nommé lejainéant(qui rassé), ils

nihilfecit, dit

ne laissent pas de

Mémoires pour

telle

le

que ce Louis

il

ils

n'y a

V

sur-

son biographe embar-

mentionner à son rang, car

l'instruction du Dauphin, 1806, t. II, p. 16. Le roi s'appelle rex, celui qui dirige, qui règle, King (Kon« ning, Kan-ning), l'homme qui sait, qui peut. » Carlyle, Les r0 Héros, confér. (3) « Animus reipublicse tu es, illa corpus tuum » (De Clementia, (1)

(2) «

i

h

5).

.

AGENTS DE L HISTOIRE il

ne faut point de lacune dans

est

une page blanche. Sous

rois.

Son règne

France n'a pas vécu.

lui la

une opinion accréditée parmi que, dans une armée, le général

C'est taines

yg

de nos

la liste

les

grands

capi-

seul importe. Les

soldats sont les éléments passifs de ses combinaisons stra-

tégiques, des pions sacrifiés

sur l'échiquier de la guerre.

« Chabrias souloit dire que une armée de cerfs conduicte

« par un leon estoit plus à craindre que une armée de leons « conduicte par un cerf « «

(i).

» Napoléon a

refait ce

mot:

commandée par un lion vaut mieux qu'une armée de lions commandée par un lièvre. » Sans Une armée de

lièvres

doute, entre deux armées de force et de valeur à peu près égales, le mérite

de décider de

très inégale, le

Ce ne sont les

du chef

la victoire

a,

;

sauf accident contraire, chance

mais entre deux armées de valeur

mérite des soldats prime celui de leur chef.

pas, d'ordinaire, les

généraux qui lâchent pied

premiers. Imaginez qu'à Arbelles Alexandre eût

mandé

les

Perses et Darius les Macédoniens

n'aurait-il pas différé ?

Une armée mal

;

com-

le résultat

dirigée mais pleine

d'ardeur n'est pas forcément vouée à la défaite. Les historiens de

la

première croisade s'applaudissent de ce que

l'immense troupe des

un empereur ou un

fidèles n'ait pas été roi.

commandée par

« Les sauterelles n'ont point de

« roi, dit Guibert de Nogent, et pourtant elles s'en vont

« par bandes. »

Il

convient

même

de rappeler que cette

armée sans unité de commandement, mais animée d'une

foi

vive, fut la seule qui réussit à prendre Jérusalem.

Ce ne sont pas quelques capitaines de génie qui ont établi domination de Rome, mais bien les héroïques légionnaires dont l'invincible solidité arrachait à Pyrrhus ce mot qui devrait éclairer les historiens « Avec de pareils soldats, « j'aurais bientôt conquis le monde » Combien Grant, le héros de la guerre de sécession aux États-Unis, avait une la

:

!

vue plus juste de (i)

Plutarque,

la

réalité lorsque,

Œuvres morales,

Dicts

nommé

lieutenant-

notables des anciens roys.

80

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

général,

Sherman

écrivait à

il

«

:

Tout

« dois à mes soldats, à mes officiers

ce

et

que

je suis, je le

surtout à vous et à

« Macpherson. » « Otez au peuple ses chefs, dit Tacite, « entreprendre

»; mais ôtez aux chefs leurs partisans,

(i)

que pourront-ils exécuter croit

que

le

mais

;

beaucoup de

parle

homme

cet

extraordinaire

un

« grandes qualités sans

« vices,

Montesquieu s'abuse quand

?

« eût commandée, « république qu'il

il

fortune de

la

avait tant

quelque armée

fût né.

ne

il

l'eût

même

raisonnement? Confinez-le

gouvernée la plèbe,

» Sup-

(2).

que vaudra ce

dans ce village des Alpes

où son orgueil aurait accepté le premier rang plutôt

monde,

le

aurait-il

;

l'éblouir et le

Un êtes

dominer,

fallait

il

« à Sériphe

en

;

je



mais vous ne

même vous seriez homme d'esprit

illustration ait été celle d'Athènes,

Vous avez le seriez

né dans Athènes ;

:

« Vous

la solution

si j'étais

point devenu (3).

En

et

ne

accordant à Thémistocle que son

resterait à faire le départ.

On

du problème quand on

devenu satrape chez



» C'était repartir

en partie son ouvrage, en partie il

la

quand

néanmoins, l'objection subsiste

tion exacte est assurément malaisée.

tocle,

ses agita-

raison, répondit

ne serais pas devenu célèbre

peut guère être réfutée.

de

Rome,

devenu célèbre, non par vous-même, mais par

« Thémistocle,

le

événements.

habitant de Sériphe disait à Thémistocle

« gloire de votre patrie.

«

que

encore été César? Pour troubler

tions, sa puissance et la fortune des

«

qu'il

n'eût été vainqueur, et qu'en quelque

posez César né dans la servitude ou

Rome

de

défaut, quoiqu'il eût bien des

qu'il eût été bien difficile que,

second dans

il

génie et la destinée de César auraient été par-

mêmes. « On

tout les

« César

n'osera rien

il

les

Une

le reflet

attribu-

entrevoit cependant

réfléchit

que Thémis-

Perses, n'a plus rien fait de

Annales, I, 55. Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, m. (3) Platon, République, I, et Plutarque, Vie de Thémistocle. (1)

(2)

AGENTS DE L HISTOIRE

8

I

glorieux, tandis qu'Athènes, privée deThémistocle, a gardé

toute sa grandeur. I)

cice

suffit

de considérer

du pouvoir

l'expression de la volonté

plus

principe et les conditions d'exer-

le

politique pour

se

convaincre qu'il

grand nombre. Ce

n'est pas

aux peuples modernes

qu'on a besoin d'exposer une théorie

Dans

populaire. les

Etats-Unis ont posé à

que dans son

de

la

d'axiome que l'unique objet

titre

est d'assurer le

bonheur

et la sécurité

faire

intérêt,

sous peine de révocation. Suivant la

marcher son gouvernement

« qu'on paie «

comme

il

et

chaque peuple

Le fondement de se

non où

nous prétendons

« chemin qui nous convient

et.

«comme un cocher

qui doit nous mener,

veut, mais où

reconnaissent

de

tient d'elle ses pouvoirs et n'en doit user

pittoresque image de Paul-Louis Courier,

entend

souveraineté

leur Déclaration d'indépendance (1774),

du gouvernement la nation, qu'il

est

ou du moins du consentement du

l'autorité

par cela

méprennent quand

ils

il

veut

et

par

le

aller et

(1) ».

publique

même,

est

dans ceux qui

la créent.

la

Les historiens

imputent l'établissement du des-

potisme au crime d'audacieux tyrans. Le despotisme

est fait

non de la violence d'un seul, mais de la servilité de tous. Chaque usurpation s'autorise d'une abdication. Un peuple qui tient à ses droits n'a pas d'oppresseurs

Comme

Gulliver à Lilliput,

enchaîné par surprise

;

mais

il

le

moindre

son réveil rompra ces liens débiles liberté.

prendre. Soit par

par docilité

toujours

et lui

effort

du géant

à

rendra intacte sa

Les puissants n'ont d'empire que celui qu'on leur

attribue ou, ce qui

soit

à redouter.

pourra bien, une nuit, être

il

l'autocratie

revient au

même, qu'on

mandat exprès chez

les

leur laisse

peuples libres,

muette chez ceux qu'on croit asservis,

y a transmission d'influence de tous à un seul et elle-même est une délégation de la souveraineté

populaire. Les nations se font des gouvernements à leur (1)

IX" Lettre au rédacteur du Censeur.

,

82

l'histoire et les historiens

image,

et celle

qui se plaint du sien ressemble à une laide

qui accuse son miroir. Croit-on qu'une

du

fois investis

droit de gouverner, les

chefs d'Etat puissent en user selon leur caprice ? L'erreur serait grande. «

«

monde,

le

« rence

«

Il

puissance absolue dans

n'y a point de

Le pouvoir en appa-

n'y en aura jamais.

il

plus illimité rencontre à chaque pas des obs-

le

tacles imperceptibles qui l'arrêtent.

On

peut

comparer

le

« à une mer orageuse qui vient subitement se briser sur

« rivage contre des grains de sable

(i).

le

» Ces grains de

sable qui opposent une digue à l'Océan, ce sont les volontés

de

la multitude.

A

y regarder de près, on s'étonne de voir tout ce que ne peuvent pas ceux qui sont censés tout pouvoir. La part la plus considérable des intérêts sociaux échappe à leur ingé-

rence

et

se régit par ses propres lois.

qu'un despote

ait

refusait de

marcher,

changé

sentiments,

les

les

puissants sont aux ordres

encore, qui blesse

leur force

fait

quand

ils lui

La mesure du pouvoir

Un

fort contre

fou de cour

demandait en (1) Portalis,

le

se

Ces maîtres réputés tout impérieux

d'un maître plus

quand

ils lui

cèdent

leur fai-

et

publique

(2).

des chefs est celle de l'assentiment

disait

deux

,

elle

triomphe du christianisme.

résistent, l'opinion

populaire. « Hercule,

« assez

sans exemple

même, de son autorité privée, idées ou les mœurs de ses sujets.

étouffer la réforme.

II

est

qu'il ait

Ni Julien n'a pu empêcher ni Philippe

Il

engagé une nation dans des voies où

(3).

le

»

proverbe grec, n'est pas

Que

pourrait-il contre tous?

qui vendait à l'occasion la

jouant au terrible Philippe

II

:

«

sagesse

Que

ferais-

Discours au Conseil des Anciens en faveur des prêtres

non assermentés. (2)

Un

Magis fama

quam

vi stant

regum

res (Tacite, Annales.

VI. 3o).

courtisan disait devant le D r Quesnay « C'est la hallebarde qui mène le monde » « Voilà qui va bien, objecta Quesnay mais qui donc mène la hallebarde ? » Et, comme l'autre se taisait, il ajouta « Monsieur, c'est l'opinion » (3) Platon, Phédon. :



;

:

.

AGENTS DE l'hISTOIRE « tu. Philippe,

si,

quand

83

monde

tu dis oui, tout le

« non? » Les rois n'ont de force que

quand

disait

peuples disent

les

D'un signe

oui. Alors leur puissance paraît sans bornes.

ils

mettent en campagne une armée de soldats ou en chantier

On

des foules de travailleurs.

avec zèle ce qu'ils ordon-

fait

nent parce qu'ils ordonnent ce qu'on désirait

que leurs décrets aient force de ils

il

l'on

qu'ils les

mènent où

voulaient

elles

acclame parce

d'entraîner

qu'ils la

le

plus

un peuple,

ils

La

aller.

l'ini-

foule les suit

guident vers son but. cèdent à son

emportés par un fleuve, rêvent qu'ils

La

faut que, d'avance,

admire

de ces conducteurs de nations, on ne doit pas oublier

tiative

et les

loi,

Là donc où

soient approuvés.

Pour

faire.

lui

Au

lieu

impulsion

et,

donnent son cours.

missiqri des politiques célèbres consiste à réaliser le

désir de tous, à l'instigation et avec le concours de tous. Ils

ont surtout plir

le

génie de l'à-propos. Sans doute, pour accom-

de grandes choses, rien n'est plus efficace que l'action

simultanée d'un grand peuple le

d'un grand

et

homme

second n'est qu'un agent subordonné. La force

directrice gît

Ce c'est

dans

le

;

mais

initiale et

premier.

Grand qui

n'est point Pierre le

a constitué la Russie

;

bien plutôt la Russie en travail de formation qui a

suscité Pierre le

Grand. La jeune nation

oscillait

dans une

sorte d'équilibre instable entre la barbarie asiatique et la civilisation européenne. Pierre ses affinités

de race

et ses

I

er

reconnut où

la portaient

ambitions politiques. Déjà chré-

tienne, en querelle d'intérêts et en rivalité d'influence avec ses voisines

de l'Occident,

la

Suède

et la

Pologne, la Russie

ne pouvait hésiter longtemps. Pierre parut au la

balance penchait,

décida

le

et

l'on a

mouvement du

pu

croire

moment où

que sa volonté

fléau, alors qu'elle

ne

fit

que

le

suivre.

Ce

n'est pas

Etats-Unis.

La

non plus Washington qui

a constitué les

nationalité nouvelle ne pouvait

manquer de

s'organiser en république démocratique, car, faute de pré-

l'histoire et les historiens

84 tendants à

royauté

la

dait inévitable cette

une à leur

choisir

niques,

Libres d'en

Pérou,

le

le

Chili, le

ou britan-

Canada, l'Aus-

Cap... ont adopté des institutions analogues sans

le

tralie,

(1).

guise, les colonies espagnoles

Mexique,

le

et d'aristocratie privilégiée, tout ren-

forme de gouvernement

pour

besoin,

avoir eu

établir,

les

du secours

d'autres

Washington. Les recueils de

lois

lateurs célèbres ont été

que

la

légende attribue à des

moins l'œuvre de

légis-

leur sagesse per-

sonnelle que l'expression coordonnée des moeurs, des cou-

tumes

des exigences

et

notre Code

hommage

civil.

à

Napoléon

teur principal.

du temps. Prenons comme exemple

Les contemporains en

«On

ne peut,

firent,

par

flatterie,

par s'en croire fau-

et celui-ci finit

m'en-

disait-il à Sainte- Hélène,

« lever ce code de lois que j'ai créées

(2).

» Thiers semble

quand il l'appelle « un monument universel du chef de la république (3) ». Si

partager cette illusion

« de l'esprit

l'histoire prenait serait

jamais ces indications pour

la vérité, elle

cruellement abusée. La codification de nos

pro-

lois,

par l'Assemblée constituante (5 juillet 1790), puis par l'Assemblée législative (16 octobre 1791), essayée durant la jetée

Convention, reprise sous sous

le

le

Directoire

,

s'accomplit enfin

Consulat, grâce au concours d'une

consultes.

De

élite

de juris-

tous ceux qui ont collaboré au Code

civil,

une des moindres parts, quoi qu'il en ait retiré le plus de gloire. F'aut-il du moins en faire honneur aux légistes éminents que la célébrité désigne en sous-ordre, Napoléon y a

Portalis,

pris

Tronchet, Malleville, Bigot de Préameneu

davantage. Ces

hommes

de nous dire que «

les

distingués ont

Les auteurs véritables, ce furent

(2)

(3)

Pas

codes des peuples se font avec

« temps, mais qu'à proprement parler on ne

(1)

?

eux-mêmes eu soin les fait

pas

le

».

les légistes d'alors, éclairés

De Tocqueville, De la démocratie en Amérique, ch. xvn. O'Méara, Napoléon dans l'exil. Histoire du Consulat et de l'Empire, t. V, p. 68.

AGENTS DE L HISTOIRE par ceux du passé

traditionnelles, les besoins

raison universelle.

la

de concert à convertir en

et travaillant

de

règles de droit les vestiges

Ils

85

lois

romaines,

nouveaux

les

coutumes

et les prescriptions

ont eu pour continuateurs

les

de

avo-

cats qui discutent les textes et les magistrats qui fixent la

jurisprudence,

de

de tous

l'accord

c'est-à-dire

les

hommes

loi.

Au

de

faîte

la

que célèbrent à

renommée planent

Napoléon. L'influence grands peuples, sur

immense.

dominateurs

qu'ils ont exercée sur les destinées

même

celles

semblent avoir

Ils

ces génies

historiens, Alexandre, César,

l'envi les

pétri

de leurs mains, animé de

leur souffle de puissants empires et contraint le

marcher dans

voies tracées par eux.

les

gloire résulte de ce que,

dans un

de

de l'humanité, paraît

moment de

En

monde

à

réalité, leur

fièvre héroïque,

ont appliqué à une tâche voulue, commandée, presque

ils

nécessaire, l'effort de peuples entiers.

Alexandre opéra contre

le

civiliser

monde

par

la

la réaction

de

la

Grèce, enfin unie,

barbare pour l'envahir à son tour

conquête.

La ruine de

l'empire perse, pré-

dite par Jason,

ébauchée par Agésilas, projetée

par

fut,

Philippe,

moins de

difficulté

au

moment

propice,

que de gloire par

et le

la

et

préparée

accomplie avec

promenade triom-

phale d'un jeune héros à travers l'Asie. César, continuant Marius, vint effectuer la transformation inévitable

du

et centraliser le

pouvoir afin de maintenir l'unité du

patriciat

romain en dictature impériale

monde

vaincu. Les historiens latins sont unanimes à cet égard

:

« Tant que la république, dit l'un d'eux, fut petite et son « territoire médiocre, la forme républicaine pouvait suffire «

et elle fut

« de

l'Italie

un bien et

;

mais

« sance les continents et

« n'était plus qu'un « dedans,

sitôt

que Rome,

se jetant

hors

traversant les mers, eut rempli de sa puis-

mal.

les îles

Tout

commotion au dehors,

lointaines, la république est

devenu désordre au

et le

monde,

fatigué des

86

l'histoire et les historiens

« guerres civiles, a senti « nation d'un seul

Napoléon, enfin,

(i).

le

besoin de respirer sous

c'est la

révolution française faite

se retournant contre les vieux États

rangera les

ses principes et opérant, par

semailles de la liberté.

« Rien,

Lui-même

« principes de notre révolution

« pies

;

voulu

«

ait

«

fait briller le

mémorable

ma

dire, à

a revendiqué ce rôle

« sentant

Le

premier soldat,

la

ils

les

hommes tient

du sang répandu

comme

Attila

ces époques de crise

hommes

j'ai

Amis

à l'importance

furent les porte-drapeaux, car

ils

et

et

investis

à peu de frais.

Tout

comble, le destin

les

du

si l'his-

livrées, des

des territoires dévastés, tel

conqué-

ou Tamerlan. Mieux partagés,

eurent à remplir une mission à la

Durant

peu-

les

quoi qu'on

premier repré-

leur gloire serait peut-être éclipsée par celle de

rant barbare

monde;

les principes...

seulement tenir compte des batailles

prises,

le

»

(2).

mouvement dont villes

le

:

grands

personne, parce qu'après tout

prestige de ces grands

toire devait

les

morale de tous

se rattachera,

flambeau, consacré

« ennemis m'en diront

les

ces grandes et belles vérités

;

la fois la religion, la

et cette ère

homme,

de tyranniques mains,

« doivent demeurer à jamais... Elles régiront « elles seront à

domi-

de l'Europe pour

ne saurait détruire ou effacer

disait-il,

la

»



fois terrible et

se fonde

féconde.

un ordre nouveau,

du pouvoir suprême deviennent grands ce qu'ils tentent réussit.

mène.

Ils

La fortune

phes remportés par une génération de héros. thèse, ces accapareurs de

les

recueillent l'honneur de triom-

par hypo-

Si,

renommée étaient nés dans un

autre

pays ou un autre temps, l'œuvre qu'ils ont accomplie ne l'aurait pas

moins

été,

dans ce qu'elle avait de nécessaire, par

d'autres ouvriers et d'autres séries d'événements

;

mais

les

(1) Dion Cassius, Hist. rom. Voy. aussi Florus. IV, 3, et Strabon, Géogr., VI, 4, | 2. Dès le temps des Scipions, Polvbe prévoyait qu'un jour la monarchie succéderait à la république (Hist. gén.. VI, 1, 41). o avril 8 6. (2) Mémorial de Sainte-Hélène, 9, 1

1

1

AGENTS DE L'HISTOIRE

hommes que nous admirons,

87

transportés

n'au-

ailleurs,

raient plus eu rien à faire et toute leur gloire avortait.

Arrêtons-nous un instant sur

connue de

la

formation de

longuement raconté

combinaisons du capitaine, les

Le

ces figures grandioses.

nous expliquer torien a

mieux Napoléon va

la plus récente et la

rôle de

la légende.

la vie

du

Un

héros.

illustre hisIl

a dit les

conceptions du politique,

les

aptitudes de ce génie universel, son activité dévorante,

se volonté souveraine.

A

voir les choses ainsi présentées,

semble que, pendant son règne,

que par

agi

lui

(i).

la

il

France n'a pensé, voulu,

C'est prendre

un homme pour une

nation.

y eut alors en France un grand peuple et un grand homme mais la valeur du premier est seule hors de conIl

;

teste

celle

:

du second peut

et doit être

La fortune

débattue.

de Bonaparte fut d'être, à une époque de fermentation révolutionnaire, l'élu d'une nation puissante. Réléguez-le dans

sa Corse libre, tout ce qu'il pourra faire sera d'être chef de

bande

et

de recommencer Théodoré. C'est

France seule, qui a t-il

son glorieux destin

France,

la (2).

A peine

la

a-

eu besoin de s'aider un peu. Tout conspirait à son éléva-

tion.

Avant

même

qu'il fût sorti

lution lui préparait

de

fait

la

de son obscurité,

un trône en préludant par

la révo-

despotisme

le

Convention au despotisme de l'empire. L'héroïsme

d'incomparables soldats assurait une suite de victoires à

quiconque aurait l'honneur de

les

commander

(3),

tandis

(1) « La nation lui ayant, dans un jour de fatigue, abandonné le « soin de vouloir, d'ordonner, de penser pour tous... » (Thiers, Hist. du Consulat et de l'empire, VIII, p. 153).

« Le peuple (2) Napoléon Ta reconnu dans une heure de sincérité « français a fait pour moi plus qu'on ne fit jamais pour aucun « homme » (Mémorial de Sainte-Hélène, 1842, t. I, p. 287). Ailleurs, il dit qu' « il se devait à un peuple qui avait plus fait pour lui qu'il « ne lui avait rendu lui-même à son tour » (O'Méara, Napoléon dans :

l'exil, Id.

t.

II,

p.

666).

« Jamais, dit Napoléon de l'armée d'Italie, une pareille armée « ne reparaîtra dans le monde je n'en ai pas vu qu'on pût lui com« parer. J'ai trouvé là l'élite de la jeunesse française, une génération « puissante, surexcitée par le renouvellement social, qui avait une (3)

;

88

l'histoire et les historiens

que Tétat de l'Europe

vouait à de continuelles défaites.

la

comme

Les succès de Napoléon,

normal de

le résultat

plus tard ses revers, furent

condition des esprits, des passions

la

des intétrêts. Irrésistible tant que la force des choses

et

porta,

devint faible

il

Une

tenir.

le

dominait, ce qu'il appelait son

fatalité le

ce qu'il faut

caduc lorsqu'elle cessa de

et

appeler

de

plutôt le génie

la

sou-

étoile,

France

et les

du temps.

nécessités

Suivez-le dans les phases de sa prodigieuse carrière

Un

peu plus

même,

emploi. Si

du

tôt,

:

où sa mission devient possible

paraît à l'instant précis utile.

le

un peu plus

l'heure venue,

tard,

il

il

avait

II

et

serait resté sans

manqué

à l'appel

destin, d'autres héros auraient surgi, car la situation en

exigeait,

et

homme

jamais grand

grande situation. Dans ces empires,

les

très sûr les

n'a



fait

chefs que les circonstances réclament.

Le

flot

comme

par

un

n'ont qu'à

se

les

porte au pouvoir

de marée montante. Pour arriver, conduire. Toutefois,

laisser

parmi eux:

la

un boulet

on aurait eu à

ceau ou tout autre grand, quoique trouvé

là,

il

il

n'y a

sa place

d'une le

façon différente.

il

et,

Napoléon

comme

a été grand par elles.

s'est

les circon-

Le besoin

où venait de sombrer

rendait une dictature

liberté qui s'abandonnait, lasse

audacieux à

les tran-

Hoche, Kleber, Desaix, Mar-

poste vacant

stances étaient grandes,

tait les

dans

qui peut-être n'aurait pas été moins

a occupé

régime,

Si,

de prédestinés

anglais avait supprimé Bona-

d'ordre, après l'effroyable tourmente l'ancien

ils

pas

vocation plane sur tous.

chées de Toulon, parte,

défaut à une

se débat le sort des

peuples savent reconnaître avec un instinct

de la faveur publique effet

crises

inévitable,

et la

de ses propres excès, invi-

lui faire violence.

La souveraineté popu-

immense de

liberté et de gloire» (0'Méara,/d.,2 7 avril 1817). de vaincre avec de pareil soldats ? Durant les deux dernières années de la Convention, les quatorze armées de la répu-

« passion

Était-il si difficile

blique avaient livré deux cent quatre-vingt-seize batailles ou combats presque toujours été victorieuses.

et

AGENTS DE L HISTOIRE

pour chef

laire accepta

énergique

sociale,

temps. Mais bientôt

qui l'avait

dans son œuvre

meilleurs

esprits

du

Cambyse. La

force des choses,

bien servi tant qu'il lui avait cédé, se tourna

si

contre lui

quand

comme un

roseau. Sa fin

faîte

les

que lui-même, dans toutes sortes d'entreprises

sulta plus

il

prétendit la

contraindre, et

le

brisa

montre que le génie le plus actif, puissance humaine, est incapable d'imposer

de la

aux idées

par

parut

lui

despote s'égara, lorsqu'il ne con-

le

insensées, et César finit en

au

89

premier vainqueur qui

et résolu. Celui-ci fut alors aidé,

reconstruction

de

le

du

la loi

sabre, de substituer son caprice à l'intérêt

général et de faire que tous obéissent à la volonté d'un seul,



car. le jour

il

en serait ainsi, l'humanité déchue se par-

tagerait en quelques héros

d'immenses troupeaux de

et

brutes.

Nous avons donc eux-mêmes,

les

le

droit de conclure que, loin d'agir par

grands politiques remplissent une fonction

sociale et reçoivent leur

commander.

paraissent

Dans

le

il

la

Montaigne,

dit (1).

les

Ce que c'est

la

ils

mène.

foule les

évoque,

faut voir l'ensemble des volontés

aspirations populaires. «

« teurs

s'agitent,

mystérieux destin qui tour à tour

élève et les abat,

« rovs,

mandat des peuples auxquels Ils

les

ou des

i'adore

moy-mesme aux

foule

de leurs adora-

»

Enfin, une critique hardie a terre les révélateurs qui,

fait

descendre du

en renouvelant

ces religieuses, ont inauguré

dans

le

ciel

sur la

fonds des croyan-

l'histoire des ères

de pro-

un culte séculaire, les couronne d'une céleste auréole, et, quand on discute leur nature divine, on s'expose à l'accusation de sacrilège. La science

grès.

l'a

Leur

gloire, consacrée par

pourtant osé

et,

à peine frappées de sa lumière, ces ra-

dieuses figures se sont évanouies

A (1)

comme

de purs mythes.

quoi se réduit la mission de ces grands initiateurs ? Essais,

III,

8.

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

<)0

Colombs de

la foi, ils

touchent à peine

ils

constituent

indiquent

isolé,

comme

les

Ces constructions

entier.

moyen âge, par Chacun apporte

cathédrales au

population de obole. Les

fidèles.

montent leur

fils

monde dont

non d'un penseur

religions sont l'œuvre,

les.

mais d'un cycle

d'un

la route

rivage. Les synthèses d'idées qui

le

s'élèvent,

concours d'une

le

sa 'pierre

ou son

assise sur celles qu'avaient

élevées leurs pères, et l'édifice, sans cesse grandissant, finit

par atteindre de sublimes hauteurs.

du

Que

travail collectif.

seul?

Un

Une

plan sur

le

Ce sont là les miracles un architecte à lui

pourrait faire

papier, rien de plus.

religion n'est pas établie par celui qui la fonde,

mais

graduellement constituée par tous ceux qui y croient. Les conceptions théologiques ne naissent point invariables et fixées,

elles

ou du moins

dans

si,

ont ce caractère,

elles

qui les adopte les

disciple

nouvelle y introduit

la

pensée

de leur auteur,

perdent bientôt. Le premier

le

modifie

et

chaque adhésion

un élément de mutation. Par

sa

ma-

nière d'entendre la croyance, par sa foi, plus encore par

chaque

y met du sien. Malgré leur dogmatisme en apparence inflexible, les religions flottent dans

ses doutes,

fidèle

une indécision perpétuelle, toujours en évolution et en métamorphose. Comme pour un organisme en croissance, muer, se développer est pour elles une marque de vitalité. Durant

de

les âges

qui s'immobilise

foi, les sectes

et se

qu'on croit avec ardeur, étroit

ou plus

s'adapter

aux

large, se idées,

pullulent.

Toute

religion

pétrifie a déjà cessé d'exister. les

dogmes prennent un sens plus

compliquent ou

aux besoins

chaque groupe. En somme, de croyants.

Tant

il

se subtilisent

pour

aux convenances de autant de croyances que a y et

L'histoire des religions est celle de leurs changements.

En

elles s'opère

une réforme continue. D'après

bouddhiques, on comptait, du vivant quatre-vingt-seize sectes

les traditions

même du Bouddha,

ou vues sur sa doctrine. Le

chris-

AGENTS DE L HISTOIRE tianisme prosélytique de Paul, «

le

gI

premier protestant

ne

»,

ressemble déjà plus au christianisme judaïque de Pierre ou idéal de Jésus, et la foi de

au christianisme

beaucoup de

celle

martyrs n'a rien de

Thomas

de Jean. L'héroïque

commun

diffère

des

intrépidité

avec la dévotion mystique des

détachement des ordres mineurs contraste

moines,

et le

avec

ambitions politiques des Jésuites. Le protestan-

les

tisme se divise et se subdivise en sectes sans nombre...

Comme

les divers

âges ont eu des interprétations succes-

sives, les diverses contrées

en ont eu de régionales, con-

formes au génie de chaque nation. «

Dans

la

manière dont

« les différents peuples professaient le christianisme,

on

« pouvait, remarque Gibbon, distinguer clairement la dif-

« férence de leurs caractères

:

les

habitants de la Syrie et

« de l'Egypte s'abandonnent à une dévotion paresseuse « contemplative

Rome

;

aspire de

« monde, et l'esprit des Grecs, vifs et bavards, se « en disputes de théologie métaphysique ( i) .» le

En

consume

Abyssinie,

christianisme a subi une déviation complète, car

ple, telle

spiré,

en

croyance. Italie,

Dans l'Europe moderne,

tel

peu-

a surtout in-

il

des œuvres d'art, en Allemagne, de l'exégèse,

y a loin du catholicisme ou du fanatisme féroce de l'Espagne

en France, des œuvres pratiques.

demi-païen de

et

nouveau à l'empire du

l'Italie

Il

demi-philosophique

au gallicanisme

de

la

France,

et

de

l'orthodoxie bigote des Russes au puritanisme pharisaïque

des Anglais.

Que

une même

dans

d'églises

foi

!

également chrétiens,

dans

l'Eglise

!

Que de

la

contradition est grande sans doute,

puisqu'ils s'anathématisent réciproquement. Si, serait tenté

suivre

et

de

(i) t.

I,

le désirer, le

comme on

maître, dont tous prétendent

représenter fidèlement la doctrine, revenait au

monde pour y disait

disparates

Entre tant de croyants qui se disent

Gœthe,

reprendre sa mission inachevée, d'être crucifié

une seconde

fois,

— au risque, — éprouil

Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain, ch. xv.

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

<)2

verait

sûrement quelque embarras à démêler ceux qui sont

à lui. et peut-être hésiterait-il à en reconnaître aucun.

Ces divergences tiennent à ce que l'initiateur n'a pas tout dit. Il s'est borné à donner une formule dont chacun fait à part soi le commentaire. Prise à son point de départ, la

une conception sommaire de Dieu

révélation consiste en

du monde qui

et

comme

dégage des croyances

se

antérieures

d'une plante épuisée tombe un germe rénovateur.

L'apparition de cette donnée féconde, ses transformations

s'effectuent

homme,

Dans un phénomène pour fonder,

soit

soit

aussi vaste, l'ac-

pour détruire,

bien peu de chose. Le travail qui s'opère dans

la

de secte,

ou

il

fait

comprendre

qui

foi

réforme

a il

;

suscité

Voltaire.

est bien plutôt

la

;

c'est

Il

le

est puéril

déclin de la

Luther n'explique point

expliqué lui-même par

de réformation. Enfin Jésus ancien

foi

l'initia-

puissance de

la

contagion de l'incrédulité.

la

d'accuser Voltaire du déclin de la

était

est

multitude

des intelligences a seul de la grandeur. Mieux que tive des chefs

l'apostolat

final,

sous des influences complexes de milieu, de

race, de civilisation.

tion d'un

son abandon

progressive,

graduelles, sa diffusion

la

besoin

le

venu apporter au monde

formule religieuse qu'exigeait à

cette

date la

logique de l'esprit humain.

Quand

parut

le

Christ, la tendance était au

Agrippa venait de consacrer dans

Rome un

monothéisme.

temple « à tous

dieux » (Panthéon). Bientôt Hadrien devait en

les

dans une foule de

villes,

« cres d'aucune sorte

élever.,

« à la divinité pure, sans simula-

(i) ».

Les âmes, détachées des vieux

cultes polythéistes, éprouvaient encore le besoin de

croire.

On cherchait partout de nouveauxdieuxpour remplacer ceux qui s'en étaient tait

la

allés.

du contact des

philosophie grecque.

domination de (i)

Une

fermentation théologique résul-

religions de l'Orient avec les systèmes de

Rome

Du

pêle-mêle des croyances que la

avait rapprochées et

Lampride, Vie d'Alexandre Sévère, 42.

que son

éclec-

AGENTS DK L'HISTOIRE

()3

tisme amenait à se confondre, devait sortir une religion

nouvelle qui mît quelque ordre dans ce chaos. L'unification religieuse posa son principe dans l'empire en

temps que

l'unification

s'effectuait

chrétien, alliant ce

que

politique.

les religions et

passé avaient de meilleur

de plus pur, méritait de triom-

et

et

ché.

D'une manière ou de

l'autre,

devait se produire et prévaloir.

A

le

monde

a mar-

une doctrine analogue

défaut de Jésus, la vérité

nécessaire serait venue d'ailleurs.

de Tyane aurait été Dieu

Le dogme

philosophies du

les

ouvrit la carrière où, depuis lors,

pher

même

Au

besoin, Apollonius

L'univers invoquait un Messie.

(i).

L'inspiration prophétique agitait la Judée.

Rome même pres-

Une révélation était immonde écoutait. Des miracles

sentait la rénovation prochaine (2).

minente. Dieu

allait parler

:

le

ne pouvaient manquer de s'accomplir Ainsi ces envoyés du

ment

:

on en

attendait.

en qui se personnifie

ciel

le senti-

religieux des foules ne font que traduire les aspira-

tions de leur temps. C'est le peuple, à vrai dire, qui pro-

phétise par leur bouche, et sa voix est prise pour celle d'un

Dieu.

Chaque

révélateur a des précurseurs qui l'annoncent,

des disciples qui l'escortent, des continuateurs qui l'achè-

même

Le succès

vent.

adhérents

et lui

une

un milieu non préparé serait

voué à

la

de sa mission implique entre ses

étroite

à le

communauté

stérilité (3).

Il

professe

beaucoup pensaient sans savoir ou oser et le

monde

est converti.

d'idées, car,

dans

comprendre, son enseignement

hautement ce que le dire, il

Quoi d'étonnant?

Il

Tétait

prêche

avant

de peu qu'Apollonius ne passât Dieu (Voy. Dion (1) Cassius, Histoire romaine, LXXVI1, 8 Lampride, Alexandre Sévère, 29, 3i; Vopiscus, Aurélien, 26; Philostrate, Vie d'Apollonius de Tyane, 1, 5). Mais il vint trop tard. La place était occupée. (2) Virgile, Pollion; Livres sybillins. (3) « C'est en vain que les révélateurs, ceux qui sentent plus vive« ment que les autres et qui énoncent avec plus de force ce qu'éprouve « l'âme dans son contact avec la vie infinie, c'est en vain qu'ils feraient « résonner à nos oreilles leurs immortelles paroles, s'il n'y avait pas « en chacun de nous un fils de Dieu qui sommeille » (Albert Réville. Revue des Deux-Mondes. 25 décembre 866;. Il

s'en est fallu

;

1

l'histoire et les historiens

94

même

que

révélateur eût parlé.

le

âmes

Les

qu'une formule pour

indécises, n'attendaient

ébranlées, s'y ranger.

Celui qui la donne promulgue « la bonne nouvelle »,

du monde

l'évangile

futur.

Il

paraît investi d'une mission

divine. Prophète aujourd'hui, persécuté demain, bientôt

il

sera proclamé Dieu. Les fondateurs de religion sont en effet mieux traités que les fondateurs d'empire, parce que ceux-ci, n'ayant

qu'une autorité viagère, doivent recruter

dans une seule génération des

sujets,

des soldats

des

et

courtisans, tandis que les révélateurs, qui régnent sur les

croyances, ont

pour ennemi siècles

le

et

temps pour auxiliaire au

voient leur prestige grandir pendant des

d'adoration.

les

Ainsi continuée à travers

héros de

la politique

acclamations de la gloire,

les

rend à des

grands sans doute, mais toujours bornés

et

faillibles

comme nous

(i),

seule vérité, conquête de tout le genre

hommes,

Dupe du

hommes

c'est-à-dire

l'hommage dû

d'hommes

divins,

de révélateurs ni de prophètes. Ceux qu'on salue de ce sont de poétiques idoles où s'encense elle-même

La

à la

humain.

L'histoire positive ne saurait admettre

des foules.

pen-

héros de la religion arrivent

légende, la tradition

la

et,

trouvent arrêtés aux

se

sans peine aux transfigurations de l'apothéose.

mirage de

âges,

les

va naturellement beaucoup^lus loin

l'idéalisation

dant que

de l'avoir

lieu

la foi

nom naïve

vraie révélation n'est pas personnelle, inter-

mais universelle, progressive

mittente et capricieuse,

continue. Elle s'opère chaque jour, dans chaque

gence qui, préoccupée de

l'infini, s'efforce

et

intelli-

d'en pénétrer

le

mystère. Le Dieu inconnu parle à tous par la raison. C'est là

« cette lumière céleste qui illumine tout

« en ce (1)

Elias

Epitre (2)

monde homo

homme

venant

» (Saint

Jacques.

(2) ».

erat

similis nobis.

V, 17). Saint Jean. Évangile,

I.

9.

passibilis

AGENTS DE l'hISTOIRE

1

g$

VII

CONSIDERATIONS GENERALES SUR LES AGENTS DE L HISTOIRE

On nent

peut juger, par ces exemples, combien se mépren-

les historiens lorsqu'ils

personnages célèbres

n'accordent d'attention qu'aux

Une

et négligent d'étudier les foules.

science plus exacte doit distinguer dans les œuvres de l'activité

humaine deux

parts inégales, l'une

qui

restreinte,

s'accomplit brillamment et avec gloire, l'autre immense, qui s'opère obscurément et sans bruit.

Certaines tâches, qui exigent des aptitudes particulières,

de notables

efforts

et

des circonstances

réservées par privilège à des

que

favorisés

les autres.

Il

y a des inventions

et

plus

difficiles

dont

l'honneur n'appartient qu'à une ingéniosité rare

sublimes que

le

goût

voir et de réaliser laissent entrevoir

;

le

;

:

des beautés

plus pur est seul capable de conce-

des vérités transcendantes qui ne se

qu'aux esprits

plus pénétrants

les

vertus propres aux volontés fortes et

ments

sont

propices,

hommes mieux doues

;

des

à de généreux dévoue-

des fonctions politiques ardues dont on ne saurait,

sans génie, s'acquitter avec succès.

Ce sont là des

tâches aris-

que peut contenir de raison un cerveau vulgaire, on n'en ferait pas sortir une grande découverte, un chef-d'œuvre d'art, la loi de la gratocratiques, et l'on aurait beau exprimer ce

ou

vitation

quidam venu

homme

;

le

Sermon sur

la

montagne. Le

n'est pas apte à jouer le

la rareté

premier

personnage de grand

des héros en est la preuve.

Reconnaissons donc aux hommes qui ont fait acte de grandeur une supériorité réelle quoique toujours limitée. eux, la raison est plus puissante, plus active, mieux à même de réussir, et la civilisation leur doit une précieuse

En

l'histoire et les historiens

g6 assistance.

Ils

aident à franchir des obstacles qui. sans

un

arrêter le progrès, auraient

Ils

savent dire à propos

biais favorable

et

mettent en œuvre et

le

frapper

mot de le

coup

décisif.

trouver

Inventeurs,

». le ils

ressources que leur offre l'industrie

les

traduisent l'idéal rêvé par

ils

mouvement

la situation,

trouvent d'heureuses combinaisons

poètes,

son cours.

instant ralenti

Stuart Mill les définit « des accélérateurs de

d'effets

;

artistes et

un public d'hommes

de goût dans des ouvrages où un peu

d'originalité,

se

mêlant à beaucoup d'imitation, ajoute quelques

traits

aux

formulent

l'idée

que

penseurs,

beautés traditionnelles

;

plusieurs avaient sur

les

ils

montrent en meilleur

lèvres et

jour des vérités encore plongées dans une

hommes

pénombre

incer-

donnent l'exemple d'une énergie soutenue et de vertus moins imparfaites chefs d'Etat, ils prennent le commandement d'une armée en marche ou la direction d'un laborieux atelier. Ce sont des taine

;

d'action,

ils

;

soldats d'avant-garde, des ouvriers d'élite, les éclaireurs de

l'humanité. Leur intervention avance ainsi tâche

facilite la

penser

et

commune.

Il

donc

est

d'honorer leur mérite dans

la

les affaires

juste

et

de récom-

mesure du service

rendu. J'étendrais

même

plus loin la reconnaissance qui leur

est due et tiendrais compte aux grands hommes, non seulement du bien qu'ils font, mais encore du mal qu'ils ne font pas. Tout pouvoir est en effet redoutable entre des mains faillibles,

et les élus

de

leurs talents au profit

la gloire

suit la foule l'égarent souvent.

moins étonner

ils

les

n'exercent pas toujours

du genre humain. Ces guides que Plus

ils

sont aventureux,

sont sûrs. Avides de renommée,

hommes

auteur de quelques chefs-d'œuvre défectueux, déprave

plus qu'il ne

ils

cherchent à

plus qu'à les servir. L'artiste de génie,

le

et

de quantité d'ouvrages

goût public par de méchants modèles

le forme par des beautés accomplies, car on admire tout d'un maître, et les défauts de sa manière sont

AGENTS DE L HISTOIRE

gy

plus aisés à imiter que ses qualités. Les pionniers de la science

découvrent moins de vérités que

comme

les

chercheurs d'or, remuent

d'erreurs, et,

des montagnes de

gravier pour extraire quelques parcelles de métal. Sous

couvert de leur autorité,

multitude d'idées fausses pour un petit nombre justes, mille

tures

érigées

grand'peine.

nous

est

hypothèses pour une certitude,

et

d'idées

des conjec-

systèmes qu'il faut ensuite renverser à

en

La plupart des hommes

célèbres dont la vie

proposée pour modèle n'ont pas eu moins de vices

que de vertus. «

Il

mêmes

hommes,

n'appartient qu'aux grands

de grands défauts

« Larochefoucauld. d'avoir saints

Quant aux héros de

Les

(i) ».

la politique, ce

sont presque toujours de dangereux auxiliaires.

que dans

dit

ont donné parfois de fâcheux exemples, dont

s'autorise notre faiblesse.

les meilleurs,

il

n'y ait pas

un peu de

Il

est rare

scélératesse.

Leurs exploits ne sont souvent que des crimes heureux

Ambitieux sans scrupule, s'emparer du pouvoir

ils

et s'y

hasards des révolutions,

(2).

foulent aux pieds la justice pour

de réformer de criants abus, les

le

mettent en circulation une

ils

maintenir

et

Sous prétexte

(3).

précipitent les peuples dans

ils

ceux qui, ensuite,

s'offrent à

rétablir l'ordre, confisquent la liberté. Enfin, les initiateurs

religieux mêlent à de belles doctrines des

déposent dans

et

les

âmes un

dogmes absurdes

levain de superstition ou de

fanatisme.

Les héros ne sont donc guère moins funestes qu'utiles, « tant

les

hommes, pour

« Richelieu, vendent cher

Les plus grandes erreurs général dus aux grands

(

1

)

Maximes.

(2) «

«

Il

comme

le

peu de bien qui

et les

plus grands

hommes. Leur

cardinal est

en eux

maux

de ».

sont en

assistance est trop

90.

Cousin, trop indulgent pour le succès, pardonner marchepied de leur grandeur. » « Nam si violandum est jus, regnandi gratia, faut, dit

aux héros (3)

1

parler le

le

Violandum est aliis rébus pietatem colas. » Vers imités d'Euripideque César aimait à citer (Suétone, César,3o). :

7

l'histoire et les historiens

(j8

Un

souvent désastreuse, leur désintéressement hors de prix. peuple qui se de's

« antique,

à

fie

sauveurs,

il

eux court de sérieux perdu.

est

demande

je te



«

O

périls, et,

toutes tes faveurs

!

invoque

s'il

ciel, s'écriait

Je te



l'orateur

demande

« principalement des grands

hommes!

croyons-nous, plus sage de

en sorte de se passer d'eux.

Le génie et

faire

n'est point nécessaire

procure rarement

ce « maître de la vie

Thucydide juge « « maniement des

(i) », et la

« Richelieu,

publiques

et

est celui qui se

ment, sensément, sans

moins dangereux

(2)

«

».

S'ils

n'ont

vif-argent, ajoute le cardinal de

ne valent rien pour l'Etat

ils

sens,

probité y suffisent.

médiocres plus propres au

esprits

affaires

plomb que de

mieux gouverné

serait,

au gouvernement des États

« que les esprits remuants et subtils

« plus de

Il

bonheur des peuples. Le bon

le

humaine

les

»

éclat

» Le peuple

(3).

le

gouverne lui-même, honnête-

mais sans risque. Heureuses

les

nations à qui la fortune jalouse n'a pas infligé trop de grands

hommes,

et qui,

comme

la Suisse,

ont pu assurer leur pros-

périté sans cet aventureux concours

Elles n'ont pas eu à

!

payer un peu de célébrité au prix de beaucoup d'épreuves.

grands

Si les

vices,

des cas,

de génie

hommes

rendent à l'occasion de réels

ne sont point indispensables

ils

le

dans

progrès s'effectue très bien sans eux.

fait-il

la

ser-

majorité

Un homme

défaut lorsque les circonstances semblaient

réclamer son aide, la tâche dont avec gloire sera, pour peu que l'exige,

et.

la

il

se serait acquitté seul

logique de la situation

accomplie par plusieurs, d'une façon moins bruyante

mais aussi sûre. Les grandes œuvres ne sont personnelles

que par accident. Sauf en ce qui regarde esthétique où l'auteur applique sur

marque de son

la

un fond commun

la

dont on

est

idéal particulier, tous les gains

(2)

Bossuet, Discours sur l'histoire universelle, III, Histoire de la guerre du Péloponèse, III, 3j.

(3)

Testament politique.

(1)

production

6.

redevable à

des

AGENTS DE L HISTOIRE

99

personnages célèbres

auraient pu être

obtenus, avec un léger retard, par d'autres agents dont

nombre

et possible est

homme se rencontre

habile

le

compensé l'infériorité. Tout progrès urgent imminent, presque inévitable. D'ordinaire, un

aurait

l'honneur

;

mais

querait pas de

Quand

s'il

là juste à

point pour en recueillir

ne se présentait pas,

se faire,

la

chose ne man-

peu après, d'une façon ou de

l'autre.

y a nécessité que des portes soient ouvertes, il « survient toujours quelqu'un qui trouve les clefs et qui «

«

fait

il

jouer les serrures

Christophe

(i).

Colomb ne

» se

serait

pas lancé à travers

l'Atlantique ou, naufragé sur quelque écueil inconnu, y aurait péri d'une mort sans gloire, croit-on que Amérique 1,'

serait

encore à découvrir

avaient montré

le

?

Bien d'autres avant

chemin. Une

fois

lui (2)

en

l'Afrique tournée^ la

voie des Indes ouverte, la grande navigation prenant son

nouveau monde ne pouvait plus rester ignoré de A défaut de Colomb, on aurait eu, quelques années plus tard, Cabrai, Ponce de Léon, Magellan, Cabot

essor, le

l'ancien.

ou n'importe quel navigateur bien Qui admettra que, si Gutenberg merie, nous

serions

servi par la fortune.

n'avait pas établi l'impri-

encore astreints,

comme

les

scribes

du moyen âge, à calligraphier patiemment des manuscrits? La Renaissance venue, les littératures antiques remises en lumière et la curiosité moderne éveillée, l'universelle activité des esprits devait faire chercher et trouver des modes expéditifs de transcription. La découverte était nécessaire, et ses difficultés,

au milieu du xv e

siècle,

ne pouvaient arrêter

longtemps.

Quand Watt

n'aurait pas organisé la

machine à vapeur,

nous ne serions point pour cela privés de sance.

A

la

fit

cet engin

l'invention, l'âge de la

de puis-

mécanique

Havet, le Christianisme et ses origines, t. IV, p. 397. Les Chinois, dès avant le iv 6 siècle, les Japonais, les Scandinaves,

(1) E. (2)

date où se

les Basques...

l'histoire et les historiens

ioo

savante était arrive. Harrison avait (1727) donné aux chronomètres une précision inespérée, même de Newton Har;

greaves construisait la machine à carder

et le

moulin à

filer

(1767). bientôt après perfectionné par Arkwright. L'industrie, à la veille de tranformer son outillage et d'entreprendre

de gigantesques travaux, sentait l'impérieux besoin d'un moteur à la fois facultatif, infatigable, docile et peu coûteux.

La vapeur, appliquée

déjà dans les mines, était désignée pour

nombreux mécaniciens cherWatt y réussit le presuccès n'aurait pas manqué d'être

cet emploi. Depuis Papin, de

à l'assouplir.

chaient à

l'utiliser et

mier.

avait échoué, le

S'il

remporté par d'autres. De nos jours, tricité,

la

conquête de

l'élec-

plus difficile et plus glorieuse que celle de la vapeur,

est opérée

peu à peu par une légion de chercheurs dont

aucun, malgré ses mérites, n'aura

la célébrité

absorbante

de Watt. Luther pouvait se dispenser de prêcher la réforme elle 3 se serait faite sans lui. Au xvr siècle, une scission devait :

forcément

éclater,

en matière de

souche germanique

foi,

peuples

et les

entre les peuples de

de civilisation latine.

Supposez Luther soumis ou enseveli dans Yin-pace d'un signal serait venu d'ailleurs, et le mouvement, commencé n'importe où, se serait propagé de proche en

cloître, le

proche,

les esprits

allant



les

appelaient leurs affinités

d'idées.

Si

vrai

système du

Ptolémée

prévaudrait

Copernic n'avait pas ébauché

monde

,

pense-t-on

que

de

celui

encore? L'astronomie en progrès sorte de nécessité logique, d'adopter la seule

était obligée,

failli

par une

preuves

et d'étayer sur

conception qui levât toutes

ou Galilée n'aurait pas

le

les difficultés.

à la tâche

et,

si

le

Kepler

premier

n'avait pas découvert les grandes lois qui portent son d'autres

les

auraient

dégagées de

chaque jour plus étendues prétend à tort que, «

si

et plus

Newton

tables

nom,

d'observations

explicites.

Stuart Mill

n'avait pas vécu, le

monde

AGENTS DE L HISTOIRE

« eût attendu

10

philosophie newtonienne jusqu'à ce qu'eût

la

« paru un autre Newton ou son équivalent

à

I

».

Ce

n'auraient pas eu de peine à

lui seul, plusieurs

qu'il

fit

le faire

de concert. Qui oserait soutenir que, sans le Novum organum, la méthode scientifique serait encore inhabile à user de l'observation et de l'expérience? Joseph de Maistre dénie

Bacon

à

fut un baro« mètre qui annonça le beau temps et, parce qu'il l'annonça, « on crut qu'il l'avait fait (i). » Enfin, quand Descartes n'aurait pas écrit le Discours de la méthode, l'esprit humain ne suivrait pas moins aujourd'hui les lois de l'évidence. Les yeux une fois ouverts aux clartés naissantes de la titre

le

science ne

Comme

le

d'initiateur

:

« Bacon,

devaient plus invoquer que la pure lumière.

coq matinal, ces grands précurseurs d'idées ont

bien pu signaler l'aube prochaine

ont

fait

dit-il,

;

ce ne sont pas eux qui

lever le soleil.

Le mérite des auteurs de ces œuvres glorieuses est donc d'avoir suivi un courant, résumé une foule de travaux et réalisé

un progrès

n'avait plus besoin

main la

fruit,

que

officieuse qui

moment où

au

juste

quer de s'accomplir. Le

d'être cueilli.

nous

il

ne pouvait man-

lentement mûri sur

l'offre,

la

branche,

Rendons grâce à

la

en ayant soin de réserver

meilleure part de notre reconnaissance aux mains igno-

rées qui ont aidé à le produire.

personne n'avait bien

!

le

fruit

pris la peine

serait

passant venu l'aurait

« choses

est tout »,

— Mais,

objectera-t-on,*si

de monter à l'arbre?

— Eh

tombé de lui-même, et le premier ramassé à terre. « La maturité des dit

Shakspeare (ripeness

is ail).

L'imminence du progrès, au terme de l'évolution qui l'amène, ressort clairement de la multiplicité des efforts qui, le

moment

venu, travaillent à

l'effectuer. L'histoire

des découvertes est pleine de coïncidences

(i)

Soirées de Saint-Pétersbourg, entretien V.

et

de rencontres

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

102

qui motivent d'âpres revendications de priorité. Leibniz

séparément

Newton trouvent Scheele

Niepce

et

Priestley

isolent

Adam

Wallace de

même

Daguerre surprennent à

et

temps l'oxygène

la

fois le

secret

;

;

des

Le Verrier Neptune

Darwin conçoivent simultanément

la théorie

;

à l'insu l'un de l'autre,

éléments de

calculent les et

et

infinitésimal

la planète

impressions lumineuses et

en

calcul

le

la sélection naturelle et. ce qui

est plus

;

beau peut-être,

même année vu prendre quatre brevets d'invention pour la découverte du télégraphe électrique (1) plus récemment. Graham Bell et Elisah Gray en ont demandé le même jour s'en

renvoient l'honneur l'un à l'autre

la

;

(1837) a

;

(14 février 1876) pour celle du téléphone, le point d'arriver troisième...

et

Edison

était

sur

Cette simultanéité dans les recherches le

succès prouve que

et

souvent dans

problèmes étaient généralement

les

posés, agités de diverses parts et bien près d'être résolus.

Mais quand

sont parvenues

choses

les

réussite est prochaine,

ques instants plus

il

au point où

la

importe peu qu'elle s'opère quelpar des anticipations de génie, ou

tôt,

quelques instants plus tard, par des opportunités de bon sens. rité.

La

n'est plus alors

gloire

Comme

le

but.

remporte

d'une longueur ou d'une quelques

L'avance de

acclamer un

célé-

sur nos hippodromes où d'ardents coureurs

luttent de vitesse, celui-là ses rivaux

qu'une question de

triomphateur

émules malheureux.

A

le

prix qui, dépassant

tête, atteint

premier

le

dixièmes de seconde

et laisse

fait

sans récompense ses

part l'intérêt personnel qu'on peut

y prendre, ce spectacle présente un attrait médiocre quelles que soient les chances de la course et les couleurs :

4u jockey qui gagne, il y aura toujours un vainqueur. Si donc les principaux acteurs de l'histoire avaient été empêchés de jouer leurs rôles, d'autres s'en seraient acquit(1) Wheatstone, Morse, octobre.

i

cr

mars

;

Alexandre, 22 avril

;

Steinheil,

1

er

juillet

;

AGENTS DE L'HISTOIRE

pour eux. Le monde

tés

grands

hommes

manqué pour Gray célèbre

se

est plein

de héros surnuméraires, de

en expectative à

qui l'occasion seule a

produire avec éclat. L'immortelle élégie de

nom

ces génies sans

qui. après avoir traversé

ignorés des autres et d'eux-mêmes, vont dormir sous

la vie

gazon d'un cimetière de

le

103

« admirables et qui

village.

«

Combien d'hommes

avaient de très beaux génies, sont

« morts, dit Labruyère, sans qu'on en

Combien vivent encore dont on ne

«

ait

jamais parlé

!

parle point et dont

les compare à marchands qui passent sans déplier (2) ». Enfin Prévost-Paradol « Comme nous marchons sur l'or et les « diamants enfouis dans le sein de la terre, nous passons « en aveugles à côté des beaux génies auxquels l'air et la

« on ne parlera jamais des

(i)

» Montesquieu

!

<<

:

« lumière ont

manqué

(3).

»

Chaque génération possède beaucoup

hommes vent à

la gloire

le

du progrès abondent

mérite désignent

de Cunaxa

bataille

la

ceux qui

arri-

auraient pu être remplacés sans désavan-

tage, car les volontaires

stances plus que

de grands

plus

qu'elle n'en utilise, et la plupart de

et

la

l'élu.

et les circon-

— Lorsque, après

mort de Cyrus

le

Jeune,

le

corps de soldats grecs qui guerroyait à son service au fond

de

la

Perse eut

été,

par trahison, privé de ses chefs,

il

ne

Xénophon, qui accompagnait à l'improviste chargé du commandement (4),

perdit pas pour cela courage.

l'armée, fut

général d'occasion se trouva grand capitaine. Cléarque

et ce

se serait-il

mieux

de succès

la

tiré d'affaire et aurait-il dirigé

retraite des dix

mille ?

Il

est

avec plus

permis d'en

douter.

La (1)

(2) (3) (4)

part de progrès que les grands

Caractères,

hommes

II.

Pensées diverses. Études sur les moralistes français, Vauvenargues. Anabase, II, 5 III, et 2. ;

1

accomplis-

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

104

sent avec gloire paraît bien restreinte

quand on

la

compare

à celle qui s'effectue en silence par suite de l'universel con-

Le trésor qu'amasse laborieusement l'espèce humaine compose surtout d'une multitude de petits gains sans cesse accumulés. La civilisation ressemble à ce tabernacle du temple à la construction duquel chaque Hébreu était

cours. se

tenu de contribuer

(i). Il

y a des vocations pour toutes

aptitudes, des tâches pour toutes les forces. L'artisan

son travail de chaque jour

et,

perfectionnement technique

;

labore au développement de

appréciations idées et

chaque

;

met au

selon son ingéniosité, quelque

chaque l'art

homme

de goût col-

par son idéal

par ses

et

esprit influe sur l'opinion par ses

service de la science ce qu'il a de curiosité

ou d'instruction; l'homme de bien élève dans niveau de

ses vertus le

les

donne

la

moralité générale

mesure de bon citoven

la

le

;

aide à maintenir l'ordre social par son respect des lois et à garantir la liberté par le prix

apporte à

Ainsi chacun travaille dans progrès, et font

si

les

y attache

sont pas disputés,

grand

le ils

le

les

atelier

monde. petits gains qui

;

que

la

hauteur où notre admiration

les

y sont portés par la foule. Le fabuliste nous

ils

comment

enseigne

honneur

fait

célèbres. Les héros, en effet, ne parviendraient

point sans secours à place

ne leur

inconnus seraient en droit de reven-

diquer une bonne part des mérites dont on

aux hommes

croyant

le

:

où s'élabore

le

multitude infinie des

la

il

héros font plus que personne, réunis

beaucoup moins que tout

Outre

qu

religion sa foi. ses lumières et ses doutes...

la

l'aigle

le

monter plus haut

roitelet réussit à

en se faisant soulever par

lui

dans

ne commençant à prendre son vol que

les airs et

lorsque

en

l'aigle,

fatigué, avait arrêté le sien.

Sortis

du

ses idées,

(i)

sein de la foule, les grands

ses passions, parlent

Exode, xxx,

12, i3.

hommes

son langage

et

partagent

suivent ses

AGENTS DE L HISTOIRE

En

inspirations. «

« esprits,

«

fait, c'est le siècle

ce qu'ils sont

faits

« ont reçu, avec

Les grands

siècle.

agissent sur cette société qui les

est vrai,

il

qui façonne l'homme,

l'homme qui façonne son

« ce n'est pas

105

mais

;

ils

les intérêts (i).

a

ne font que rendre ce qu'ils » Chaque peuple suscite, aux

divers stades de son existence, les genres de célébrités qui lui

conviennent

les

le

mieux. Les inventeurs abondent dans

phases d'activité industrielle

illustrent les

éclairent les générations de curieux

duit de

mœurs

poètes

les artistes et les

;

siècles de haute culture esthétique; ;

les

sont

les saints

savants pro-

le

propices à de généreux mobiles et à de fortes

vertus; les politiques surgissent durant les crises de rénovation sociale

les révélateurs et les

;

prophètes aux époques

La vocation des grands hommes donc moins spontanée que commandée. Ils ne choi-

de fermentation religieuse. est

sissent pas leurs rôles

;

ils

acceptent ceux que la foule leur

assigne et les jouent selon ses indications, sous son contrôle,

On

en vue de son approbation. là



ils

ne sont pas préparés

et

à néant le plus sublime génie,

ne

les voit

point apparaître

attendus, car, pour réduire il

suffirait

de

le

transporter

dans un milieu impropre à son développement. L'ensemble avec lequel

se produisent,

un autre, les phénomène n'a

illustrations

montre que

rien de fortuit.

par ses

le

effets,

il

est général

milieu subordonne leur temps.

les

hommes aux

Ils

Personnel

nécessités de glo-

nombre pour

les

ne sortent pas de leur ombre.

quotité à peu près pareille de talents virtuels est sans

doute répartie à chaque génération tunes

diverses,

stances,

comme

selon le temps,

;

les

mais

ils

lieux et

ont des forles

circon-

des graines mêlées qui, jetées sur une

terre inégale, avortent (i)

l'histoire,

L'état des choses est-il favorable à de

rieuses missions ? Ils se présentent en

Une

de

par sa cause. L'influence du

grands

remplir. Est-il contraire ?

un

tantôt dans

sens, tantôt dans

ou germent, suivant

Macaulay, Essai sur Dryden.

qu'elles trouvent

ioô

l'histoire et les historiens

ou non des conditions propices. Les siècles réputés barbares n'ont probablement pas été plus pauvres en génies mais ils n'en ont su rien que les siècles les plus brillants ;

faire

n'avaient pas de grandes tâches à leur prescrire.

ils

:

« La nature, dit Bossuet, ne « dans tous

« mais « qui

pays des esprits

et

pas de faire naître

des courages élevés

faut lui aider à les former.

il

les

les

manque

Ce qui

forme, ce

et

de nobles

achève, ce sont des sentiments forts

« impressions qui

se

répandent dans tous

« passent insensiblement de l'un à l'autre

les esprits et

(i).

» Macaulay

soutient avec irrévérence que « le génie est sujet aux

« lois qui règlent le

commerce du coton

et

« L'offre se proportionne à la demande.

« génie peut diminuer

«

si

si

de

la

mêmes

mélasse

(2).

»

Reprenons, en l'adaptant au sujet qui nous occupe, de Saint-

.

La somme de

l'emploi est entravé et s'accroître

des débouchés lui sont ouverts

Parabole

;

les

Simon

,

supposons d'abord

et

la

que

toutes les célébrités de la génération actuelle soient brusque-

ment fauchées par

la

mort.

Ce

rique, car

ils

un cruel désastre un cataclysme histo-

serait certes

qui, pour les historiens, équivaudrait à

n'auraient plus de personnages à mettre en

scène, et l'humanité, privée de ses chefs, leur semblerait

condamnée

à l'inertie.

vivre à son ordinaire

en

elle, la

et.

La

foule,

pourtant, continuerait de

grâce aux capacités latentes qui sont

perte jugée irréparable des grands

tarderait pas à se réparer. Les aspirants à la

hommes

ne

renommée,

jusque-là maintenus dans l'ombre par d'illustres prédécesseurs, deviendraient illustres à leur tour et passeraient au

premier rang. La génération suivante verrait en tous cas

un nouveau contingent de génies et de un temps d'arrêt pour ainsi dire insensible,

surgir

talents

après

les

et.

choses

reprendraient leur cours régulier.

Mais imaginez maintenant, par une hypothèse inverse, (1)

(2)

Discours sur l'histoire universelle, Essai sur les orateurs athéniens.

fil"

partie, ch. vi.

AGENTS DE L HISTOIRE

que

la

mort

nus

et

ne

que

laisse subsister

\OJ

masse entière des incon-

ait fait disparaître la

personnages notables. Les

les

historiens s'apercevraient à peine de ce petit accident qui se réduirait à retrancher ceux dont

composée bornée à

cette

élite le

pourraient

supérieurs, et

d'êtres

plus vite. C'est

ne parlent pas.

ils

Ils

se

présence d'une sorte d'humanité idéale,

trouveraient en

croire

que,

glorieuse, elle va progresser d'autant

contraire qui arrivera. Malgré la grandeur

personnelle des survivants, par

le fait

seul de l'absence de

de grand ne pourra

la foule., plus rien

se faire.

Inventeurs

sans ouvriers, artistes sans public, savants sans disciples, capitaines sans soldats, rois sans sujets,

prophètes sans

croyants, tous seront déchus de leurs rôles, sevrés de leur gloire et frappés d'impuissance

ou

l'exercice des bas métiers qu'ils

dédaignent chez

les

hum-

deviendront foule eux-mêmes. Leur

bles, c'est-à-dire qu'ils

postérité

pour vivre à

astreints

aura chance

d'être

vulgaire,

car les

aptitudes

exceptionnelles ne se transmettent pas par hérédité, et

faudra des siècles pour que se reconstituent

les

il

multitudes

d'où puissent sortir de nouvelles légions de héros...

Concluons que,

si les

hommes

grands

sont utiles, les

foules sont surtout nécessaires et pourraient plus aisément se

passer d'eux qu'ils ne se passeraient d'elles.

autant que possible, qu'exigent la raison

mesure

;

la part

de tous

l'équité

et

les mérites,

c'est

;

suivant ce

une question et

n'accorde

rien à la foule des inconnus. Si. forcé d'être injuste,

devions choisir entre bre, et

le

grands

les

hommes

nous dirions avec Labruyère

:

nous nous rangerions du côté de

d'avoir lot

de

mais ne tolérons plus l'odieux partage qui décerne

l'honneur à des illustrations surfaites

tout

Faisons,

la

part

la

des glorieux

plus belle. (i)

;

ils

et le

nous

grand nom-

« Je suis peuple! » la

multitude, assuré

Les historiens

oublient que

la

préfèrent

médiocrité

(i) « Donnez-leur l'histoire du genre humain dans les grandes conmais ne leur « dirions, ce devient là pour eux un objet important ;

l'histoire et les historiens

io8 est la loi il

commune et que, pour bien savoir le genre humain,

faut l'étudier

La

foule,

il

dans sa condition moyenne.

est vrai,

a été jusqu'ici complice, par igno-

rance, de l'iniquité dont elle était la victime. Hors d'état

d'apprécier les mérites innombrables, mais peu éclatants, qui

dans son sein, elle exagère les mérites rares que renommée, et ceux qui, dans l'œuvre générale, ont fait un peu plus que les autres, passent pour avoir tout fait. Le genre humain s'adore volontiers sous des types convenus. De mille noms ignorés il fait un pseudonyme célèbre et résume un peuple en quelques héros. Afin de rendre ces se produisent

signale la

personnifications idéales plus dignes de ses respects, doteàplaisir,

précieux

comme un dévot son

et se

idole,

dépouille pour les parer.

il

les

de ce qu'il a de plus

La

hérolâtrie,

forme

dérivée de l'idolâtrie, est une conception poétique de l'histoire qui devait prévaloir

de méthode

et

pendant une phase où l'absence

de critique, jointe à

la

prédominance de l'ima-

gination sur la réflexion, ne permettait de représenter les

choses qu'à

l'état

de mythes

et

de symboles. Des légendes

et

des fables tinrent alors lieu d'histoire. Mais, signe manifeste

de

la

longue enfance de

la raison, le

même système d'idéali-

sation a persisté jusqu'à nous, quoique s'atténuantpar degrés.

Aux dieux ont succédé les demi-dieux, puis les héros. L'âge des hommes doit enfin venir. Néanmoins l'antique superstition

conserve encore son prestige. Les personnages célè-

et. quand on revendique contre eux le droit imprescriptible des foules, on paraît violer la justice, alors qu'on cherche à la rétablir.

bres sont toujours en pleine possession de l'histoire

Une

part faite, sans illusion et sans complaisance, aux

« parlez pas des objets médiocres, ils ne veulent voir agir que des « seigneurs, des princes, des rois ou du moins des personnes qui « aient fait une grande ligure. Il n'y a que cela qui existe pour la « noblesse de leur goût. Laissez là le reste des hommes; qu'ils vivent, « mais qu'il n'en soit pas question. Ils vous diraient volontiers que la « nature aurait bien pu se passer de les faire naître et que les bour« geois la déshonorent. » (Marivaux, Vie de Marianne, !!• partie.)

AGENTS DE L HISTOIRE

supérieurs, reportons notre plus symune admiration sans bornes sur l'œuvre Comprenons enfin la grandeur du rôle que jouent et

ces foules sacrifiées.

leur ouvrage

et,

La

sans

meilleure part de

elles, rien

ne se

un peuple,

plus digne d'étude, chez

la civilisation est

ferait.

c'est ce

Ce

quelques hommes,

c'est le

qu'il

peuple

qu'on doit surtout célébrer, ce n'est pas

et ce

0()

hommes

mérites des

pathique intérêt

de tous.

I

le

y a de

même,

génie de

génie de l'humanité.

y aurait donc à opérer en histoire une révolution analogue à celle qui se poursuit dans l'ordre politique. Il faut Il

que

les aristocraties

commun,

droit

de

la gloire,

s'effacent de plus

ramenées à

l'égalité

du

en plus devant l'impor-

tance croissante des foules. L'histoire est tenue désormais

de se

faire

craties

impersonnelle

et générale.

modernes, fermons

chroniques royales

nous des masses

et

et

le livre

Citoyens des démo-

trop longtemps épelé des

des nobiliaires de cour

composons-leur des

;

récits

occuponsdignes de

générations affranchies. Laissons aux princes l'histoire des rois,

puisque, de l'aveu

surtout

faite

pour eux

(i)

même ;

des historiens, elle semble

hommes, attachons-nous

à con-

naître l'histoire de l'humanité. (i) « Quand l'histoire serait inutile aux autres hommes, il faudrait « la faire lire aux princes... Les histoires ne sont composées que des « actions qui les occupent; et tout sembler être fait pour leur usage. » (Bossuet, Disc, sur l'histoire universelle, p. i .)

CHAPITRE

III

FAITS DE L'HISTOIRE La

humaine

vie

en

se résout

faits.

Il

importerait de les

tous connaître pour se rendre pleinement compte de vité

de

qu'un

la raison.

petit

Les historiens, pourtant, n'en étudient

nombre dont

l'intérêt est plus

imaginaire que

Leur exclusion systématique mutile

réel.

l'acti-

l'objet

de

la

science et leur choix arbitraire l'engage dans de fausses voies.

Afin d'introduire un peu de lumière dans

de

cette classe

qu'à

la

de données, appliquons-lui

précédente

sonnages célèbres des

et,

comme

discussion

la

même

division

nous avons distingué des per-

et des foules

d'exception et des

faits

la

anonymes, distinguons

faits

communs. Les

ici

premiers,

accidentels et transitoires, frappent l'attention publique et

occupent

la

renommée;

seconds, réguliers et continus,

les

n'éveillent guère la curiosité, à raison de leur vulgarité, même,

passent presque inaperçus. Ces deux groupes constituent

et les

événements

On

et les fonctions.

appelle événements les

qui, par leur

caractère

faits,

en apparence notables,

de singularité, tranchent sur

la

condition habituelle des choses. Tels sont, dans l'ordre

physique,

les éclipses

de

de comètes,

les

famines,

épidémies,

les

soleil

ou de lune,

les

apparitions

hivers rudes ou doux, les sécheresses, les etc.

;

ou, dans Tordre politique, les

FAITS DE L HISTOIRE

I

I

I

changements de règne, les guerres avec leurs alternatives de succès et de revers, les traités de paix ou d'alliance, les acquisitions ou pertes de territoires, les révolutions des États ; enfin,

dans un ordre plus général,

hommes,

les

des grands

la destinée

inventions remarquables,

les créations

admi-

rées des artistes et des poètes, les découvertes des savants illustres, les exploits

un mot,

des héros, etc.; en

tout ce qui

arrive de particulier, d'inusité.

Sous des

le titre

faits

de fonctions,

il

comprendre l'ensemble

faut

ordinaires qui, se produisant avec ordre, ne pro-

voquent pas d'étonnement. Les hommes, partout aux prises avec des exigences de vie qui résultent de leur nature sont constantes

comme

moyens dont

des

donné, varie peu dition

l'emploi, et

état

de civilisation

ne change que par degrés.

normale d'existence

une

se maintient avec

dans un

s'établit

et

à les satisfaire par

elle, travaillent

Une

con-

dans chaque groupe

stabilité relative,

malgré

le

et

perpétuel

imprévu des événements. L'histoire,

de

faits, et,

juste

pour

pour

être complète, doit scruter ces

être exacte, attribuer à

mesure d'importance. Quelle

est

Si

classes

d'elles sa

donc leur valeur

pective pour la connaissance des choses

place convient-il

deux

chacune

humaines

res-

et quelle

de leur assigner dans nos recherches?

nous consultons à

cet égard les historiens, leurs

pleines de récits d'événements, attestent

que

ception leur ont généralement paru avoir

le

œuvres,

les faits d'ex-

plus d'impor-

nous allons au fond des choses, nous jugerons que, au rebours, les faits communs méritent d'être examinés tance; mais,

avec

le

si

plus de soin.

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

112

§i EVENEMENTS

FAITS SINGULIERS OU

Au premier abord, l'intérêt des événements paraît extrême. Le

bruiit qu'ils

pour

font

les faits les

mée ne

quand

se produisent porte à les tenir

ils

plus considérables de l'histoire.

d'en suivre sations des

abordés,

cours.

le

Ils

sont

hommes. De

comme

l'un à l'autre

:

tout

a-t-il

temps

dont

la vie,

craindre.

les

de nouveau

Cet universel désir de savoir

La préoccupation

publique

principal aliment des conver-

curieux se sont

ceux d'Athènes, en

jadis

« Qu'y

le

les

(i) ?

se

demandant

»

nouvelles dérive d'une

sorte d'instinct rationnel et répond à tence.

La renom-

se lasse pas de les signaler et l'attention

une

nécessité d'exis-

des événements s'impose à des êtres

exposée à mille hasards, se passe à désirer ou à

Tout changement qui

s'effectue

instable des choses nous oblige d'aviser.

dans

Tordre

Nous devons donc

nous enquérir avec vigilance des mutations qui surviennent, afin

d'accommoder

notre

variables. Rester insouciant

activité

pressentir l'incident avant qu'il

connaître aussitôt qu'il épie les moindres signes, le plaisir

les

d'apprendre

les

des

à

occurrences

serait être aveugle.

n'arrive

est arrivé.

on écoute

On

veut

ou du moins

le

En conséquence, on

les plus légers bruits, et

nouvelles n'a d'égal que celui de

propager.

Les historiens transportent dans

la science le vif attrait

qui nous incite à nous informer des événements; mais

ne voient pas que

la

valeur des

beaucoup suivant qu'on

les

faits

ils

de ce genre diffère

examine de près ou de

loin,

(i) Tixatvov: Démosthène, Harangue sur la lettre de Philippe Première Philippique (voy. aussi Actes des Apôtres, xvn, 21).

et

FAITS DE L'HISTOIRE

dans

le

présent ou dans

passé, dans l'ordre particulier

le

dans Tordre général. Chacun de nous dans

attentif à ce qui se passe

nité

est,

ses alentours;

à juste

I

3

ou

titre,

mais l'huma-

échappe par sa grandeur à ces contingences de temps

de

et

I

hommes

Les

lieu.

ont donc raison

et les

historiens

ont tort de tant s'occuper des événements. Les premiers s'inquiètent des intérêts de leur vie subordonnés à des acci-

nombre

dents sans

:

ment moins

seconds devraient surtout étudier

les

dont l'ordre repose sur un fonde-

les intérêts de l'espèce

précaire.

Si,

pour un groupe

d'êtres, à

une

date et dans une région déterminées, chaque événement a

son importance, tous, au point de vue de l'ensemble, paraissent insignifiants.

Un événement

est

un

fait

singulier

circonstances locales et momentanées. et

quand

s'opère la rencontre des causes occasionnelles.

Accidentel et sans durée, C'est pourquoi

il

fait

il

arrive, passe, et

éléments de

la

la persistance

grandeur, ni

dans

le

la diffusion

dans l'étendue, ni

temps. Son action

sur place et sur l'heure. Sortez du s'est

produit, vous

vous arriverez

ne s'exerce que

moment

et

du

lieu



verrez son importance décroître à

mesure que vous vous éloignerez de sa date et

ne revient plus.

un phénomène à ce circonscrit, n'a aucun des

sensation. Mais

point particulier, éphémère et

il

dû à un concours de Il s'accomplit là, où

et

de son centre,

temps et à des pays où, loin de on l'a complètement ignoré. La valeur des événements est donc toute de circonstance, vite à des

ressentir son influence,

de

localité,

d'actualité.

Les nouvelles,

doivent être toujours nouvelles. celles

On

pour intéresser,

parle aujourd'hui de

de ce matin celles d'hier; sont déjà vieilles; qui

s'informe de celles du mois passé? d'autant plus vive que les

faits

En

outre, la curiosité est

ont eu lieu plus près de nous.

ville y mettent toutes les langues mais s'inquiète-t-on beaucoup à Paris ou à

Les moindres bruits d'une

en mouvement

;

8

I

1

l'histoire et les historiens

14

Londres de

ce qui arrive à

soupçonne

les

Tibétains

Lhassa ou à Tombouctou

et les

? Je

Soudanais de nous rendre,

mesure pour mesure, l'intérêt que nous leur portons. Il n'y a, pour chaque groupe, d'événements considérables que ceux qui

Ceux

touchent. Les autres ne

le

milliers d'années ne

nous sont en

et

préoccupent guère.

le

qui se produisent aux antipodes ou datent de quelques

peuvent avoir qu'un intérêt imaginaire

réalité aussi étrangers

que Fhistoire des

habitants de Sirius. Il

de franchir quelques

suffit

quelques

siècles d'intervalle

prestiges et s'éclipser de brillantes

courte et distraite, des

d'un

nombre de

petit

monde

et le

«

suprême

cette

cerne pas.

le

A

de distance ou

se dissiper bien des

renommées. La mémoire,

hommes, ne garde

faits.

uns de ceux qui ont

degrés

pour voir

le

souvenir que

peine savons-nous quelques-

plus

marqué dans

région

la

nous vivons. La

laps de durée où

du

postérité,

indifférente (i) », oublie ce qui ne la con-

Que d'événements,

jadis célèbres,

trace n'est restée dans les traditions des

grandeurs évanouies

dont nulle

hommes Que !

comme une fumée

dans

l'air

gloires réputées immortelles ont fait naufrage sur les

!

de

Des

abîmes

(2). De grands empires ont croulé comme les châteaux de cartes qu'élève la main d'un enfant et que son

du temps

souffle renverse.

Des

nations

florissantes,

des

systèmes

entiers de civilisation ont disparu. Strabon vante la culture

des Turdules

« Ce sont,

«

et

des Turdétans qui occupaient

dit-il, les

plus savants des Ibères.

littératures, des histoires, des

poèmes

et

la Ils

Bétique

:

ont des

des lois en vers

« qui datent, à ce qu'ils prétendent, de six mille ans. Mais

Sainte-Beuve, Lundis, t. XI, p. 6. « Cernis... quantis in angustiis vestra gloria se dilatari velit, qui « autem de vobis loquuntur quam loquunjtur diù ? » Cicéron dans Socrate compare Macrobe, Commentaire sur le Songe de Scipion). (1)

(2)



peuples groupés autour de la Méditerranée et qui pensaient occuper le monde du bruit de leur renommée, à « des grenouilles coassant « autour d'une mare » (Platon, Phédon).

les

FAITS DE L HISTOIRE

i

« les autres nations ibères ont aussi leurs littératures

Cet oubli de les

l'histoire,

qui s'étend

événements du passé,

s'affligent les

érudits, ont

Pendant que et

une raison

d'être et

les vraies

efface sans relâche ses

les

»

linceul sur

renferment

grandeurs de

la vie

mobiles accidents.

générations se transmettent Tune à l'autre

conservent avec sollicitude

compose un inutile fardeau

gains durables dont se

les

le trésor de la civilisation, elles

la

(i).

5

perte des traditions dont

cette

une leçon. Le temps respecte humaine, mais

comme un

i

le

rejettent

comme

souvenir des choses qui ne valent pas

peine d'être retenues. L'humanité assiste de trop haut et

de trop loin à ce vain tumulte des événements pour en prendre beaucoup de souci. Les accidents particuliers n'intéressent pas plus la science de l'espèce

aventures d'une fourmi ou

humaine que

les

d'une fourmilière n'in-

le sort

téressent l'histoire naturelle de ces insectes.

Vus

à distance

du point de vue de l'ensemble, les plus grands épisodes ne paraissent que d'infimes détails et méritent l'incuriosité qui les attend. Le bruit qui se fait d'abord et

appréciés

s'éteindre

due:

va

d'eux

autour

par

s'affaiblissant

dans un morne

degrés

et finit

par

silence. Justice leur est alors ren-

sont taxés à leur véritable prix.

ils

L'erreur des historiens est d'attribuer une valeur absolue,

générale et constante, à des

dont,

faits

au contraire,

la

valeur est relative, locale et momentanée. Les acteurs ou les

témoins,

qui, les premiers, racontent

un événement,

lui

prêtent une grandeur en rapport avec l'intérêt qu'ils y

prennent. Dans fait centre, le

devient et par

le

notable à nos yeux.

nouvelles, suscite

peu

si Il

conséquent nous étonne

perspectives

dont chacun de nous

cercle étroit

moindre incident,

:

qu'il

nous

se

atteigne,

dérange l'ordre habituel il

ouvre sur l'avenir des

des craintes ou des espé-

rances. L'imagination échafaude des séries de conjectures

(i)

Géographie,

III,

i,

§ 6.

6

i

l'histoire et les historiens

1

plaît à rêver des résultats éventuels.

et se

d'exagérations en

divers

sens.

De

n'y a

Il

si

une foule

là.

qui,

petit fait

amplifié de la sorte, ne prenne des proportions démesurées.

Au

perdu dans

soldat,

l'univers soit en feu.

la fumée de la bataille, il semble que Le vainqueur d'un combat d'avant-

poste croit s'être couvert d'une gloire immortelle, et

le

négo-

ciateur d'un traité d'occasion pense avoir à jamais assuré

paix du monde. Le moindre acteur admis à parader sur

la

un

du genre

tréteau se flatte d'attirer sur lui les regards

humain.

Montaigne

cet

raille

aveuglement

universel

:

«

Nous avons la veue raccourcie à la longueur de nostre nez... Quand les vignes gèlent en mon village, mon prebstre en argumente l'ire de Dieu sur la race humaine

«

et

« «

iuge que la pépie en tienne déjà les cannibales.

A

voir

« nos guerres civiles, qui ne crie que ceste machine se

« bouleverse et que

le

iour

du iugement nous prend au

« collet? sans s'adviser que plusieurs pires choses se sont dix mille parts du

« vues et que

les

« de galler

bon temps

le

monde ne

ce pendant...

A

qui

laissent pas il

gresle sur

« la teste, tout l'hémisphère semble estre en tempête et en

Nous sommes insensiblement

« orage...

« erreur... Mais qui se présente

comme

touts en ceste

en un tableau ceste

« grande image de nostre mère nature en son extrême « maiesté..., qui se remarque là-dedans, et « tout

un royaume, comme un

traict

non

soy,

d'une pointe

mais

très deli-

« cate, celuy-là estime les choses selon leur iuste grandeur. «

Tant de remuements

d'estat et

changements de fortune

« publique nous instruisent à ne pas faire grand miracle

« de

la nostre...

Tant de noms,

tant de victoires et con-

« questes ensevelies sous l'oubliance rendent ridicule « pérance

d'éterniser

« argoulets

et

« chute

»

(i).

(0 Essais,

I,

nostre

nom

par

la

l'es-

prinse de dix

d'un poullier qui n'est cogneu que de sa

25.

FAITS DE L HISTOIRE

I

Voltaire montre également les causes d'une

générale

«

rite

:

« Cette démangeaison de transmettre à

erreur la.

I

7 si

posté-

des détails inutiles et d'arrêter les yeux des siècles à

« venir sur des événements

communs,

vient d'une faiblesse

« très ordinaire à ceux qui ont vécu dans quelque cour « ou

qui ont eu

le

« affaires publiques.

malheur d'avoir quelque part aux regardent la cour où ils ont vécu

Ils

comme la plus belle qui ait jamais été, le roi qu'ils ont vu comme le plus grand monarque les affaires dont ils se sont mêlés comme ce qui a jamais été de plus impor-

« «

;

«

monde.

« tant dans

le

« tout avec

les

mêmes

s'imaginent que

Ils

la postérité

verra

yeux.

« Qu'un prince entreprenne une guerre, que sa cour soit « troublée d'intrigues, qu'il achète l'amitié de ses voisins « ou qu'il vende

la

sienne à

un

autre, qu'il fasse enfin la

« paix avec ses ennemis après quelques victoires « défaites

;

« ments présents, pensent être dans l'époque «

lière

et

quelques

ses sujets, échauffés par la vivacité des événe-

depuis

la création (i).

la

plus singu-

»

Les historiens partagent avec une candeur surprenante toutes ces illusions.

de raconter

Le soin

les vieilles

posent un intérêt général

et

fait quelque bruit en son

éternellement redit.

un homme,

Ils

prennent de

qu'ils

recueillir et

nouvelles prouve qu'ils leur supdurable.

Tout événement qui

temps leur paraît mériter

s'abusent.

Ce

a

d'être

qui est particulier à

une époque, à un pays, les intéresse beaucoup sans doute, mais n'intéresse qu'eux l'ensemble des à

;

hommes

ne peut attacher de prix qu'à ce qui

tous, c'est-à-dire

aux fonctions de

la vie,

les

concerne

aux progrès de

la

civilisation.

A

les destinées

de l'espèce aient dépendu de l'avènement d'un

lire

les

récits des

bon ou d'un mauvais prince, de bataille,

!

1

1

d'un

traité,

historiens,

la perte

il

semble que

ou du gain d'une

d'une alliance, d'un mariage ou d'une

Discours sur l'histoire de Charles XII.

I I

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

8

mort. Sont-ce réellement là

expliquer par eux

peut-on

et

les faits essentiels

choses humaines? Le moindre l'humanité,

le

de l'histoire

cours que suivent

examen démontre

n'y a pas' d'événements considérables.

il

les

que,, pour-

Tous

sont petits et les plus grands en apparence n'échappent pas à la nullité générale.

Voltaire indique plusieurs tels

que

la prise

faits

de l'histoire moderne,

de Constantinople par

Turcs,

les

la

verte de F Amérique, la Réforme, la rivalité des

d'Autriche

et

de Bourbon....

comme

les

décou-

maisons plus

sujets les

dignes, par leur importance, de fixer l'attention des historiens.

mais

Il il

a peut-être raison pour l'Europe et pour son temps

a l'imprudence d'ajouter

:

«

Il

« de s'occuper de Salmanazar et de

:

sied bien, après cela,

Mardokempad

de

et

du Persan Cajamarrat et de .homme mûr, qui a des affaires

« rechercher les anecdotes

« Sabaco Métophis

!

Un

« sérieuses, ne répète point les contes de sa nourrice (i\ » Ici,

Voltaire a plus raison qu'il ne croit et ne paraît pas

soupçonner que, dans quelques dizaines de

siècles,

des

d'Amérique ou d'Australie pourront porter un jugement tout pareil sur le Siècle de

critiques irrévérencieux

Louis XIV

et les

Histoires de Charles

XII ou de Pierre

le

Grand. Analysez

les

nos annales,

diverses sortes d'incidents dont regorgent

et,

sous

pompe du

la

sans peine l'insignifiance des

par exemple

un grand

personnes dans

les

faits.

récit,

vous découvrirez

Les historiens mettent

soin à relater les changements de

emplois de gouvernement,

de peuples n'ont pour histoire que

la liste

et

nombre

de leurs

rois.

Qu'un prince monte sur le trône ou en descende, qu'un ministre emménage ou déménage, voilà tout le camp des nouvellistes en émoi.

du monde

(i)

On

se déplace et

Remarques sur

croirait, à les entendre,

que désormais

l'histoire,

Œuvres, 1768,

la terre

t.

que

l'axe

va tourner

VIII, p. 5.

FAITS DE L HISTOIRE

A

I

I

9

quoi se réduisent ces événements

dans un autre

sens.

présentés de

si

bruyante façon

Paul ou cède

la

sienne à Jacques. Le détail est assez mince

?

Pierre prend la place de

et

ne vaut guère que l'univers s'en occupe. Pour peu que

la

machine gouvernementale

de fonctionner suivant

orgue de Barbarie qui joue

manœuvre

soit bien établie, elle

branle accoutumé

le

le

même

(i).

continue

un

C'est

que

air quel

soit le

qui tourne la manivelle. Chamfort assimile les

expéditionnaires de la politique aux chiens qu'on enfermait

dans

autrefois

vement

(2).

pattes, la

les

tourne-broches pour

N'importe

machine

la

bête,

les

pourvu

mou-

mettre en

qu'elle

remuât

les

allait.

Cela n'est pas seulement vrai des médiocrités de

l'histoire.

Les plus glorieux chefs d'Etat, chargés, croit-on, de responsabilités ciel

;

en

immenses, paraissent réalité,

comme

Atlas supporter le

soutiennent pas grand'chose

ne

ils

peuvent choir sans que rien croule. La

repose heureusement sur de moins fragiles épaules d'un héros.

des

hommes

utiles

ceux qu'on jugeait placés.

y

Il ;

il

le

a.

et

du monde étais que les

stabilité

dans des circonstances données,

n'y en a point d'indispensables, et

plus nécessaires sont aisément rem-

Le protagoniste peut

disparaître de

la

scène

;

la

scène ne restera pas vide pour cela. D'autres acteurs se préle drame ne sera pas un instant interrompu. De l'aveu des Américains, « la « mort du président Lincoln n'a pas dérangé plus d'une « heure la marche des affaires politiques et commer-

senteront pour continuer son rôle et

« ciales

(3)

».

Qu'importe que César

gnard des conjurés? L'empire ne

ait péri

se fera

Auguste. César serait mort dans son

lit,

sous

le poi-

pas moins par cela n'eût point

(i) Lorsque Louis XIII eut succédé à Henri IV, le maréchal de Bouillon disait que « la taverne était toujours demeurée la même, « n'y ayant un autre changement que le bouchon» (Mémoires du cardinal de Richelieu, Collection Petitot, t. XI, p. 45). (2) Caractères et Portraits, Œuvres, 1857, p. 44. (3)

Frazer, Report on the

commonschoal system ofthe United

States.

120

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

changé

cours des choses

le

n'y aurait perdu

l'histoire

;

qu'une belle tragédie. Ainsi de tout. Les événements qui ont

des^groupes les

d'hommes

apprécier,

on

plus passionné

le

paraissent mesquins lorsque, pour

se place

au point de vue des

intérêts de

Les plus mémorables accidents n'exercent d'in-

l'espèce.

fluence que sur

une

durant une époque

aire restreinte,

dans l'immensité

limitée, et se perdent, infimes épisodes, la vie générale.

de

Ouvrez nos historiens de

Révolution

la

et

de l'Empire

:

vous serez tenté d'admettre avec eux que le monde, ébranlé jusque dans ses fondements, fut alors bouleversé de fond en comble par de furieuses convulsions.

Il

n'en est rien.

Pendant que la crise sévissait sur quelques points de l'Europe, le calme régnait ailleurs. Pour quatre cent millions de Chinois, la Révolution française a été non avenue. Lorsque la terre

tremble dans certaines régions du globe,

dans toutes

les autres sa fixité

normale

et,

elle

quoique

les

garde

com-

motions soient fréquentes, les catalysmes sont inconnus.

En France même,

de ces perturbations poli-

la violence

tiques ne fut pas partout ressentie. Les plus redoutables

orages ne troublent guère la masse de l'océan les

vents déchaînés soulèvent la surface,

bile sous la tempête.

« partie du peuple,

Au

la

Révolution

victoires

profondes de

la

n'arrivaient

population.

dans maint village

paisible,

tandis que

immo-

qu'un opéra

n'était

et le

et,

fond dort

pour une grande

dire de Marat. «

voix des plus fougueux tribuns tissantes

le

canon des plus

».

La

reten-

point jusqu'aux couches

Dans

vallée

telle

on n'entendit

même

écartée,

pas parler

de ces événements dont

le bruit semblait remplir le monde. Napoléon en fournit une preuve piquante lorsque, échappé de l'île d'Elbe et débarqué sur les côtes de

L'histoire de

la

Provence,

tagne,

il

il

:

se rendait

de Grasse à Grenoble par

la

mon-

rencontra une paysanne qu'il voulut interroger sur

ce qu'on savait de Paris. Les réponses de

la

bonne femme

FAITS DE L HISTOIRE

I

montrèrent qu'elle croyait l'empereur encore sur Ses désastres de

1

8

son abdication, son

4,

1

ment de Louis XVIII. Quelle leçon pour

elle avait tout

gloire

la

!

ignoré

foules

champ où

les

!

Dans

le

paix leurs moutons,

un agréable

Combien peu

les

loin

camp. La foule

à.

est

devient en histoire une disparate

comme

si

grandioses.

un

faits divers.

le

qu'un

intérêt

Les événements n'ont

pour nous de sérieuse importance que dans jours restreinte,

Tout se passe ou dans un

conseil

vit à l'ordinaire, n'attachant

de curiosité à cette suite de

la

mesure, tou-

plus souvent presque nulle, de l'influence

qu'ils exercent sur notre vie (3).

Comme

les riverains

nous y puisons ce que réclament nos besoins

Que nous

du

bergers gardent en

Mais ce qui, en poésie,

(2).

entre quelques personnages, dans

sons couler

ces

y voit trop clairement ce qu'ont de superficiel

ces accidents présentés

fleuve,

!

tranquille pastorale se déroule

et la

contraste,

On

(1)

poème du Tasse, non

paladins ferraillent,

côté de la belliqueuse épopée

choquante.

trône.

le

exil, l'avène-

font leur unique étude intéressent en

ils

réalité les

l

mais ne peut-on pas dire

aussi: quelle leçon pour les historiens!

accidents dont

2

d'un

et lais-

le reste.

importent, en

concernent pas

et

effet,

des incidents qui ne nous

ne sauraient nous atteindre

?

La

foule

regarde quelques ambitieux se disputer de vains honneurs

sans se détourner, pour jour

(

f)

(2)

(4),

si

car la vie a des

peu, de ses tâches de chaque exigences

impérieuses, et

Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire,

Gerusalemme liberata, ca. vu. « Nous ne ressentons des maux publics que

t.

XIX,

la

liv. lvii.

ce qui touche à nos (3) « intérêts particuliers » (Tite-Live, Annales, XXX, 44). (4) Une chanson chinoise, vieille de quarante-trois siècles, et que le Chou-King nous a conservée, exprime allègrement cette indifférence philosophique des foules « Quand le soleil commence sa course, je « me mets au travail; et, quand il descend sous l'horizon, je m'aban« donne au sommeil. Je bois l'eau de mon puits, je me nourris des « fruits de mon champ. Qu'ai-je à gagner ou à perdre à la puissance « de l'empereur? » :

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

122

politique ne nourrit pas. Quels

que soient

les

événements,

chacun continue de faire son métier accoutumé. On sème, on récolte, on fabrique, on vend, on achète, on consomme, selon le besoin et l'usage. Le fracas des armes et le tumulte des révolutions n'empêchent pas des savants de s'absorber dans l'étude, comme Archimède ou Lavoisier, ni des artistes de

comme

rêver à l'idéal,

Durant

On

se marie,

liers,

le

Jean Goujon ou André Chénier.

ces époques tragiques,

on

naît

comme

on peut encore aimer dans

les

temps

les

et rire.

plus régu-

car on a beau être agité, encore ne veut-on pas laisser

monde

finir.

On

conserve

pour composer, jouer

quand

et

même

assez de liberté d'esprit

applaudir des vaudevilles

(i).

Ainsi,

Vésuve gronde et vomit des torrents de laves, Naples n'interrompt pas un moment ses danses, ses chants et ses fêtes il n'y a pour l'insouciante ville qu'un spectacle le

;

de plus. L'intérêt des événements,

toujours circonscrit dans le

donc négligeable dans l'ensemble. Au fond de chacun d'eux, sans en excepter les plus célèbres, on trouve une irrémédiable petitesse. Pour qui contemple l'ordre général et la suite entière des faits, aucun accident partidétail, est

culier

ne paraît digne d'étude. Ce sont, sur l'océan des

choses humaines, des fluctuations de vagues qui s'effacent

Le pêcheur dont elles soulèvent la barque montagnes et des abîmes mais l'observateur qui, du rivage, promène au loin ses regards, l'une l'autre.

croit voir autour de lui des

;

n'aperçoit qu'une surface unie, à peine ridée par le flot et

terminée à l'horizon par une immuable ligne de niveau.

(i) Aux jours les plus sombres de la Terreur, vingt-trois théâtres prospéraient à Paris. On jouait l'opéra de Corisandre « avec ses agréments », des pièces sentimentales ou bouffonnes les cafés étaient pleins de monde, les promenades très fréquentées... ;

FAITS DE L'HISTOIRE

123

§n FAITS RÉGULIERS

Alors que

OU DE FONCTION

n'ont qu'une valeur circon-

les faits singuliers

générale et permanente.

Il

convient donc de voir en eux

véritable objet des recherches de la

termes d'Aristote, « « nécessaire Si l'on

une importance

réguliers ont

scrite et passagère, les faits

n'admet que

rejette l'accidentel et

le

qui, selon les

science

le

(i) ».

mesure

la

grandeur des choses à leur étendue

et à

leur durée, les faits les plus vulgaires doivent être tenus

pour

les

plus

considérables, car

pale part de l'activité

humaine,

fortune, mais la raison.

montrent

représentent la princi-

ils

celle

que gouverne, non

Leur extension

et

qu'ils se rattachent à des besoins

une cause qui

c'est-à-dire à

agit

la

leur fréquence

de notre nature,

en tous lieux

et

en tous

temps. Partout, en

à des

son

modes

et

effet,

qui exercent

d'activité

en constituent

moyens de

des

où vivent des hommes, les

ils

sont astreints

aptitudes de la rai-

les fonctions. Il leur faut se

subsistance,

satisfaire

les

procurer

désirs qui

les

pressent, réaliser leur idéal dans des créations d'art, étendre la

connaissance des choses, appliquer des règles morales à

la

conduite de

la vie,

enfin instituer des rapports sociaux

sur la conciliation de droits-réciproques.

Les

faits

de ce genre, qui résultent de la mise en œuvre de

raison et composent

la

sont

les

le

fond de l'existence des hommes,

phénomènes historiques

les

plus généraux et les

plus constants. Les générations passent, les fèrent, les accidents se diversifient sans cesse,

(

i

)

Logique, derniers analytiques, xxx.

milieux

mais

la

dif-

nature

l'histoire et les historiens

124

humaine avec

est fixe, les fonctions

Sans doute,



treint rêt.

les faits

une

scientifique.

Il

de part que

la réflexion.

On

n'y a pas

il

Mais

goûtés.

tient à

les

temps. res-

ne sont pas dépourvus d'inté-

romans,

les

communément

développent

de tous

est

histoires en est la preuve.

convenir qu'après plus

la raison se

singuliers, en dehors du cercle

agit leur influence,

La vogue des

de

de leur étude

ordre, et l'intérêt

même

doit

d'ouvrages

intérêt n'a rien de

cet

où l'imagination a plus L'esprit est amusé, non instruit. curiosité

Ces événements sur lesquels

je

ne puis rien

qui ne

et

peuvent rien pour moi, ces aventures étranges, ces guerres, ces

conquêtes, ces révolutions,

fortune

me

sont

représentation

un

spectacle,

comme un

tous ces changements de rien de plus. J'assiste à la

enfanta un divertissement d'om-

bres chinoises. Mais rentrons dans la réalité des choses qui

ne permet pas de rêver longtemps. Avec sembables,

Vos

j'ai

à subvenir

récits m'aideront-ils à

la

foule de

aux multiples exigences de m'acquitter de

mes tâches

?

mes

la vie.

Quels

secours et quelles lumières m'apporte l'exposé d'accidents

pour

particuliers lières



je

suis

sortir des

difficultés

également particu-

engagé? Quand vous m'aurez

étalé les

trésors de Crésus, en serai-je plus riche? Les exploits des

héros

et les

crimes des scélérats m'apprendront-ils à mieux

vivre? Les ambitions et les rivalités des grands ajouterontelles à

mon humble

félicité ?

Que venez-vous me raconter Ce ne sont pas là mes

des Pharaons ou des Sargonides?

démêler avec ces gens-là. Mais voulez-vous nr intéresser vivement ? Parlez-moi des

affaires et je n'ai rien à

choses vulgaires avec lesquelles port. Entretenez-moi de

qui

me

ressemblent

Racontez-moi

mon

le

je suis

chaque jour en rap-

mes semblables

et

surtout de ceux

plus, des petits, de tout le

monde.

espèce. Dites-moi par quels longs efforts

l'humanité, sortie pauvre et nue du sein de la nature ani-

male,

s'est

Ceux qui ont animaux dômes-

élevée au point où nous la voyons.

appris à vaincre les fauves, à soumettre les

FAITS DE L'HISTOIRE tiques, à cultiver la terre, à forger les

125

métaux, à

tisser

des

vêtements, à construire une maison ou un navire, m'ont

rendu des services signalés que Les

artistes

de tous

les

je

ne veux pas ignorer.

temps m'ont révélé

la

beauté, les

Ce que

esprits investigateurs, la science, les sages, la vertu. j'ai

de droits garantis, j'en suis redevable à tous ceux qui

ont pratiqué

aimé

justice et

la

la

accomplis dans

ma

progrès

les

montrent comment

faut marcher, le but

je verrai

il

serait

grâce aux indications

Si,

puis suivre pas à pas

je

parcouru l'humanité, il

et

de l'améliorer encore.

l'histoire,

Tous

passé ont contribué à rendre meilleure

condition d'existence

possible

de

le

Ces bienfaits

liberté.

méritent une éternelle reconnaissance.

le

chemin

qu'a

plus clairement la voie où

où nous tendons

tous.

Sans instruc-

tions de ce genre, l'histoire ressemble, dit Bacon, à

une Polyphème sans œil, ou, suivant l'expression de Macaulay. à « une coque où il n'y a point de noix (i). » Qu'importe-t-il donc de mettre en lumière dans le passé? statue de

comme

Sont-ce.

supposent

le

les

historiens,

des person-

nages plus ou moins célèbres en leur temps, mais sans sur

action

nôtre,

le

des accidents singuliers qui

et

doivent pas se reproduire

?

pour

le

plupart desquels

la

d'interminables

faits

que

le

ment le

monde

s'est

ment

tel

la

résultat le plus

bataille ? Croit-on

le

trône

tel

nigaud devenu

roi ;

par

com-

par aventure, gagné au jeu de.la guerre

ou comment deux diplomates, faisant réciproquement dupés ? Nous

se sont

bien nécessaire de savoir quelle fut la cause de

d'Ovide, quel était

(i)

a,

partie,

assaut de finesse, est-il

le

naissance ou la grâce de la Fortune

capitaine

une sanglante

champs de

vraiment en peine d'apprendre com-

soit

comporté sur

hasard de

silence serait faveur? Sont-ce

de guerre dont

clair a été d'engraisser des

ne

Sont-ce des dynasties de rois

l'homme au masque de

Essais littéraires, Histoire de

la

fer, et

Grèce, de Mitford.

l'exil

d'où sortait

l'histoire et les historiens

126

Kaspar Hauser de

A

(i) ?

quoi peuvent servir, pour

de puériles anecdotes dont

tant

vie,

la

la direction

l'histoire est

commérages d'érudits, des contes pour l'âge mûr. Sans perdre mon temps à ces doctes futilités, je veux m'instruire de choses sérieuses, et je demande à la science de m'enseigner, non des particularités dont pleine? Ce sont

je n'ai

que

faire,

là des

mais

les

conditions de la vie, que

tous les jours. C'est moi que ses leçons

Dans

me

cette

sont inutiles

cherche dans

je

je

subis

l'histoire, et

ne m'y trouve pas.

si je

disposition d'esprit, dites-moi qu'en France

la

population a monté de 16,000,000 d'habitants en 1700

à

38,000,000 en

mêmes

dates,

1886,

s'est

que leur revenu

et

élevé de

37,000,000,000 de francs, c'est-à-dire de

aux à

francs par

94

de 1,000 francs, voilà qui ne manquera pas de

tète à près

me

total,

i,5oo.ooo,ooo de francs

paraître intéressant, et je suppose

même

du

avis tous

ceux de mes compatriotes qui, sans ce double excédent, auraient

comme moi

couru

place au banquet social ou

Ajoutez que

la vie

le

risque de ne pas trouver

dj

prendre une maigre part.

moyenne, qui

était à

peine de vingt-trois

ans au xvn siècle, a successivement atteint vingt-neuf ans en 1776, puis trente-cinq en 1 8 3 5 et dépasse quarante ans en 1886. Ces simples renseignements auront pour moi e

,

plus de prix que la relation détaillée de tous

ments survenus depuis deux siècles. Voulez-vous donc, dirais-je aux notions d'un intérêt général

et

historiens,

durable

raconter minutieusement des minuties tions de la vie

humaine,

;

?

de

la

population,

l'état

établir des

Cessez de nous

faites-en connaître l'ordre,

de

la

événe-

étudiez les fonc-

lution, le progrès. Constatez d'âge en âge le

les

les

l'évo-

mouvement

fortune publique, et montrez

causes qui les font croître ou décroître

;

exposez

les

(1) De 1 828 à 1 886, il s'est publié en Allemagne plus décent quatrevingts ouvrages, toute une bibliographie, sur cet énigmatique personnage. Voilà du travail bien employé !

FAITS DE L HISTOIRE

12/

transformations du goût, l'avancement des sciences, l'amé-

Ne

lioration des moeurs, l'extension des libertés publiques.

craignez pas d'entrer dans

détail des choses

le

plus

les

ordinaires. L'histoire des aliments intéressera tous ceux qui

mangent,

habitations, tous ceux qui se logent, l'his-

toire des arts, tous

quiconque pense,

les

Ce que

de

la moralité,

mettre en lumière,

grandeur de

la civilisation.

riens se borneront à raconter

c'est le

l'éducation que l'espèce se

la raison,

à elle-même et l'accumulation

résulte la

tous les gens de

toujours actuel, partout in-

vivant,

la science doit

développement de

donne

gens de goût, l'histoire des idées,

l'histoire

bien. Voilà qui est structif.

vêtements, tous ceux qui s'habillent,

l'histoire des

l'histoire des

des

d'où

progrès

Tant que

les

histo-

de vaines particularités,

ils

seront simplement les historiographes de la Fortune. Leurs

ouvrages, inutiles

et

charmants, seront sans valeur pour

connaissance des choses humaines,

la

sans

application

pratique, et ne pourront prétendre qu'à divertir des esprits oisifs les

au

(i),

même

titre,

mais avec moins de succès que

contes des romanciers.

Même

cet

intérêt

imaginaire,

sacrifient l'intérêt scientifique,

rence dans leurs œuvres. * la

Il

auquel

les

historiens

ne se trouve qu'en appa-

semble qu'une conséquence de

nature changeante des événements devrait être une

diversité sans fin de

combinaisons

et

de rencontres, cause

inépuisable d'imprévu dans la nouveauté, au lieu que la régularité des faits de fonction paraît devoir impliquer

une

monotonie. Tout au rebours,

n'est

fastidieuse

pas où on

la

Quoique

suppose;

les

elle est

événements

où on ne

la

se produisent

la variété

cherche pas.

dans des condi-

tions toujours nouvelles de lieu, de temps, d'acteurs et de

circonstances, au fond, cependant,

(i)« Si

je lis

ils

Leur

pour m'amuser, lorsque Dialogue de l'orateur, II. 14).

les historiens grecs..., c'est

je n'ai rien à faire » (Cicéron,

diffèrent" peu.

l'histoire et les historiens

128

dissemblance

en surface

est toute

Quiconque a

détail.

ne porte que sur

et

un peu

lu avec réflexion

le

d'histoire en

vient vite à reconnaître que,

sous des aspects variables,

l'essence des faits reste pareille.

La plupart de

ces rois, ingé-

nieusement numérotés, qui défilent dans nos annales, ont le

visage couvert

du masque traditionnel de la tragédie nom, d'époque

antique. Qu'importe qu'ils soient divers de

de nation,

et

égoïsme

s'ils

se

ressemblent par leur orgueil

Que nous apprennent

?

et leur

tant de récits de batailles,

sinon l'incurable férocité humaine? Quelle leçon ressort de

que

ces continuelles révolutions, sinon

commettent

cessives

mêmes

les

mêmes

les

générations suc-

fautes et sont

animées des

fureurs? Pour qui regarde la nature fixe des choses

plus que leurs mobiles accidents,

n'y a jamais eu qu'un

il

despote, une guerre, une révolution. Les décors, les person-

nages

dans

les

,

le

costumes changent, mais

l'identité se retrouve

mêmes hommes, mêmes passions avec d'autres mœurs, se battant mêmes intérêts sous divers prétextes, et faisant les

sens des

faits.

Ce sont

toujours les

agités des

pour

les

mêmes

folies

de mille façons

(i).

semble chaque jour improviser canevas

très

(commedia dans

les

simple où,

dell'arte),

mêmes

Arlequin qui

les

Ainsi la grande pièce que le

hasard se réduit à un

comme dans

on

voit

situations

:

la

comédie italienne

constamment

les

mêmes

Cassandre qui reçoit

donne, Pierrot voleur

et

les

rôles

coups,

gourmand, Colom-

bine coquette et trompeuse, on ne sort pas de

là.

L'intérêt

vu une scène a tout vu. Quels que soient le jeu de l'intrigue, l'esprit du dialogue et la verve des acteurs, la répétition de l'éternelle donnée fatigue bientôt de la pire uniformité, l'uniformité dans le changement. de

la représentation s'épuise vite; qui a

Au

contraire, le cours de

la

vie

humaine déroule aux

Schopenhauer donne pour devise à l'histoire: « Eadem sed » « L'histoire moderne, disait l'abbé Galiani, n'est que de « l'histoire ancienne sous d'autres noms. » (i)

aliter.



FAITS DE L HISTOIRE

comme un

regards,

120,

fleuve qui suit sa pente, des perspec-

tives sans cesse variées.

Dans

le

vaste cadre où son activité

se déploie, notre espèce modifie sa condition d'âge et

de place en place.

A

en âge

suivre les stades de son évolution

progressive, l'intérêt va croissant, la curiosité n'est jamais lassée. L'historien qui saurait retracer les aspects divers

métamorphoses

existence pleine de

cette

sous

les

nous

de

mettrait

yeux des tableaux d'une originalité singulière. On que les mutations introduites par la Fortune suite des événements sont insignifiantes à côté de

verrait alors

dans

la

celles

qu'amène

le

développement normal delà

civilisation.

Mieux que le hasard, en effet, la raison devait concilier le changement et la régularité, se montrer une et multiforme, mettre dans

la vie

Les historiens

de l'ordre

et

de

la

grandeur.

se laissent décevoir par le bruit

l'heure les événements et par

le

silence

que font sur

dans lequel s'accom-

plissent les fonctions. Ils se croient obligés de raconter en détail péri.

une guerre absurde où quelques

Quelle maladie

commune

d'hommes ont

milliers

ne cause chaque année plus

de ravages ? Les progrès d'hygiène ou de médecine qui apprennent à prévenir ou à guérir ses atteintes ne méritentpas mieux d'être rapportés que de stériles massacres? La découverte de la vaccination a, par exemple, préservé

ils

plus d'existences que n'en ont sacrifié toutes les guerres

depuis un siècle; cherchez quelle place

lui est

consacrée dans

La conquête d'une province par violence ou par célébrée dans les annales d'un peuple comme un

les histoires?

ruse sera



exploit digne de passer à

combien de

ces

la civilisation

hommes

plus

postérité la

déplacements de frontières

petites ambitions,

que

la

,

petits

reculée

;

triomphes

paraissent mesquins auprès de ceux

remporte sur

la

nature

dont tous les une larme La

et

bénéficient sans qu'il leur en coû,te

!

mise en action d'un nouvel agent de puissance a plus de valeur historique que

les

campagnes des plus fameux con9

l'histoire et les historiens

i3o

quérants. L'emploi de la vapeur intéressera plus l'avenir

que toutes

les

batailles de

Napoléon. Bernardin de Saint-

du cerisier, de la du quinquina, dépasse en importance

Pierre estime que l'introduction

de terre

et

Romains Montézuma (i) Quelques._œufs de

pomme les vic-

sur Mithridate et celles des Espagnols sur

toires des

Constantinople sous

le

vers à soie, introduits à

règne de Justinien

devenus

et

le

point de départ de florissantes industries, sont maintenant

pour nous un

fait

succès de Bélisaire

de plus grande conséquence que

ou

les factions

Telle petite invention,

miques, dont l'emploi et

dont

la

comme

celle des allumettes

s'est si vite

généralisé dans

production annuelle atteint en Europe

3oo,ooo,ooo de francs, mériterait mieux à sa date

que

les futiles

les

des Verts et des Bleus.

d'être

le

chi-

monde

le chiffre

de

mentionnée

incidents de la politique courante.

Quel historien ne croirait déroger en accordant à détail une minute de son attention ?

ce bas

du xix 6 siècle aussitôt, embouchant la trompette épique, il va commencer le récit de tous les changements de règne ou de ministère, Proposez à l'un d'eux d'exposer

l'histoire

:

des événements, des guerres et des révolutions qui en ont troublé

d'une

cours.

le

Il

ne vous fera grâce ni d'un prince, ni

d'une émeute. La postérité prendra-t-elle à

bataille, ni

trouvera,

on peut

même

que nous

? Elle

n'en

l'affirmer avec certitude, qu'à celles

dont

ces sortes de choses le

intérêt

l'influence n'aura pas cessé de durer.

principaux de notre âge seront

nouveaux,

l'essor

de l'industrie

sement des chemins de le

les

fer, la

et

A

ce titre, les faits

applications de moteurs

du commerce,

l'établis-

transformation des marines,

progrès inouï des sciences, l'accroissement des popula-

tions civilisées, leur expansion sur

ment des

institutions

genre, à raison

(i)

Voyage

à

le

globe,

démocratiques...

du nombre, de l'étendue

l'île

de France.

Les et

le

développe-

faits

de ce

de la durée de

FAITS DE L'HISTOIRE

monde, constituent sistante de

I

yeux

l'état du une cause per-

l'influence maîtresse,

mutations futures.

La recherche

des causes en histoire comporte deux points

de vue entre lesquels grands

3

I

nos

leurs résultats, qui modifient sous

effets à

l'un qui rattache

de

de petites causes, c'est-à-dire subordonne

les

faut choisir

il

fonctions aux événements

causes aux grands

:

l'autre qui, assignant

;

subordonne

de grandes

événements aux fonctions. Les historiens adoptent généralement la première théorie

;

Sans doute,

effets,

nous nous rangeons à les

seconde.

la

accidents et les fonctions, tour à tour

et cause, réagissent

effet

les

uns sur

les

autres, et la vie

les

humaine résulte, comme une trame, de leur entrecroisement; mais leur pouvoir d'action est très inégal. Les événements, dus à un concours déterminé de circonstances, déploient à l'instant

maximum

sur place leur

et

du temps

puis s'atténuent en raison

de

et

d'effet,

la distance, et,

pour peu qu'on s'éloigne ou qu'on recule, leur influence

se

réduit à rien. Les fonctions, au contraire, liées à des nécessités constantes,

qui

une

le

temps

et,

conquête du monde. L'étude de ces

de valeur pour

la

connaissance de

fonctions représentent

dont

les

événements sont

Or, quand on examine

Ce

le

fond la

le

les

progrès

acquis, se répandent de proche

fois

en proche, s'accumulent avec la

mais

évoluent avec lenteur,

s'y rattachent,

peu à peu, font

donc le plus humaine. Les

faits a

la

et la règle

vie

de notre existence

forme éventuelle

et

contingente.

fond, la forme n'importe guère.

y a de nécessaire arrive toujours, de quelque façon que ce soit ce qu'il y a de facultatif peut changer impuqu'il

;

nément. L'essentiel demeure

et,

à travers des séries d'acci-

dents, l'ordre se maintient en vertu de ses propres lois.

Les événements ne nous montrent que des apparences. Ils

font connaître

arrivées.

Cela

comment, non pourquoi

n'est-il

pas

insignifiant

si,

les

choses sont

en se

passant

I

L HISTOIRE' ET LES HISTORIENS

32

d'autre sorte,

La

différer ?

le

signification de cette classe

svmptomatique. pas

ils

;

dû sensiblement de faits est purement

résultat final n'avait pas

un

révèlent

Ils

état, ils

ne

déterminent

le

sont l'occasion, non la cause des changements qui

s'effectuent. L'accidentel est un simple mode du nécessaire. Pour qui considère la grande et universelle cause des phénomènes historiques, les événements ne sont que des cas

Les variables suivent

particuliers des fonctions.

des

la loi

constantes, et ce qui se mêle de fortuit à l'évolution nor-

male de notre espèce

résulte d'un ordre caché.

« Toutesprit sérieux, dit Polybe, doit étudier « Or,

il

« cause principale des bons « chose. C'est d'elle,

Ce

comme

n'est pas la fortune

la

des mauvais succès en toute

et

comme

« entreprises et leurs effets

«

les causes...

faut regarder la constitution d'un Etat

d'une source, que dérivent

les

De même Montesquieu qui gouverne le monde. 11 y a (i).

»

:

« des causes générales, soit morales, soit physiques, qui

« agissent dans chaque monarchie, relèvent, « nent ou la précipitent; tous « ces causes

:

et si le

les

hasard d'une

accidents sont soumis à bataille, c'est-à-dire

« cause particulière, a ruiné un État,

« générale qui « seule bataille

« avec

elle

faisait

que

il

révolution,

les

par une

l'allure principale entraîne

tous les accidents particuliers

Dans une

une

y avait une cause

cet Etat devait périr

en un mot,

:

maintien-

la

(2).

»

historiens ne voient d'ordi-

naire que les incidents qui l'amènent, l'accompagnent et la

terminent.

La cause

« sonne quand

la

est autre

:

« L'heure des révolutions

succession des temps a changé la valeur

« des forces qui concourent au maintien de l'ordre social, «

quand

« de

les

telle

modifications que ces forces ont subies sont

nature qu'elles portent atteinte à l'équilibre

« des pouvoirs (1)

(2)

;

quand

les

changements

Histoire générale, VI, fragment. Considérations sur les causes de

des Romains, xvm.

la

grandeur

imperceptibles

et

de

la

décadence

FAITS DE L'HISTOIRE

« survenus dans

mœurs

les

« des esprits sont arrivés à « inconciliable «

la société,

«

loi et

et

l33

peuples et

des

direction

la

point qu'il y a contradiction

tel

manifeste entre

le

but

moyens de

et les

entre les institutions et les habitudes, entre la

l'opinion, entre les intérêts de

« rôts de tous

« venus à un

quand

:

chacun

et les inté-

enfin tous ces éléments sont par-

de discorde qu'il n'y a plus qu'un

tel état

« conflit général qui, en

les

soumettant à une nouvelle

« épreuve, puisse assigner à chaque force sa mesure, à « chaque

« bornes

puissance sa place, (i).

chaque

à

prétention

ses

»

Les événements de

d'un peuple dépendent de

l'histoire

des moeurs, des passions, des idées, des besoins et des

l'état

une

ressources. Ces influences générales

fois

connues,

s'expliquent d'eux-mêmes: on en a la clef;

faits

tère cesse et les raisons des choses apparaissent

lumière, tandis que, sans ces données, on

nouer entre des accidents sans

lien

est

les

mys-

en pleine réduit à

des attaches imagi-

un enchaînement de

naires et à chercher dans

le

cas fortuits

une explication de l'histoire qui n'a pas de sens. Expressément ou tacitement, tous les historiens admettent la

doctrine qui

Tite-Live

(2)

fait

et

découler de grands Tacite

effets

de petites causes.

affirment que les

(3)

moindres

ont à l'occasion de vastes conséquences. C'est aussi

faits

l'opinion de Mézerai {4)

:

« Telle est la condition des plus

« grandes affaires que. lorsqu'elles sont à un certain point « où elles ne peuvent plus subsister longtemps,

« que

le

moindre incident pour

« ou d'autre

:

et, si la

faire

il

ne faut

tomber d'un côté

fortune permettait qu'il fût évité,

Ramond, Discours prononcé

11)

les

à

les

Clermont sous l'empire, Œuvres,

1849. (2) «

XXXII. 3

quis

Ex parvis rébus sœpe magnarum momenta pendent

» {Annales.

17).

« Non sine usu fuerit introspicere illa primo adspectu levia, ex magnarum saepe rerum monitus oriuntur » {Annales, IV, 32).

4 Histoire de France,

t.

III,

année 1588.

1

l'histoire et les historiens

34

« choses pourraient

mieux tourner

se

même

« autre pente. » Ceux

prendre tout une

et

des historiens qui n'adhèrent

pas aussi explicitement à cette théorie,

confirment par

la

le

soin qu'ils prennent de raconter les circonstances bien sou-

vent

futiles

En

des

mémorables.

faits

dérision de notre orgueil, des philosophes se sont plu

Nos

à montrer les causes frivoles de célèbres événements. «

« plus grandes agitations, dit Montaigne, ont des ressorts et

« des causes ridicules

combien encourut de ruyne nostre

:

« dernier duc de Bourgoigne pour

de peaux de mouton

« retée

(i)

la !

querelle d'une char-

Et l'engravure d'un

maîtresse cause du plus machine ayt oncques souf« horrible croulement que cette « fert (2)?.. Les poètes ont bien entendu cela qui ont mis,

« cachet fut-ce pas

« pour une

la

pomme,

première

Grèce

la

et

sang

et l'Asie à feu et à

(3).

»

Avec Fâpreté de son génie, Pascal pousse la thèse à l'extrême: « Le nez de Cléopâtre s'il eût été plus court toute la face « de la terre aurait changé (4). » Et ailleurs « Cromwell ,

,

:

«

ravager toute

allait

« perdue

et la

la chrétienté

;

la famille

sienne à jamais puissante, sans un petit grain

« de sable qui se mit dans son uretère.

« trembler sous «

est

lui;

mais ce

Rome même

petit gravier s'étant

mort, sa famille abaissée, tout en paix

«'bli (5). »

.

d'ironie philosophique. 1

mis

allait

là.

il

et le roi réta-



Les historiens prennent ont de

royale était

importance

et

A

au sérieux ces boutades

fort

leurs yeux, les

décident parfois de

moindres

détails

la direction

que

suit le cours général des choses. Michelet tient la fistule de

Louis

XIV

et l'abcès

de François

I

er

(4)

Voy. Commynes, Mémoires, V, 1. Voy. Plutarque, Vie de Marius, 3. Montaigne, Essais, III, 10. Pensées, Édit. Havet, art. vi, p. 43.

(5)

Id., art.

(1)

(2) (3)

m,

p.

7.

pour l'événement capital

FAITS DE L HISTOIRE

de leur règne

(i).

Certains écrivains

mouvement de

le

la

Réforme à

du célibat? Pour réfuter ces paradoxes,

35

I

(2) n'ont-ils

ce qu'un

pas attribué

moine

s'est

trouvé

las

toire les

causes

efficientes

L'occasion d'un grand n'est

jamais petite

grandeur que

lui.

Lorsque

occasionnelles. sa cause vraie

:

point de glisser,

le

la

même

accumulée au penchant

la neige,

ébranlement, une pierre qui roule,

un

causes

pour l'expliquer, avoir

et doit,

oiseau qui se pose,

de distinguer en his-

suffit les

peut être mesquin

effet

des montagnes, est sur

il

et

le

un

souffle d'air,

le

plus léger

pied d'un passant,

un

bruit de voix, suffit

à précipiter l'avalanche: mais celui de ces accidents qui pro-

voque

sa chute n'en constitue point la cause

lement l'occasion. La cause l'amas

et

ordonne tel

un hasard

l'effet,

le

Une

détermine.

autre aurait peu après amené; la

manqué,

masse

la

;

c'est la

son état d'équilibre instable.

tous avaient

si

réelle,

en

est seu-

pesanteur de

force naturelle

A défaut de celui-ci,

même

serait

il

conséquence,

et,

tombée d'elle-même,

entraînée par son propre poids.

De grandes révolutions ont pu être provoquées par de minimes incidents en réalité, elles répondent toujours à de grands intérêts qui, d'une manière ou de l'autre, devaient ;

par prévaloir. S'en tenir à des accidents de circon-

finir

stance, c'est ne rien voir. le

Non. quoi que prétende

nez de Cléopâtre eût été plus court,

n'aurait pas changé

;

il

et,

si

face de la terre

n'y aurait eu de changé que la sur-

face de l'histoire. Antoine,

d'une reine camarde

la

Pascal,

il

est vrai,

ne se serait pas épris

n'ayant plus de motif pour répudier

Octavie. n'aurait pas encouru de ce chef l'inimitié d'Octave:

mais ces deux brouillés sous

un autre

de pouvoir se seraient sûrement prétexte, et l'empire,

devenu

inévi-

Avant la Louis XIV se partage en deux parts François [•* varie de même: Avant l'abcès, après l'abcès » [Histoire de France, La Réforme, ch. xxi (2) De Bonald et Joseph de Maistre. (1)

«

Le règne de

« fistule, «

rivaux

après

:

la fistule...

.

1

l'histoire et les historiens

36

table, aurait été

fondé par l'un d'eux ou par n'importe qui.

Des annalistes rapportent que

point de départ de

le

la

guerre de Cent ans fut une rixe, survenue à Bayonne, en

1293, entre deux matelots, l'un Anglais, l'autre

Normand.

une cause sérieuse ? Et, si elle ne Test pas. à quoi mentionner ? Une étincelle qui tombe sur des corps

Est-ce là

bon

la

très

inflammables allume aisément un incendie ne mettrait pas

brasier

le

est celle

La vraie cause de la guerre Commynes. la rivalité de

qu'indique

deux Etats voisins, égaux en puissance

en ambition.

et

hommes ny

« Dieu n'a créé nulle chose en ce monde, ny «

bestes, à qui

« pour

le

il

n'ayt fait quelque chose son contraire

Au royaume de

tenir en crainte et humilité...

« France a donné pour opposite

A

lire

les

sans

fin

dans

avec

les

les

Anglais

(ij.

enchaînements de hasards qui les histoires,

on

se

demande

auteurs ce qui serait arrivé

pas eu lieu ou

mais un

feu à des substances qui, par

nature, se refusent à brûler.

de Cent ans

:

s'était

si

tel

se

»

prolongent

à tout

moment

incident n'avait

passé d'autre sorte. D'autres incidents

auraient surgi à leur place, engageant dans des voies nouvelles la suite entière des particularités

:

mais l'ensemble

des résultats généraux ne se serait pas moins développé

dans une direction pareille ou fort approchante. Supprimez ou modifiez, par un jeu d'imagination, quelque événement que ce soit rien d'essentiel ne sera changé dans l'ordre du monde. Parmi d'autres événements, la force des choses, qui ;

domine

tout,

comme un

ne cessera pas d'agir dans

fleuve qui, rencontrant

ou l'emporte

et

un

même

le

sens,

obstacle, le tourne

continue, suivant sa pente, son irrésistible

cours.

Supposez que, par fortune, réussi laisser

(1)

:

la

conspiration de Catilina eût

Quelles auraient été les conséquences

une mémoire abhorrée,

Mémoires, V,

18.

?

Au

lieu

de

cet illustre scélérat, précur-

FAITS DE L'HISTOIRE

homme du même

seur de Jules César, passait grand l'empire était

fait

un peu plus

n'aurait-il pas été plus

Mais

il

tôt.

tel

Rome

Cicéron

coup

Peut-être

mauvais que

avant l'heure.

s'y prit

parti d'honnêtes gens.

\$j

se

et

Catilina

des douze Césars.

comptait encore un

mit à leur

tête et

sauva

un moment la République condamnée à périr, bientôt après, de la main d'un complice de Catilina. Que serait-il advenu si les batailles de Pharsale et d'Actium, qui, au dire des historiens, décidèrent du sort du monde, avaient été perdues par ceux qui les ont gagnées ? En place de César et d'Auguste, Pompée ou Antoine aurait établi l'empire.

Quel que

vainqueur,

fût le

la

République ne

pouvait plus vivre. Pour remédier aux désordres de publique, fallu

il

n'aurait pas suffi de changer les chefs

changer tout un peuple. « Si César

« pensé

comme

« firent César

et

la

chose

il

aurait

;

Pompée

Caton, d'autres auraient pensé

et

Pompée,

République, destinée à

la

et

avaient

comme

« périr, aurait été entraînée au précipice par une autre « main »

« De

(i).

même,

dit

également

« grandeur delà République romaine

« par quelques

hommes

Mommsen. que

la

n'avait point été faite

d'un génie supérieur,

et qu'elle

« sortait d'une agrégation civique organisée puissamment, « de

même

la

chute de

provenait non des actes

l'édifice

« d'un petit nombre d'individualités funestes, mais du vice « de la désorganisation générale

Comment

aurait tourné

par une rencontre dont

la

(2).

»

révolution d'Angleterre

les historiens

si,

ne manquent pas de

signaler la singularité, Cromwell, prêt à s'embarquer pour

l'Amérique, n'avait pas été retenu sur l'ordre exprès de

Charles

er I

?

La révolution

se serait faite sans

avec d'autres incidents, mais avec

les

Cromwell,

mêmes conséquences

au point de vue des franchises revendiquées par (1) Montesquieu, Consid. sur décadence des Romains, 11. (2) Histoire romaine, V, 2.

les

causes de

la

la

nation.

grandeur

et

de

la

1

38

l'histoire et les historiens

L'esprit se plaît encore à rêver les suites qu'aurait

dans

Thistoire

Louis

XVI

captif à Paris,

de

au

si, il

Révolution française,

la

lieu d'être arrêté à

tête,

il

la

Varennes

avoir,

de

fuite

ramené Le malheureux

avait atteint la frontière ?

prince eût pu sauver sa

pu

et

n'aurait sauvé ni son trône, ni

l'ancien régime, qui auraient

sombré autrement dans

la

tourmente. De ces grands mouvements populaires se dégage

une puissance « plus

à laquelle rien ne résiste. «

Ce

y a de

qu'il

frappant dans la Révolution française, dit

de

J.

« Maistre, c'est cette force entraînante qui courbe tous les

« obstacles. Son tourbillon

emporte

comme une

paille

humaine a su lui opposer. Personne n'a pu contrarier sa marche impunément... On a remarqué que la Révolution française mène les hommes plus que les hommes ne la mènent (i). » « La Révolution. dit de son côté Tocqueville... n'était que le complément du plus long travail, la terminaison soudaine et violente d'une œuvre à laquelle dix générations d'hommes

« légère tout ce que la force «

« «

« « «



« avaient travaillé. Si elle n'eût pas eu lieu,

« là plus tard, seulement

il

édifice

le vieil

« social n'en serait pas moins tombé partout,

ici

plus

aurait continué de

« pièce à pièce au lieu de s'efFondrer'tout d'un coup

Imaginez enfin que Waterloo second Austerlitz

;

il

ait

été

tôt.

tomber (2).

»

pour Napoléon un

n'en serait résulté qu'un léger retard

dans sa chute. La faiblesse de l'empire à son déclin ne provenait pas de quelques incidents fâcheux

pour cause

la lassitude

elle

;

d'un despotisme écrasant,

de liberté succédant aux ivresses de

le

avait

besoin

la gloire, la révolte

des

du sang méconnus ou

nationalités brutalisées par la conquête, le dégoût versé, la révolte d'une multitude d'intérêts froissés.

Supprimez

les

malheurs de

la

fin,

changez en

faveurs imméritées de la fortune les justes disgrâces du sort, la fin n'aurait

(1)

(2)

pas moins été imminente. Le colosse mena-

Considérations sur la Révolution française, ch. L'Ancien régime et la Révolution.

1.

FAITS DE L'HISTOIRE

Etâyé d'un côté,

çait ruine.

pouvait plus tenir en place

base qui

la

:

l3o,

tombé d'un

serait

il

le

autre.

Il

ne

supportait était

ébranlée.

Mais quand on et quelle

ramène à

les

mesure, quel sens

cette

valeur peuvent avoir pour la science

ments racontés avec tant de soin par

les

événe-

Qu'imnominalement le pouvoir, si les peuples relèvent d'eux-mêmes plus que de leurs chefs ? Le génie de la nation, ses mœurs, son les historiens ?

portent, par exemple, les titulaires qui exercent

caractère, les tendances de l'opinion, voilà l'influence sou-

veraine à laquelle sont soumis

peuple se donne ou

tolère.

Ceux-ci n'ont jamais qu'une

dire,

qu'on

l'action de

public est générale et permanente, sûre par consé-

quent de prévaloir en cas de

pu

maîtres apparents qu'un

momentanée, tandis que

action personnelle et l'esprit

les

les

Buckle a

gouverne.

Les peuples, a-t-on

conflit.

ne vont pas parce qu'on

gouverne, mais malgré

les fait

voir,

par une double

comme

démonstration, qu'un gouvernement détestable, de Charles

celui

II

en

n'empêche pas une

Angleterre,

que

nation saine de progresser,

et

des meilleures intentions,

comme

le

gouvernement animé

celui de Charles III

en

Espagne, ne peut contraindre à avancer un peuple qui refuse de marcher (i).

Il

qu'un État trouve dans mais

ni le secours n'est

arrêter longtemps. collectives a

eux-mêmes

A

En

n'est pas indiffèrent,

;

définitive, la résultante des

une prédominance assurée

quoi bon, dans

le

récit

des

(i)

les

activités

peuples font

d'une guerre,

la lutte

Histoire de

par la perte ou

la civilisation

le

minutieux

mouvements de troupes

évolutions de chaque demi-brigade

de

et

leur destin.

détail des opérations,

l'issue

sans doute,

un secours ou un obstacle indispensable, ni l'obstacle fait pour

ses chefs

le

?

On

et

des

croit expliquer

gain d'une bataille

en Angleterre, ch. vu et xv.

;

l'histoire et les historiens

140 succès

le

définitif

dépend non

combinaisons d'un mais des intérêts.

des

capitaine ou des hasards d'une mêlée,

passions

des

un

C'est

données

et

calcul

des

de forces antagonistes

du problème

fixer la solution par

tique.

engagés dans

ressources

connues

étaient

en

si

Malgré quelques faveurs trompeuses de et,

exploits

fortune,

la

en dépit de hasards

ou

contraires, le plus fort l'emportera tôt les

les

on pourrait

,

avance, avec une certitude mathéma-

plus faible succombera sûrement,

le

,

débat.

le

toutes

et

tard.

Le génie

et

d'Annibal n'ont servi de rien à Carthage.

Polybe démontre, par des raisons

de

tirées

nature des

la

deux républiques rivales, que Rome devait infailliblement triompher (1). Napoléon a marché par une suite continue de victoires à une catastrophe Sécession, aux Etats-Unis, série

de revers, au triomphe

guerre où se complaisent

finale, et,

la

guerre de

le

Nord

le

plus complet. Les détails de

après

est arrivé,

les historiens

l'importance qu'ils leur attribuent la force réelle

durant

une

n'ont donc pas toute

des notions exactes sur

;

des belligérants en apprendraient plus en peu

de mots que mille

récits

de bataille dont

le résultat n'est

qu'un accident.

Dans une révolution,

les

causes

et

les

d'ordre

effets

général doivent .être étudiés de préférence aux épisodes

aux incidents

particuliers. Cette révolution est-elle le

d'audace d'une poignée de factieux ou amenée par lence

du mécontentement populaire? Voilà

grand nombre

pour

elle

complice

la

vio-

ce qu'il faudrait

savoir. Si elle est née d'une surprise d'émeute,

d'un jour ne prouve rien,

et

coup

son succès

avortera. Mais a-t-elle le ?

elle

se

fera

n'importe

comment. On ne l'arrêtera pas avec des barrières il faut qu'elle arrive on ne l'étouffera pas par la compression il ;

;

;

faut qu'elle éclate (2).

pierre qui

tombe ou

Rien

l'eau qui

n'est

infaillible

comme

la

cherche son cours.

Histoire générale, VI, 51 et suivants. toujours. (2) « Les insurrections ont toujours tort, les révolutions « raison » (Buclde. Hist. de la civilisation en Angleterre, ch. xv). (1)

FAITS DE L'HISTOIRE

Les événements qui, chent

et

unissent

les

les

en guerre, rappro-

soit

séparent et

La

L'influence durable appartient au plus civilisé.

d'un État, son rôle dans

aux accidents de

la

son indépendance

est

Charles

le

comme

viles.

les

petit

dans

peuple qui tient à

l'Inde,

il

fait

XIV

en Jhlollande,

l'épreuve. Là, au rebours,

n'y a que des troupeaux ser-

populations sont une proie que s'arrachent, de des bandes d'envahisseurs.

siècle

en

forte

ne relève point de

Tout

Un

réellement invincible. Xerxès en Grèce,

Napoléon en Espagne, en ont où.

vitalité

monde, ne sont pas subordonnés

politique.

Téméraire en Suisse, Louis

le

opposent,

les

que des rapports de circonstance.

entre eux

n'établissent

en paix,

soit

peuples ou

141

siècle,

même

la sert,

le

la

fortune

malheur, qui

:

asservie par

et

domine

Rome, impose

ses

Une nationalité commande.

lui

donne une trempe

lui

plus ferme et une vigueur nouvelle.

encore des conquêtes

elle

Subjuguée,

elle

fait

vainqueurs. La Grèce,

à ses maîtres

sa

civilisation

brillante et ses vices corrupteurs. Si, trahie plus tôt par le

succombé à Marathon, elle aurait, un demi avant Alexandre, pris, à titre de province persane, possession de l'empire d'Asie. Supprimez l'expé-

destin, elle avait siècle et

dition d'Alexandre, l'expansion de l'hellénisme ne se serait

pas moins effectuée dans la plupart des contrées où s'implantèrent des dynasties macédoniennes,

comme

elle s'était

accomplie, par infiltration lente ou accession spontanée, en

Egypte sous Psammétique, en Asie mineure, en l'Italie

méridionale (Grande- Grèce)

« Les attractions,

et

Sicile,

dans

jusqu'en Gaule

dit Fourier, sont proportionnelles

(i).

aux

« destinées. » L'accroissement de

la

puissance romaine fut

le

résultat

barbares des Gaulois s'adoucirent dans le com1) « Les mœurs merce des Grecs de Marseille... Tel fut alors le changement qui « s'opéra dans les hommes et dans les choses, qu'il semblait, non « pas que la Grèce eût passé dans la Gaule, mais que la Gaule se fût « transportée dans la Grèce » (Justin, Histoires, XLIII, 4. Voy. aussi «

Strabon, IV,

1, §

5).

.

l'histoire et les historiens

142

normal d'une tages,

d'une seule

les lois

politique et pour

des droits de

tait

municipale dont

forte organisation

les

avan-

communiqués de proche en proche, rangèrent sous peuples las de leur anarchie

ville les

lesquels la

Rome

domination de

une administration

cité,

représen-

régulière,

protection sûre, l'ordre, la paix et la civilisation.

une

— Plus

tard, le déclin et la chute de l'empire apparaissent sous

deux aspects

selon qu'on examine la suite des

différents,

événements ou

Barbares n'eut point

le

pendant cinq

Alaric, les Barbares s'étaient

;

langue

la

une

le

monde

l'empire en

et le

fit

des affran-

barbare pénétrait

Dès

sorte d'endosmose.

goût, abaissé le génie

Sur toute

latin et préparé la ruine finale.

Nord,

:

Bien avant

siècles.

Leur multitude croissante avait altéré

chis, puis des citoyens.

mœurs, corrompu

L'invasion des

emparés de Rome. La Répu-

blique les y avait amenés esclaves

les

(1).

caractère d'une inondation brusque

s'opéra peu à peu

elle

généraux

l'ordre des faits

le

temps de Néron,

le

impériale était composée de Germains.

du

la frontière

monde romain la

par

garde

Un Goth même, Au iv siècle, les

e Maximin, occupa l'empire (235-238). Germains peuplaient les marches et remplissaient les cadres des légions. Il vint un moment où le pouvoir central, gra-

duellement croissante.

conquête

affaibli,

ne put plus

Quand parurent

était déjà

Bientôt

faite.

résister

à

cette

poussée

hordes dévastatrices,

les

même,

la

l'administration

romaine n'étant plus qu'un lourd fardeau,

la dominamoins intolérable que la sienne. confesse au v e siècle « Le vœu unanime des

tion des Barbares sembla

Salvien

le

« Romains,

:

c'est

de ne pas être forcés de retourner sous

« gouvernement romain

Mommsen, abordant

;

ce

que toute

la

le

population

de Rome sous l'empire [Hisavec raison les commérages biographiques et les chroniques de cour dont les historiens latins nous entretiennent à satiété, et s'attache surtout à étudier deux faits essentiels, dont ils ne parlent guère, l'extension des municipes dans les provinces et l'introduction des Barbares dans l'Empire. (1)

toire romaine,

t.

l'histoire

VIII), néglige

FAITS DE L HISTOIRE

« romaine demande, c'est qu'il «

comme maintenant

avec

« mains préfèrent

permis

soit

par

les

de vivre

Et nous nous

Barbares.

les

d'être vaincus

« étonnons

lui

I/j.3

Goths, quand

les

des Goths à la nôtre (i)

la société

1

Ro-

»

L'Angleterre, conquise par des Français au xi e siècle,

devenue pour cela française

n'est pas

après sa nationalité anglo-saxonne.

a recouvré peu

et

quelques siècles

Si,

plus tard, la France, conquise à son tour par les Anglais., avait passé sous la domination britannique, cela n'eût pro-

bablement pas changé grand'chose à peuples.

Charles VII détrôné,

pris la place des Valois

dire

si le

les

la destinée

des deux

Plantagenêts auraient

dans nos annales, sans qu'on puisse

pays aurait perdu ou gagné au change. La France

un moment unies par

le

hasard des événe-

ments, mais séparées par leurs intérêts

et leurs caractères

et

l'Angleterre,

plus encore que par la Manche, se seraient disjointes à

première occasion, ou duré,

c'est l'Angleterre

une dépendance de

la

si,

qui aurait couru

manqué

la

France

risque d'être

le

France. « Je disais un jour à un

autrefois, elle l'a



Vous avez échappé belle Le

« Anglais, rapporte l'abbé de Longuerue

«

:

!

me

« plus grand malheur qui pouvait nous arriver, «

dit-il, était

de conquérir

« de France, n'aurait pas «

commencement

la

France. Notre

manqué

par nécessité,

« étaient Anglais d'origine.

Ils

roi.



répon-

devenu

les

enfants qui

auraient oublié qu'ils

L'Angleterre serait devenue

du royaume de France

et

nos rois n'y auraient

« été de temps en temps que pour prendre notre argent «

le faire

sortir

« reux quand « terre

(2) ?

(2)

comtes sont

a-t-il été

devenus

rois

et

plus heu-

d'Angle-

»

Mieux que (1)

du royaume. L'Anjou ses

roi

d'y faire son séjour, au

et ensuite,

« y seraient nés, par inclination. « province

la

par impossible, leur union avait

les

conquêtes, annexions

Salvien, De gubernatione Dsi. Longueruana, 100, 101.

et

démembrements

l'histoire et les historiens

144

œuvre où

d'États,

la

violence collabore avec

une

hasard,

le

sorte de chimie politique détermine la combinaison des

peuples

des civilisations. Les éléments que des affinités

et

prédisposent à se contact

beau

mais,

;

les

d'eux-mêmes au premier on aurait

s'unissent

lier

si

leur nature est incompatible,

fondre à grand feu dans

ne s'asso-

la fournaise, ils

Tout au plus pourra-t-on les faire entrer dans un de ces composés instables qui détonent au moindre choc. Quoique soumis à une domination commune, les peuples dont les génies se repoussent restent étrangers ou cieront pas.

^

ennemis. C'est pourquoi



traire,

que

c'est

peu plus

les

empires improvisés par des

en général, une

victoires ont,

si

courte durée. Là, au con-

conquérants fondent des sociétés

les

la

fusion était naturelle et désirée.

tôt

par

que

la force ce

le

stables.,

opèrent un

Ils

temps aurait accompli de

lui-même. Combien de grandes influences se sont établies

dans

le

monde

par

moyen par

d'une propagande pacifique

l'effet

d'un libre assentiment

La papauté

!

a

dominé par

et

au

la foi

âge, l'Italie, par les arts à la Renaissance, la France,

les idées

au xvin

siècle.

De nos

du

jours, la diffusion

progrès est l'œuvre, moins de politiques et de soldats que de

voyageurs, de missionnaires, de marchands

Sans pression venue du dehors, nous voyons tier,

et

avec un entrain passionné, à

la

et le

culture,

de colons.

Japon

s'ini-

aux sciences

aux mœurs européennes. Le temps viendra où

la civili-

sation n'aura plus besoin de s'imposer par contrainte lui suffira

de se montrer. Son

charme victorieux. Notons enfin que celles qui

mutations

les

transforment

attrait fera sa puissance,

la

les

plus

:

il

son

importantes,

condition économique, mentale,

morale ou sociale des peuples, s'effectuent d'ordinaire par degrés imperceptibles. «

Il

y a eu dans l'existence des sociétés

« humaines un assez grand nombre de révolutions dont

le

« souvenir ne nous est fourni par aucun document. Les « écrivains ne

les

ont pas remarquées parce qu'elles

s'ac-

FAITS DE L'HISTOIRE

1

45

« complissaient lentement, d'une manière insensible, sans « luttes

visibles

« remuaient

révolutions profondes

;

fond de

le

la

cachées,

et

humaine sans

société

qui

qu'il

en

« parût rien à la surface, et qui restaient inaperçues des

mêmes

« générations

qui y travaillaient. L'histoire ne peut

que longtemps après qu'elles sont achevées, « lorsque, comparant deux époques de la vie d'un peuple,

«

les

«

elle

saisir

constate entre elles de

si

grandes différences qu'il

« devient évident que, dans l'intervalle qui les sépare, une « grande révolution s'est accomplie

La période du moyen âge où aux

xe

ix e et

i).

(

régime

s'établit le

S2mble l'époque

siècles,

»

la

[féodal,

plus ingrate de

l'histoire de l'Europe. On n'y trouve ni un grand peuple assumant une grande tâche, ni un grand homme s'illustrant ni un de ces événements par quelque œuvre glorieuse ,

mémorables dont dité

l'écho se répercute d'âge en âge. C'est l'ari-

même. Aussi

désolés

comme

les historiens s'écartent-ils

voyageurs

les

déclare que l'histoire des

des

hommes

« des ours véritable?

et

traire, été

d'être écrite

des loups (3) ». Est-ce là pourtant

La raison

de se développer

et

Voltaire

qui ont vécu dans ces

temps « ne mérite pas plus

tristes

de ces espaces

déserts (2).

que le

cessait-elle alors d'être active,

celle

désert la

vie

de s'accroître? Peu de phases ont, au con-

plus fécondes.

dans l'ombre tous

les

Une

genèse mystérieuse élaborait

germes des progrès

futurs.

Du mé-

lange des éléments ethniques confondus par l'invasion se

dégagent des nationalités nouvelles se bégaient sières

;

l'art et

la poésie

;

les

ébauches une transfiguration de

tions durables se fondent...

On

langues modernes

cherchent à travers de grosl'idéal

assiste à

un

vation générale. Les chroniqueurs barbares

(1)

(2)

Fustel de Coulanges, la Cité antique, IV, 6. « Sicut regionum, ita temporum sunt eremi

(Bacon (3) Essai sur

;

des institu-

effort et,

de réno-

à leur suite,

et vastitudines »

.

les

mœurs. 10

l'histoire et les historiens

146

moutonnière des historiens, n'ont vu dans

la foule

obscur, aurore du jour prochain, que

de

la

royauté carlovingienne

;

n'ont pas su discerner

ils

puissance de création qui modifiait conditions de

la

si

la

profondément

les

xi e siècle,

on

du

vie, et lorsque, à partir

des peuples jeunes, des langues renouve-

voit apparaître lées,

âge

cet

lamentable déclin

le

des chants épiques,

un mode fortement

un type

original d'architecture,

d'organisation sociale, on

constitué

une éclosion spontanée, tandis qu'on est simplement en présence du résultat, venu à son terme.

croit assister à

d'une évolution régulière. L'étude de ces

siècles,

en appa-

rence déshérités, présenterait donc un grand intérêt. Elle

nous apprendrait comment tané de décomposition

deux systèmes

et

un

s'opère, par

de recomposition,

travail simul-

passage entre

le

différents de civilisation.

La conclusion s'impose

à l'histoire

Pour

:

la science,

connaissance des fonctions a plus de prix que

événements. Les de

essentiel,

composent

réguliers

faits

la vie

humaine, tandis que

fond, seul

le

les

la

celle des

accidents en

représentent la forme variable, broderie superficielle éten-

due sur une trame

solide.

Lorsqu'une influence générale

rend un changement nécessaire, sion et

les

circonstances sont

n'importe guère que

les voies et

un

moyens,

l'occa-

détail accessoire, car

il

progrès s'accomplisse d'une façon

le

ou d'une

autre,

progrès.

Les historiens se méprennent quand

pourvu

qu'il

pliquent avec tant de soin

vienne à son heure

à

montrer

le

et soit le ils

s'ap-

comment

des

choses, qui n'a pas de sens par lui-même, et négligent de

rechercher leurs la

le

pourquoi, qui seul expliquerait tout. Sous

yeux coule un fleuve immense

profondeur de son

ses

eaux

légers, à

lit,

et la rapidité

contempler

le

la largeur

de

de son cours, jeu

curieusement au passage

:

lieu

de mesurer

ses rives, le ils

mouvant de

les

Au

volume de

s'amusent, enfants ses

ondes

épaves qu'emporte

et à

noter

le flot

!

.

LIVRE DEUXIEME PROGRAMME DE L'HISTOIRE

CHAPITRE PREMIER MODES USUELS DE RÉPARTITION DES PROBLÈMES

La

définition de l'histoire pose son

mais, à

le

prendre dans sa complexité

guère l'aborder directement.

Il

faut le

blèmes partiels plus simples, d'une les distribuer

dans l'ordre où

ils

solus, en d'autres termes, tracer

recherches. C'est là

le

problème général totale,

;

on ne peut

décomposer en pro-

difficulté

moindre,

et

mieux être réun programme rationnel de pourront

le

préliminaire indispensable de toute

investigation suivie et l'objet propre de l'analyse qu'Aristote appelle à juste titre

«la

clef

de toutes

les sciences (i) ».

un mode quelconque de partage enfreinte en histoire, car un sujet si vaste

L'obligation d'adopter

ne pouvait pas être n'était accessible

que par fragments

manières de sectionner une science (i

Politique,

I.

i

;

mais

il

et toutes

y a bien des ne satisfont

l'histoire et les historiens

148

pas aux exigences de

méthode. Depuis Descartes, on

la

quelles règles doivent diriger dans ce travail

« chacune des « pourra

les

comme

par degrés, jusqu'à

« naissance des plus composés

:

— enfin,

« brements si entiers et des revues « assuré de ne rien omettre (1). »

marche logique,

Ont-ils embrassé la

les

croissante,

cherché à

passé des

revues

la

du

con-

dénom-

faire des

générales qu'on soit

si

historiens Font-ils

les

totalité

sujet,

suivie

r^

opéré son analyse

problèmes par ordre de complexité

réparti les

intégrale,



plus simples et les plus aisés à connaître pour

« monter peu à peu,

Cette

;

commençant par

ses pensées, en

se

qu'il

mieux résoudre

requis pour les

« conduire par ordre « objets

en autant de parties

difficultés

qu'il sera

et

sait

« Diviser

:

résoudre

les

générales,

successivement, puis

exactes ? Rien de tout cela. Sans

synthèses

des

reconstitué

même jeter un

regard som-

maire sur l'ensemble des choses humaines, sans essayer d'en établir une division méthodique,

prime abord dans

détail, font

le

leur convenance et éliminent Ils

commencent par

des êtres

et

sonnages

des

et les

faits

s'installent

ils

de

choix d'une parcelle à

le reste.

exclure de parti pris la multitude

vulgaires pour ne retenir que les per-

événements

célèbres.

Au

lieu

de juger que

phénomène est digne d'étude et que les plus com-* muns, à raison de leur étendue et de leur nombre, sont tout

ceux dont

la

connaissance importe

le

plus,

ils les

rejettent

en masse

et

ne veulent admettre que des exceptions.

Même,

ce

champ

finent, vont-ils le

si

restreint de la célébrité,

délimiter avec soin,

ordre, l'explorer en entier?

encore.

Ils

font,

parmi

La

qui réduit l'histoire à l'étude d'une

choix d'événements jugés

(1)

Discours de

la

méthode,

II



un

élite

se con-

avec

triage arbitraire et

d'un

tous.

Ces

de héros

mémorables entre e

ils

partager

tâche serait trop pénible

célébrités,

les

le

partie, règles 2, 3 et 4.

MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES

beaux

sujets sont rares.

Les historiens

L'attrait

de

la

moins rebattus

des plus célèbres à ceux qui

ne

le

sont guère, ils

ils

le

;

à

lasser.

nouveauté devrait, semble-t-il,

à traiter des sujets

pas du tout,

se les disputent et,

nous en

force de les redire, finissent par

I49

les

induire

mais comme, à passer

sont moins, puis à ceux qui

arriveraient vite à ceux qui ne

le

sont

hésitent à s'engager dans cette fâcheuse voie

hauteurs de

et préfèrent se tenir sur les

Quelle règle enfin

dirige

les

dans

la gloire (i).

la

détermination de

•données particulières ? C'est leur fantaisie qui décide. Ils

cèdent à une préférence de goût ou à un caprice de curiosité. Ils

toire,

ne cherchent point à classer

car

s'efforce

ils

ne

pourraient

de faire valoir

dessus de tous

propre à

les

l'his-

Chacun d'eux

le met auune grandeur idéale

sujet qui lui agrée,

le

les autres et lui prête

justifier

problèmes de

s'entendre.

son choix.

Entreprend-il d'exposer la vie de quelque personnage ? le

déclare hors de pair

et.

de

même

Il

que chaque prédicateur

tient le saint du jour pour le plus grand saint du paradis, chaque biographe vante son héros comme le plus intéres-

hommes. Socrate paraît à Xénophon « le plus « fait des mortels (2) ». Ce même modèle d'excellence p3ur M. Rsnan, Jésus (3), pour Joinville, saint Louis sant des

Le héros

le

parsera (4).

plus digne d'admiration, c'est pour Quinte-

Curce, Alexandre

pour Thiers, Napoléon

(5),

(6).

Tant

(1) « Historia... discurrere per negotiarum celsitudines assueta,non « humilium minutias indagare causarum » (Ammien Marcelin, Rerum gestarum, lib. XXVI). « Les grands événements et les grands hommes, dit de même Gui-

« zot. sont les points fixes et les sommets de l'histoire .» (2) « Pour moi, en le voyant... si religieux..., si juste..., si tempé« rant..., si sage..., il me paraissait être le plus parfait des mortels »

(Mémoires sur Socrate,

IV, 8, § 2). « Entre les fils des hommes, il n'en est pas né de plus grand que Jésus » (Vie de Jésus, 1867, p. 475. Voy. aussi p. 243, 464, 465...). (Mémoires, p.ij. (4) « Onques homes lay... ne vesqui si saintement» (3)

«

(5)

Histoire

a" Alexandre,

Aucun mortel de

I,

1.

ne m'a paru réunir des facultés plus puissantes et plus diverses » (Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XII, Avertissement au lecteur). (6)



«

l'histoire

I

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

50

qu'il s'agit

de gloires

à s"étonner

si

bien établies, on ne songe pas trop

cependant une prééminence aussi absolue

:

est

libéralement attribuée à des illustrations déjà moindres. la vie

Vopiscus. projetant d'écrire

d'Apollonius de Tyane.

un mortel plus saint, plus véné« rable, plus sublime, plus divin (Y)?» Polybe regarde Hiéron de Syracuse comme « l'homme peut-être le plus dit

:

« A-t-il jamais existé

Commynes,

« remarquable qui ait existé (2) ».

de Louis XI. affirme qif « «



il

n'a jamais cogneu nul prince

il

y eust moins de vices que en luy

de Louis XIV,

historiographe « grand,

non moins

parlant

le

Racine,

(3) ».

proclame « non moins

non moins admirable que

héros,

« plein d'équité, d'humanité, toujours tranquille, toujours « maître de

lui,

« plus

et

sage

sans inégalité, sans faiblesse,

hommes

plus parfait des

le

et enfin le

(4) ».

Passe

encore, quelque envie qu'on ait de faire des réserves. Mais

Tacite

lorsque

vient

proposer

génie d'Agricola, son beau-père

tune de

tel

« qui

ait

Barbier

jamais été sur

me

dit

« grand prince

le

quand Voltaire

:

«

Il

la

le

for-

appelle

extraordinaire peut-être

»

la terre (6)

du Régent !

plus

admiration

ou Plutarque

(5),

aventurier heureux:

Charles XII « l'homme

mon

à

;

lorsque l'innocent

n'y a jamais eu

(7) » lorsque enfin

je

un plus

vois la tourbe des

biographes porter aux nues toutes sortes de héros malen-

contreux

et mettre,

selon l'expression de Lucien, la tête du

Colosse de Rhodes sur

le

corps

d'un nain, j'entre en

méfiance d'un enthousiasme aussi complaisant ou aussi

Vie d'Aurélien, § 24. Histoire générale, I, 16. o. (3) Mémoires, prologue et I, (4) Discours à l'Académie, 2 janvier 1685. et 46. (5) Vie d'Agricola, § (6) Histoire de Charles XII, I. Mais, dans ses lettres, où il ne cherche plus à faire illusion, il traite volontiers son héros de fou (Lettre à Formont, 1735; autre, 1759). (7) Journal de Barbier, 3 décembre 1723. (1)

[2)

1

1

.

MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES aveugle,

grand

et

conclus que, pour chaque auteur,

je

homme

est celui

dont

il

I

plus

le

système de

les sujets ce

de

est plaisant

Il

5

a écrit la vie.

Les historiens appliquent à tous glorification à outrance.

I

venir à

les voir

tour de rôle débiter leur boniment au lecteur, et chacun

d'eux célébrer

grandeur unique des choses

la

Aux yeux

à raconter.

sont l'événement le

nœud

«

l'oubli

côté,

de ses

le

d'Hérodote,

mémorable de

plus

composés,

récits,

de grandes

qu'il s'apprête

guerres médiques

les

l'histoire.

fait

De son

merveilleuses actions (i) ».

et

Thucydide assure que

en

Il

pour « préserver de

dit-il,

guerre du Péloponèse « a

la

« surpassé en grandeur et en importance toutes celles qui

« ont précédé... C'est

le

plus vaste conflit qui ait jamais

« ébranlé la Grèce... et pour ainsi dire

A

preuve,

il

le

monde entier

(2) ».

allègue que, «en aucun autre temps connu,

les

« éclipses de soleil ne furent aussi fréquentes (3) », ce qui est peut-être vouloir trop

l'universel

guerre punique « de

mon

:

« Qu'il

me

comme

l'ont fait

en tête de leurs récits

secret de la profession),

que

seconde

la

permis à cet endroit

soit, dit-il,

ouvrage, d'annoncer,

« part des historiens

«

prouver. Tite-Live se prévaut de

exemple pour donner l'avantage à

je vais écrire la

« quable des guerres qui aient jamais été faites

Le temps dont un écrivain s'occupe

est

(il

la

plu-

trahit le

plus remar(4).

»

toujours,

à

l'entendre, plein de choses extraordinaires. Polybe se propose

de raconter « comment

Rome

a conçu et exécuté l'idée

« jusqu'alors inouïe d'un empire universel, ce qui « merveille de notre siècle « ouvrage

«

l'histoire

(5) ».

—«

et

fera

le

J'entreprends, dit de

fait

de

même

la

mon

Tacite,

d'une époque féconde en événements... (6).»

Histoires, I, 1. Histoire de la guerre du Péloponèse, (3) Id. 1,23. (4) Annales, XXI, (5) Histoire générale, XXI, I.

(1)

(2)

1

(6)

mérite

Histoires,

I,

2.

I,

1,

l'histoire et les historiens

i5s

Villehardoin est prodigue de formules propres à piquer

du

la curiosité

« veilles « oïssiez croisés,

lecteur

:

» Racontant

!

dira

il

« Or, oïez une des plus grant mer-

:

«

li

si

vos

onques

de Constantinople par

la prise

Onques

« tant de gent puis que

les

grant afaire ne fut empris de

monz

avec une égale candeur

écrit

que

des greignors aventures

et

:

fut estorez (Y). » Froissart

Tous ceux

«

qui ce livre

« verront et liront se pourront et se devront émerveiller « des grandes aventures qui s'y trouvent, car « depuis la création du

monde

que

et

les

que,

je crois

hommes com-

« mencèrent premièrement à s'armer, on ne trouverait en « aucune

^ Il

histoire tant de merveilles

« advenu dans

les

« taire,

de Louis

le siècle

« jamais

On

voit à

nu

l'artifice

le

de

trouver,

comme Ton

et

il

en

est

le

le

d'eux, avant

présente,

une

avec

plus beau qu'il soit pos-

verrait

plutôt

un marchand

qu'un historien ne pas surfaire

va nous entretenir. Toujours son héros

plus digne d'être célébré,

le

sant qui se puisse entendre.

est le

récit qu'il fait le plus intéres-

Ne

leur

demandez

exemple, de mettre leursprétentions d'accord. se

il

» Pour Vol-

plus éclairé qui fût

Chacun

des auteurs.'

déprécier sa marchandise ce dont

« est

d'un sujet à son gré,

naïveté qui désarme, sible

XIV

(2).

(3) »...

choix

fait

comme

guerres de nos jours

point, par

Comme

ils

contredisent tous, on est fondé à croire qu'aucun n'a

raison.

Une telle manière de

poserles questions d'histoire ne

com-

porte ni vue générale, ni partage régulier, ni classement rai-

sonné des problèmes. Sans

même

se préoccuper

de l'ensemble

en s'abstenant à dessein d'envisager

la

et

grandeur de

l'universelle vie, les historiens l'excluent en bloc de leur

(1)

p.

29 (2)

(3)

Chronique de et

la

prise de Constantinople, Collect. Buchon.

51.

Chroniques, prologue. Siècle de Louis XIV, 1.

1

828;

MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES étude et n'en retiennent que des parcelles dont rent à plaisir l'importance.

dans l'ombre

laissent le

53

exagè-

ils

éclairent quelques points et

Ils

fonds de l'humanité. Ainsi

les vastes

dispose pour un public

physicien, qui

1

un

d'enfants

spectacle de lanterne magique, concentre sa lumière sur de

images amplifiées par un

petites la

dans

salle

les

d'optique et plonge

artifice

grand

ténèbres. L'effet- est

mais on n'a qu'un prestige en place de

assuré;

succès

le

et

la réalité

vraie.

Laissons

historiens

les

sujets de leurs récits et

modes

de méthode leurs

serait possible d'établir toire.

Quoique

les

règle

reconnue,

la

choisir

voyons

si,

à leur convenance

habituels de

une analyse

auteurs

les

en appliquant avec plus sectionnement,

il

satisfaisante de l'his-

ne s'assujettissent à aucune

nature des choses

tinctive les ont fait se rencontrer

et

une logique

ins-

dans certains modes de

position des problèmes. Les uns examinent à part des indivi-

dus

les autres,

:

des événements ou des séries d'événements

quelques-uns se renferment dans un intervalle de durée

dans une région circonscrite d'autres enfin étuun groupe social. Ces diverses formes d'histoire,

d'autres,

dient

;

;

;

biographique, épisodique, chronologique, géographique

et

politique, répondent à des exigences particulières et offrent

l'avantage de limiter

aucune

d'elles

humaine.

Il

un

est aisé d'en

Le mode de division simple, consiste à

plus

sujet

au gré de l'historien

donner le

de la

commode pour

la raison.

mais la vie

la preuve.

plus naturel

et,

en apparence,

examiner séparément

humains. Leur personnalité semble en cadre

;

ne se prête à une analyse complète de

effet

les

le

êtres

constituer

un

scruter en détail les manifestations

Certains auteurs réduisent

même

à cette tâche

fonction de la science. « L'objet propre de l'histoire, dit

« Bacon, ce sont (i)

De

la

les

individus

(T).

» Carlyle déclare plus

dignité et de l'accroissement des sciences.

II.

i.

i

l'histoire et les historiens

54

expressément encore, que «

l'histoire est

une collection de

même.

biographies». Les historiens pensent en général de

Beaucoup

se

bornent à raconter

la vie

de quelques person-

nages, et ceux qui traitent de sujets complexes n'admettent

à figurer dans leurs récits que des désignés.

On

méthode

cette

hommes nominativement

de croire que

serait tenté

est l'insuffisance

le seul

l'on en généralisait l'emploi, c'est-à-dire

si

défaut de

de son application si

que,

et

l'on .s'astrei-

gnait à faire la biographie de tous les êtres humains,

le

programme de

il

suffit

la science serait

de formuler ainsi

sibilité

de

le

Les

Mais

problème pour montrer l'impos-

modes d'information, le temps, pour mener à bien Le procédé ne convient qu'à un petit

même feraient défaut

pareille entreprise.

nombre

réalisé.

résoudre. Les

la patience, l'intérêt

une

le

pleinement

d'individualités choisies.

faits

historiques se

épisodes dont chacun

aisément répartir en

laissent

forme un tout susceptible

raconté à part. Quelques auteurs ont, pour

d'être

les sujets

de ce

genre, une prédilection marquée. « Je n'aime dans

l'his-

« toire que les-anecdotes », dit Mérimée, à

la fois historien et

romancier, mais plus romancier qu'historien (i). Néan-

moins, ce mode d'analyse,

s'il

devait être étendu aux in-

nombrables accidents de

la

vie

impraticable encore que

le

humaine,

précédent.

Il

plus

serait

ne peut également

servir qu'à mettre en relief des exceptions pittoresques.

En supposant même que à exposer en détail toutes les

réduite en poussière,

de l'ensemble

et si,

l'étudier

graphiques ou des recueils de

l'histoire

serait

la vie

de notre espèce,

dans des dictionnaires biofaits divers,

nous n'en pour-

Chronique du règne de Charles IX, préface. Conséquent dans deux genres, il réduit le roman à la nouvelle comme l'histoire aux

(i)

les



ne nous apprendraient rien

pour connaître

nous étions réduits à

pussent parvenir

existences notables et tous

intéressants, ces fragments,

faits

comme

les historiens les

anecdotes.

MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES

I

55

rions avoir que Fidée la plus indigeste et la plus confuse.

La

division de l'histoire

par époques et par contrées

semble mieux embrasser des ordres de

faits

dans leur com-

plexité logique et se prêter à des analyses suivies, à raison

de

continuité des intervalles de temps et de la conti-

la

guïté des sections de retendue.

On

que. à condition de soumettre

une mesure chronologique à

et

pourrait donc présumer

la suite entière

des âges à

toutes les régions

du globe

sorte de cadastre géographique, l'objet de la science

une

se trouverait intégralement réparti. Mais, lorqu'on réfléchit

aux inconvénients de ces deux systèmes, on les juge non moins inapplicables que ceux dont nous venons de parler.

Remarquons d'abord que problèmes de

l'histoire

les

le

lière

modes

les

la

nature des choses et ne

d'activité de la raison qui

changeante dans ses développements, tandis

est inégale et

que

les

par voie de fractionnement mathé-

matique ne sont pas fondées sur concordent pas avec

manières de scinder

temps s'écoule

déploie avec une régu-

et l'étendue se

uniformité. Toute mesure est donc

ici

quoi bon se régler sur des espaces de temps

trompeuse. si

A

certains de

nos jours sont plus pleins que des années, ou sur des divisions de l'étendue

d'imperceptibles points ont vu s'ac-

si

complir de grandes choses, alors que de vastes restaient stériles

En

outre,

venir d'une

les

loi

recueils

suelles, par

progrès ?

opérer ces sections.

des limites à son gré sans pouvoir ériger

ses préférences.

par heures ou les

le

historiens ne sauraient s'entendre et con-

commune mesure pour

Chacun pose en

pour

territoires

même

Nos télégrammes

les

l'histoire

par minutes: les journaux^ par jours

hebdomadaires* par semaines

mois:

font

:

les

annuaires ou annales, par années:

chroniques, par intervalles facultatifs

:

;

revues menles

certains historiens

une époque, un âge... De même pour la localisation des faits beaucoup de récits ne franchissent guère l'enceinte d'un couvent, d'un palais ou adoptent pour mesure un

siècle,

:

i

l'histoire et les historiens

56

d'une

ville

quelques-uns s'étendent sur une province

:

sur tout

d'autres,

un pays

d'un continent ou

toire

comme on

On

ne

les

deux

véritable et sans remède, car

même

voit point, en effet, sous le

:

chaque

angle, ni avec

qu'on les examine de loin ou de ou par ensembles. Pour les scruter dans

netteté, suivant

dans

près,

entier...

partage conduit à une étude distincte des choses.

les

même

la

même du monde

pourrait croire, superficielle et facile à corriger

une confusion

mode de

;

plus ambitieux font l'his-

résulte de cette diversité n'est pas

La complication qui c'est

les

;

le détail

cas,

il

faut se servir tour à tour

du microscope

et

du télescope, c'est-à-dire d'appareils construits tout différemment. L'esprit a, comme l'œil, sa mise à point d'après la distance, et la valeur des faits change avec

le

centre de pers-

pective. L'histoire est-elle présentée par jours

par localités ou par régions

cadre est étroit, plus on y

Plus

le

car

n'est si petit incident qui, à

il

n'ait

eu de

plus

il

l'intérêt

:

ou par

fait

son

entrer de minuties,

moment

et

sur place,,

plus, au contraire, le cadre est grand,

faut condenser la matière et se réduire



principaux.

Trop

trouvera.

sera le

moyen terme

particulières,

l'insignifiance et la prolixité

sent dans leur brièveté

;

et,

loin

faits le

perdent dans

trop générales, elles s'évanouis-

même,

d'éviter

aux

Bien habile qui

?

les histoires se

et,

à force d'être sommaires,

un milieu

n'apprennent plus rien. Cherchez extrêmes

siècles,

Elle ne se ressemble guère.

?

leurs

entre

inconvénients,

ces

vous ne

réussirez qu'à les unir.

Enfin, alors teraient

l'étendue,

un soin

même

que, par miracle,

un mode uniforme de ils

les historiens

ne pourraient pas s'astreindre à

égal des parties de

grandeur

de leur étude varie selon

traiter

égale, parce

fluence des événements étant circonscrite et l'intérêt

adop-

répartition pour la durée et

les

que

avec l'in-

momentanée,

lieux et les temps.

L'insatiable avidité avec laquelle les lecteurs de journaux

dévorent

la

masse d'informations qui leur

est servie

chaque

MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES jour,

témoigne du

nouvelles.

On

vif intérêt qu'ont

ne leur en

pour eux

les

I

5y

moindres

jamais assez. Mais l'actualité

dit

seule provoque à ce point la curiosité publique, et qui voudrait étudier aussi en détail la suite entière des âges serait

bien vite arrêté.

Force

est

donc de

se restreindre et

bornes autrement que

pour

de

sans

traiter le passé

On

présent borné.

le

se contente,

anciens, de résumés d'autant plus brefs

les faits

La raison en

l'époque est plus reculée.

est,

que

dit Voltaire,

« que l'histoire des temps récents est pour nous de néces«

site,

mais que l'ancienne

La mémoire

a des bornes

grande ressource

elle

;

est d'oublier.

souvenir des choses dont

montre qu'en raccourci portance. A mesure que condensent en

seulement de curiosité

est

La

celles qui le

temps

;

sa

tradition laisse perdre le

l'intérêt a

beaucoup décru

et

ne

gardent un reste d'ims'écoule, les relations se

se réduisent

extraits et

(i) ».

ne peut tout retenir

à quelques faits

principaux.

Mais, en s'abrégeant de

la sorte, l'histoire se

transforme,

car les abrégés la montrent à divers degrés de réduction.

vain on

demande aux auteurs

En

des résumés qui ressemblent

aux grandes annales comme les Pygmées ressemblaient aux hommes (2) ou comme une miniature ressemble à un portrait (3), c'est-à-dire qui reproduisent la même image sous de moindres proportions. Cela n'est pas possible puisque abréger

c'est

élaguer, supprimer des agents, des faits, des

circonstances, et l'histoire reste d'autant

moins complète

qu'elle est plus concise.

La et

nécessité de raconter

longuement

de plus en plus brièvement

dans ties

(1) (2)

(3)

les

les

les

choses récentes

choses anciennes

fait

que.

ouvrages qui embrassent quelque durée, les pardu récit offrent une disproportion cho-

successives

Mélanges, œuv. compl., 77 1, t. XVI, p. 60. Bayle, Dictionnaire historique, au mot Arsinoé, note C. Grande Encyclopédie, art. Abrégé. 1

58

i

l'histoire et les historiens

Alors que

quante.

quelques pages, des volumes

dans

(i).

ou d'abondance dans

faits

les

siècles lointains sont résumés en temps voisins de l'auteur remplissent Ce n'est point une différence de valeur les

les

oblige les historiens à s'étendre

une question

c'est

son optique

et

premiers les

la juste

et

les

documents qui

se resserrer de la sorte;

Chaque époque

d'intérêt particulier.

Bayle trouve

fixée.

les historiens

ou à

les

historiens

anciens trop courts

modernes trop longs

et

mais raccourcir

les

(2)

;

allonger les seconds ne serait pas

le

moyen de

rendre tous parfaits. Les anciens auraient alors chance

de paraître ennuyeux L'histoire doit

et les

donc

modernes

insuffisants.

remaniée périodiquement en

être

vue d'éliminations graduelles. Dans quelques les

a

proportion des âges n'est jamais

ouvrages de nos historiens

les

siècles d'ici,

plus estimés seront à

refondre et à résumer, car la postérité, occupée d'autres faits

qui la toucheront de plus près, refusera

de prendre à sa charge plus

ira,

moins

elle

le

sûrement

corps entier de nos annales

en voudra retenir. Si

le

des narrations prolixes, l'avenir est aux abréviateurs

même

aux abréviateurs d'abrégés. Les

maires arrivent lorsque

les

et,

présent réclame

faiseurs de

et

som-

grands historiens commencent

à paraître longs. Malgré les pertes qu'ils ont quelquefois

causées et qui font la désolation des érudits

plaignons pas trop d'un bon paresse.

Comme, chaque

office

qui sert

(3).

si

génération veut mettre

ne nous

bien notre les

choses

à son point, on ne saurait assigner de terme à ces réductions successives. L'histoire va se résumant de siècle en siècle,

jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien, résultat où l'on

Ainsi Tite-Live expose en dix livres les cinq premiers siècles de Roms et en consacre cent trente aux deux suivants qui, ramenés à la même mesure, auraient dû tenir en quatre. (2) Dissertation sur les libelles diffamatoires. de Justin a occasionné la perte de la grande histoire (3) L'Abrégé de Trogue-Pompée (Histoires philippiques), et les résumés des compilateurs byzantins nous ont privés de l'Histoire universelle de (1)

de

l'histoire

Jean Damascène.

MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES

I

5o,

parvenu pour l'immense durée des âges pré-

se trouve déjà

historiques. Entre ces limites extrêmes d'un présent qui s'intéresse

aux moindres

détails de sa

propre

vie. et

d'un

passé qui, de plus en plus étranger, s'atténue dans une perspective fuyante et finit par se perdre tout à

fait, l'esprit

conçoit une multitude d'aspects, sans pouvoir établir, d'une

façon générale, situation

et,

le

plus exact et

comme

le

le

plus vrai. C'est affaire de

temps marche sans

cesse, le

point

de vue change continuellement.

Le Leur

même

défaut se retrouve dane les histoires régionales.

intérêt n'est pas égal en tous lieux.

place,

il

Très grand sur

décroit en raison de l'éloignement. C'est

mêmes

tion d'indigénat. Les

une ques-

sujets doivent être présentés

différemment aux lecteurs de différentes contrées. Voltaire en convient

:

«

On

exige que l'histoire des pays étrangers

« ne soit point jetée dans

«

« l'étudier, «

même moule que celle

le

jeter

la

posséder, réserver pour elle

une vue générale sur

« nous ou par

les

les

les autres nations.

« n'est intéressante que par

les

de votre

de sa patrie,

patrie... Il faut surtout s'attacher à l'histoire

détails

Leur

et

histoire.

rapports qu'elles ont avec

grandes choses qu'elles ont

faites (i).

»

Bacon va plus loin et, par un scrupule singulier, semble interdire à chaque peuple l'étude de toute autre histoire que la sienne propre « J'abandonne, dit-il, aux nations :

« étrangères l'histoire des étrangers, ne voulant pas porter

« un œil indiscret dans

les affaires d'autrui (2).

»

Conformé-

maximes, chaque peuple s'installe, comme le Céleste-Empire, au centre du monde (3), et s'entoure d'une muraille de préjugés que ses historiens ne franchissent

ment

à ces

guère. Mais quoi ? L'histoire de France est

apparemment

de la Grande Encyclopédie. de l'accroissement des sciences, II, 7. capitale nombril (3) Empire du milieu. Les Incas appelaient leur du monde (sens du mot Cu^co en péruvien), et les Grecs avaient donné le même titre au temple de Delphes que Pindare qualifie (1) Article Histoire De la dignité et

(2)

d"( )«.q>aAoç.

l'histoire et les historiens

i6o

pour

faite

un

les

Français

;

attrait particulier,

à

s'accorde

de Turquie a pour

celle

quant à

et,

reconnaître

celle

de

la

Chinois pour

faut être né

qu'il

Turcs

les

Chine, on

y trouver de l'agrément. Plaisante science, dirait Pascal, qu'un fleuve ou une montagne borne !

Peut-être embarrasserait-on les historiens de l'Occident,

curieux des choses d'Europe,

si

parties

du monde,

si

si

insouciants des autres

on leur demandait pourquoi

ils

né-

gligent de parti pris l'histoire des pays lointains. Prenons

comme exemple un

la

Chine.

serait facile d'établir que,

Il

historien sans prévention,

il

pour

n'y a pas de plus beau sujet

un empire qui occupe le douzième de la dont la population compose le quart du Il genre humain. a développé à part un système de civili-

d'étude. Voilà

terre habitable et

sation-et offre le meilleur spécimen d'histoire spéciale,

un

petit

monde

de l'Egypte longévité.

Il

de

et

la

En

dans

contemporain

outre, cet Etat,

Chaldée, présente un cas unique de

possède un corps d'annales plus étendu que

d'aucun

celui

fermé.

autre

peuple,

son histoire

car

positive

remonte à 2697 ans avant notre ère et se déroule sans lacunes pendant quarante-cinq siècles. Un des missionnaires qui ont

le

mieux connu

pas de peine à démontrer

«

:

la i°

Chine,

que

les

P.

le

Amiot, n'a

annales chinoises

« sont préférables aux monuments historiques de toutes «

autres nations parce qu'elles sont le plus dépouillées

les

« de fables,

les

plus anciennes,

« abondantes en

«

fiance...

«

les

«

le

;

faits...

3° qu'elles

savants...

:

4

;

les

plus suivies,

2" qu'elles

les

plus

méritent toute con-

sont dignes de l'attention de tous

qu'elles

sont l'ouvrage de littérature

plus authentique qui soit dans l'univers

Les historiens trouveraient donc



réunis

(1).

»

comme

à sou-

hait tous les éléments d'intérêt et les garanties d'exactitude qu'ils

1)

cherchent pour leurs

récits,

grandeur des

Conclusion d'un de ses Mémoires sur

les

Chinois,

territoires,

t.

II,

p.

146.

1

MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES

nombre

l6l

des populations, longue suite de temps, richesse

de documents, sûreté d'informations. L'histoire compte en

Chine vingt-deux dynasties, autant de révolutions politiques et plus de trois cents changements de règne. Quelle mine de faits Que de personnages à mettre en scène, !

d'événements à raconter! D'où vient pourtant que jusqu'ici nos historiens ne se sont pas d'un

si

beau sujet



?



notre civilisation.

laissé

Mais

prendre aux séductions

Chinois sont étrangers à Qu'importe s'ils en ont une à eux, les

différente de la nôtre et d'autant plus originale. Sont-ils

donc étrangers à l'humanité les divisions de temps et de n'ont rien de méthodique séparer ce qui

Mais

?

La

raison véritable, c'est que

lieu adoptées par les historiens et

leur

servent seulement à

intéresse de ce qui leur est indifférent.

les

qui s'attache aux choses en considération de

l'intérêt

leur proximité

un

est

étalon variable et trompeur.

La

science, qui

s'applique à scruter ce que la nature a de

général et de

fixe,

doit avoir

un

caractère d'universalité, de

pérennité. Les connaissances bien établies ont

pour

les

hommes de

le

même prix

tous les pays et de tous les temps.

Il

n'y

a pas une mathématique, une astronomie, une physique,

une chimie, une physiologie particulières suivant l'époque l'erreur seule varie. Ce que et le milieu. La vérité est une ;

l'histoire a elle.

Une

eu jusqu'ici de local, de transitoire, prouve contre

fois

scientifiquement constituée,

pas d'intéresser tous leur enseignera,

mais l'ordre

Un

elle

hommes au même

ne manquera titre,

car elle

non plus des accidents partout

divers,

et les lois

les

de

l'activité

humaine.

dernier groupe d'historiens tient compte, dans ses

analyses,

du

fait

de l'agrégation politique

pour objet d'étude. l'histoire «

phie de

la

On

a

et

prend

les États

à ce point de vue, défini

biographie des nations ». Dans sa Philoso-

l'histoire.

Hegel assigne cette tâche pour but à

l'histoire universelle et dit

« a pas d'États

même,

il

expressément que «

n'y a pas d'histoire». Auguste





il

n'y

Comte réduit 1

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

102

de

même

sociaux

donne, en conséquence,

Cependant, ce mode de

méthodique de les

phénomènes

science historique à l'étude des

la

et lui

nom de

le

partage est

Sociologie.

moins Quoique

peut-être

le

tous, le plus difficile à généraliser.

hommes, naturellement

sociables, vivent partout liés

par des rapports réciproques, peu de sociétés offrent de

en histoire, car

l'intérêt

puissante

parmi

doués d'une personnalité

les Etats

Parmi

sont l'exception.

peuples,

les

comme

individus, on ne trouve que quelques héros et

les

des foules sacrifiées. Les historiens s'occupent seulement des nations illustrées par

un

rôle actif et brillant. Ils délais-

sent celles qui, faute de cohésion et d'unité, n'ont pas su

une

réaliser

général

le

forte

organisation

Sous prétexte d'insignifiance, petits Etats.

ou sauvages.

historiens éliminent les

les

Proposez à l'un d'eux d'écrire

république de Saint-Marin,

je serai fort

Comment

qui est en

ce

politique,

cas des populations barbares

de

l'histoire

étonné

s'il

la

ne croit

prendre au sérieux un Etat

pas qu'on

le raille.

exigu

que, pour l'apercevoir sur la carte de l'Europe,

il

(i)

faut s'armer d'une loupe. N'importe

font encore de l'histoire naturelle

des êtres ne se mesure pas à leur

même

infiniment

les

minuscule, aujourd'hui

traversé,

intacte son

calme

ils

le

;

micrographes

les

savent que l'intérêt

ne négligent pas

taille et

petits. L'histoire

peut-être instructive à étudier.

maintenu

;

de Saint-Marin serait

Quand on me

dit

autonomie pendant quinze

cet État

des preuves de modération

et

(2).

a

siècles et

orages qui ont bouleversé

tant de grands empires, j'en induis qu'il a

dû donner bien

de sagesse. Ni guerres, ni

conquêtes, ni révolutions n'ont accidenté

le

pacifiques annales. J'admire que, parmi

ses

nommés

que

plus ancien de l'Europe

et respecté, les

si

à l'élection tous les six mois,

il

ne

cours de ses Capitaines.,

se soit pas ren-

contré un ambitieux sans scrupules pour renverser une (1)

Il

(2)

Il

mesure 62 kilomètres carrés date du

îv* siècle.

et

compte 7,000

habitants.

MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES

1

amour

constitution qui n'est écrite nulle part et porter, par

de

la

gloire,

trouble chez

le

voisins.

les

63

Voilà d'hon-

charmé de faire connaissance. du dernier siècle (1797), de l'Italie, fit offrir par Monge une

nêtes gens avec qui je serais

Mieux encore Bonaparte,

lorsque, à la fin

:

maître

extension de territoire à la république naine, régent Onofrio

pour

refusa

d'autrui et prononça ce

cole^a

libertà

budget de



!

de

elle

mot digne

Dites enfin

In pic-

:

que Saint-Marin n'a

ni soldats, ni pauvres... N'est-ce pas

Son

?

du bien

d'être retenu

un Etat modèle, bon à mise au

histoire devrait être

concours. Mais qui consentirait à traiterun sujet

si

humble

aux historiens des peuples qui aient lassé nommée du bruit de leurs exploits, de leurs fautes

Il

ni

dette publique, ni lourds impôts,

la guerre, ni

proposer en exemple

capitaine

le

s'enrichir

faut

?

la

re-

et

de

leurs malheurs.

L'analyse politique n'aboutit donc encore qu'à exclure et à choisir.

Elle ne se prête pas

une étude suivie des

à

groupes humains. Cette objection hasard

Strabon, énumérant

légèreté.

ibères d'Espagne, s'arrête vite fatigué

beaucoup

«

il,

«

et je recule, je l'avoue,

«

pareille,

citer

grave,

quand par

posent, est tranchée par eux avec

les historiens se la

une surprenante

si

d'autres,

mais

je

:

les

peuples

« J'en pourrais, dit-

n'en

ai

pas

le

courage

devant l'ennui d'une transcription

n'imaginant pas, d'ailleurs, que personne puisse

« trouver du plaisir à entendre des

noms comme ceux

des

moins moins connus encore (1). » Quelles raisons pour un géographe! Dans son Histoire universelle, où il n'a oublié qu'un détail, l'univers, Bossuet dit avec un égal dédain des peuples d'Ethiopie « Il n'y a « Pleutaures, des Bardyètes. des Allobriges « harmonieux

et d'autres



et



:

« rien de suivi dans «

et

(1)

mal

cultivées

Géographie,

III,

;

conseils de ces nations sauvages

les si

3,

la

§7.

nature y

commence souvent de

**

l'histoire et les historiens

164

« beaux sentiments,

ne

elle

les

achève jamais. Aussi ne

« voyons-nous que peu de chose à prendre

« N'en

parlons

« policés

(1).

»

imiter.

et à

pas davantage et venons aux peuples



Quelles raisons pour un pontife



!

Voltaire, à propos des Ostiakes et de leur origine incertaine.

non moins étourdiment « Ces obscurités ne valent « pas nos recherches. Tout peuple qui n'a pas cultivé les « arts doit être condamné à être inconnu (2). » Ailleurs,

dit .1

il

:

ose écrire de nos ancêtres

« permettez-moi de vous

« Pauvres Celtes-Welches,

:

dire,

aussi bien qu'aux

« que des gens qui n'ont pas eu «

« ches que (3).

les

»

porcs et

— Quelles

Des décisions aussi

les

la

un philosophe

raisons pour

sa

!

en supprimant

tâche

;

mais



doute

simplifient sans

tranchantes

plus épineuse de

ont habité leur

ânes qui

l'histoire et soulagent fort l'historien

partie

Huns,

teinture des

ou agréables ne méritent pas plus nos recher-

arts utiles

« pays

moindre

la

la

science

la

refuse de confirmer de tels arrêts. Les beaux sentiments, les

considérations d'art qu'on allègue ne est visible qu'au

yeux de Strabon

la

le tort

restés étrangers à l'hellénisme, et que,

touchent guère.

Il

des Ibères est d'être

pour Bossuet,

des -Ethiopiens consiste à n'avoir pas suivi la

loi

celui

de Moïse.

Quant à Voltaire, son grief contre les Ostiakes et les Welches tient apparemment à ce qu'ils n'ont pas honoré la tragédie. A cela près, c'étaient des hommes. Ils ont pratiqué à leur manière, et non sans succès, le premier des arts, celui de vivre. Ils ne sont donc pas indignes d'attention, et qui veut connaître les multiples aspects de la vie

humaine ne «

Que de

perdrait pas son temps à s'enquérir d'eux.

peuples nous ignorent

!

» s'écrie Pascal. Les

historiens ne devraient-ils pas plutôt dire

(1) (2)

ch.

Discours sur l'histoire universelle,

III

Dictionnaire philosophique,

art.

Que de m. Grand,

peuples

partie, ch.

Histoire de l'empire de Russie sous Pierre

1.

(3)

:

France.

le

I

ro

partie,

MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES

nous ignorons grandeur de son

Une

!

1

65

science qui méconnaît à ce point la

sujet et n'en estime

que des fragments, ne

donne-t-elle pas la mesure de son incapacité ?

Non seulement mettent

pas

les

modes usuels de

humaine, mais encore

ne procurent pas

ils

auquel doit tendre l'analyse, qui tion des problèmes en les clarté ressorte d'une

répartition ne

une analyse intégrale de

d'opérer

est

de

En

solu-

que

ce

la

extrême simplicité. Ces procédés ne

pour classer l'ensemble,

connaître ni

vie

résultat

faciliter la

décomposant jusqu'à

sont pas moins défectueux pour élucider fisants

le

per-

la

le tout, ni

même

le détail

qu'insuf-

par eux à

et l'on n'arrive

des parties.

opérant des divisions arbitraires,

rédui-

les historiens

sent bien à leur convenance la grandeur des sujets qu'ils

mais

traitent,

que, au lieu

n'en diminuent pas la complexité parce

ils

du

scalpel de l'anatomiste,

ils

emploient

le

coutelas

du boucher. Là où, dans

toire, ils

devraient séparer avec soin des appareils, des orga-

le

grand corps de

l'his-

nes, des éléments définis auxquels correspondent des fonc-

tions distinctes,

ils

coupent par tranches des parties

où des éléments

parcelles

et

et

des

des fonctions de tout ordre se

Que l'on considère, en effet, un personnage, un événement, un espace de durée, une région de l'étendue, un groupe politique, on entrevoit, sous cette apparente simplicité, un si grand nombre de causes, trouvent encore confondus.

d'actes et de rapports,

que

l'esprit le plus perspicace

n'en

saurait débrouiller la confusion. L'être

qui

humain

le caractérise

détruire

;

mais

a,

il

est vrai,

son unité, son individualité

puisqu'on ne pourrait cette unité,

résultante effroyablement complexe, infinité d'influences, d'effets,

le

scinder sans le

loin d'être simple,

de conditions

et

stances. Elle ne s'explique point par elle-même;

de ce qui

l'a

précédée

et

est

une

où s'entrecroisent une de circonelle

dépend

de ce qui l'entoure. La race, l'héré-

1

l'histoire et les historiens

66

de civilisation, un concours l'homme ce qu'il est. Il tient à tout. C'est un petit monde, un microcosme selon l'expression antique, image réduite du macrocosme et non moins compliquée que lui. Avec quelque soin qu'on l'étudié, on ne le dite, l'éducation, le milieu, létat

de circonstances font

connaît jamais bien.

De même l'événement en apparence le plus simple comprend une immensité de détails. Veut-on l'explorer à ,

fond, savoir

le

comment

et le

pourquoi de chaque chose

?

y aurait à scruter minutieusement le rôle de tous les acteurs du fait, les antécédents qui l'ont amené, les inciIl

dents qui sont survenus, C'est

les

conséquences qui ont

une interminable enquête à ouvrir sur

On

le

suivi...

moindre

vu des historiens se vouer à l'étude d'un événement unique, publier des volumes à ce sujet et ne pas l'éclairer assez pour dissiper tous les épisode de l'histoire.

a

doutes.

La

répartition des problèmes par intervalles de

temps

n'opère pas une simplification réelle, puisque, durant

le

moindre laps, fût-il d'un jour ou d'une heure, l'activité humaine déploie toute la complexité de ses développements et. si l'on voulait ne rien omettre, l'étude du plus court instant n'aurait pas.de fin. se

En

outre, lorsque les historiens

renferment entre des limites précises de durée,

trouvent plus

causes ou les suites des

les

portent et dont les connexions se prolongent à gestation des événements est parfois leurs effets logiques se produire,

des siècles.

Louis

XIV

il

s'est

est nécessaire

travers le

et

Richelieu

n'y rap-

La

pour voir

de franchir

grandeur ;

mais

il

a

successeurs l'expiation de ses fautes. Voltaire

trop pressé de

après Louis

l'infini.

lente que,

a recueilli l'héritage de

monarchique préparé par Henri IV légué à ses

si

ils

faits qu'ils

XV

moyen

et

le

glorifier

;

nous

le

jugeons mieux

Louis XVI. La Renaissance procède, à

âge, de la tradition antique. Notre civili-

sation actuelle plonge par ses racines dans

le

plus lointain

MODES USUELS DE REPARTITION DES PROBLEMES

commence

passé. « L'histoire, a-t-on pu dire, ne

« nulle part

(i).

comme le

les

ou d'un

rables se sont passées sur ces points

Rome ou

Paris

!

De

souvent au loin

choses

plus, les influences en hiset travaillent

pas de se faire sentir à distance

Comme

vents,

mémo-

du globe qu'on appelle sans cesse à se

répandre. Les frontières que nous posons ne

vérité.

borné,

palais, a parfois été

Que de

théâtre d'une foule d'événements.

toire agissent

aussi les

simplifier, car le territoire le plus

l'enceinte d'une ville

Athènes,

finit

»

Le mode géographique de sectionnement réduit sujets sans

167 ne

et

;

elles

les

empêchent

n'arrêtent que la

des graines légères qui, emportées par les

germent hors du champ où

elles

avaient mûri, les

semences de progrès, dispersées en divers sens, vont féconder de proche en proche de nouvelles régions. Aussi historiens

moment

forcés de sortir

confiner leur étude. sa suite

les

qui veulent rester intelligibles sont-ils à tout

Un

du

territoire



ils

prétendaient

capitaine aventureux les entraîne à

dans des expéditions lointaines

leur fait visiter les cours étrangères;

un

;

un ambassadeur

traité d'alliance les

met en rapport avec différents Etats; ils vont et viennent la métropole aux colonies... Dans ces pérégrinations

de

fréquentes,

ils

oublient la

classique

unité

de

quoique faisant profession de goûts sédentaires,

comme

ils

lieu

et,

passent,

Froissart (2), leur vie à voyager.

Enfin, une société politique, considérée à part, constitue un mécanisme mû par une prodigieuse quantité de ressorts et

dont

infinie.

le

fonctionnement

Démêler

le

se résout

en

effets

jeu de tant de rouages est

d'une variété

un problème

à défier la plus pénétrante sagacité. Les États d'ailleurs ont entre eux des relations continuelles et, soit en paix, soit

en guerre, réagissent

les

uns sur

les autres.

Ces

soli-

Louis Blanc, Histoire de la Révolution française, Introduction. Froissart allait, dit-il, « travellant et chevauchant, querant de tous « côtés nouvelles ». (1)

(2)

1

l'histoire et les historiens

68

darités internationales qu'on ne peut éliminer sans rendre

tout obscur,

admettre sans rompre l'unité

ni

fictive

du

cadre, achèvent de compliquer les questions.

Ainsi ces parties que les historiens croient simples sont

en

réalité

non moins complexes que

difficultés qui arrêtaient

dans

le

détail et,

tout.

Les

mêmes

au terme d'une analyse imparfaite, on

retrouve entière la confusion

homme

le

dans l'ensemble arrêtent encore qu'on voulait

éviter.

Un

moins malaisé à connaître que le genre humain (i), un événement que l'histoire universelle, un moment que la suite des siècles, un pays que le monde, un État que tous les Etats. Les obstacles semblent amoindris mais

ils

n'est pas

même

sont de

nature, aussi

nombreux

et

toujours

insurmontables. Les problèmes historiques, posés de la sorte,

ne deviennent jamais

clairs, c'est-à-dire

ne compor-

tent pas de solution rigoureuse.

(i)

Larochefoucauld juge

« aisé de connaître « en particulier »

même

qu'il l'est d'avantage

:

«

Il

est plus

l'homme en général que de connaître un homme

(Maximes, 436^.

CHAPITRE SECOND ANALYSE MÉTHODIQUE DE L'HISTOIRE

Essayons d'établir

le

principe et de tracer les linéaments

d'une répartition rationnelle de d'abord embrasser

la totalité

Nous devrons

l'histoire.

de son objet, puis

méthodiquement en tenant compte de parties et descendre par degrés de la

le diviser

de ses

la diversité

vue

la plus

générale

des choses à leurs aspects les plus restreints, de manière à simplifier

toujours

supprimer

le

davantage

les

rapport logique qui

les

problèmes, mais sans unit et qui permettra

plus tard de reconstituer l'ensemble.

Afin de concevoir ses

la vie

humaine dans

développements, supprimons toutes

plénitude de

la

les

barrières par

coutume de ciconscrire leurs nombre d'hommes célèbres, présumés seuls dignes d'attention, à la foule immense des inconnus, à tort négligés. Nous voulons connaître non lesquelles les historiens ont

sujets.

N'opposons plus un

petit

quelques personnages, mais l'humanité. Cessons de d'attacher liers

dont

un la

intérêt exclusif

aux événements,

faits

valeur est presque nulle pour l'ensemble

dions de préférence

les

même

particu;

étu-

fonctions de l'universelle vie. Effa-

çons encore ces divisions convenues d'époques

et

de régions

qui scindent mal à propos les manifestations d'une activité générale et continue; examinons

dans

le

monde pendant

comment

la suite entière

elle

se déploie

des âges. Enfin, ne

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

I7O

nous bornons plus à scruter quelques-uns des États que font et défont tour à tour les mobiles accidents de la poli-

tique

;

considérons plutôt l'évolution des sociétés humaines

et leurs rapports

Envisagée de

grand

dans

l'unité de civilisation.

mettons à une analyse méthodique

Nous aurons c'est-à-dire

voit

Une

le désir

comporte

l'existence en tirant le meilleur parti

du milieu;

fonction affective qui nous attache aux choses par

ou nous en éloigne par

l'aversion, suivant qu'elles

peuvent contribuer ou nuire à notre bonheur 3°

Une

;

fonction esthétique, chargée coopérer,, parmi des

réalités imparfaites, le triage des

combiner en vue d'un

les

4 Une fonction

éléments de

la

beauté

de

intellectuelle qui, par diverses voies d'in-

prendre l'ordre du monde, à

Une

et

idéal supérieur;

vestigation scientifique, conduit l'esprit, curieux de



faits,

d'apti-

:

aux besoins de

Une

la raison

Sou-

de cet être idéal.

fonction industrieuse par laquelle la raison pour-

possible des ressources 2

la vie

la raison.

Ce premier partage conduit

tudes spéciales ou de facultés.



de

à distinguer en elle autant de classes de

de fonctions, que

à déterminer

comme un

l'humanité apparaît

la sorte,

être collectif, caractérisé par l'usage

la

com-

connaissance des choses

;

fonction morale par laquelle la volonté se plie à

des règles approuvées par

la

raison et subordonne l'intérêt

au devoir dans la direction de la vie 6° Enfin une fonction sociale qui forme entre ;

les

êtres

des groupes hiérarchiques et vise à régir leurs rapports par

de

justes lois.

Nous aurons ainsi à explorer six grands aspects de la vie humaine L'industrie qui procure l'utile, la passion qui :

cherche fait

le

bon,

connaître

l'art

qui réalise

le vrai, la

le

beau, la science qui

moralité qui pratique

l'association qui institue le juste.

le

bien et

ANALYSE METHODIQUE DE L HISTOIRE

principales que nous venons d'in-

Chacune des fonctions diquer peut

être à

I7I

son tour partagée en fonctions secondaires

plus simples.

Une

examiner séparément

histoire de l'industrie devrait

nous servent à vaincre

l'application des forces qui

les résis-

tances des choses, l'exploitation des ressources utiles ou utilisables la

de

dans

la nature,

monde animal par la chasse, le monde végétal par

le

pêche ou l'élevage pastoral; dans

l'agriculture

minérale ces

:

;

dans

le

monde

préparent

matières premières,

tionnent

des corps bruts par l'extraction

puis, la multitude des industries qui élaborent

aliments,

les

confec-

adap-

vêtements, contruisent des habitations

et

tent à notre

commodité une

enfin

circulation

l'échange

les

,

foule

;

consommation de tous

la

et

de produits

la les

éléments de richesse...

Les fonctions de

la vie affective seraient à répartir d'après

leur nature et leurs

tendances.

La psychologie

n'a pas

encore établi un classement méthodique des passions. les divise

quelquefois en attractives et

qu'elles aspirent à procurer

un bien ou

en égoïstes

D'autres les partagent

et

On

en répulsives selon à écarter

altruistes

un mal. compre-

nant, d'une part, les sentiments personnels, l'amour-propre,

l'amour des richesses, l'ambition..., de

l'autre,

l'amour, les

affections de la famille, l'amitié, le patriotisme, la philan-

thropie,

le

sentiment de

la

nature

et le

sentiment religieux...

compose de plusieurs arts que spécifient l'usage et les langues. La poésie, l'architecture, la sculpture, la peinture et la musique cherchent à réaliser L'esthétique générale se

la beauté,

dans

les idées

par

les

modes de construction, dans dans

les surfaces

par

les

mots, dans l'étendue par ses les

formes par

les

contours,

couleurs, dans les sentiments par

Chacun de ces modes d'expression a son histoire un cadre tout tracé pour l'étude des manifestations

les sons.

et ofTre

du goût. Les divers ordres de vérités se distribuent par séries ou

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

IJ2

Nous avons

sciences.

essayé ailleurs (i) de classer les con-

naissances positives en sept sciences générales, savoir l'ontologie

ou logique,

mathématique,

la

la

dynamique,

phy-

la

sique, la chimie, la science des formes et la science des

examine

fonctions, suivant que l'on

les réalités perceptibles,

rapports abstraits des grandeurs,

les

la

collocation

des

corps, les actions moléculaires, les combinaisons des substances, les types de structure et les

En

modes

d'activité...

morale, on distingue d'ordinaire deux sortes de devoirs

relatifs, les

uns à l'agent lui-même,

La première comprend

la

les

autres à ses rapports.

préservation de la

santé par

gouvernement des passions par la sagesse, la subordination du vouloir à la conscience... La seconde étal'hygiène, le

blit les

obligations de

semblables en général,

l'homme envers ses proches, ses les animaux que domine sa puis-

sance, l'ensemble des êtres dont

Enfin

les

il

doit suivre les lois...

fonctions sociales se répartissent naturellement

d'après la grandeur des groupes auxquels se rattachent les existences

monde

le

individuelles

et

que représentent

des relations privées, la

nature, l'universalité

même

cité, l'État,

Nous ne prolongerons pas l'histoire;

elle

l'humanité, la

cette analyse plus loin, car

un programme complet

borne à indiquer comment

se

famille,

des choses...

notre tâche ne consiste pas à tracer

de

la

il

serait

possible de l'établir. L'esquisse que nous venons d'ébaucher suffit

à faire concevoir l'esprit et la

tion méthodique.

Il

est

marche d'une

réparti-

manifeste qu'en suivant la

même

voie, c'est-à-dire en procédant par divisions et subdivisions

graduelles,

on

arriverait à

décomposer jusque dans

extrême détail

les difficultés

des problèmes

et à les

plus

poser successivement dans des con-

ditions de simplicité aussi grande qu'on

(i)

le

qui résultent de la complication

Théorie des sciences.

le

pourrait désirer.

ANALYSE MÉTHODIQUE DE L'HISTOIRE

Les questions historiques une se trouverait

l'on

lj3

amenées au point où

fois

en présence de fonctions suffisamment

circonscrites, l'historien qui ferait

choix de l'une d'elles

n'aurait plus qu'à constater les séries de faits simples et

bien définis qui s'y rapportent. Pour cela,

lui faudrait

il

passer de l'ordre abstrait à l'ordre concret, c'est-à-dire noter agents, les

les

circonstances,

date,

la

duction des

faits.

Nous revenons

ainsi

lieu, le

groupe

détermine

la pro-

le

social, toutes conditions par lesquelles se

aux modes de

sec-

tionnement biographique, épisodique, chronologique, géographique et politique dont nous avons critiqué l'emploi chez

les historiens

de l'analyse, entraîne

n'a

du

Mais leur application, au terme aucun des inconvénients qu'elle

passé.

plus

quand on en

fait le

même

principe

de l'analyse,

parce que, au lieu de grouper pêle-mêle, dans des cadres de

convention, toutes sortes de

faits disparates, elle

répartir le détail des faits de

l'analyse est ailleurs été

même

et les aspects

de

ne

sert qu'à

ordre. L'essentiel de la vie

humaine ont

préalablement classés à raison de leur nature.

On

n'au-

donc plus à étudier des personnes, des événements, des époques, des régions ou des Etats dans tout ce qu'ils peuvent comprendre de complexité d'effets, mais seulement rait

dans leur rapport avec une fonction donnée. Dès de confusion à craindre dans

les

arbitraires ni de préférences exclusives. faits

serait

lors,

plus

problèmes, d'éliminations

Chaque espèce de

examinée à part dans toute l'étendue de

ses

développements. Les notions séparément acquises feraient partie

d'un ensemble, y prendraient place à leur rang

et

garderaient pour la science une valeur constante.

Tel nous semble devoir

être le

classement des sujets en histoire.

gramme

mode

d'analyse

et

de

L'adoption d'un pro-

rationnel, qui jusqu'ici lui a fait défaut, aurait pour

son étude d'importantes conséquences. Obligés de changer de but

et

de voie,

les historiens

détourneraient leur atten-

tes-

I

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

74

tion

personnelles ou

des singularités

n'apprennent rien de l'ensemble, ter les fonctions

En

universel.

de

l'activité

qui

de scru-

l'intérêt est

une

fois tracé,

peu à peu, par assises successives,

d'être toujours à

lieu

humaine, dont

outre, le plan de la science

l'édifice se construirait

au

accidentelles,

et seraient obligés

recommencer sur un fondement

précaire.

Bien des signes annoncent qu'une réforme de ce genre ne tardera pas à s'imposer. Notre temps voit paraître un

nombre les

croissant d'ouvrages où sont exposés par fonctions

développements des

arts utiles,

beaux-arts, des sciences, des tiques

ou

des

de

la littérature

mœurs, des

croyances religieuses.

ou des

institutions poli-

Ces monographies

instructives constituent de précieuses contributions à l'histoire générale.

Toutefois,

faute de concert préalable, de

suite et d'unité, les recherches de ce genre

fructueuses

qu'on

pourrait

besoin d'être systématisées L'établissement d'un

remplacer

les

classification

données,

les

et

le

Elles auraient

coordonnées.

programme en

classifications artificielles

naturelle

ne sont pas aussi

souhaiter.

histoire revient à

de

faits

par une

qui, débrouillant le chaos de ces

range dans un ordre logique d'après

les

analo-

gies et les différences le plus propres à les caractériser.

jour où

un classement

l'humanité retirera de ce grand bienfait des avantages comparables à ceux auxquels nature sont, depuis un essor.

v

Le

pareil aura prévalu, la science de

siècle,

facilités et

les sciences

des

de la

redevables de leur prodigieux

LIVRE TROISIÈME MÉTHODE DE

L'HISTOIRE

CHAPITRE PREMIER MÉTHODE NARRATIVE

Après

examiner faits et

manière de poser

la

celle

de

les

de

les

les problèmes.,

résoudre.

Il

s'agit

nous avons à

de constater des

reproduire exactement. Suivant que l'his-

ou des faits méthode narrative ou

torien se propose d'étudier des faits singuliers

communs, la

est

il

méthode

tenu d'employer

statistique.

Voyons

la

quelle confiance l'une et

Fautre méritent.

Pour prendre place dans taine, Il

un

fait particulier

l'histoire à titre

de donnée cer-

doit réunir plusieurs conditions.

faut d'abord qu'il ait été observé et décrit

grand

détail, c'est-à-dire

dans

le

plus

qu'une relation circonstanciée en

fasse connaître les causes, les agents, le lieu, la date, les

incidents, les

suites...

;

et,

comme un

seul

observateur

pourrait n'avoir pas tout vu ou avoir mal vu, ou n'être pas

l'histoire et les historiens

iy6 véridique

(i),

complétées outre que

forme à

le

que

est nécessaire

il

compte rendu des

la réalité.

La

science exige que l'historien ne mêle

des fables, mais la vérité

gés de

faut en

Il

strictement con-

faits soit

rien d'imaginaire à ses récits, car

l'intérêt, ni

ses allégations soient

confirmées par divers témoins.

et

;

on

demande, non

lui

ne cède ni aux calculs de

qu'il

aux entraînements de la passion, ni aux préjuUn fait sera donc d'autant moins digne de

l'esprit.

créance qu'il aura été plus sommairement constaté,

certifié

par un moindre nombre de témoins, chargé d'embellisse-»

ments romanesques, suspect

d'altérations partiales

ou

défi-

guré par un parti pris d'opinion. Or, quand on considère la

comment

détermination des particularités,

s'effectue

on

que toutes ces

voit

causes concourent à la rendre défectueuse. Les

formation sont en général insuffisants, fidèles, et les

les

modes

d'in-

rapports peu

préoccupations d'art inquiétantes,

les

préjugés des narrateurs manifestes.

en histoire

les

passions

En somme,

les

conditions de certitude font presque entièrement défaut.

VALEUR DES TEMOIGNAGES ET CREDIBILITE DE LA TRADITION

En

matière de

la science,

un contrôle

Un

faits singuliers, les

une large

et

garanties que réclame

publique étude, des relations sûres,

répété, se rencontrent rarement.

événement,

toujours

circonscrit

produit en un lieu de l'étendue, à

et

passager,

un moment de

la

se

durée.

Ceux-là seuls qui en ont été acteurs ou témoins peuvent en parler pertinemment.

(i) Testis

Tout

récit s'autorise *

tions. unus,

testis

nullus (adage juridique).

de leurs indica-

METHODE NARRATIVE

I

77

Au premier rang des mieux informés sont les acteurs mômes des faits. Personne n'a vu les choses de plus près. On voudrait donc entendre leur déposition avant aucune Mais

autre.

de renseignements, qui serait

cette source

la

plus précieuse, est la moins abondante et la plus suspecte.

La plupart difficultés

des personnages célèbres, aux prises avec les

de l'action, manquent de

quand

et,

loisir

pour

la

raconter

s'acquittent de ce soin, ne sont pas assez

ils

désintéressés pour être bien véridiques.

Après

acteurs des événements, ceux qui les ont vus

les

s'accomplir sont seuls en situation de nous instruire. Leurs rapports constituent

le

fonds de

dans son acceptation première,

l'histoire, le

a'

dont

Toutefois, les témoins, simples spectateurs des

que

saisissent

De

les

apparences

nom,

le

sens de témoignage (i). faits,

n'en

sont souvent déçus par

et

pour peu que l'événement soit complexe, chacun d'eux n'en connaît que des épisodes. On aurait donc besoin de les tous entendre mais tous n'élèvent pas elles.

plus,

;

voix, et ceux qui se taisent auraient parfois eu le plus à

la

dire.

On

déposer.

est réduit à

ceux qui se présentent

Même quand

d'office

pour

sont en nombre, on n'est jamais

ils

Dans combien de causes ne voitnouveau témoin changer le carac-

sûr d'avoir l'entière vérité.

on pas

l'apparition d'un

tère et l'appréciation des faits?

De nos

jours, l'incessante

publication de documents inédits oblige de remanier sur

une

foule de points l'histoire des derniers siècles. Or,

a-

t-on jamais la certitude d'avoir réuni tous les témoignages

ou

même

les

plus probants

Les témoignages, ainsi ils

entre

puisque

eux?

On

?

recueillis par fortune, s'accordent-

n'a encore qu'une présomption de vérité,

témoin qu'on ignore

tel

démentis. Se contredisent-ils (1)

Histoire,

est le témoin. £ioov,

dont

le

du grec Ce terme

ïSxopta,

les

les aurait peut-être

uns

les autres ?

information.

se rattache à si$to,i8co,

sens de voir se

lie

au sanscrit vid

Ce

qui est

L'historien,

thème et

au

tous

l'êrtop,

inusité de 010a, latin videre.

12

l'histoire et les historiens

ijS

Ton n'en peut

assez fréquent, rembarras devient extrême et sortir

que par un choix

périlleux, après avoir

tranché des questions de clairvoyance

et

témérairement

de bonne

foi.

règle posée par Tacite, de croire à la réalité des faits les

La

quand

auteurs sont unanimes, et d'attribuer à chacun d'eux sa

quand

version

diffèrent (i), n'est

ils

ni.

sûre dans

le

pre-

mier cas parce que, faute d'un contraditeur qui a gardé silence,

dans

on

peut-être

suit

second puisque, au

le

se contente

de son

de

poser

le

siècle, n'ose

;

une fausse voie;

lieu

et là

de résoudre

le

ni

le

effective

problème, on

où Tacite, écrivant

l'histoire

décider entre des récits divergents, qui

aurait aujourd'hui la hardiesse de prononcer?

Lorsque

l'historien,

ouvrant une enquête, interroge des

témoins, confronte leurs dires

cherche, à travers leurs

et

lacunes

et leurs contradictions, la vérité

remplit

comme

le

qui lui échappe,

il

juge une mission délicate où ses méprises

risquent de s'ajouter à celles d'autrui. Qui ne sait par expérience

combien

la constatation

du

fait le

plus simple est une

opération malaisée et de succès incertain quand on doit se référer à des

témoignages incomplets ou qui se démentent

l'un l'autre?

Les plus loyaux historiens conviennent de

leurs embarras: «

« Thucydide, « ou à

je

Pour

ce qui est de la vérité des faits, dit

ne m'en suis pas rapporté au premier venu

mes impressions personnelles;

je n'ai

raconté que

« ceux dont j'avais été

moi-même

«

des renseignements précis et d'une

je

m'étais procuré

« entière certitude.

Or,

j'avais

spectateur ou sur lesquels

de

la

peine à y parvenir toujours

« parce que les témoins oculaires n'étaient pas « d'accord sur

le

même événement

« sympathie ou la

Ecartons

le

fidélité

et variaient

de leur mémoire

danger, contre lequel

(2).

suivant leur

»

les historiens

pas toujours suffisamment prémunis, de mauvaise

(1)

(2)

Annales, XIII, 20. la guerre du Péloponèse,

Histoire de

l,

22.

ne sont foi

chez

METHODE NARRATIVE témoins:

les

Même

I

79

supposons-les tous d'une parfaite sincérité.

dans

hypothèse

cette

la

plus favorable, des désac-

cords ne manqueront pas de se produire, car chacun a sa

manière de regarder d'après

le

poste où

et

il

pour ainsi dire son optique

se trouvait placé, l'état de ses organes,

mesure d'attention,

sa

spéciale,

Chacun

ses qualités d'esprit (i)...

a

aussi sa manière d'exposer les choses suivant la netteté de ses idées,

précision de ses souvenirs, l'habileté de sa

la

parole, le tour de son imagination...

Ces causes person-

nelles d'erreur font varier à l'infini les témoignages.

Le duc d'Harcourt nous apprend comment rendu

de

officiel

ticuliers, rédigés

de Solférino

la bataille

par

les

:

se

généraux, furent transmis aux

un

ciers d'état-major qui les modifièrent et dressèrent

d'ensemble le refit

;

mais

chef d'état-major

le

:

«

Il

deux

maréchal Mac-Mahon,

Pour bien

peut-être.

différentes versions

!

»

et

il

» Qui se trompait?

(2).

fois

celui-ci

ne resta presque rien, ajoute

du « projet primitif

offi-

projet

jugea défectueux et

Vous vous trompez absolument

l'œuvre à nouveau. « rateur,

le

à sa convenance. Lorsque la relation, ainsi

corrigée, fut soumise au s'écria

compte

fit le

Les rapports par-

reprit le

nar-

Chacun

Moniteur aurait dû donner les du rapport. Cela aurait un peu embarfaire, le

rassé les historiens, mais édifié le public.

On

raconte que Walter Raleigh, enfermé à

Londres, s'occupait à écrire toire

par

du monde.

le

Il

jour,

suit

été

la

témoin

scène avec et

même

Tour de

seconde partie de son His-

est

interrompu dans ce travail

d'un regard attentif

et croit s'en être bien

causé de

il

d'une querelle qui éclate sous

bruit

sa prison.

Un

la

la

les fenêtres

les incidents

de

de

la rixe

rendu compte. Le lendemain, ayant

un de

ses

amis qui en avait aussi

y avait pris une part active,

il

fut

con-

« (1) Joseph de Maistre interdit aux myopes d'écrire l'histoire. Peutêtre faudrait-il récuser aussi les presbytes et même se méfier des vues normales dont bien peu sont irréprochables. (2) D'Harcourt, Quelques réflexions sur les lois sociales.

l'histoire et les historiens

180

lui sur tous les points. Réfléchissant alors à la

trcdit par difficulté

de connaître

quand

avait

il

ses yeux, et

pu

jeta

il

méprendre sur ce qui

se

au feu

le

tirer la

même

tête d'études historiques cette

sans toutefois se croire obligés d'en

conclusion que Raleigh.

semble que

Il

(i),

événements notables, étudiés

les

avec soin, devraient

mais Tacite nous

que

(2).

plupart restent entourés de

la

Quant aux

presque toutes sont controuvées. «

menu

le

détail

« au pied de la

en histoire

lettre.

« ses dramatiques «

et relatés

plus de garanties de certitude;

offrir

avertit

bien des obscurités

«

sous

se passait

manuscrit de son Histoire. Guizot

Prévost-Paradol ont mis en

piquante anecdote

événements lointains

la vérité sur des

est

En

petites circonstances,

général, dit

un mensonge

si

M, Renan,

on

prend

le

Grégoire de Tours, par exemple, dans

récits,

raconte avec une admirable viva-

discours de ses héros... Et pourtant, en

cité les actes et les

« adoptant textuellement

les

narrations de

Grégoire de

« Tours, est-on sûr de ne reproduire que l'exacte vérité ? «

Ce

naïf conteur

t

présent aux scènes qu'il décrit ?

était-il

« Les témoins dont

il

s'est

servi ont-ils pris des notes sur

« place pour nous conserver tant de particularités «

il

« mées le

?

Y avait-

des sténographes pour saisir au vol ces paroles

lés

? Il est clair

si

ani-

que, dans presque tous les récits détail-

qui nous ont été transmis, les circonstances sont la

« création personnelle de l'historien qui, au lieu de racon« ter sèchement

les faits, a préféré les

mettre en action.

« pareils textes ne doivent être envisagés que

comme

De

des à

« peu près... Essayons de nos jours, avec nos innombrables

« moyens d'information «

ment comment

« contemporaine,

(1)

s'est

et

passé

de publicité, de savoir exactetel

quels propos

grand épisode de s'y

sont

l'histoire

tenus,

quelles

pour l'ouverture du cours d'histoire décembre 1812, dans Mémoires, t. I, p. 288 et Pré-

Guizot, Discours prononcé

moderne,

le

1

1

vost-Paradol, Histoire universelle, Introduction. (2) « Maxima quœque ambigua sunt. »

;

.

METHODE NARRATIVE « étaient •

les

vues

« nous n'y réussirons pas. «

comme

J'ai

expérience de critique historique, de

d'événements qui

« sous mes yeux,

tels

que

« Je n'ai jamais réussi à

En dehors du fixent

me

rarement

les

journées de février, de juin, satisfaire (i). »

sens des

le

répéter

faits, les

par cela

et,

une

presque

me

cercle des observateurs directs,

«

le

mot de Plaute

seuls à

témoignages ne font

même,

s'altèrent.

Polybe

La plupart des «

», se

rie (4)

historiens,

tenir par «

fait

(2).

:

Mieux vaut un porteur d'yeux que dix porteurs

Rabelais

bornent à

d'oreilles

confinés dans cette

(3).

île

recueillir

de vagues récits

et

histoire.

elles

ont

les fait

méritent créance.

Transmise de bouche en bouche,

permanence en



com-

posent leurs histoires d'après d'autres histoires dont

elles

»

Ouydire eschole de tesmoigne-

données ont souvent beaucoup voyagé. Plus de chemin, moins

etc.

mais qui

reconnaît que Touïe est plus trompeuse que la vue

Selon

;

part,

faire

se sont passés

de fournir des renseignements exacts,

plus que se

ma

souvent essayé pour

« idée complète

même

ï8l

intentions précises des auteurs

et les

Tout

la

vérité n'a pas

de

bruit qui circule se dénature.

Bayle en donne pour raison que, dans

le récit

répété des

mémoire ne retenant les choses qu'en gros, c'est 1 imagination qui supplée aux lacunes pour le détail. « Ceux à qui Ton conte une chose ont accoutumé d'être « attentifs principalement au fond et à l'essence du fait. faits,

la

« C'est aussi ce qu'ils retiennent (1)

(2) (3)

mieux. Mais

comme

Essais de morale et de critique, 1859, p. 126, 127. Histoire générale, XIII, 27. « Pluris est oculatus testis unus quam auriti decem « Qui audiunt, audita dicunt qui vident, plane sciunt. » (Truculentus, II, 6). Pantagruel, V, 3 ;

;

(4)

le

1

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

182

«

ils

même

n'ont pas eu la

attention à toutes les circon-

« stances, car cela eût été trop pénible, « plusieurs...

« quelques jours,

s'ils

veulent faire

« obligés d'y suppléer « retenues. Chacun «

ticulier

en oublient

ils

au bout de quelques heures ou de

et ainsi,

les

le

même

sont

récit, ils

circonstances qu'ils n'ont point

fait

ce

supplément selon

de son génie,

et

de

là naissent

« riations qui passent jusqu'aux

le

une

caractère par-

infinité

de va-

écrits des historiens (i). »

Bien des causes d'erreur se glissent à travers ces trans-

missions successives. L'infidélité des mémoires, l'arbitraire des suppositions, des inadvertances de toute espèce, l'impropriété des termes,

rapporteurs, faussent véridiques.

A

manque ou

le le

sens

chaque redite

du

le

trop d'habileté des

récit sur les lèvres les plus

danger s'aggrave,

le

empire. Des détails essentiels s'atténuent

et

des circonstances insignifiantes, amplifiées à

nent

principal.

le

mal

« nous

faisons

le

(2) ».

commerce des

la déclare certaine et l'affirme

mier répand

certifie

la

nouvelle

comme une

indubitable.

comme

douteuse

expressément

comme un dit....

on

tient....

;

;

(3).

bruit vague

chose qui se confirme

On

comme

L'un donne

semblable une conjecture reçue

la répète

la

naturellement conscience de

« rendre ce qu'on nous a preste sans quelque usure « accession de notre creu

;

devien-

plaisir,

Des éléments nouveaux s'ajoutent à

donnée première, car, dit Montaigne., dans nouvelles,

le

disparaissent

le

;

le

et

vrai-

l'autre

Le

pre-

second

troisième la

on

affirme....

Dictionnaire historique, art. Hacker, note A. Essais, III, 11, (3) Nicolas de Damas, contemporain de César et qui nous a transmis récit le plus circonstancié de sa mort (Fragment découvert le « Tu à l'Escurial en 1 849), ne dit rien de l'exclamation célèbre quoque, mi Brute ! » qu'aurait poussée le dictateur à la vue de Brutus levant sur lui le poignard. Suétone, postérieur d'un siècle, mentionne ce mot rapporté, dit-il, par quelques auteurs (Cœsar, % 8 2). Après lui, d'autres l'ont donné pour avéré. Depuis lors, ce détail, dû probablement à l'imagination de quelque rhéteur grec, fait partie de la scène et passe pour authentique. (1;

(2)

:

METHODE NARRATIVE

marquent

les

vérité. «

semble

Il

de Terreur qui

degrés

I

se

transfigure

83

en

d'une emplette d'encan où

qu'il s'agisse

enchérit les uns sur les autres, parce que la mar-

« l'on

« chandise

n'est

« enchérisseur

Ainsi

adjugée qu'au plus offrant

thème

le

et

dernier

»

(i).

déformé de mille façons, prend

initial,

apparences les plus diverses, comme un nuage tourmenté par les vents. Indifférente à la vérité des faits et plutôt amie du mensonge (2), la renommée propage les les

plus vaines rumeurs, d'échos, les accrédite

que

la

les

exagère par une répercussion

finalement, les consacre. Pour peu

et,

nouvelle vienne de loin,

elle est escortée

de tant de

variantes, d'embellissements et de commentaires, que la critique la plus judicieuse ne peut démêler ce qu'elle ren-

ferme de vrai,

et

ses efforts

ne font souvent qu'y joindre

quelques incertitudes de plus.

De

de Voltaire. «

l'avis

les

faits

ne sont probables que

un degré de probabilité à Newton croit même qu'au

« dans leur origine et perdent

« chaque génération

bout d'un foi.

se

A

(3)

».

siècle la tradition orale

ne mérite plus aucune

quelles déviations ne peut-elle pas atteindre quand

continue pendant de longs âges

été réduite à ce

moyen

?

Tant que

d'information,

C'est pourquoi,

venu que des

La orale,

de

la

haute antiquité,

(1) Bayle, (2)

il

n'est,

moins

comme

il

dans une

plus étranges.

ne nous

est par-

faillible

que

dit Froissart, si

la tradition'

juste reten-

Diction, histor., Henri III, note S. « Passa la Renommée. « Elle tenait trois cornets à bouquin, « L'un pour le faux, l'autre pour l'incertain, « Et le dernier, que l'on entend à peine, « Est pour le vrai. »

Guerre civile de Genève, Grande Encyclopédie.

(Voltaire, (3) Article

les

fables.

tradition écrite semble car «

l'histoire a

elle a flotté

indécision favorable aux transformations

elle

Histoire, dans la

ch. iv.)

l'histoire et les historiens

184 « tive que

d'écriture (1) ». Depuis

c'est

d'une date relativement récente,

mun,

les

est

l'art

d'écrire,

témoignages, fixés dans des textes durables,. ont

pu franchir des distances

et

des siècles sans courir autant

de chances d'altération. Alors, en

Néanmoins,

rique.

que

devenu d'usage com-

effet,

s'ouvre l'âge histo-

mal, un peu atténué, n'est pas

le

pour cela guéri. Les documents

écrits

toujours la vérité de première main,

ne nous livrent pas

et, là

où nous croyons

un témoin autorisé, nous avons simplement affaire à un rapporteur banal qui répète de vagues leçons. Or, entre le moment où une nouvelle s'ébruite et celui où entendre

même

il y a place pour bien des erreurs. Buckle a montré, par des exemples tirés de l'histoire du

moyen

âge,

elle s'écrit,

que

le

moment

le

plus périlleux pour la tradi-

tion est celui où elle se fixe dans

un

lieu d'être transmise sur place et

de vive voix sous

fluence

du

même

texte, parce que,

au

l'in-

esprit qui l'avait conçue, elle est rédigée

par un compilateur presque toujours interprète inexact ou critique inintelligent (2).

En outre, un récit qui passe de livre en livre, quoique moins exposé que lorsqu'il circule de bouche en bouche, ne

laisse pas

de courir de fâcheuses aventures, par suite de

transcriptions

moyen

et

de gloses successives. Les scribes du

âge ne se faisaient pas scrupule de modifier les

textes qu'ils reproduisaient et d'y opérer des interpolations

ou des suppressions à leur convenance. Pour introduire des erreurs,

il

suffit parfois

de

coquille d'imprimerie ou

La confrontation avec quelle

Dans en

1

d'un copiste, d'une

d'une méprise

de

traduction.

des manuscrits et des éditions montre

facilité

l'édition

la distraction

un

princeps

texte original peut se qu'il

corrompre.

donna d'Ammien Marcelin,

533. Accurse prétendit avoir corrigé cinq mille fautes

(1)

Chroniques,

(2)

Histoire de la civilisation en Angleterre, ch.vi.

III,

i3.

MÉTHODE NARRATIVE sur les manuscrits de son Histoire

I

Voilà pour

(i).

85

les trans-

cripteurs. Les traducteurs sont plus encore sujets à caution.

Un

docte critique, Méziriac, avait à lui seul relevé, dans

de Plutarque par

traduction

la

Amyot

plus

,

de deux

mille contresens (2). Si la plus honorée des traductions est

à ce point défectueuse, que doit-on penser des autres?

xvn

e

Au

Perrot d'Ablancourt ayant habillé à la française

siècle,

plusieurs historiens anciens, ses traductions, plus agréables qu'exactes, reçurent la qualification de « belles infidèles »

qui conviendrait à

On

même

cite

la

plupart des versions célèbres.

des personnages historiques mis au

monde

par une inadvertance de traducteur. Hérodote parle d'un

dont on n'a pas trouvé trace dans

roi Mceris

roglyphiques. Le bassin creusé

les textes hié-

Amenemhé

pour

III

du Nil s'appelait en égyptien mer/, le Hérodote, prenant ce mot pour un nom propre, en a

recevoir lac.

par

fait celui

le

trop plein

d'un

roi qui,

bien que n'ayant pas existé, n'est

De même les historiens grecs, en Anakyndaraxarès pour père, avaient pris un titre royal {Anaku-nadu-sarru-assur moi auguste roi d'Assyrie) pour un nom patronymique (4). On ignore l'auteur du roman de Daphnis et Chloé. L'attribution de cette gracieuse pastorale à un écrivain nommé LonLe manuscrit du gus provient d'une bizarre méprise pas moins fort connu

donnant

(3).

Sardanapale

à

.

:

Mont Cassin

avait pour titre

choses deLesbos. cet auteur,

Du mot Aoyoi,

si

Aéafiiaxwv Xoyot,

lu de travers,

chance d'être immortel

(1)

fait Xovvouet

l'écriture

et

l'his-

(5).

surtout l'imprimerie rendent la

vérité plus durable, elles éternisent aussi le

(2)

Discours des

on a

né d'une bévue d'érudit, a pris place dans

toire littéraire, avec

Enfin,

:

mensonge

et

Bayle, Diction, histor., articles Accurse et Marcelin. Méziriac, Discours de la traduction, 1635.

Lenormant, Histoire ancienne des peuples de l'Orient, 217. )Id..ùl, t. I,p. 475. (4 (5)Chassang, Histoire du roman dans l'antiquité, p. 42 1.

(3) F.

t.I, p.

1868,.

1

86

l'histoire et les historiens

.

semblent

môme

donner une autorité nouvelle. « Nous sotttises quand nous les mettons

lui

« mettons en dignité nos « en moule...

y a bien pour

Il

le

peuple aultre poids de dites



« Mais moi. qui ne mescrois non plus

la

« dire



je

« main des

Fai leu

hommes

« cretement qu'on « estre plus

que

:

et

parle..., j'estime

vieille, elle

n'est pas

de

la

pour Le nom

la vérité que,

lequel on désigne des récits

témoigne que

moins suspecte que

l'histoire

écrite

l'histoire parlée.

début dans

le

bouche que

n'est pas plus sage (i). »

d'authenticité,

Engagée dès

ouï dire.

je l'ai

qui sais qu'on escrit aussi indis-

de légendes (legenda), par

dépourvus

vous

si

cette voie d'altérations pro-

gressives, la tradition y persiste jusqu'à ce qu'il ne

reste

à peu près rien de la vérité. Les récits

fable

comme

les

affluents de

vont à

la

fleuves à la mer, sans cesse grossis par

mensonges.

Il

instructif de la philosophie de

l'histoire

sur

manière

la

dont, grâce à ce travail continu de déformation, les

deviennent

vrais

mythiques-

légendaires,

De curieux exemples permettent de âge historique,

le

des

un chapitre

y aurait à écrire

suivre

progrès parfois rapide de

faits

fabuleux.

et

en

plein

cette

méta-

,

morphose. Lorsqu'Alexandre eut,

partit

pour

en prévision de sa gloire,

le

la

conquête de

toriographes chargés d'écrire les exploits dont être témoins.

En

l'Asie,

il

soin de se pourvoir d'his-

dépit d'une précaution

si

ils

devaient

sage, la vie

du

héros tourna vite à la légende. Les imaginations, éblouies par

au

le

spectacle d'une aussi prodigieuse fortune,

récit

de ses triomphes de romanesques embellissements

qui trouvèrent aisément créance, car, lorsque

presque incroyable,

le

Montaigne, Essais,

le

vrai est

faux ne paraît plus indigne de

l'on cesse de les distinguer.

(i)

mêlèrent

III.

i3.

Du

vivant

même

foi et

d'Alexandre.

METHODE NARRATIVE au dire de Polybe, de Strabon qu'un

histoire n'était déjà

et

187

de Quintilien

son

(i),

de fables. Lucien raconte

tissu

que. pendant une navigation sur l'Hydaspe,

conquérant

le

se faisait lire la relation

du rhéteur Aristobule, un de

historiographes en

Quand

titre.

d'un combat que l'auteur Alexandre,

lui faisait soutenir contre

dans

et le jeta

le fleuve,

« qu'un jour Onésicrite

« devenu « tous

roi

les

arrive à

il

:

Porus.

du narrateur, saisit menaçant d'un sort

« Plutarque rapporte

pareil l'impertinent historien (2).

ses

hyperbolique

le récit

des sottes inventions

irrité

son manuscrit

vint

(3)

son ouvrage à Lysimaque

lisait

un conte

répété depuis par presque

historiens d'Alexandre, sur

une reine des Ama-

« zones, qui serait venue trouver ce prince pour avoir de

un

«

lui

«

Où donc

« peut-être « dont

les

« retrouver les

Lysimaque de sourire

enfant. Alors étais-je, fait la

moi, dans ce temps-là

même

!

historiens d'Alexandre

la

de

s'écrier

:

ne peuvent pas

s'y

» Quoique Quinte-Curce juge sévèrement (5)

:

il

emprunter un certain nombre de épisode de

et

Alexandre eût

question. Quelle histoire que celle

principaux personnages (4)

!

n'a pas

laissé

de leur

fables,

telles,

que

reine Thalestris, l'incendie

l'instigation de la courtisane Thaïs, la

bassade romaine à Alexandre, des

récits

cet

de Persépolis à

am-

relation d'une

de prodiges,

etc. (6).

La falsification de l'histoire du héros, commencée d'aussi bonne heure, se continua pendant des siècles avec un succès croissant. Sa vie. dans le récit du faux Callisthène, œuvre de quelque rhéteur alexandrin est transformée ,

en conte bleu. de

l'Italie et

On

y voit Alexandre opérer

la

de tout l'Occident, passer à pied sec

Polybe, Hist. génér., XII, 17 a 22; Strabon, Géogr., (1 Quintilien, Inst. orat., X, | 75. (2) Comment il faut écrire l'histoire, 12. (3) Vie d'Alexandre, 46. (4) Chassang, Hist. du roman dans l'antiq., p. 107. (5) Vie d'Alexandre, IX, 1 et g. 1

(6) Id.,

VI, 5, 25

;

V, 7

;

,

VII,

95

;

IV, 2* 6, 7...

conquête les

II,

mers

1

1

l'histoire et les historiens

88

qui s'ouvrent devant

descendre au fond de l'Océan

lui.,

sous une cloche à plongeur, enfin être enlevé par des aigles

dans

L'auteur raconte une fable, éclose sans

ciel (i).

le

doute sur

bords du Nil, d'après laquelle Nectanébo,

les

d'Egypte, réfugié en Macédoine, y serait devenu

roi

père

le

d'Alexandre, ce qui permettait aux Égyptiens de reconnaître

dans leur vainqueur un souverain national les Perses,

en

fils

non moins ingénieux,

de Darius

II, et le

Plus tard,

(2).

travestirent le prince grec

vaincu devint un cadet usurpateur,

justement chassé du trône par son frère aîné Byzantins, l'histoire

En

Moldaves,

les

même

Turcs

les

Les

(3).

firent subir

à

d'Alexandre de non moins capricieuses variations.

France, l'altération de

la

légende, sous l'influence de la

poésie chevaleresque, aboutit à la Geste d'Alexandre où les

trouvères se plurent à dépeindre

douze

pairs,

un

et faisant, après

son triomphe, chanter

lone où l'on adore

Mahomet

de thème à des épopées

représente l'histoire à est

l'état

et

Gall,

et,

quelques

complète dans le

les

dans

l'histoire

A

ont également car

l'épopée

peine mort,

César

célébré dans la Pharsale.

Charlemagne, soixante ans après s'idéaliser

messe dans Baby-

la

populaires,

naissant.

mis au rang des dieux

mence à

de

les infidèles

(4).

Les plus glorieux personnages de servi

roi féodal escorté

guerroyant avec ses barons contre

la fin

de son règne, com-

Chronique du moitié de Saint-

la

plus tard, la

siècles

romans de

métamorphose

est

chevalerie. Mais, en devenant

jouet de la poésie, la gloire a des fortunes diverses

tandis qu'Alexandre se transfigure en Amadis,

le

et,

grand

Karle tourne au Cassandre. Les trouvères avilirent à dessein la

royauté dans sa personne pour plaire à des vassaux puis(1)

Callisthène, Vie d'Alexandre,

(2) Id., id.,

I,

1,

1

7, et

expédient analogue {Histoires, (3) Ferdouçy, Shah-Nameh. (4)

Sainte-Croix,

I,

27, 3o, 28,

Quinte-Curce,

Examen

lexandre; Guillaume Favre,

I,

1

;

fin.

Hérodote mentionne un

III, 2).

critique la

des

anciens historiens

Légende d'Alexandre

le

Grand.

d'A-

MÉTHODE NARRATIVE

189

sants. L'empereur des poèmes du cycle carlovingien résume

en quelque sorte toute sa race,

dant en

lui trois

exploits

et le

de Charles Martel,

la

traité

par

Russie, la figure de Pierre

un

siècle,

Haroun-al-Raschid, son

;

souvenir du

le

fantastique des Mille et une

le

Grand tend

le

été

calife

en plein âge de lumière s'ébaucher

le

légendes, des Parfois

le

va se

En

nuits.

à prendre, depuis

;

éléments de quelque Pétréide future. De nos jours

les

mieux

les cantilènes popuune transformation qui prépare

proportions épiques

des

laires (bylines) lui font subir

fois les

la

en renommée, n'a guère

conteurs arabes

les

perdre dans

et

type, confon-

majesté de Charlemagne et

l'imbécillité de ses successeurs (i).

émule en puissance

même

rappelle' à

d'histoire,

siècles

et

même,

de critique, n'a-t-on pas vu

genèse d'un Napoléon idéal, fabriqué avec des

poèmes

des odes, à la barbe des historiens ?

et

besoin d'embellir

et

de poétiser

les

choses se

prend, faute de mieux, à des héros de rencontre, agrandis et illustrés à plaisir.

Dans Y Iliade,

Achille, chef des

Myr-

midons. prime Agamemnon, roi des rois. Les Chansons de geste célèbrent Roland, personnage insignifiant dans de préférence à Charlemagne. Le Cid, con-

l'histoire (2),

dottiere cupide

et féroce

chevaleresque dans

les

du xi e siècle, personnifie l'héroïsme Romanceros de l'Espagne. Les

Ballades écossaises glorifient Wallace, partisan discuté par chroniqueurs...

les

ne

avec

matériaux

les

lui

Il

faut des idoles à la foule.

en fournit pas à son gré,

l'histoire

les

plus simples. Elle

elle les

Quand

en façonne créerait

au

besoin de toutes pièces.

Souvent, en

effet,

l'imagination des conteurs franchit la

frontière indécise qui sépare le et

se joue

librement dans

le

réel du monde idéal domaine de la fiction. Cer-

monde

taines parties de l'histoire ne contiennent guère

que des

Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne. n'y est mentionné qu'une fois, en passant (Éginhard, Vie de l'empereur Charles, § 9). (1)

(2) II

l'histoire et les historiens

190 fables.

Telles sont les origines nationales et les légendes

religieuses.

Toutes

les

annales des peuples anciens débutent par une

période mythique. «

La

« aînée de

»

même

l'histoire.

remplit

le

fable, a-t-on

Un

pu

dire,

sœur

est la

merveilleux qui se réfute de

lui-

premier âge des Égyptiens, des Assyriens,

des Chinois, etc., et toute la durée des temps pour l'Inde et

Jusqu'à l'époque d'Abraham,

Perse.

la

Genèse ne peuvent

être

admis que

poétique des origines du peuple hébreu

Les traditions primitives de

Au

fabuleuses. se

la

les

récits

comme une

de

la

restitution

(1).

Grèce étaient purement

début de l'âge historique,

bornèrent d'abord à traduire en prose

les

les

logographes

inventions des

Fidèles au génie de leur nation, les historiens

rhapsodes.

qui vinrent après mêlèrent des contes à leurs

Romains, mieux placés que nous pour en

récits.

Les

juger, les trai-

taient volontiers de hâbleurs (2).

Toutefois, les

Romains ne

laissèrent pas d'admettre aussi

des fables dans leurs annales. Tite-Live, loin de rejeter

aux commencements de Rome, a pieusement recueillies et tire gloire de ce qu'elle a pu

celles qui les

se rapportaient

créance au

monde en même temps que

en imposer

la

domination

(3).

duré que

puissance romaine, car

la

Le

prestige de ces légendes a les

même

sa

plus

fables ont la vie

plus longue qu'un empire. C'est seulement de nos jours

que

la critique les a écartées, et l'un

Mommsen,

de Rome,

ne daigne pas mentionner ses

Les modernes blâment chez

pour

les récits

des meilleurs historiens

fabuleux.

Il

les

rois.

anciens ce goût puéril

leur siérait pourtant de n'être

Kuenen, Histoire critique des livres de V Ancien Testament, 297 Renan, les Origines de la Bible. (2) Mommsen inflige à la Grèce l'épithète de « faiseuse de contes », qui rappelle celle de ypaoaffuXsxpia «compilateur de contes de vieille», dont avait été gratifie l'historien Timée (Polybe, XII, 24, et Suidas, (1)

t.

I,

p,

;

In Timaios). (3)

Annales, préface.

METHODE NARRATIVE pas trop sévères, car l'exemple des

ils

Romains

IQI

ont aussi besoin d'indulgence.

A

qui, sur la foi d'une légende rap-

portée par Tite-Live(i) et exploitée par Virgile, se flattaient

de descendre des Troyens, une foule de peuples ont reven-

diqué

même

la

Dès

origine.

Arvernes

ère, les

le

premier de

se disaient issus

la

de notre

siècle

race de Priam, et

Lucain s'indigne d'une impertinente prétention qui lui du peuple romain (2). Les

paraît empiéter sur les privilèges

Francs, devenus maîtres de la Gaule, ne tardèrent pas à se donner pour ancêtre Francus ou Francion, fils d'Hector. Frédégaire tient déjà cette origine pour authentique

Chroniques de Saint-Denis

(4) et

Matthieu Paris

(3).

Les

(5) la

con-

Ronsard s'en inspirait encore dans sa Franciade. Durant le moyen âge, la mode étant aux Troyens, tous

firment.

les

peuples qui, parvenus glorieux, faisaient quelque figure

monde, voulurent se les attribuer pour ancêtres. Le Nouvel Edda, écrit après la conversion des Scandinaves

dans

le

au christianisme,

mands tige

de

les fait

En

de leur nation.

Monmouth

Brute

le

laisser

provenir des Troyens. Les Nor-

en France firent choix d'Anténor

établis

rattacha l'origine des Bretons à

Troyen, présumé

fils

d'Ascagne,

de lacunes dans sa dynastie,

de rois aussi fantastiques que avisés,

porain

le fit

lui (6).

et,

un

d'Alexandre.

I,i, et

suivre d'une kyrielle

Les Ecossais, moins

Mais ce défaut d'imagination leur

XXV,

I

er

s'étant prévalu contre

12.

Arvernique ausi Latio se. fingere fratres « Sanguine ab iliaco populi... » {Pharsale,

(4)

ou

«

(2)

(3)

Brito

pour ne pas

ne surent remonter que jusqu'à un Fergus, contem-

coûta cher, car, en i3oi, Edouard

(1) Id.,

comme

Angleterre, l'archidiacre Geoffroy

Chronique, ch.

I,

427-428.)

11.

Recueil des historiens de la France et des Gaules, t. III, p. 155. Sicut plerique gentes Europae, ita Franci a Trojanis originem

(5) «

duxerunt »

(Hist.

majorum,

p. 59).

Historia Britannorum (1 147), traduite en vers français par Robert Wace {Roman de Brut, 155). (6)

1

l'histoire et les historiens

192 les rois

Brute

d'Ecosse des droits antérieurs qu'il disait tenir de

Troyen, l'argument, soutenu par de bonnes troupes,

le

parut sans réplique

(1).

Turcs que

n'est pas jusqu'aux

Il

listes n'ait affublés

anna-

la fantaisie des

d'une origine troyenne. Les Chroniques

de Saint-Denis font partir ensemble de Troie Francion, fils d'Hector, et Turcus, fils de Troïlus, tous deux petits-fils de Priam. Turcus, s'étant séparé de Francion, alla en une contrée dite la petite Scythie où

Turcs en

non

crédit,

autres,

de

qu'elle parût plus invraisemblable

mais parce qu'elle révoltait

Au

l'orgueil des

peu disposés à reconnaître

la famille,

cousins.

devint la souche des

il

Cette généalogie fut cependant malaisée à mettre

(2).

milieu du xv e

siècle, le

les

pape Pie

II

que

membres

Turcs pour disait esti-

mer surtout les Italiens « parce qu'ils descendent en « droite desTroyens par Anténor etEnée». Il voulait niser

une croisade contre Mahomet

les

ligne

orga-

afin de chasser les

II

Turcs, « ces faux descendants des Troyens, au profit des

«

vrais descendants de Teucer,

Italiens,

et,

« de leur empire, relever l'empire de Troie

Quoique de date plus national

de

la

Suisse,

récente, est,

Guillaume Tell,

malgré

légende, entièrement apocryphe. •du xiv e siècle (Jean de Victring,

(1 3

1

Schwyz dont

5)

et

et

le

précision

la

Aucun

héros

de

sa

des chroniqueurs

Mathias de Neuenbourg

Jean de Wintherther), qui racontent ten

sur les ruines

(3) ».

la bataille

et

de Morgar-

l'affranchissement des cantons d'Uri,

de

d'Unterwalden, ne mentionne Guillaume Tell,

le rôle se

rapporterait à i3o8.

La

fable qui l'a

rendu

une légende Scandinave dont on ne conmoins de huit versions, en Islande, en Norvège,

célèbre paraît être naît pas

dans

l'île

d'Heligoland

tion en Suisse,

(1)

(2) (3)

un

et

dans

siècle et

le Palatinat.

demi après

les

Sa naturalisa-

événements,

Grote, History of Greece, t. II, p. 216. Recueil des histor. de la France et des Gaules, Zeller, Italie et renaissance, p. 28, 29.

t.

III, p.

est

155.

MÉTHODE NARRATIVE

due

ig3

à l'auteur de la chronique manuscrite appelée le Livre

blanc (Chronik des Weissen bûcher),

1467 à 1476. Suisse, adopta

Au la

qui fut rédigée de

xvi e siècle, Tschudi, l'Hérodote de la

légende

compléta. Jean de Muller

et la

l'embellit encore (1). Depuis, la poésie et l'art l'ont à l'envi

consacrée. Après Rossini.

drame de

le

n'est plus

il

musique de

Schiller et la

permis d'élever un doute.

Les traditions religieuses exagèrent encore cette tendance

du

à l'idéalisation parce que, prenant possession

oublient aisément la terre

et les

conditions de

ciel, elles

la

vraisem-

blance historique. Rien n'est, en général, moins avéré que les

pieuses légendes des hagiographes, car

hommes

point des

en saints

et

sans donner de terribles entorses à

montré Guizot poétique du écrites.

(2), les

moyen

on ne transforme

des accidents en miracles

Comme

la vérité.

l'a

Vies des saints constituent l'œuvre

âge, antérieurement

aux

littératures

Alors s'opéra une création mythologique analogue

à celle qui. avant Homère, avait enfanté

dieux des

les

Hellènes. L'imagination populaire, croyant que rien

impossible aux héros de la

foi, se

n'est

plut à broder sur ces

thèmes biographiques toutes sortes d'aventures merveilleuses.

La Légende

dorée,

au xni°

compilée

siècle

par

du désert, recueil de traditions monastiques, représentent moins l'histoire que l'épopée du christianisme. Les Vies des pères du désert sont les plus fabuleuses parce que la tradition remontait

Jacques de Voragine,

et les

Vies des pères

plus haut et venait de plus loin. L'Eglise elle-même a parfois

dû reconnaître

ce qu'ont

peu fondé

ces récits plus édifiants qu'authentiques.

Gélase (v e

siècle) interdit la lecture

martyrs,

quia sunt multafalsa et apocrypha

que

la

«

de

Le pape

publique des Actes des ».

On

estime

collection des Bollandistes contient plus de vingt-

(1) A. Rilliet de Candolle, les Origines de 1869. (2) Histoire de la civilisation en France,

la

t.

Confédération suisse, II,

p.

45.

i3

l'histoire et les historiens

194

cinq mille vies de saints

Au xvn

(i).

e

siècle,

Dom

Ruinard

ayant entrepris de trier, parmi ces innombrables légendes, quelques garanties de véracité, n'en put

celles qui offraient

trouver qu'environ cent vingt dont

Un

historique (2).

autre écrivain

le

du

caractère fût vraiment

même

temps,

savant

le

Launoy, prêtre et docteur de l'université de Paris, avait déclaré une guerre meurtrière à nombre de saints suspects. On l'appelait « le dénicheur de saints (3) ». « M. de Launoy. « dit Vigneul de Marville, était

un

« table au ciel et à la terre.

a plus détrôné de saints

Il

terrible critique, redou-

« paradis que dix papes n'en ont canonisé. «

ombrage dans

«

les

«

la

noblesse.

je

rencontre

«

uns après

« terre et «

martyrologe autres

et

comme

il

lui parle

que

bien de l'humilité, tant

le

j'ai

recherchait les saints

peuplerait

n'ont pas existé.

disait: le

chapeau à

— Quand

salue jusqu'à

la

main

et

peur qu'il ne m'ôte

« saint Eustache, qui ne tient à rien

On

du

lui faisait

en France on recherche

Le curé de Saint-Eustache le docteur de Launoy, je

ne

je

le

les

Tout

(4).

avec

mon

»

un ciel de fantaisie avec des saints qui Aucun document ne mentionne sainte

Véronique. Sa légende a une origine bizarre

:

durant

les

premiers siècles du christianisme, on figurait souvent, dans

de Christ peinte sur une draperie que une femme, symbole de la Foi. Comme affirmation d'authenticité, on inscrivait au-dessous Yera iconica (de sïxojv, image). Avec cette donnée, on a imaginé une personne réelle et toute une biographie (5). Sainte Véroles églises,

une

tête

tenait déployée

:

nique a sa statue, à une place d'honneur, sous Saint-Pierre à

{\)Id.. (2)

t.

II,

p.

Rome.

— La légende

le

dôme de

de saint Christophe a

32.

Acta primorum martyrum sincera, 1689.

Gui-Patin, Lettres, 18 novembre 1650. Vigneul de Marville (d'Argonne), Mélanges d'histoire et de littérature, 169g, p. 266. Traité des superstitions, et Baillet, Histoire des fêtes (5) Thiers, (3)

(4)

mobiles.

MÉTHODE NARRATIVE

même,

été construite de

IÇ)5

à l'aide de matériaux imaginaires,

nom

d'après l'interprétation de son

On

(i).

pourrait y

joindre saint Georges, saint Hippolyte, sainte Catherine, etc.

Le

(2).

chiffre invraisemblable des

onze mille vierges

de Cologne s'explique par une inadvertance de copiste ou

On

de commentateur.

nommée

vierge

undecim

chrétienne

mouni ou

la fête

tombe

le

de saint

27 novembre dans

le

Mar-

chef d'une religion rivale, Çakya-

le

Bouddha. Tous

le

nom

a fait canoniser, sous le

tyrologe romain),

la

d'une

de onze soldats,

immolés avec quelque personnage princiune des plus singulières méprises de l'hagiogra-

Josaphat (dont

dans

s'agissait soit

(3), soit

?m'lites,

pal. Enfin,

phie

suppose qu'il

Undecimilla

les traits

de

la vie

du

saint,

légende rapportée par Jean de Damas, sont en

empruntés' au Bouddhistes

Lalîta Vistara.,

un des

effet

livres sacrés des

(4).

Ainsi la tradition, orale ou écrite, travaille sans cesse à

dénaturer

les faits.

Plus

ser, doit,

comme

le roi

fermer bénévolement

Une à

la tradition

peu de les

foi (5).

échos

et

voyage, plus

elle

court d'aven-

de compte, se résout à l'épou-

yeux sur

un long

le

conte de Boccace,

l'intégrité

crédit, loin

de sa fiancée.

de rien ajouter

sont plutôt propres à l'ébranler.

Les historiens,

de

fin

de Garbe dans

les

vaste circulation,

la certitude,

elle

en

tures. L'historien qui,

il

est vrai,

n'ignorent point la

faillibilité

s'accordent à reconnaître qu'elle mérite

et

Néanmoins,

rapportent

(1) Max Mûller, p. 3 11, 314. Les

ils

s'en font

des fables alors

complaisamment

même

qu'ils

n'y

Nouvelles leçons sur la science du langage, t. II, légendes ainsi fabriquées rentrent dans ce qu'on appelle la « Mythologie iconographique ». (2) Id., Essais de mythologie comparée, p. 465. (3) Id., Nouv. leç. sur la sci. du lang. t. II, p. 314, 315. (4) Max Mûller, Essais de mythologie comparée, p, 462,467. Histoires,!, 22; (5) Thucydide, I, 20; Tite-Live, XXVIII, 24; Tacite, Quinte-Curce, IV, 2 etc. ;

l'histoire et les historiens

196

croient point. Seulement, réserves.

vraisemblance,

la

garant. lui

il

expriment en ce cas leurs

ils

Quand Hérodote

raconte des choses contraires à

a soin d'avertir qu'il ne s'en porte pas

comme

Beaucoup d'autres historiens manifestent sans avoir

des doutes (1)

flagrantes erreurs.

Il

courage de renoncer à de

le

semble qu'après avoir mis, par un

aveu de ce genre, leur conscience en repos, goût d'artistes pour à y renoncer

;

mais

le

merveilleux

ils

Une

même, comme un élément et

Ils

se

ont un

résoudre

et seraient

prévenu,

les légendes, les

d'intérêt

pour leurs

que font courir à

Instruite enfin des dangers

s'efforce

fois le lecteur

admettent

libre carrière et

transmissions

ne peuvent

sont aussi philosophes

fâchés de paraître dupes.

donnent

et

acquièrent

ils

dormir debout.

le droit de faire des contes à

ils

se

prodiges

récits.

la vérité des

des gloses répétées, la critique historique

d'éliminer

les

intermédiaires et de remonter,

autant que possible, aux témoignages directs, aux docu-

ments de première main. Sans pouvoir se piquer d'être car on serait parfois tenté de demander où se

infaillible,



fait la critique



tur?j

elle

témoignages,

des critiques

?

(Ubi lavantur qui hic lavan-

applique sa vigilance à fixer la valeur des l'authenticité

des

textes,

le

degré de

cré-

Pour elle, les compilations, où des matériaux de toute provenance ont été mis en œuvre avec plus d'art que de jugement, sont loin, malgré leur mérite

dibilité des rapporteurs.

littéraire,

de valoir

les

moins habiles mais plus

récits

originaux dont

les auteurs,

exacts, gardent sur les historiens

de profession l'avantage qu'ont

les

sources,

limpides

et

pures, sur les fleuves toujours chargés de troubles et de

limon. «

(1)

face)

Ea nec

affirmare, nec refellere in

animo

est » (Tite-Live, pré-

.

Equidem, plura transcribo quam credo nam nec affirmare sustineo, quibus dubito, nec subducerequœ accepi » (Quinte-Curce,IX, .) Diogène de Laerte, qui mêle tant de fables à ses Vies des philo«

;

« de

sophes

1

illustres, dit qu'il les répète sans rien garantir (IX,

io3).

MÉTHODE NARRATIVE Par malheur, en

histoire,

aussi être suspectées.

les

IQ7

sources

mêmes

M. Nisard reproche avec

doivent

raison aux

historiens leur « trop de penchant à croire que tout con-

« temporain est nécessairement

un témoin

que tout

fidèle,

« ce qui est en vieux langage est naïf, que tout ce qui est

« authentique

est vrai (i) ».

in INFLUENCES

Aux

erreurs qu'entraînent

ESTHETIQUES

une information incomplète

et

des transmissions hasardeuses se joignent celles qui résultent de la

prédominance du goût dans

la narration.

L'art et la science tendent à des buts différents par des

voies distinctes. L'un cherche le beau, l'autre le vrai.

l'œuvre inégale où

la nature, livrée à la cécité

semble avoir pour unique sibles,

la

tâche d'en exprimer à connaître,

de réaliser tous

fin

plus clairvoyante, conçoit

raison,

non

ce

qu'elles sont. Elle

l'idéal.

La

Dans

de ses agents,

le

les

pos-

mieux

et

science, au contraire, aspire

que devraient

être les choses,

admet donc tout

le réel,

mais ce

car elle vise à

le

bien comprendre, et rejette l'idéal parce qu'elle ne veut pas être

trompée.

Quel

est celui

de ces buts que poursuivent

et qu'ils atteignent le plus

l'ont faite, est

un

art et

sûrement

non une

les historiens

? L'histoire, telle qu'ils

science. Soit

dans leur pré-

férence pour certains sujets, soit dans le triage et la mise en

ordre des matériaux, soit enfin dans l'emploi d'ornements

de convention

et les

raire, les historiens

dont (i)

l'effet

artifices

d'une exécution toute

litté-

cèdent à des préoccupations esthétiques

inévitable est de fausser la réalité.

Histoire delà littérature française,

t.

IV, p. 535.

l'histoire et les historiens

198

Dès

le

début, par

le

choix

même

de leurs sujets,

Ce

acte de goût et preuve de tendances idéales.

en

effet, la

valeur scientifique des choses qui

leur intérêt dramatique brille,

cherchent

ils

générale pour

ou pittoresque.

l'éclat et le

personnages

les

tient à ce qu'ils trouvent

et

bruit. les

font

ils

n'est point.

les attire, c'est

vont à ce qui

Ils

Leur prédilection

événements célèbres

en eux des conditions spéciales de

Il leur faut des êtres et des accidents choisis parmi ceuxquiontleplus vivement frappé l'imagination populaire.

beauté.

Cette manière de procéder, peu justifiable au point de vue

de

conforme aux exigences de

la science, est

à réaliser

l'art:

beau doit commencer par éliminer

le

qui aspire

le trivial.

Le penchant des auteurs à rechercher de tels sujets trahit moins le désir d'instruire que celui d'intéresser. Pour qu'une histoire les tente, elle doit avoir trale,

une sorte de grandeur théâ-

mettre en scène des héros, dérouler de surprenantes

aventures, des péripéties singulières, de glorieux triomphes suivis d'accablants revers.

dans

les vies

ces incidents

ne consentent guère à

les historiens Ils

Comme

traiter d'autres

savent que, pareille aux ombres d'Horace,

lecteurs se plaît à de tragiques récits (i). «

comme

« riens, dit Montaigne, fuyent

« mer morte «

les



ils

que

finissent,

les

les

temps tranquilles

comme

plus à décrire

Les bons

les

et réguliers.

et trou-

Leurs histoires

romans et les contes, quand ils n'ont qu'un bonheur monotone au sein de la « Magis

Pugnas

Densum

exactos tyrannos humeris bibitaure vulgus. »

et

(Odes III,

et

appelons (Y). »

époques orageuses

les

(0

(2) Essais,

des

histo-

un'eau dormante

sçavent que nous

étudient plus curieusement

blées

sujets.

la foule

narrations calmes pour regaigner les sédi-

tions, les guerres

Ils

abondent

des grands hommes, les guerres, les révolutions,

12.

II,

i3.)

METHODE NARRATIVE paix

I

fous et

mais

;

le siècle

des Antonins,

connu que par

n'est

les

même

Auguste. Ceux-ci

d'une désolante brièveté.

le

plus bel âge de l'antiquité, annalistes de

plats

sont, sur

A

peine a-t-on, sur Antonin

spirait plus les auteurs. Qu'auraient-ils

heureux

était

prit

Un

«

:

(2)

mais une guerre

;

mêmes

si

on

lui

« l'histoire d'un règne pacifique....

comme

« sort à peu près

« sous son empire, « Les désolations,

« pour l'historien

il

chefs tantôt abattus

et

même

se plaindrait

n'arrivait pas de

donnent du

l'histoire

il

les

unes

faire

de son

grands malheurs.

lustre à ses écrits...

comme

Tacite, par

:

Quand



J'en-

d'une époque féconde en événements,

combats, troublée par des

pendant

la

paix

;

séditions,

quatre princes égorgés,

« trois guerres civiles, des guerres étrangères «

le lisent.

commandait de

calamités publiques sont un avantage

les

« signalée par des

lec-

Caligula se plaignait de ce que,

« un historien peut débuter

« cruelle

son

conspira-

trois

tiennent toujours en haleine ceux qui

« Je crois franchement que,

« treprends

d'es-

aiguisent sa plume, échauffent son ima-

et tantôt relevés,

et

les

et fait bâiller

deux ou

civile,

« tions, autant de batailles,

« gination

cette disposition

écrivain qui n'a point de grands événements

« à décrire s'endort sur son ouvrage « teur

le

Tant de vertu n'inpu dire ? Le monde

!

moque agréablement de

Bayle se

Y Histoire

meilleurs princes,

les

Pieux, cinq ou six pages de Capitolin.

«

gg

Les Césars, exécrable assemblage de tyrans, de de monstres, onteu Suétone et Tacite pour historiens

(i).

et les autres à la fois (3),...



il

et

souvent

provoque à son

Froissart convient ingénument qu'il n'aime pas la paix. Elle ne rien à raconter. Il n'est curieux que de beaux faits d'armes les Flandres, pacifiées, ne lui en fournissent plus, il traet, verse la France et va chercher en Béarn des sujets plus intéressants (1)

lui

de

donne quand

récits

les

{Chroniques,

foules

jan. (3)

%

III,

1).

» C'est le cri, si rarement entendu, par lequel saluaient Trajan (Pline le Jeune, Panégyrique de Tra-

« Felices nos

(2)

!

3).

Histoires,

I,

2.

.

200

l'histoire et les historiens

« avantage son lecteur «

et

il

sait

bien qu'il a trouvé une

un

sujet

ma-

»

tière favorable (i).

Ailleurs, Tacite, abordant

moins

riche, se plaint

avec une tristesse d'artiste du peu d'intérêt des choses du

temps

:

«

On

ne doit pas comparer cet ouvrage avec ceux

« qui exposent

les

anciens exploits du peuple romain. Là,

« des guerres mémorables, des sièges fameux, des rois « chassés ou prisonniers

« consuls

et

;

et,

au dedans,

querelles des

les

des tribuns, les lois agraires ou pour les blés,

« les combats du peuple

champ au « resserré dans un

et

des grands, offraient

un

libre et

génie de l'historien. Pour moi,

« vaste

sujet ingrat et stérile



je

suis

l'on ne trouve,

« pour tout incident, qu'une paix constante ou faiblement

« altérée

et

malheurs de simples citoyens sous un

les

« prince peu jaloux d'étendre l'empire

On

loue César

et

M. Thiers de

usage des artifices de

faire

dans

d'art

le

l'art

(2).

»

leur sobriété, qui refuse de ;

mais

choix de leurs héros

je

trouve beaucoup

(3), et leur

sévérité

de forme n'est qu'un raffinement de goût, une habile coquetterie.

La

On

peut être simple sans péril ou plutôt on

avec avantage quand on raconte César ou Napoléon.

l'est

vraie grandeur gagne à se passer

d'ornements.

Elle

ressemble à ces femmes qui, confiantes en leur beauté, s'abstiennent de recherches d'ajustement, sachant qu'elles

n'ont qu'à se montrer pour plaire et sûres d'éclipser des rivales en vain la

mieux

parées.

En

ce qui concerne l'histoire,

simplicité réelle consisterait à traiter

faits

La

d'hommes

et

de

communs. fantaisie des auteurs a sans doute des droits et

ne prétendons pas

montrent aussi

la

contraindre

exclusifs

;

mais,

quand

dans leurs préférences,

il

nous

ils

se

importe

Dictionnaire philosophique, au mot Hercule. Annales, IV, 22 et 33. (3) Napoléon avait dit par avance que « les historiens qui voudraient « être beaux le loueraient » (Mémorial de Sainte-Hélène, 21 octobre 8 1 6;. (1)

(2)

1

METHODE NARRATIVE de signaler

Par cela

dangers auxquels cette méthode

les

seul,

201

en

cherchent

effet, qu'ils

l'histoire est faussée.

Les beaux

les

expose.

l'intérêt idéal, toute

sujets, qui sont l'exception,

prennent une importance exagérée au détriment des autres, l'on n'étudie plus les choses humaines que sous leur aspect pittoresque. Ainsi détournée,

qui sont la règle, et

dès

point de départ, des voies de la science, l'histoire est

le

engagée dans méprise

Un

la

de

celles

l'art.

Voyons où

première

cette

conduit.

sujet choisi avec goût veut être traité avec art.

mêmes

Les

considérations qui ont guidé l'historien dans la dé-

termination d'une donnée

comme

il

dirigent dans l'exécution

le

a voulu la matière belle,

mieux. « Ainsi, « d'argent

Homère,

dit

l'éclat

l'artiste

d'une bordure d'or

il

et,

l'embellira de son

ajoute à (i).

un ouvrage

»

les éléments du récit. Un comprend toujours une multitude de

L'élaboration porte d'abord sur

ensemble de

faits

causes, d'incidents, de circonstances et de résultats.

on ne peut tout

tant,

dire

;

cela ne finirait pas.

Pourfaut se

Il

réduire à de justes proportions, élaguer l'insignifiant et

Comment

retenir l'essentiel.

important

triage

si

jugent

le

et

si

les

historiens opèrent-ils ce

délicat ? Ils gardent

pas pouvoir contribuer à l'agrément du récit

Voyez-les à l'œuvre cueillis

:

ils

convenances d'un

histoire,

art astreint à des lois

de

longuement réuni

les

dépouille cet

gnements, en supprime un grand nombre (1)

(2).

disposent de documents re-

Thucydide, après avoir

matériaux de son

(2)

qu'ils

de toutes parts qu'ils admettent, résument ou écar-

tent suivant les

mesure.

ce

plus intéressant et rejettent ce qui ne leur semble

Odyssée, VI,

1

amas de et

rensei-

ne conserve

3 2.

« Et quae « Desperat tractata nitescere posse relinquit. « Atque ita mentitur, sic veris falsa remiscet. » (Horace, Ad Pisones, 150,

151.)

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

202

que

les

principaux. Salluste, opulent dilettante, travaille sur

des mémoires rédigés par des scribes à son service

son expression, cueille

choisit ou, selon

dignes de figurer dans un

Mais

donnée aux

Nous ne

tion de la vérité.

Les parties prosaïques, nent, sont sacrifiés

plus beau,

Même

ne changent les

les

l'his-

l'altéra-

petits faits, qui partout

le

domi-

Les historiens ne

brillants.

plus intéressant suite le

moins

et le

exact.

plus fidèles, dit très bien Descartes. ni

n'augmentent

valeur des

la

rendre plus dignes d'être lues, au moins

« en omettent-elles

les

plus basses et les

« circonstances, d'où vient que « qu'il est

de

l'avons plus que par fragments.

aux aspects

les histoires les

« choses pour

traits saillants

veux bien, mais par

le

je

elles

si

joaillier

par conséquent,

et,

montrent qu'un côté des choses, «

moins

illustres

ne paraît plus

le reste

que ceux qui règlent leurs mœurs par

et

« exemples qu'ils en tirent sont sujets à tomber dans

« extravagances des paladins de nos romans tesquieu

«

les

fait

une remarque analogue

histoires,

« trouve pas ce qu'on

les

tels

hommes

qu'on

«

:

On

(3).

les voit (4).

nous raconte d'eux.

(1)

«

les

données de

Carptim » {Catilina,

les

Mon-

on ne

les

» C'est qu'on a choisi

On met

d'hommes, on a représenté des héros. La goût sur

»

tel

les

trouve, dans

peints en beau, et

leurs

lumière, on laisse leurs vulgarités dans l'ombre,

le

y

(2).

cette préférence

toire entraîne la mutilation

«

Un

apprêté.

récit

il

;

détails

les

autrement des gemmes, ou une bouquetière

n'assortit pas

des fleurs

(i)

l'histoire fait

mérites en et, en

place

sélection qu'opère

qu'une part prépon-

4).

déclarant qu'il a choisi dans l'Histoire deTrogue-Pompée ce qu'elle avait de plus intéressant et de plus agréable, ajoute qu'il a fait, pour ainsi dire, un bouquet de fleurs (« brève veluti florum (2) Justin,

corpusculum

feci », Abrégé, préface). Discours de la méthode, première (4) Pensées diverses.

(3)

partie.

MÉTHODE NARRATIVE

203

dérante d'idéal se mêle aux réalités de embellir et

vie

la

pour

les

les fausser.

Bien choisir, discerner tère, les incidents difficile

qui exige

Tous ne

le

traits

les

un

un

tact sûr,

art plein de

possèdent pas. « l'aime

« taigne, ou

principaux d'un carac-

qui éclairent une situation, est une tâche

ou

fort simples,

délicatesse.

les historiens, dit

Mon-

Les simples, qui

excellents.

« n'ont pas de quoy y mesler quelque chose du leur et qui « n'y apportent que

le

soing

de r'amasser

et la diligence

« tout ce qui vient à leur notice et d'enregistrer, à « foy, toutes choses sans chois «

le

iugement entier pour

« Les bien excellents ont « digne d'être sceu « qui est

;

la

et

cognoissance de

trier,

plus vraisemblable...

le

commune

« de iuger

et

« fantasie...

les

est

de deux rapports, celuy ont raison de prendre

Ils

;

mais

certes.

Ceulx d'entre deux

« cela n'appartient à gueres de gents.

« veulent nous mascher

la vérité...

de choisir ce qui

« l'auctorité de régler notre créance à la leur

« (ce qui est la plus

bonne

sans triage, nous laissent

la suffisance

peuvent

la

façon) nous gastent tout;

morceaux

ils

;

donnent

se

ils

loi

par conséquent d'incliner l'histoire à leur

Ils

entreprennent de choisir des choses dignes

« d'estre sceues

et

nous cachent souvent

telle parole, telle

« action privée qui nous instruiroit mieux

;

obmettent,

« pour choses incroyables, celles qu'ils n'entendent pas et « peut-être encore

telle

chose pour ne

la

pas savoir dire en

« bon latin ou françois... Qu'ils iugent à leur poste, mais

« qu'ils nous laissent aussi de quoy iuger aprèz eulx

et

« qu'ils n'altèrent ny dispensent, par leurs raccourciments «

et

par leur chois, sur

« nous

la

« sions

(i).

Je

suis

le

r'envoyent pure

corps de

la

et entière

»

de

l'avis

de Montaigne à l'égard des mauvais

historiens qui défigurent l'histoire par

(0 Essais,

matière, ains qu'ils

en toutes ses dimen-

II,

10.

un

triage arbitraire

;

l'histoire et les historiens

204 mais

je

me

moins que

fierais

encore de beaucoup sont

La

lui à la simplicité

des simples

des excellents. Les naïfs, en

et à l'excellence

d'artifice,

et,

usent

effet,

quant aux habiles, ce

plus dangereux interprètes de la vérité.

les

science réprouve cette manière de procéder par élimi-

nation et par choix dans

cherche à s'instruire,

les

le

des

triage

Pour qui

faits.

moindres notions ont du prix

et

nulle parcelle de vérité n'est à dédaigner. Peut-être gagnerait-on à échanger ce

pour

« donné, dit

nous ont transmis

les historiens

M. Renan, de

« torien original « fèrerais

que

ont cru devoir

ce qu'ils

omettre.

«

S'il

m'était

choisir entre les notes d'un his-

son texte complètement rédigé,

et

les notes. Je

donnerais toute

la belle

je pré-

prose de Tite-

« Live pour quelques-uns des documents qu'il avait sous « les yeux

«

Un

et qu'il a parfois altérés

de

recueil

lettres

,

d'une

si

de dépêches

étrange manière.

,

de comptes de

me

parle beaucoup mieux dégagé (i). » C'est fort bien mais comment M. Renan critique s'arrange-t-il avec M. Renan historien ?

« dépense, de chartes, d'inscriptions, « mieux que

le récit

le

Ces matériaux que

en œuvre.

Un

le

;

goût a choisis,

le

goût va

les

mettre

travail de coordination est nécessaire

pour

composer un tout avec des fragments épars. Le récit doit, pour plaire, présenter de l'ordre, de la suite, de la proportion et de l'unité. péripéties,

On

y veut une exposition, un nœud, des (2). Or, il est rare que, dans leur

un dénouement

diffuse incohérence, les faits se présentent sous

un

aspect

propre à contenter l'imagination. L'historien leur fera donc

un peu

violence afin de leur procurer, par une intelligente

distribution, les qualités esthétiques dont

(1)

Essais de morale et de critique, 1859,

(2) «

II

faut dans

une

« exposition, nœud et 26 janvier 1 740).

histoire,

comme

dénouement

p.

ils

sont dépour-

36.

dans une pièce

de théâtre,

» (Voltaire, Lettre à d'Argenson,

MÉTHODE NARRATIVE vus.

Il

groupe

éléments du

les

2 05

sujet, les dispose

suivant

des lois de contraste ou d'harmonie qui les font valoir les

uns par

autres,

les

d'indications sans lien

tire

un

récit

logique et anime l'ensemble d'un souffle de vie. Racine, s'essayant

aux fonctions

Lucien

Quand on

« alors

«

:

il

d'historiographe

dit

,

d'après

a fait provision de bons mémoires,

faut les coudre et faire

comme un

corps d'his-

« toire sec et décharné d'abord, pour y mettre] ensuite la « chair et la couleur

(i).

Au jugement

»

de Fénélon, «

la

« principale perfection d'une histoire consiste dans l'ordre

«

et

rien,

l'arrangement

(2) ».

pour premier

« dire

Enfin, Villemain exige de l'histo-

talent,

«

l'art

de

la

de disposer de la réalité

l'art

composition,

comme

« elle-même dispose de ce qu'elle invente

Mais

c'est là

donner une ter

un plan

belle

et

La tâche de

un

de

art tout littéraire.

forme au le suivre,

récit

c'est-à-

l'imagination

(3) ».

L'unique moyen de

impose l'obligation d'adop-

d'avoir

un

parti pris d'exécution.

l'historien ne diffère pas en cela de celle

du dra-

(4) ou du romancier. Comme eux, il doit assigner des rôles, combiner des scènes, préparer des effets, graduer l'intérêt et faire que le lecteur ne s'ennuie pas un instant (5).

maturge

Il

façonne ainsi une histoire plus idéale que

encore M. Renan

tion du «

goût;

il

:

faut les solliciter

qu'ils arrivent à se

« où toutes

réelle.

Citons

« Les textes ont besoin de l'interpréta-

rapprocher

les parties soient

et

doucement jusqu'à ce

un ensemble

à former

heureusement fondues. »

On

III, p. 378, et Lucien, Comment il 48. (2) Lettre sur les occupations de l'Académie, 7. e (3) Tableau de la littérature au xvm siècle, 2 8° leçon. (4) Voltaire, auteur d'histoires et de tragédies, confond volontiers les deux genres « Il n'y a, écrit-il, que des gens qui ont fait des tra« gédies qui puissent jeter quelque intérêt dans notre histoire sèche « et barbare » (Lettre à d'Argenson, 26 janvier 1740). (5) Voltaire met au nombre des devoirs de l'historien « celui de ne

(i)

Œuvres complètes, i8io,t.

faut écrire

l'histoire,

:

« point

«



« Le grand art (Lettre à Nordberg, 1742). de présenter les événements d'une manière inté(Lettre à Schowalof, 14 novembre 76 ).

ennuyer »

est d'arranger et

« ressante »

1

)

1

l'histoire et les historiens

206 doit

même

alors sacrifier « la petite certitude des minuties »

à la recherche de la vérité générale. « Dans les histoires de « ce genre, le grand signe qu'on tient le vrai est d'avoir « réussi à combiner les textes d'une façon qui constitue un

«

vraisemblable, où rien ne détonne

récit logique,

Mais

se fier à l'ordre logique,

souvent en histoire

comme

ser à prendre l'idéal

pour

Un

la vie, n'est-ce

(i).

»

domine

si

pas s'expo-

la réalité ?

comprenant quels dangers ferait des œuvres d'histoire leur assimilation

courir au crédit

s'est

ingénié à tracer entre

Dans

ligne de séparation.

la préface



il

les

— ou plutôt, comme on a pu dire, talent, — Thiers, comparant portrait le

par Raphaël l'histoire,

et

une de

poétique

de Léon

il

entre beaucoup d'idéal dans les por-

plus admirés. Le peintre,

mais combien

il

est vrai,

traduit

y met du sien (3)! son modèle, choisit l'expression de sa physionomie,

même

X

conclut que

comme les Vierges sont la On pourrait s'armer contre l'auteur de cette con-

cession périlleuse, car

donnée

idéales,

la

c'est le portrait,

« poésie (2)».

traits les

ses Vierges

deux une

a fait la poétique

l'histoire,

de son «

dans

l'illogique

célèbre historien,

à des œuvres d'art,

de

quand

réelle;

il

Il

une pose

la crée

quelquefois par son interprétation personnelle du

ordonne magie de la

caractère, drape le costume, arrange les accessoires, les

fonds, dispose les jours, jette sur

couleur,

et,

grâce à tant d'artifices,

beauté. L'œuvre

comme

achevée,

le

sujet,

le

tout la

parvient à réaliser

souvent vulgaire,

la

est

On a même alors deux portraits en un du peintre y est plus sûrement reproduit que de l'original. De là vient que les divers portraits

transfiguré.

seul et l'idéal la figure


Vie de Jésus, Introduction, p. 55 et 56. Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XII, Avertissement au

lecteur.

Thomas Lawrence

disait « Choisissez un trait dans la figure copiez-le servilement vous pourrez ensuite « embellir tous les autres le portrait sera ressemblant » (Mérimée, (3)

« de votre

:

modèle,

;

;

Portraits historiques

et littéraires,

p.

341).

METHODE NARRATIVE

un grand maître ont un

peints par

que

portraits

les

du*

même

207

air

de famille, tandis par diverses

sujet, exécutés

mains, se ressemblent souvent

Une

très peu.

un

goût, une modification d'attitude,

disparité de

jeu de physionomie,

une nuaitce d'expression, un ajustement, un rien ont pour tout changer.

Le narrateur ne procède point autrement que Lucien en

fait

l'aveu

:

suffi

l'artiste, et

« Lin historien ressemble à Phidias,

« à Praxitèle, à Alcamène ou à quelque autre de ces grands

Aucun d'eux

« artistes.

« se sont « un

«

faits

«

le

ne leur ont donné que

servis... Ils

effet

« venait

;

n'a fabriqué... les matières dont

de leur art de disposer

belle

ordonnance

de

et

plus brillant (i). » Par cela

sujet et le

marque

matière

comme

il

con-

de l'historien de donner aux

c'est aussi le travail

une

la

ils

forme. Ce fut

la

produire sous

les

même,

il

le

jour

transforme

le

à l'empreinte de son idéal. Selon le tour

de son imagination,

choses prennent une valeur

les

apparence variables.

voir et de les exprimer,

et

une

a une manière propre de les conce-

Il

un

style, c'est-à-dire

une façon d'en-

Nous ne voyons ce qu'il par son goût. C'est un miroir

noblir et d'accentuer la réalité.

nous montre que

réfléchi

qui nous renvoie des images inégalité les fausse. Peut-il

que l'auteur

ra-t-on

en

s'efface ?

(2),

mais dont

être

autrement

moindre demande-

la et

Exiger que, dans son œuvre,

rien ne trahisse sa présence, serait vouloir

que

l'histoire se

fasse toute seule.

Thiers convient bien se résout à le subir il

ne veut pas qu'on

« me méfie haiter

et

qu'il faut

de

l'art

puisqu'on ne peut le

voie, « car, dit-il,

j'appréhende d'être trompé

s'il

;

se

et

Comment

(2) Id.,

id. et

(3) Id., id.

faut écrire l'histoire, 51. Thiers, Avertissement.

il

il

seulement,

montre,

je

(3) ». C'est sou-

simplement un trompeur habile. Loin d'écarter

prestiges qu'on redoute, cette réserve les

(1)

en histoire,

l'éviter

admet dans

les

leur

200

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

Le comble de

plénitude.

consistent à

tion

idéales (2).

l'art,

Admirons donc

sachons bien que

en

effet,

paraître

faire

perfec-

des créations

à ce titre les beaux récits, mais

Les historiens éprouvent un le sujet

usent alors

vif désir de réaliser la

si

ne leur semble pas en

suffisamment pourvu par lui-même,

ils

être

n'hésitent pas àluien

consacrés par

d'artifices décoratifs

la

beau reprocher aux malavisés (ineptis)

tradition. Cicéron a

de mettre à

suprême

plus parfaits sont les plus trompeurs.

les

beauté que, lorsque

prêter. Ils

sa

naturelles

l'histoire « des boucles et des

frisures »

peu

;

d'auteurs ont assez de sévérité de goût ou de confiance en

pour oser

la vérité

nu

le

la

montrer sans

est difficile à traiter, et,

Vénus

faire leur

riche que belle,

Mais une

à Fenvi.

nécessaire devient à

vérité

bon

à

voiles. Ils savent

que

jugeant moins malaisé de ils

qui

l'habillent et l'attiffent

tant d'ajustement est

droit suspecte.

La

toilette a sur-

tout pour fin de cacher des imperfections, car les coquettes

sur

retour sont le plus artificieusement parées. L'his-

le

toire n'est

pas jeune

et

son goût pour

les

atours laisse

soupçonner bien des ravages.

A

peine peut-on citer quelques

dédaigneux d'ornements ventions

littéraires, les

historiens

empruntés, rejettent

procédés d'école,

qui,

nets,

con-

les

les recettes

acadé-

miques. Mais, pour un César, que d'écrivains dont goût équivoque, plus occupé de l'agrément de

de

la solidité

rhéteurs

comme

!

du fond, met à

la

profit tous les expédients des

Les historiens de ce genre disposent leur

les directeurs

au feu de

la

rampe, à force de

décors, de trucs, de costumes et de jeux de scène. le

prix de leur art

à faire de l'histoire une féerie

(2)

«

Summa

récit

de théâtre montent une pièce à grand

spectacle, enlevant le succès

sent avoir remporté

le

forme que

ars est artem

et

quand

ils

un éblouissement.

non apparere. »

Ils

pen-

ont réussi

METHODE NARRATIVE

Parmi

les

artifices

produire de beaux

même

effets,

contentons-nous de

2 00,

plus généralement employés pour

le

citer les

aux dépens de

la vérité,

portraits, les tableaux et les

harangues, brillants morceaux toujours mis aux meilleures

dans

places, et

composition desquels

la

il

entre manifeste-

ment moins d'exactitude que de fantaisie. Mably tient que « les portraits répandent une grande « lumière sur l'histoire et en sont un des plus beaux orne« ments

(i) ».

Cela pourrait être

s'ils

ont pu étudier sur nature

les

personnages dont

mœurs

retracer les traits, les

portraitistes de profession,

mais

;

prétendent

Comme

aux

leur suffit d'un léger croquis

il

Les plus scrupuleux consultent

les

ou gravées des hommes célèbres

un

ils

et le caractère.

pour ébaucher une ressemblance. Le

d'après

étaient fidèles

sont peints d'imagination. Rarement les auteurs

la plupart

reste est fait

de chic.

images peintes, sculptées et

composent leur

idéal

autre idéal. Quelques-uns se contentent d'imiter

des modèles consacrés. Les historiens de nos jours, prompts à

tirer parti

renouvelé tails, ils

des leçons des romanciers, ont, à leur exemple,

le

genre des portraits. Curieux des moindres dé-

analysent

dissèquent

les

physiologie, de

hormis de

les

physionomies, fouillent

cœurs, font tour à tour de la

médecine, de

l'histoire, et

la

Les tableaux dont

de

la

psychologie, de tout

peignent ainsi des portraits qui sont

assurément des merveilles de facture

dont l'unique défaut

les caractères,

la plastique,

est

et

de

coloris,

mais

de ne ressembler à personne.

les

historiens aiment à orner leurs

moins véridiques encore, car plus l'action est complexe, plus sa restitution admet d'arbitraire. On ne saurait mieux comparer ces descriptions fictives de scènes

récits sont

dont

le détail est

presque tout imaginé, qu'aux illustrations

complément des ouvrages qui traduisent aux yeux les incidents pitto-

dont une vogue récente d'histoire et

(i)

De

la

manière d'écrire

fait

le

l'histoire,

Œuv.

compl.,

t.

XII, p. 505.

H

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

2 10

resques du

récit.

Deux

arts,

rapprochés par de mutuelles

commun

sympathies, mettent ainsi en leurs erreurs.

leurs prestiges et

Des critiques moroses blâment

de l'imagerie dans

la science (i)

mais

;

le

cette intrusion

public est contre

eux et peut-être a-t-il raison. L'historien diffère-t-il beaucoup d'un peintre d'histoire, et l'histoire elle-même est-elle autre chose qu' « une vignette continue (2) »? Ajoutons que, malgré les

la liberté

du crayon,

inadvertances de milieu

les

anachronismes de costume, ce

composition du

dessinateur qui est

conception idéale de

la réalité

d'histoire sont aussi acceptables

Les légendes hébraïques

n'est

le

pas toujours

plus inexacte.

et

la

Comme

perdue, de bons tableaux

que

des annalistes.

les récits

chrétiennes revivent avec éclat

et

dans l'oeuvre des grands artistes (3). Les batailles d'Alexandre, par Lebrun, valent les narrations de Quinte-Curce, et telle toile de David, d'Horace Vernet ou d'Eugène Delacroix, n'est pas inférieure

historiens contemporains. d'idéal, ni plus

aux plus Il

brillantes pages de nos

n'y a chez les uns ni

de vérité que chez

moins

les autres.

Veut-on une preuve parlante des préoccupations esthétiques auxquelles ont cédé, en dépit de la vraisemblance, les

historiens

de tous

les

temps?

Je la trouve

dans

les

du dernier siècle, pour rompre par des ornements oratoires l'uniformité du style narratif. Ces exercices d'éloquence apprêtée montrent à nu la convenharangues supposées que, jusqu'à

il

était

la fin

d'usage de mêler au récit des

tion et le

mensonge

s'étalant avec

candeur à côté de

tention à l'exactitude. Le prétexte,

honnête.

On

faits

comme

la pré-

toujours, était

voulait rendre compte des motifs d'agir, repro-

(i)«Ce n'est pas, dit malignement Furetière, que je veuille blâmer « les images, car on dirait que je voudrais reprendre les plus beaux « endroits de nos ouvrages modernes » (Le Roman bourgeois, \\. (2) Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. III, p. 421. statues, (3) Au moyen âge, les cathédrales, avec leurs illustrations de de bas-reliefs, de vitraux et de peintures, étaient, comme on a dit, « la Bible des illettrés ».

METHODE NARRATIVE duire

2

l

I

délibérations importantes, conserver des allocu-

les

mémorables et perpétuer les triomphes de l'éloquence, non moins dignes d'admiration que ceux de la guerre.

tions

Entreprise louable, mais d'exécution malaisée, car rarement,

lorsqu'un orateur parlait, des sténographes se

sont ren-

contrés là juste à point pour nous conserver ses paroles.

Même

mots à

les

que

effet

la tradition

prête à des per-

sonnages célèbres, dans des circonstances solennelles, manquent en général d'authenticité, à en juger par ceux que notre âge a mis en crédit

hommes

d'esprit

qui

(i).

La plupart sont dus

ont trouvés après coup

les

à des

de

et

sang-froid. Les héros n'ont pas d'ordinaire autant d'à-pro-

pos dans

dans

le

feu de l'action. LIne fois ces

la circulation,

y croire, car

manquer mais

ils

répète,

les

si

d'être dits.

on

mots heureux

les cite,

on

finit

jetés

par

bien en situation qu'ils n'ont pu

On

les

admire, non

sans trop s'informer d'où

Et voilà justement

dit Voltaire (2) la

sont

comme beaux, c-

on

comme on

comme ils

vrais,,

viennent...

écrit l'histoire

»,

dans un vers aussitôt devenu proverbe, pour

confusion des historiens.

en

S'il

est ainsi

de quelques mots, que sera-ce de longs

discours? Les textes faisaient généralement défaut. N'importe Ils

!

Les historiens ne sont pas embarrassés pour

si

peu.

suppléent par un léger effort d'imagination aux docu-

ments qui les

leur

manquent

orateurs ont

est difficile

dit, ils

et,

ne pouvant rapporter ce que

parlent simplement à leur place.

Il

de conserver beaucoup d'illusion quand, par

attribué au chevalier d'Assas aurait été poussé par tué sur le coup et auquel d'Assas s'efforça vainement d'en restituer l'honneur (Voy Grimm, Mémoires inédits, t. I.p. 188). Le « Finis Poloniœ ! » prêté à Kosciusko par le comte de Ségur (Histoire du règne de Frédéric Guillaume I/D.sl été démenti par Kosciusko lui-même (Lettre rectificatrice à de Ségur). (1)

Ainsi

le cri

un servent nommé Dubois,

L'apostrophe de Mirabeau,, le mot de l'abbé Edgeworth à Louis XVI, l'invective de Cambronne à Waterloo, etc., autant d'apocryphes. (2) Chariot, A. I, se. 7.

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

2 12

on compare les trois allocutions différentes que Tite-Live, Denys d'Halicarnasse et Plutarque (i) font débiter à la mère de Coriolan qui n'avait probablement exemple.,

pas adressé à son

guère dans

les

fils

de discours en règle, car cela n'est

habitudes maternelles

quelques larmes

et

en pareil cas, plus pathétiques que de

sont,

savantes

périodes.

Thucydide convient

ne

qu'il

lui

reproduire des harangues véritables

langage qui m'a paru

« chacun

le

« avec

circonstances où

les

les

a pas été possible de :

il

«

J'ai, dit-il,

se trouvait placé (2). »

discours insérés dans son histoire sont en

même

prêté à

plus en harmonie

le

Tous

supposés,

effet

ceux de Périclès qui, au rapport de Plutarque, n'en

avait pas écrit

un

seul (3).

A

l'exemple de Thucydide, la

plupart des historiens classiques ont cultivé avec soin ce

genre d'éloquence

fictive et soufflé leurs

personnages sans

s'apercevoir qu'en cessant d'être rapporteurs

amour de en roman. Quelque-uns même, et

ils

devenaient

faussaires et transformaient, par

la rhétorique, la

science

des plus graves,

qui auraient pu transcrire des harangues authentiques, ont préféré

nous donner des compositions de leur cru

autrement dire.

les

choses quand

L'exemple de Tacite

ils

pensaient pouvoir

est là

pour prouver

les

et

dire

mieux

qu'ils n'hési-

tent pas alors à sacrifier le respect de la vérité à la recherche

de

l'idéal littéraire.

On

sait

en

effet

au Sénat dont, par malheur pour à

Lyon

le

texte gravé sur

que

le

discours de Claude

l'historien,

bronze, n'est

on a retrouvé celui que

pas

l'auteur des Annales lui fait tenir (4). Tacite en a

un

composé

à son gré, dans une langue plus ferme, craignant sans

doute de déparer son beau style par

la

naïveté

(i)Cfr. Annales, II, 40 Antiquités romaines, VIII Coriolan. (2) Histoire de la guerre du Péloponèse, I. (3) Vie de Périclès. Tables claudiennes du (4) Cfr. Annales, II, 24 et les ;

Lyon.

;

un peu et

Vie de

musée de

2l3

MÉTHODE NARRATIVE gauche de

la

se trouve

il

peu

prose

officielle.

littéraire présentait le

Presque toujours

outrageusement à qui

Pour comble de mésaventure,

justement que ce qu'il a supprimé

imaginaires

allocutions

ces

convenances de

les

comme

trop

plus d'intérêt historique.

l'histoire, car

violent

un auteur

langue démange ne regarde guère, pour épancher

la

sa faconde, à la vraisemblance des situations. Plutarque

à

critique

bon droit «

les

longs preschements et grandes

« traînées d'harangues » que certains historiens font débiter

moment

par des capitaines au

de livrer bataille

remarque d'Aubigné, « n'est pas du métier

(i), ce

(2) ».

En

qui,

outre,

l'écrivain disert prête à toutes sortes de gens ses idées et

son langage. Dans Thucydide, le corroyeur Cléon s'exprime avec non

moins d'élégance que

Périclès.

Chaque héros

devient bel esprit quand c'est un bel esprit qui parler.

un la

Le Cyrus de Xénophon

élève de Socrate

;

des

:

lettrés

et,

du

dans

les

siècle

fait

goût des rhéteurs alexan-

le

Décades, Annibal se montre l'émule

d'Auguste. «

J'ai regret, dit

« Montesquieu, de voir Tite-Live

« énormes colosses de l'antiquité

La

le

comme

Josèphe attribue aux patriarches de

Genèse des discours selon

drins (3)

disserte et moralise

querelle que nous suscitons

jeter

à ce propos

ses fleurs

sur ces

»

(4).

aux historiens semblera

On traite volontiers de hors-d'œuvre, et admire à part comme exercices d'école, ces dissertations

peut-être futile. l'on

de rhéteurs pérorant à s'oublie

plaisir sur

quelquefois quand on

de beaux

sujets.

Mais on

s'écoute parler, et les auteurs

font preuve de plus de verbosité que de discrétion. Les

personnages de Thucydide discourent presque autant qu'ils agissent. Les trente-neuf discours insérés

remplissent (1)

le

dans son histoire

quart de l'ouvrage. Pour Salluste,

Œuvres morales,

c'est

pis

instructions pour ceux qui manient les affaires

d'État. (2) (3)

(4)

Histoire universelle, 6 Antiquités judaïques. Consid. sur les causes de 1

1

6,

1. 1,

préface.

la gr. et

de

la

décad. des Romains, v.

l'histoire et les historiens

214

La narration semble

encore.

qu'un accessoire

n'être plus

:

que son

les discours deviennent le principal. Aussi, tandis

Histoire romaine a péri, quelques-unes des harangues qui en faisaient l'ornement nous sont parvenues. Le temps a traité

selon leurs mérites

parties

ces

l'œuvre de l'historien f

?Sous

conservé

celle

et

a jeté à l'oubli

il

oratoire,

borna pas à l'introduction frauduleuse de

se

quelques discours supposés dans

lui-même, inspiré par

récit

:

du rhéteur.

l'empire de ces habitudes d'amplification

mal ne

le

et

trame du

la

récit

:

le

de l'emphase

la rhétorique, étala

voulut être éloquent. Cicéron qualifie l'histoire « d'oeuvre

« essentiellement oratoire

(i) », et

dans Tite-Live. l'orateur prime

M. Taine l'historien

a

fait

voir que,

Bossuet.

(2).

écrivant sous forme de Discours son Histoire universelle, n'y déploie pas

funèbres

moins d'éloquence que' dans ses Sermons.

Oraisons

ses

dans

et

Les historiens de

Renaissance, imitateurs empressés

la

des anciens, n'eurent garde de négliger un embellissement

consacré par de grands modèles récits

Montaigne din

:

et

entrecoupèrent leurs

de harangues soignées avec une prédilection visible. dit

de

« Quant à

« valoir

celles



la partie

se

complaît

de quoy

il

le

prolixe Guichar-

semble vouloir

« a^He bons et enrichis de beaux traicts « trop pieu

;

« un sujet

si

car,

pour ne vouloir rien

Au xvn

mais

siècle,

longuement

(2)

(3)

de

Thou

et

Mézerai font encore disserter

leurs personnages.

Essai sur Tive-Live. la partie la

Essais,

y en

ayant

laisser à dire,

Le second, plus sensible au

« Opus hoc oratorium maxime » (De Legibus, tum munus sit oratoris historia » (De Oratore, II,

pour

il

s'y est

si

(1)

«

il

»

(3). 8

;

ample et à peu près infiny, il en sentant un peu trop le cacquet scholas-

plein et

« devient lasche et

« tique

se pré-

plus, qui sont ses digressions et discours,

le

II

tient

même

les

plus utile de son histoire

II, 10.

I, 1

2)

;

«

Quan-

j).

harangues de cet auteur

(p.

135).

MÉTHODE NARRATIVE

renom fâché

I

5

d'habile écrivain qu'à celui d'historien exact, reven-

dique hautement

que

2

discours qu'il leur prête.

les

quelque lecteur naïf

si

les belles

allait se

serait

Il

méprendre

et croire

choses qu'ils récitent ont été vraiment dites

par eux. Son amour-propre d'auteur n'en veut pas courir

« Me. me adsam quifeci ! » Il se même, avec une complaisance candide, de n'avoir pas

risque et nous crie

le

vante

mal

parfois trop

été

mériteraient en rique,

que

:

Plusieurs de

inspiré.

effet d'être

de Biron comparable à ce

Voltaire juge celui

et

nous a

l'antiquité

reconnais

volontiers

laissé

que,

les

de mieux en ce genre. Je

chez

harangues sont célèbres à juste

de

discours

ces

loués dans une classe de rhéto-

admirer. Le seul défaut que

je

certaines

maîtres,

les

titre, et

je

ne refuse point

leurreproche, c'est de

n'être pas à leur place. Je les trouverais parfaites

dans des

ouvrages d'imagination.

Enfin,

si

examine

l'on

tance attachée par

le

détail

de l'exécution, l'impor-

les historiens à l'excellence

non

pour eux une dernière cause délité. En vain Pline le Jeune leur et

«

plaît,

fient lités

de quelque manière qu'elle soit écrite

guère en des grâces négligées.

ouvrages d'histoire quand

De

l'aveu

essentielle les

même pour

été

(1)

(2)

« Historia «

Pour

style est

»;

ils

ne se

les

qua-

à la valeur des

n'en font pas tout

le

prix.

des auteurs, bien écrire est une condition

les

classiques

cherché.

elles

(i)

savent que

écrire l'histoire (2), et le

compositions

tératures

Ils

ajoutent singulièrement

littéraires

du

moins grave d'infiassure que « l'histoire la

On

plus

rang distingué que

renommées occupent dans

montre clairement où

le

les lit-

succès

quoque modo'scripta

être historien,

il

delectat » {Epist. V. 8). un grand écrivain » (Taine,

faut être

Essai sur Tite-Live, conclusion). « Le style est une partie essentielle de l'histoire » (Mably, De

manière d'écrire

a

veut des artistes en beau langage, des

l'histoire,

Œuv.,

t.

XII, p. 109).

Ici

2i6

l'histoire et les historiens

maîtres dans l'art de bien dire i). Aussi voyons-nous sans étonnement nos meilleurs historiens entrer de plain-pied à l'Académie française et figurer avec honneur parmi des poètes, des orateurs, des dramaturges et des romanciers, (

tandis qu'ils seraient dépaysés et

comme

en peine de leur

mérite à l'Académie des sciences, au milieu de géomètres,

d'astronomes, de physiciens

une exacte

justice

et

de chimistes.

On

ce sont des littérateurs et

:

leur rend

non des

sa-

vants.

hommes

Les

de science, uniquement occupés du fond de

des idées, accordent peu d'attention à l'agrément

forme qui n'ajoute rien à l'excellence de ils

estiment surtout l'originalité des découvertes

veauté des aperçus,

ils

la

Comme

la vérité.

et la

nou-

ne font presque aucun cas des élé-

gances de l'expression, qui plaisent, mais ne prouvent rien, et

risquent de

faire,

songe à s'enquérir

par surprise, passer des erreurs. Nul ne

si

Kepler, Galilée,

Newton ou

savaient bien écrire, car cela importe peu. qu'ils

ont dit

et

non

la

manière dont

ils

On

Lavoisier

cherche ce

l'ont dit.

Le

vrai

style scientifique vise surtout à la précision et à la clarté. Il

évite

même

de faire au goût idéal des concessions péril-

leuses et refuse de parer la vérité d'ornements qui ne lui

conviennent pas

(2).

Lorsqu'il arrive à la beauté, c'est sans

y prétendre et à force d'austérité. On peut donc tenir pour incompatibles les mérites contraires dont cherchent à faire

preuve

les littérateurs et les savants.

Ceux

qui,

comme

Buf-

fon et Fontenelle, ont essayé de les unir, y ont assez mal réussi,

goûtent le

car les le

parties de leurs ouvrages

que

les

lettrés

plus sont justement celles que les savants prisent

moins.

(1) D'après Denys d'Halicarnasse, Thucydide « passa vingt-sept ans à « retoucher son livre, limant et repolissant chaque phrase, chaque « mot » (Examen du style de Thucydide). Augustin Thierry a eu le même souci du style. « Ornari res ipsa negat, contenta doceri. » (2) (Manilius, Astronomicon, III, 39.)

MÉTHODE NARRATIVE

Tant de

sévérité

2

I

J

ne conviendrait pas aux historiens dont

moins à dire des choses nouvelles qu'à des choses connues d'une façon neuve et brillante

la tâche consiste

redire

non nova, sed noviter»).



des ressources du

ont donc, avant tout, besoin

Ils

doivent n'être pas vulgaires en

style, car ils

mieux que personne Conséquemment, ils ne néglige-

traitant des sujets rebattus et raconter

que tout

ce

monde

le

sait.

ront rien de ce qu'ils croient pouvoir procurer à la forme

de

Quintilien leur en

la beauté.

une recommandation

fait

expresse (i). N'est-il pas significatif que les histoires les plus

admirées soient

La

gloire ne

celles qui

ont

le

plus de valeur littéraire ?

va point aux investigateurs

mais aux meilleurs écrivains. « Le

«

un

est

« de ce

Sainte-Beuve,

sceptre d'or à qui reste, en définitive, le

monde

et le culte

royaume

»

(2).

Mais à combien de

forme

plus sagaces,

les

style, dit

de

dans

sacrifices

la

le détail

ce soin de la

phrase n'entraînent-ils pas des écri-

vains plus soucieux de perfection littéraire que de rigueur scientifique.

Dès qu'un auteur s'applique à bien

peut plus être exact que/ par négligence,

pour taine «

lui

après l'agrément.

il

ne

dira volontiers avec

La Fon-

:

Contons, mais contons bien,

« C'est tout. «

Il

dire,

car la vérité vient

Après

De dormir comme moi sur

Les moindres concessions

un mot

c'est le

cela, censeurs, je

point principal,

vous conseille

l'une et l'autre oreille

(3). »

aux exigences du goût, du mot juste, l'adjonction

faites

pittoresque mis en place

d'une épithète non moins perfide qu'élégante, l'évocation d'une image qui frappe

ment des termes, équilibrée,

la

le

l'esprit

mais égare

l'idée, l'arrange-

balancement d'une période savamment

recherche

du

nombre

et

de

l'harmonie,

vero narrationem...~ omni qua potest gratia (1) Ego exornandam( Instit. orat., IV, r 2 et X, 1). (2) Port-Royal, t. II, p. 443. (3)

Contes,

III,

1,

28.

et

venere

2i8

l'histoire et les historiens

.

deviennent pour

autant de pièges où

la vérité

Par suite de ces continuelles altérations, sur tout.

On

«

ne peut nier que

le

soin

du

Bien

certains sacrifices de la pensée.

perpétuel où l'originalité et

le

perd.

style n'entraîne est une un compromis

écrire...

compliquée,

opération singulièrement

elle se

l'infidélité s'étend

goût, l'exactitude scienti-

Un bon

fique et le purisme tirent l'esprit en sens inverse.

écrivain est obligé de ne dire à peu près que la moitié de et, s'il est

avec cela un esprit conscien-

est obligé d'être

sans cesse sur ses gardes pour

ce qu'il pense, ts

cieux,

il

« n'être pas entraîné par

« bien des choses

Montaigne

qu'il

nécessités de la phrase à dire

les

ne pense pas

raille les historiens

exercice de style

:

(i).

Le plus souvent on

«

« charge... des personnes entre « cherchions d'y apprendre que «'

en vente que

été

la

;

comme

grammaire;

gagez que pour cela

cette

et

si

et

nous ne eulx ont

n'ayant mis

de ne se soulcier principalement

le babil,

« que de cette partie...

pour

trie

vulgaire pour cette seule

le

« considération de sçavoir bien parler

« raison, n'ayant

»

qui font de l'histoire un

» Paul-Louis Courier

(2).

traite

Plutarque, ce rhéteur de génie, avec une sévérité brutale

« Son mérite

est tout

dans

« n'en prend que ce qui

le style.

« paraître habile écrivain. « bataille de Pharsale

«

sa phrase.

«

histoire

Il

Il

ferait

se

moque

des

n'ayant souci

faits et

que de

gagner à Pompée

cela pouvait arrondir tant soit

science

la

peu

a raison. Toutes ces sottises qu'on appelle

ne peuvent valoir quelque chose qu'avec

« ornements du goût

comme

si

Il

lui plaît,

:

(3).

» L'histoire n'est-elle pas jugée

quand on en peut

En admettant une

les

parler de ce ton ?

aussi large part d'idéal, l'histoire devait

surtout plaire aux littérateurs, qui, de tout temps, ont été (1)

Renan, Essais de morale

Essais, III, 10. (3) Lettre, août 1809. (2)

et

de critique,

p.

71.

METHODE NARRATIVE attirés vers elle

sement à

par une vocation manifeste. Leur empres-

traiter des sujets historiques m'inspire, je l'avoue,

une involontaire méfiance. Pour que il

faut qu'elle prête singulièrement

tion et

2IO,

aux

artifices

la

matière

les tente,

au travail de l'imagina-

du goût. Les grands écrivains ne met-

tent pas d'ordinaire avec tant de zèle leur talent d'exposi-

dans

tion au service des connaissances positives. Confinés culte de l'art pur,

le

savants.

La Vérité, vierge

hommages,

et lorsque,

tisent, c'est qu'ils

austère, n'est pas habituée,

de

l'idéal

comme flatteurs

par exception, ces libertins

la

cour-

Quand on

veulent l'induire à mal.

voit

Grecs s'introduire, sous ombre de bonne amitié, dans

cité

des Troyens,

t-elle

pas. avec

la

plus vulgaire prudence

affligés

pour l'histoire

le

les

goût

poètes qui, d'instinct, manile

plus vif.

Ceux qui

se trouvent

d'une imagination paresseuse ou à court d'inspira-

tion prennent volontiers les annales des peuples recueil de fables toutes préparées

Cela

la

ne- conseille-

Cassandre, de suspecter quelque trahison ?

Ce sont naturellement festent

les

pure aux

la science

Muses, à recevoir des amants de

les

les

abandonnent

ils

les



ils

comme un

n'o-nt qu'à choisir.

De même que

dispense de la fatigue d'inventer.

musiciens, parmi lesquels on rencontre plus d'habiles

exécutants que de maîtres compositeurs

communément

et

à broder sur des thèmes

qui se bornent

connus de

bril-

lantes variations, les auteurs adoptent de banales légendes et s'appliquent à les faire valoir

par

la supériorité

delà mise

en œuvre. Historiens et poètes traitent à l'envi les et travaillent

ensemble à poétiser

prunte Néron à Tacite,

et,

la vie

mêmes données

humaine. Racine em-

Shakspeare, César à Plutarque.

Parfois aussi les poètes fournissent des sujets aux historiens. C'est

un échange de bons offices et comme deux arts en quête du même

crédit ^ntre

la

mutualité du

idéal.

Une

cer-

taine dose de poésie paraît nécessaire en histoire. Lucien

demande « qu'un

petit

vent poétique enfle

les

voiles

du

220

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

« navire

main « vrai

« soit poète pour être

aussi que l'historien

(2) ».

Dans

l'exécution de leurs œuvres, les historiens usent

mêmes

-des

à la surface des flots (i)». Ville-

et le fasse glisser

exige

artifices et

poètes (3).

l'admiration,

vant que

souvent des

cte la

le sujet le

crainte, de l'horreur et

veut ou s'y prête,

tons divers. Lyriques dans

ments dans

mêmes

licences

mettent également en action

Ils

satire

la

le

ils

de

la pitié.

les

de

Sui-

savent prendre des

dithyrambe,

touchants dans

et

que

les ressorts

sont véhé-

ils

l'élégie.

Ils

font

d'une guerre héroïque un fragment d'épopée, mettent en tragédie les catastrophes lamentables et tournent vivement

une intrigue en comédie. Le récit des guerres médiques dans Hérodote a l'allure d'un chant d'Homère; Tacite est le

vrai tragique latin; Jean de Muller a fait de l'histoire de

la

Suisse une pastorale, et

gent

la

même, par

nombre

nous arran-

suite de la confusion inévitable des genres, le

merveilleux se glisse dans d'Horace,

d'historiens

française en mélodrame. Quelquefois

révolution

tirer l'auteur

le récit et,

malgré

le

précepte

dieux interviennent au dénouement pour

les

d'embarras.

Ainsi réglées par

les lois

d'une poétique ingénieuse,

les

compositions historiques peuvent entrer, sans désavantage, en parallèle avec de

l'idéal.

siste

La

en cela que

sont en vers

celles

des poètes

et leur

disputer la palme

principale différence qui les distingue conles

unes sont en prose tandis que

(4). N'est-ce

plus que tout

le

les autres

pas l'emploi du mètre qui sépare,

reste,

Homère d'Hérodote, Juvénal de

Henriade du Siècle de Louis XIV et Jocelyn des Girondins? Supposez ces poèmes écrits en prose et ces his-

Tacite, la

(0

Comment

(2)

Tableau de

(3)

« Graecis historiis

il

faut écrire

la littérature

l'histoire,

au

xvm

e

45. siècle,

plerumque poetico

29 e leçon.

similis est licentia

»

(Quin-

tilien, II, 4).

(4)

,tum

Est (Id.,

enim proxima X,

1).

poetis historia et

quodammodo carmen

solu-

METHODE NARRATIVE toires

mises en vers, qui s'apercevrait d'une métamorphose

et s'aviserait

de protester

être partagés

non en

comme

De

?

neuf livres d'Hérodote, sous

les

faisait

Clio parmi les inspiratrices de

invoquaient

ensemble

toutes

« fussent dignement célébrés

n'expose que des

parts

Le procédé de

les relève

éléments du

d'ornements empruntés,

n'a rien de scientifique et relève des

artifices

réaliser la beauté. L'historien,

règles et

emploie

le

de

la vérité,

il

simple romancier la

nature,

même

quelquefois lui.

tion est formelle

Le

même

;

Il

mêmes moyens que

aime

davantage,

Sans doute,

mais

il

se

il

résultat de cette

faux et

le vrai se

le

poète

uniquement

épris

le

et

beau à sa

du

l'égal

prédilection

vrai,

éclate

veut aussi plaire, cela est trop

double étude

est

un

récit

orné

mêlent en diverses proportions.

Il

pas sans exemple que, libres de choisir, des his-

véridiques, mais sans fait

ne

propose d'instruire, son inten-

toriens aient préféré d'agréables

Vertot,

il

applique

Il

s'abuse, car, sans qu'il en ait conscience, ses

affections sont partagées.

n'est

les

conteur. Alors donc qu'il se déclare

ou

le

les

en chefs-

style littéraire

pour

évident.

qui

récit, les

et transfigure le tout

mêmes

malgré

pour

l'histoire

la narration,

reproduit pas avec une rigoureuse exactitude.

les



Spartiates les

et les

qui se croit naturaliste, imite, interprète la

patronage des

(i) ».

faits choisis, trie les

combine avec goût, exprime en

l'art,

le

avec raison figurer

« afin que leurs exploits

donc de toutes

L'idéal envahit

l'embellir et la fausser.

d'œuvre,

poétiques récits devraient

si

chapitres, mais en chants, et placés,

Muses. La mythologie grecque

établis

22 h

mensonges à des

relations

attrait (2). Plusieurs qui ont,

comme

leur siège par avance, se refusent ensuite à

Plutarque, Apophtegmes des Lacédémoniens. permis aux rhéteurs d'altérer l'histoire afin de pouvoir Il est « faire des récits plus agréables » (Cicéron, Dialogue sur les orateurs (1)

(2)

«

illustres, 11).

L'HISTOIRE ET LES HISTORIENS

2 22

changer, par scrupule importun d'exactitude* une version

Qu'importe

réussie.

d'être fidèle ? L'essentiel n'est-il pas de

de quoi pourrait se plaindre un lecteur charmé ?

plaire, et

Le mot effrontément

naïf de Vertot a

Histoire de l'ordre de Malte

beaucoup

d'historien. D'autres pourtant l'ont osé redire, car

l'avaient pensé.

Histoire de se raillant

«

faite, je

être

Lorsque l'abbé de Choisy eut publié son en onze volumes in-quarto,

l'Église.,

lui-même

me

raconté, d'après Froissart,

il

là.

disait

histoire est

mettre à l'apprendre

mieux valu commencer par

Essais sur l'Histoire de France^ Crécy,

mon

« Grâce à Dieu,

:

vais maintenant

eût-il

son

discrédité

compromis son renom

et



».

Peut-

Dans

ses

Chateaubriand avait

comment,

la

du désastre de une escorte de

nuit

Philippe de Valois vint, réduit à

quatre chevaliers, demander asile au château de Broyé.



« Ouvrez,

la

«

celle

au

dit-il

« France !»

châtelain,

— « Parole plus

de César dans

« honorable au sujet « grandeur de l'un

« saint Louis

(i).

la

c'est

fortune de

ajoutait l'auteur,

belle,

que

tempête, confiance magnanime.

la

comme

au monarque

et

qui peint

la

de l'autre dans cette monarchie de

et

» Or, ce beau mot,

complaisamment Buchon, édi-

si

loué, était de l'invention de Chateaubriand.

teur des Chroniques^ lui

simplement

sart portait

« France répondre

La

(2)

!

:

:

reconnue fausse,

comme

reille est attribuée

par

fut

fois,

car

d'ailleurs

de Froisde

se contenta

de

mis. »



je l'ai

maintenue, cela va sans

de raison.

La Beaumelle

pu être faite plusieurs manqué. Voltaire s'est

et

mieux comme

c'est

dire, et a prévalu,

le texte

c'est l'infortuné roi

» Chateaubriand sourit

« Oui, mais

citation,

observer que

fit

« Ouvrez,

Une réponse

pa-

à Voltaire (3). Elle a

les

occasions n'ont pas

absous d'avance par ce

vers propre à consoler de quelques méchantes critiques les (1)

Œuvres complètes, i832,t.

(2)

Chroniques,

(3)

VI, p. 3o3.

Buchon, I, 292. Sainte-Beuve, Lundis, t. XIV, p. 100. édit.

MÉTHODE NARRATIVE

223

historiens surpris en flagrant délit d'infidélité volontaire

Ah

«

!

croyez-moi, l'erreur a son mérite

Parvenue à ce point où

l'intérêt

science, l'histoire confine de

que

je

si

de

»

!

prime

l'art

celui de la

roman

près au

historique

ne voudrais pas être chargé de tracer .entre

genres une ligne de démarcation. Ce sont l'un

les

deux

et l'autre,

suivant la définition qu'Auger donne du second,

« monstres nés des amours adultères du mensonge « vérité

:

« des

et

de

la

».

Écrites sous de pareilles inspirations, les compositions

comme

des historiens ne peuvent être acceptées que idéales de la vie

peintures

humaine, dont

la

des

valeur égale

à peine celle des ouvrages de pure imagination. Quelques-

même

uns

d'Aristote

Citons

poésie.

profond «

c'est

« pu

juge l'histoire moins instructive que la

il

ses

paroles

remarquables

« chose à

et

d'un sens

vraie différence entre l'historien et

que l'un raconte ce qui a

être.

« que

La

«

:

sentiment

la déclarent inférieure, et tel est le

quand

C'est là ce qui la fois

l'histoire,

fait

été, et l'autre ce

que

la poésie est

de plus philosophique

puisque

la poésie

et

le

poète,

qui aurait

quelque

de plus sérieux

s'occupe davantage de

« l'universel et que l'histoire s'occupe davantage du parti-

« culier

(i).

» Quoique dépourvue de réalité objective,

la

poésie est en effet plus vraie que l'histoire parce qu'elle

cherche, par intuition, la vérité dans l'ensemble, sans garer dans

moins de

le détail

.

s'é-

L'histoire, plus exacte en apparence, a

vérité générale, parce qu'elle

ne

fait

connaître que

des particularités. L'une crée des types et résume en eux des multitudes et

;

l'autre se

borne à signaler des individus

des accidents. Les conceptions des poètes, conformes aux

mœurs (i)

d'une époque, à un état de

Poétique, ch.

ix.

l'esprit

humain, en sont

l'histoire et les historiens

224

que

plus fidèle

l'expression

des historiens où

récits

les

revivent seulement des faits d'exception. « Les anciens, dit

une sorte de philosophie « première qui nous introduit dans la science de la vie et « nous instruit agréablement de tout ce qui est relatif aux « mœurs, aux passions et aux actions de l'homme (i). » « Strabon, définissaient

Il

est

donc

la poésie

Bacon que « la du moins le com-

juste de reconnaître avec

« poésie corrige l'histoire

plément nécessaire. De « à leur manière,

en

». Elle

l'avis

est

de Buckle, «

les poètes

consommés

observateurs

des

;

sont.

leurs

« observations réunies forment un trésor de vérités qui ne

«

le

cèdent en rien aux vérités de

« science elle-même doit «

frira

de

cette

négligence

science, et dont la

la

sans quoi

parti,

tirer

» Si donc

(2).

il

elle souf-

nous

fallait

choisir entre les œuvres des poètes et celles des historiens, nous opterions pour les premières. Sans aller jusqu'à pré-

tendre, avec Paul-Louis Courier, qu' «

« dans Rabelais que dans Mézerai poètes valent au

moins

»,

il

y a plus de vérité dire que les

on peut

les historiens et

souvent

les

dépas-

sent en largeur d'informations. L'Inde ancienne, dépourvue

de littérature historique, nous

hymmes

et

Chine à qui

ses épopées, les

logographe, Grèce.

que ne

l'est,

ses

par ses annalistes, la

grands poètes ont manqué. Mieux qu'aucun

Homère

Au jugement

donnaient

mieux connue par

est

a dépeint

de Platon,

le

les

cycle

héroïque de

la

comédies d'Aristophane

du gouvernement d'Athènes. du moyen âge, les recueils de barbares chroniqueurs sont moins instructifs que les Chansons de geste, les Ro7nans de chevalerie, les Fabliaux et les Mystères. Par une vue de génie, Vico avait pressenti en Dante Pour

la plus juste idée

l'étude

l'historien idéal de son temps. Enfin, je le dis tout bas,

jamais

la postérité s'enquiert

de nous,

il

se pourrait

que

si

les

contes de nos romanciers lui parussent une mine de ren(0 Géographie, (2)

Histoire de

I,

2,

§

3.

la civilisation

en Angleterre, ch. xx.

MÉTHODE NARRATIVE seignements plus riche que

22 5

collection

la

entière de nos

historiens.

ni

i

INFLUENCE DE L INTERET ET DES PASSIONS

Ce qui

de

reste

par

de

les calculs

La

en histoire, après qu'elle a subi

la vérité

du goût,

prestiges

les artifices et les

l'intérêt

se trouve

compromis

ou des passions.

grande ennemie que la passion, uniquement occupée du soin de se satisparce que faire, tourne tout à son avantage. Le désir, « père de la vérité n*a pas de plus celle-ci,

pensée et

», incline la

montre

donc où

les

la

en droit de

croyance dans

choses sous

le

les directions

même

passion se laisse voir, partout

soupçonner,

la

ne sera sincère que

si

qu'il suit

jour qui lui convient. Partout

il



l'on est

y a lieu de se méfier, car elle

elle a intérêt

à l'être, cachera ce qui

risquerait de lui nuire, et ne reculera pas

même

devant

une imposture peut la servir. L'étude de la science impose un désintéressement absolu. La seule passion qui doive l'animer dans ses recherches est

l'imposture,

le désir

si

de trouver

la vérité et

de

la dire, quelle qu'elle soit.

L'histoire aussi réclame des esprits libres

étrangers, car et

il

on ne peut pas

servir

d'attachements

deux maîtres à

faut choisir entre l'intérêt et la vérité.

sont, en théorie,

unanimes sur

ce point.

la fois,

Les historiens

Lucien exige de

qui écrit l'histoire qu'il n'ait rien à espérer ni à craindre de

personne, qu'il soit incorruptible, ami de la franchise, ne

donnant

rien à la haine ni à l'amitié,

n'ayant rien de

flat-

teur ni de servile, accordant à chacun ce qui lui est dû,

sans maître, sans patrie, ne sacrifiant qu'à la vérité rent à tout ce qui n'est pas (i)

Comment

il

faut écrire

elle (i).

l'histoire,



39,40

et indif-

« Tous ceux, dit et "41.

15

2

L'HISTOIRE ET LES HISTORIENS



« Bayle, qui savent

de

les lois

tomberont

l'histoire,

d'ac-

« cord qu'un historien qui veut remplir fidèlement ses « fonctions

« dans

mettre

doit... se

l'état

« Insensible à tout

reste,

le

« intérêts de la vérité «

ment d'une

«

même

de

« pays,

plus qu'il lui est possible

le

d'un stoïcien qui n'est agité d'aucune passion.

et

il

ne doit

qu'aux

être attentif

doit sacrifier à cela le ressenti-

il

injure, le souvenir d'un bienfait et l'amour

la patrie.

doit oublier qu'il est d'un certain

II.

qu'il a été élevé

dans une certaine communion,

« qu'il est redevable de sa fortune à

tels et tels, et

« et tels sont ses parents ou ses amis... Si

« D'où êtes-vous ?

Il

réponde

faut qu'il

on

lui

que

demande

Je ne

:

du monde

suis habitant

je

« de l'empereur,

ni

je

;

« chérisse

Voilà

au service du

roi

;

de France, mais » Enfin, Saint-

(i).

l'historien « préfère la vérité à tout et la

même

l'idéal

etc.,

ne suis ni au service

« seulement au service de la vérité

Simon veut que

:

suis ni

« Français, ni Allemand, ni Anglais, ni Espagnol, «

tels

contre lui-même (2) ». la

réalité

Les historiens

autre.

est

se

prétendent tous animés du seul désir d'être véridiques.

nous

Ils

prodiguent

de leurs histoires,

ment

(3)

trouble

;

les

à

l'envi

nul engagement ne

;

,

dans

les

préambules

assurances d'un parfait

détache-

les lie, nulle affection

ne

disent tout

contraire. « Tel, dit d'Aubigné, se

le

«

ment

sa

et

»

(4).

conscience vendue dès son

les

leurs

difficile

il

lui

serait

passions qui l'ont agité

de cacher

:

«

On

(1)

Dictionnaire historique, au mot Usson, note F.

(2)

Mémoires

(3)

Salluste, Catilina, préface

,

et

que

est

ses

d'ail-

charmé

Introduction. ;

Tacite, Histoires,

1, etc. (4.)

tête

commence-

parvenu au terme de

Saint-Simon,

Mémoires, confesse

et

vante de

« liberté, de fouler aux pieds sa passion, qui montre sa « tondue

les

mais leurs œuvres parlent plus haut qu'eux

Histoire universelle, 16 16,

t.

I.

préface.

I,

1,

et

Annales,

/

MÉTHODE NARRATIVE « des gens droits et vrais, on est « on

l'est

irrité

227

contre

plus encore contre ceux dont

les fripons...

on a reçu du mal.

« Le stoïque est une belle et noble chimère. Je ne « donc point d'impartialité,

je le ferais

me

vainement

pique

(i).

»

Il

suffit

de rapprocher cet aveu final des déclarations de prin-

cipes

du début pour voir comment

les historiens

tiennent

leurs promesses.

Un

complet désintéressement,

les sciences abstraites, est

concrète où

observées

ceux qui étudient

hommes, œuvre de

actions des

les

facile à

impraticable en histoire, science passion, sont

avec passion. L'historien n'est pas

et traduites

pur esprit interrogeant Tordre stable des choses

et

un

scrutant

un personnage comme le naturaliste une espèce d'animaux, ou un événement, comme le chimiste une combinaison de substances

hommes théâtre,

et

;

c'est

un homme qui regarde

vivre d'autres

qui apporte à ce spectacle, plus encore qu'au

un cœur prompt

à s'émouvoir, des préventions

pour ou contre, des sympathies ou des antipathies déclarées.

Tous les sentiments qui dominent amènent à composer avec le devoir

les

hommes

et les

se retrouvent, non moins impérieux, dans l'âme de l'historien et l'induisent à composer avec la vérité. L'intérêt, l'amour-propre, l'amitié,

la

haine, la cupidité, la peur,

naissance, l'admiration,

le

le

ressentiment, la recon-

mépris, l'indignation, la

pitié....

le sollicitent de toutes parts et conspirent contre sa véracité.

Voyons jusqu'où

En

tête

ces influences

peuvent s'étendre.

des historiens les mieux informés viennent les

auteurs

mêmes

qui les

dominait quand

des

faits qu'ils ils

rapportent. Mais la passion

agissaient les inspire encore

quand

ils

écrivent. L'amour-propre, d'ailleurs, a

même

de

tels

égards

et tant

qu'il dépose sur ce qui le touche,

(1)

Mémoires, conclusion.

pour

lui-

de condescendance que, lorsson témoignage doit être

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

225 tenu pour

plus suspect de tous. Les Mémoires, cette

le

féconde de l'historiographie française, attestent à

branche si chaque page combien les hommes qui se racontent au public sont prodigues, pour leur personne, d'estime, de ménage-

ments

et

d'indulgence. Sans cesse attentifs à se louer ou à se

disculper, rites

mé-

étalent leurs avantages, se découvrent des

ils

qu'on n'aurait point soupçonnés, dissimulent de leur

mieux des imperfections trop de rejeter sur autrui

visibles et

ne manquent pas de leurs fautes.

responsabilité

la

pu dire, est un animal apologétique quand il parle de lui-même et critique quand il parle des autres. La certitude qu'il a d'être déprécié par eux fait que, pour rétablir la balance, il regarde comme licite d'exagérer un peu

L'homme,

a-t-on

sa valeur. Bernai Diaz del Castillo, répondant à ceux qui

lui

reprochaient d'avoir, dans sa Chronique, parlé trop favora-

blement de

de ses compagnons,

lui et

de naïveté que de raison

:

« Et

« bien de nous, qui donc autobiographe

Ceux mêmes

le

maltraiter.

se

dit

avec non moins

nous ne disions pas du ferait ? » Jamais on n'a vu si

Cela

qui, résolus à faire

serait

contre nature.

une confession publique,

feignent de s'administrer la discipline, ne s'appliquent point

de trop rudes coups et frappent souvent à côté. Rousseau met un orgueil démesuré dans l'aveu de ses défaillances morales, et l'humilité avec laquelle saint Augustin déplore ses

égarements passés

sagesse présente. «

« sont,

dit le cardinal

« de ceux qui ont L'auteur

a-t-il

bue aussitôt absorbante

Tout

La

le

est

une continuelle apologie de

de Retz,

écrit leur

les

deuxécueils que

premier

rôle.

?

il

I.

(i

).

»

s'attri-

Cet esprit de personnalité

ce qui s'est fait de bien sous le règne de Henri

Mémoires,

plupart

rebute dans les Mémoires de Sully.

son ouvrage. Nulle mesure habile n'a

(i)

la

propre vie n'ont pu éviter

eu part aux affaires publiques

et prolixe

sa

fausse gloire et la fausse modestie

été prise qu'il

IV ne

est

l'ait

METHODE NARRATIVE conseillée, nulle faute

commise

Tunique auteur de

est

qu'il

ne

s'y soit

opposé.

Mémoires de Metternich sont un autre exemple de

Il

Les

son maître...

fortune de

la

2 20,

cette

suffisance imperturbable (i). « Si l'on en croyait certaines

un

« gens, dit

spirituel moraliste, l'histoire universelle serait

« leur portrait en pied, de « derrière

(2).

profil,

de

par devant

face,

et

par

»

Cette manière de tout ramener à soi et de se hausser sur

un

n'est pas

piédestal

prétentieuse

un

;

exempts. César

travers spécial à la médiocrité

grands

les plus

Napoléon

et

le

hommes

prouvent.

Il

n'en

sont pas

semble que des

narrateurs assurés de tant de gloire auraient pu être véri-

diques sans

péril,

franchise, et ne

donner plutôt l'occasion de louer leur

pas demander à la dissimulation et au

mensonge de honteux suppléments de leurs écrits trahissent les manèges et

célébrité. Pourtant,

commune. Du vivant même de

César, on signalait

vanité

les petitesses

de

la

son peu de véracité. Asinius Pollion, personnage consulaire, avait,

nous

dit

dans

les

ment

altéré les faits

maintenant ces

Suétone, relevé force inexactitudes

Commentaires,

difficile

et accusait l'auteur d'avoir

pour sauver sa renommée de savoir

(3). Il est

sur quels points portaient

imputations; néanmoins, on constate, dans

des campagnes de César,

sciem-

nombre

d'assertions

récit

le

menson-

gères et d'insidieuses réticences qui peuvent en faire sup-

poser beaucoup d'autres.

Il

ne rend justice ni à ses

lieute-

nants, ni surtout à son adversaire, « ce Vercingétorix

« éloquent,

«

il

n'a

si

brave,

si

magnanime dans

le

si

malheur, à qui

manqué, pour prendre rang parmi

les

grands

(1) Metternich se glorifie, dans ses Mémoires, d'être resté « étran« ger aux aberrations de son temps ». En 1 848, il disait à Guizot, retiré « L'erreur n'a jamais approché de mon esprit. » à Londres « J'ai « été plus heureux, lui répondit Guizot je me suis aperçu plus « d'une fois que je m'étais trompé. » (2) Doudan, Lettres, 6 mars 1858. (3) Suétone, Cœsar, 56.



:

;

2

«

l'histoire et les historiens

3o

hommes, que

un

d'avoir

ennemi et surtout un Le proconsul a-t-il

autre

que César »

« autre historien

(i).

éprouvé devant Gergovie un échec pénible à son amour? Sa relation, si nette d'ordinaire, va devenir à des-

propre

obscure, embarrassée

sein

insuccès

(2). Il

:

il

veut

illusion sur

faire

un

passe sous silence ses déprédations scanda-

leuses, le pillage

des temples,

la

des villes,

destruction

laissant à d'autres le soin de rapporter les choses qui ne

sont pas à sa gloire

Alors que, en massacrant

(3).

pètes et les Tenctères qui comptaient

outrageusement violé

le

les

sur une trêve,

Usiil

a

droit des gens et la foi jurée (4),

il

colore cet attentat de spécieux prétextes, de manière à se

disculper (5).

Dans

tous

sont naturellement rejetés sur

les torts

ses

Commentaires sur

la

guerre

les

civile,

Pompéiens.

Metellus Scipion, beau-père de Pompée, y est accusé d'avoir

voulu ait

temple d'Ephèse

piller le

pillé

Rome

dans

mentionner

mais que

Trésor sacrée

le

exploit, digne

cet

(6);

il

lui,

garde de

n'a

de Cartouche,

César,

qui avait

révolté les honnêtes gens, et se borne à dire hypocritement

qu' «

on perdit

trois jours à

entendre des récriminations

et

(7) ».En somme, les Commentaires de César sont des mémoires apologétiques où tout est arrangé en

« des excuses

vue de

la glorification

Napoléon ne

traite

de César.

pas mieux la vérité; mais ses faussetés

sont plus faciles à tirer au

« frey,

« involontaires,

compte d'une (1)

(2)

(3)

clair.

« Ses mémoires, dit Lan-

fourmillent d'omissions et d'erreurs, quelquefois

Amédée

le

plus

bataille,

il

souvent calculées a toujours soin,

(8).

»

Rend-il

pour ajouter à

Thierry, Histoire des Gaulois, Introduction.

Guerre des Gaules, VII, 44 à 53. Suétone, Cœsar, 54.

(4) Plutarque, Vie

de César.

Guerre des Gaules, IV, 7 a 15. 3 3. (6) Guerre cipile,lll (7) Id., I, 4. Voy. Dœring, De Cœsaris Jide historica, 1837. Charras, Histoire (8) Lanfrey, Histoire de Napoléon, t. I, p. 38 de la campagne de i8i5. Avant-propos, p. 6. (5)

f

;



MÉTHODE NARRATIVE de sa victoire, d'atténuer

l'éclat

que

montant de

le

nemi. Jamais

il

et d'exagérer

ses pertes

de réussir dans ses entreprises S'il

Après

le

de l'en-

celles

ne peut plus

est toujours

avoue une

la cacher.

imputé a

défaite, c'est

Jusqu'à

ne souffrit point qu'on publiât

il

la fin

la vérité

de son règne

sur Trafalgar.

campagne de Russie, il fut réduit à bulletins du Moniteur par des correspon-

les

dances supposées d'officiers. Les bulletins avaient

été si sou-

vent trouvés mensongers que personne n'y croyait plus

les

On

la

seulement

désastre de la

remplacer

En

I

ne convient d'une faute. Ce qui manque

négligence d'autrui. lorsqu'il

23

de ses forces ainsi

le chiffre

(i).

communications que font à leurs peuples gouvernements absolus sont de pompeuses impostures. général, les

avec quelle royale impudence mentent

sait

d'être

les

rédac-

quand ils n'ont pas à craindre publiquement démentis. Là où nul contrôle n'est pos-

teurs de

sible et

papiers d'État,

contradition

nulle

faux qu'un document l'esprit

de tromperie

de vérité

ferait

et

tolérée,

officiel.

il

n'y a rien de plus

Le despotisme se fonde sur la moindre lueur

de mensonge, car

évanouir tout son prestige.

Il

exagère

sa fortune, dissimule ses revers, étale de brillants dehors,

cache

les plaies

nion afin de

qui

la

le

rongent

mieux

empoisonnées que

et

s'applique à égarer l'opi-

duper... Et c'est à

l'histoire puise

avec

le

ces

sources

plus de con-

fiance!

Lorsque

l'historien a été,

non plus

acteur,

mais simple

spectateur des faits qu'il raconte, on se croirait en droit d'espérer que, ne prenant plus

aux choses une part

directe,

(i) « Il avait vu naître dans le public une telle incrédulité qu'il ne « lui était plus permis de démentir un fait faux ni d'attester un fait « vrai, à ce point... qu'on ajoutait plus de foi aux bulletins de l'en« nemi qui mentait qu'à ceux du gouvernement qui disait vrai. Aussi « Napoléon avait-il renoncé, en i 8 1 3 et en i 8 14, à publier des bulletins « et se contentait-il d'insérer au Moniteur des lettres qu'il donnait « comme écrites par dès officiers à divers personnages de l'État » (Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, t. XIX, p. 410).

2

l'histoire et les historiens

32

va mettre moins de partialité dans son

il

récit

mais bien

;

des passions risquent encore d'altérer sa véracité.

en

effet,

ressentir

dans une mesure quelconque

le

Il

a pu,

contre-

coup des événements, et voilà son intérêt propre engagé. Est-il animé, pour ses personnages, de sentiments d'affecou de haine?

tion

il

en subira l'influence, car

de n'être pas favorable à ceux que l'on aime

il

est difficile

plus encore

et

pour ceux que l'on n'aime pas. L'auteur époudonc chaudement le parti de ses amis et, comme les seconds dans les anciens duels, sera prêt à combattre, pour soutenir leur cause, sans regarder s'ils ont tort ou s'ils ont d'être juste

sera

raison.

Plutarque qui, dans ce

songeait plus à l'histoire,

fait

gation expresse de l'amitié

:

de

moment

sans doute, ne

une

obli-

dit-il,

tour

cette assistance

« Ce n'est point,

« d'amy de ne ressentir pas une injure faicte à un « une honte à lui

« querelles (i).» s'acquittent

ils

Il

procurée

et

amy ou

de n'espouser point ses

faut le dire à la louange des historiens,

communément

à merveille de ce

devoir,

disposent pour leurs amis de trésors de bienveillance, traitent par contre leurs sité.

A

l'inverse d'Aristote qui disait

plus encore la vérité,

amis le

et

ils

aiment moins

aimer Platon, mais la vérité

que leurs

souvent détestent leurs adversaires plus encore que

mensonge. Joubert, érigeant en précepte un

pelle [(2), dit

«profil

et

ennemis avec une franche animo-

(3).

:

« Si votre ami

est

artifice

d'A-

borgne, regardez-le de

» Les historiens savaient mettre ce conseil en

pratique avant qu'il fût formulé.

Ils

montrent leurs amis

borgnes du bon côté, leurs ennemis du mauvais,

et

font

ainsi paraître les premiers clairvoyants, les seconds aveugles.

Pour

être édifié sur ce

vérités flatteuses,

il

suffit

que

l'affection autorise

de rappeler

le style

de contre-

des épitaphes,

des éloges académiques, des apologies, des panégyriques

(1)

Œuvres morales, De

la pluralité

(2) Quintilien, Inst. orat., II, 3. (3)

Pensées.

d'amys.

METHODE NARRATIVE

Quiconque a

et des oraisons funèbres.

satire

ou un pamphlet,

une

la vérité. Salluste,

dans

la

fauteurs

fait

il

profession pour

adhérent de César, en dissimule

le

il

du complot

fait

«

écrit

saints

mêmes

Ces

jeté

dans

;

le

se sont

« Saint

:

plus savant

son ami

été

;

et

il

traita

ignorant de son siècle

d'Origène

le parti

inégalités de traitement

ment aux contemporains le

comme

Racine, a loué Rufin

homme de son siècle tant qu'il a le même Rufin comme le plus

« depuis qu'il se fut .

com-

faussement figurer parmi

Des

(i).

laissé prendre en flagrant délit de partialité

« Jérôme,

la

conjuration de Catilina, tandis que, ennemi

personnel de P. Sylla,

«

une

diatribe,

aussi à quels excès conduit

sait

tions oublie aisément le respect dont

les

lu

33

de dénigrement. L'écrivain qui cède à ces préven-

l'esprit

plicité

2

(2).

»

ne s'appliquent pas seule-

elles s'étendent aussi

passé que les rapports de nos affections, et

Ton

loin

a

dans

vu des

historiens fausser le sens d'événements anciens pour venger

des injures récentes ou complaire à de nouvelles amitiés. Voltaire

offre

de piquants exemples

auteur peut être entraîné par

Dans

le

la

manière

cette

mobilité de ses sentiments.

plan primitif de X^Henriade.,

à l'histoire, assigné

de

inconséquences auxquelles un

d'arranger l'histoire et des

il

un des premiers

avait,

conformément

rôles à Sully

;

mais,

ayant eu à se plaindre d'un descendant du ministre, qui l'avait laissé outrager

tion,

il

raya du

chez

poème

lui

le

sans

le

nom du

couvrir de sa protec-

glorieux ancêtre et lui

substitua celui de Duplessis-Mornay, personnage subalterne, assez peu désigné pour

un

tel

emploi. Passe encore dans

l'épopée où, de tout temps, les poètes ont pris de grandes licences avec la vérité

;

mais Voltaire historien

n'est pas

plus scrupuleux. Lorsque, vingt ans après la publication de

Y Histoire de Charles XII (ij3

(i)

Catilina,

par Cicéron (2)

17. P. Sylla, et acquitté.

Lettre à Nicole.

1), il

en donna une nouvelle

poursuivi pour ce

fait,

avait été

défendu

l'histoire et les historiens

234

roi Stanislas,

on y remarqua d'importantes retouches. Le un peu effacé dans le premier récit, fut peint

mieux

avantage dans

édition (1750),

à son

d'abord sévèrement Qu'était-il

survenu dans

On

ments opposés? Point

Cirey, l'autre

faisait

il

personne du

La

l'intervalle

même

pour motiver ces juge-

de

rectifier d'involontaires

roi

relations avec Stanislas, et. de

au maréchal de Saxe dans

sa cour

Auguste, son père

communes

Un

partialité.

attendre ni qu'il soit

historien,

pour

et

la

ne doit rien

être sincère,

et

de tout lien avec

a reçu des bienfaits de ceux dont

les effets

la

Il

faut

condition où prétend être Salluste, « libre

« d'espérance, de crainte

che leur faveur,

ou

non moins graves de

redouter des suites de son ouvrage.

dans

la

(1).

cupidité, l'envie de parvenir, la reconnaissance

peur sont des causes

S'il

Auguste,

le roi

d'une part Voltaire, pendant son séjour à

:

trouvé en

s'était ,

second, et

voudrait croire que l'auteur, mieux

informé, avait été mis à erreurs.

le

parut ensuite presque innocent.

traité,

s'il

appréhende

et

il

les partis (2)».

parle ou

surtout

s'il

s'il

recher-

a déjà subi

de leur colère, sa véracité devient suspecte

:

c'est

un témoin prévenu, obséquieux, intimidé ou vindicatif. Tout auteur rétribué pour écrire l'histoire mérite peu de confiance, car, mettant un prix à la vérité, il débitera des mensonges

s'il

y trouve plus de

profit.

Il

ne faut donc

croire qu'avec réserve les chroniqueurs à gages, les histo-

riographes à brevet,

les

courtisans déclarés et généralement

ceux qui, visant à capter

en proportion de leur

les

grâces des princes, les louent

libéralité.

Peu d'écrivains

doute, osé afficher la cynique vénalité

évêque de Nocère, qui

disait avoir

pour

l'autre

(ij

la

récompense,

1).

Paul Jove,

deux plumes, l'une d'or de fer pour le châtiment, et

Nisard, Histoire de la littérature française, IV, 3. « Sine ira et studio » (Tacite,

(2) Catilina, préface. I,

d'un

ont, sans



Annales,

MÉTHODE NARRATIVE

235

s'en servir suivant l'occasion et le besoin (i).

comme une banque

nisé

l'offre

de

de ses diffamations. La fortune que de

fit

avait orga-

menace

cet effronté à trafiquer

montre de quelles tentations

l'histoire

Il

ses éloges et la

la

probité des

historiens doit se défendre.

que des écrivains de quelque mérite tombent

rare

S'il est

à ce degré d'avilissement, .beaucoup peuvent être soup-

çonnés de complaisances intéressées. Le pape saint Grégoire le

Grand

Brunehaut

a couvert d'éloges hyperboliques la reine

empereur Phocas, incliné à

et le détestable

dulgence par leur libéralité pour

les

gens d'église

(2).

l'in-

Mal-

gré sa naïveté qui nous enchante, Froissart est suspect de partialité.

Il

vivait de sa

sants patrons,

dans un

il

esprit

a

sart,

et,

pour plaire à de puis-

remanié plusieurs

III,

Dans

ayant changé de protecteur

et

Chroniques

version, faite à la

« son cher seigneur Anglais.

à la gloire des

fois ses

La première

différent.

requête d'Edouard toute

plume

la

et

maître », est

seconde, Frois-

devenu chapelain du

comte de Blois, est favorable aux Français. Les sympathies de l'auteur étaient en train de tourner dans une troisième rédaction, restée inachevée.

Il

malaisé de mettre

est

le

versa-

lui-même et périlleux de choisir entre ses opinions. Les commentateurs n'ont pas réussi à résoudre le problème, et cela rend presque impossible une

tile

écrivain d'accord avec

bonne

édition des Chroniques.

altère parfois les faits

La

en faveur de

courtoisie de Froissart

ses hôtes

du moment;

il

beaux coups d'épée à ceux qui faisant, dit M.Nisard, « payer inno-

attribue volontiers les plus l'ont le

mieux

« cemment à « qui

1

vérité les frais de l'hospitalité des princes

-hébergeaient (3) ».

Après

(1)

traité,

la

la

publication de son Histoire de France (1643-

Bayle, Diction, histor., art. Jove, et Tiraboschi, Histoire de la

littérature italienne. (2) Bayle, id., art. (3)

Histoire de

Grégoire

la littér.

I.

Jranç.,

I,

2.

2

36

l'histoire et les historiens



une pension de 4.000 fr. avait été allouée à Mézerai mais lorsqu'il eut, dans son Abrégé chronologique (1668), i

65

1),

;

parlé trop librement de l'origine des impôts et refusé de se

Colbert

rétracter,

le

punit en lui retranchant cette pension.

Racine raconte qu'à

la

mort de

l'historien

(1

683),

on

trouva dans son inventaire un sac de mille francs portant

mots

ces

« C'est

:

ici le

dernier argent que

« aussi, depuis ce temps-là, «

ne paraît pas

titre,

dote compromettait

Le soupçon l'atteindre

nous

reçu du roi;

j'ai

jamais dit du bien de

» Malgré tout son esprit, Racine, historiographe

lui (1).

en

n'ai-je

était

de

s'être

douté que cette maligne anec-

corps entier des historiens à brevet.

ne pouvait assurément

basse vénalité

parvenue, nous aurait-elle appris

sur ce règne

si

contesté ?

A

XIV

Louis

son Histoire de

pourtant

si

;

le

la vérité vraie

part son traitement d'historio-

graphe, Racine avait au moins deux raisons pour ne pas la dire

il

:

était

poète et courtisan.

L'historien soumis à flatter

ceux dont

une sujétion

relève et son

il

étroite est contraint

de

adulation se mesure sur

La louange est la fausse monnaie des rapports humains. Chacun s'y laisse prendre parce que, bien qu'il sache en donner de la mauvaise, il pense en recevoir de la bonne. Les plus grossières flatteries ne répugnent ni sa dépendance.

à la bassesse de ceux qui les disent, ni à la sottise de ceux

qui

les

croient.

nullités les

de

Un

mieux

apologiste transforme

avérées, vante les défauts

en

génies

comme

les

autant

qualités rares et trouve à louer jusque dans des crimes.

L'empereur Julien, écrivant un panégyrique,

dit que le du genre, c'est qu'il est permis de mentir « Ce pas une honte pour l'orateur de donner de fausses

privilège

« n'est

:

« louanges à des gens qui n'en méritent aucune. « contraire qu'il a

«

tiré

un bon

parti de

On

dit

au

son art quand sa

parole a su grandir ce qui est petit, rapetisser ce qui est

(1)

Œuvres complètes, Fragments

historiques, 18 10,

t.

III, p.

405.

MÉTHODE NARRATIVE « grand,

et,

pour tout

« des choses

la force

dire,

2?>J

en un mot, opposer à

de son éloquence

(i).

» Saint Augus-

panégyriques sans beaucoup de conviction dit-il,

nature

Milan, composé des

tin s'accuse d'avoir, étant professeur à

« posais,

la

:

« Je

me

dis-

à faire le panégyrique de l'empereur, c'est-à-

« dire à débiter force mensonges que n'auraient pas man« que d'applaudir des gens bien instruits de vérité

(2).

Voltaire conseille avec raison de se méfier des gyriques. « Presque tous,

»

pané-

sont composés par des

dit-il,

« sujets qui flattent un maître ou, ce qui est pis encore,

« par des

petits qui

« avec bassesse

et

prodiguent à un grand un encens

reçu avec dédain

(3).

» Voltaire

pétent pour juger ce genre d'ouvrages.

XV

Panégyrique de Louis «

la vérité

!

Louis

XV

:

«

Il

était

offert

com-

termine ainsi

Il

le

faut enfin rendre gloire à

apprend aux

hommes que Que nous

« grande politique est d'être vertueux.

la

plus

reste-t-il

« à souhaiter désormais, sinon qu'il se ressemble toujours « à lui-même et que

venir lui ressemblent (4) ? » L'adulation n'est pas toujours le fait d'un auteur servile et

méprisable.

les rois à

Quand on voit Strabon

paternel» de Tibère, sous lequel vivre (5)

;

son élève

Amyot célébrer « (6)

;

points l'idéal

un

refrain à

« grâce au

(1)

la

vanter « le gouvernement

il

a, dit-il, le

bonheur de

douceur du bon Charles IX

»,

Balzac affirmer que Louis XIII réalise de tous

du prince

parfait et répéter cet éloge

chaque chapitre ciel

de ce

(7)

;

comme

enfin Montesquieu « rendre

dans

qu'il l'a fait naître

le

gouver-

Panégyrique de V empereur Constance.

Confessions, VI, 6. t. XVII. p. 3 1. sur les panégyriques, Œuv. compl., 77 Panégyrique de Louis XV. Voy. aussi son Discours de réception (4) dont le titre seul est la plus à l'Académie, et son Siècle de Louis (2)

(3) Lettre

1

1 ,

XV

énorme

flatterie.

Géographie, VI, 14. « Natura mitissimus erat, » écrit-il, l'année même de la SaintBarthélémy, ce qui est un peu manquer d'à-propos. Voy. aussi la dédicace en tête des Œuvres morales de Plutarque. (7) Le Prince. (5)

(6)

2

l'histoire et les historiens

38

« nement où

« ceux qu'il lui a

convenir que

de ce qu'il a voulu qu'il obéit à

vit et

il

les

aimer

fait

(i) »,

on

obligé de

plus honnêtes gens ne refusent pas, à

l'occasion, de dire agréablement des plaire

est bien

contre-vérités

pour

aux puissances.

L'esprit de flatterie est ingénieux à se déguiser, et par-

où l'on s'attendrait le moins à le une apparence de paradoxe à prétendre que Tacite, en écrivant ses sombres histoires, faisait acte de courtisan néanmoins, un demi-aveu laisse entrevoir que ses tragiques récits, composés sous le principat de Trajan, avaient pour but de faire ressortir la félicité de cet âge par l'opposition des abominables règnes du siècle précèdent (2). Il est présumable que, pour rendre le contraste plus saisissant, l'auteur a poussé au noir sa pein-

on

fois

le

rencontrer.

surprend Il



y aurait

;

ture et prêté des crimes à des monstres.

Les généalogistes, qui spéculent sur sont distingués de tout temps par inventions

et l'effronterie

la vanité des sots, se

la

hardiesse de leurs

de leurs impostures.

offrent à

Il

tout parvenu glorieux de lui procurer à juste prix d'illustres

du même

ancêtres. Quintus Vitellius, aïeul de l'empereur

nom, fut

était fils

nommé

d'un savetier

Romulus,

quand Vespasien, pire,

il

se

d'une boulangère. Lorsqu'il

questeur sous Auguste,

Eulogius, lui découvrit antérieur à

et

fils

un

généalogiste avisé.

pour ascendants

et la

nymphe

premier à s'en moquer

(4).

Juvénal

d'illlustration qui n'était pas rare de

devenue (1) (2)

(3) (4)

si

commune que

les

Préface de l'Esprit des lois. Tacite, Histoires, I, 1.

Suétone, Vitellius, Id., Vespasien, 12.

(5) Satires, VIII,

i3i.

Faunus.

roi

De même,

d'un simple péager, parvint à l'em-

trouva des historiographes pour

d'un compagnon d'Hercule. L'empereur, fut le

le

Vitellia (3).

1,

2.

le faire

d'esprit,

raille cette

son temps

satiriques

descendre

homme (5).

manie

Elle est

du nôtre ont

cessé

MÉTHODE NARRATIVE de s'en étonner. Colbert, seigne

du Loîig-vêtu, ayant

2 3o,

d'un drapier de Reims, à

fils

l'en-

senti le besoin de s'anoblir, se

persuader qu'il descendait des Colbert, noble famille

laissa

d'Ecosse. Lorsque, plus tard,

dans Tordre de Malte,

les

il

voulut

son

fils

titres

de

faire entrer

vérificateurs

de ses

noblesse trouvèrent, dit l'abbé de Choisy, « ses parchemins

« de trois cents ans plus moisis qu'il ne

Lucien demande, pour écrire maître »

Le plus souvent, au

(i).

fallait ».

l'histoire,

un homme « sans

contraire, elle est l'œuvre

de familiers à gages. Les historiens des derniers eu

siècles

candeur de nous avertir de leur dépendance par

la

dicaces obséquieuses où

ont

les dé-

aux pieds de protecteurs puissants. « Je ne puis approuver, remarque Bacon, «

cette

ils

se prosternent

coutume de dédier des

livres à des patrons, surtout

« des livres qui, étant dignes de ce nom, ne devraient avoir

« d'autres protecteurs que

la vérité (2).

» Les historiens de

nos jours paraissent garder une contenance plus plus, en

n'étalent

publiques de vasselage sans en convenir,

geant

La

et

de leurs

tête

ils

;

toutefois,

courtisent

écrits, il

ne faut pas oublier que<

un maître non moins

plus adulé qu'aucun de ceux d'autrefois,

flatterie

falsifier ses

L'histoire

même

peut

s'adresser à tout

le

exi-

public.

un peuple

et

annales pour complaire à l'orgueil national.

romaine

moment où

fière et

déclarations

ces

les-

fut la plus altérée

de fables à partir du

rhéteurs grecs vinrent chercher fortune à

Rome. « Ces ingénieux mercenaires,

tirant profit de la va-

« nité du vainqueur, lui vendaient des histoires romaines

« où

les vieilles

légendes étaient étendues à plaisir

« chargées encore de détails imaginaires

(3).

et sur-

»

Parfois, c'est la reconnaissance qui ôte à l'historien le droit d'être véridique et

prétextes.

(1) (2)

(3)

Il

n'est

'A^asiAsuToç.

De

couvre ses complaisances d'honorables pas permis à un obligé de se montrer

Comment

il

faut écrire

l'histoire,

§41.

dignité et de l'accroissement des sciences, I. Chassang, Histoire du roman dans l'antiquité, p. 91. la

.

l'histoire et les historiens

240

trop clairvoyant à l'égard rait

pour ingrat

On

tolère

s'il

même

de son

en révélait

qu'il

bienfaiteur.

fautes

les

ou

Il

passe-

les faiblesses.

témoigne sa gratitude par quelque

exagération dans l'éloge. Velleius Paterculus, comblé de

veurs par Tibère

Séjan, leur paie sa dette en louanges

et

(

fa1).

Saint-Simon, malveillant pour Louis XIV, coupable de ne pas respecter assez les privilèges des ducs, est plein de tendresse et d'admiration pour Louis XIII, auteur de la fortune

— « Si j'avais obligation au diable, écrit Vol-

de sa famille. «

taire, je dirais

du bien de

ses cornes (2). »

Par un sentiment opposé, mais plus

naturel encore,

un personnage puissant n'en peut plus parler avec équité. Plein du désir de se venger, il use de représailles et se fait exécuteur à son tour. Quand Timée, l'historien maltraité par

banni par Agathocle, écrivait

l'histoire d'Agathocle,

pou-

vait-on attendre de lui autre chose qu'un pamphlet, tenu

chez

anciens pour un modèle de virulence

les

monie

?

De nos

jours, tandis

célébrait les splendeurs

Hugo

que

tel

du règne de Napoléon

d'un autre style Napoléon

écrivait

et d'acri-

thuriféraire officiel III.

Victor

Les

Petit.

le

points de vue différaient ainsi que les situations

:

l'un était

bien en cour, l'autre exilé.

Non moins

corruptrice que la haine, la peur arrête la

vérité sur les lèvres de l'historien et le fait se répandre en

de tremblantes adulations. Le despotisme ne pas d'encourager de ses faveurs il

traite

en ennemie

l'asservir,

la

se

mensonge qui

le

vérité qui l'offense, et,

s'il

« penser ce qu'on veut

du maître

commencement de

qui,

et

flatte

;

ne peut

pour

les historiens

(3)

Histoires,

1.

peut

1

3

1

La

surtout, est le

inspire d'ordinaire

la sagesse, leur

Histoire romaine, II, ch. 127 à Lettre à Richelieu, 3 juin 1771. \,

on

dire ce qu'on pense (3) ».

(2)

(1)

le

tâche du moins d'étouffer sa voix. Les temps

sont rares où, suivant l'expression de Tacite,

crainte

contente

une

MÉTHODE NARRATIVE prudente réserve

et les

fait

«J'aime

qu'ils n'ont pensé.

«je n'aime point du tout

communément

tagent

le

24 1

quelquefois parler autrement

fort la vérité, écrit Voltaire,

mais

martyre (i).» Les historiens par-

cette aversion.

A

peine peut-on citer

quelques membres du Tribunal de l'histoire, en Chine, qui,

poussant jusqu'à l'héroïsme

Mais

princes.

A

Rome,

aussi, des

plus

les

comme

l'histoire qui,

Chinois

!

Un

ont

de mauvais

la vérité sur

peuple

singulier

si

!

détestables empereurs furent le plus

Le mensonge,

adulés.

la sincérité professionnelle,

au devoir de dire

sacrifié leur vie

il

est vrai,

cesse avec le règne, et

marche d'un pied boiteux, nous dit de Tibère, de Caligula, de Claude et de la justice,

voit se produire d'impitoyables retours. Tacite

que

les histoires

Néron, publiées

soit

de leur vivant,

soit après

n'étaient point fidèles, parce qu'elles avaient

leur mort,

pour auteurs

des gens que la crainte inclinait à la flatterie ou que des

haines récentes portaient au dénigrement

même

historien s'est chargé de

ses éloges et, libre

A

aduler.

(2).

Parfois, le

la contre-partie

la crainte lui avait fait servile-

mort de Claude, Sénèque composa un

la

éloge de ce prince, lu à ses funérailles par Néron.

son discernement

tait

et sa pénétration, ce qui,

Tacite, provoqua des rires railleurs (3).

rassuré sur les conséquences, Sénèque cruelle

satire



de

de crainte, n'a pas eu honte de diffamer

avec acharnement ceux que

ment

donner

le

nouveau dieu, à

Peu

Il

y van-

rapporte

mieux

après,

fit

de Claude une

sa

réception

dans

était transformé en citrouille (4). Procope s'est lui-même d'humiliants démentis. Alors que, dans

l'Olympe, infligé à les

huit livres de Y Histoire de son temps et dans ses Disles monuments, il prodigue Théodora les éloges les plus

cours sur pératrice

(1)

Lettre à d'Alembert, 8 février 1776.

(2)

Annales,

I,

à Justinien et à l'imoutrés,

il

les

déchire

1.

(3) Id., XIII, 3. (4;

Apocolokintosis.

16

l'histoire et les historiens

242

avec frénésie dans un neuvième cret ('AvexBoTov),

des basses part,

flatteries

il

que

divin en lui

est

le

«

démon

;

» de

l'autre,

sous forme humaine... »

il

ne

du panégyriste ou du pamphlétaire, dence, on doit les récuser tous les deux. Il est donc malaisé de savoir la vérité sur du pouvoir de nuire

et

les

Vivants,

ils

libres, la véracité des auteurs

est

«

les Etats

extrêmement cette liberté

« divisions,

fait

Supposons

libres, ils

même

que pour

les

gouvernements

mieux garantie mais « Dans les mo;

:

les historiens trahissent

trahissent la

-

dans

;

vérité

à

qui, produisant toujours des

que chacun devient

« préjugés de sa faction

rable,

hommes

parce qu'ils n'ont pas la liberté de la dire

« cause de



faite les

cette illusion

« narchies extrêmement absolues, la vérité

les

sont encensés par des

voudrait croire que, sous

Montesquieu nous ôte encore «

par pru-

vergogne; morts, dénigrés par des détracteurs

sans ménagement. La vérité ne semble petits (1).

auquel

et,

personnages dont justement

enviées, c'est-à-dire sur

On

sait

de dispenser des faveurs

l'histoire s'occupe le plus.

flatteurs sans

D'une

« âne..,

l'appelle

On

etc.

se fier,

investis

se-

est le modèle des souverains, un ange envoyé du ciel pour

Il

c'est

salut de l'humanité...

«

«

:

prudemment tenu

avait suggérées la peur.

lui

;

livre,

par des outrages sanglants,

se venge,

de Justinien

dit

il

« tout



qu'il le serait

aussi

esclave

d'un despote

des

(2).

»

enfin, ce qui est la condition la plus favo-

l'auteur

si

étranger aux

faits qu'il

raconte que rien

ne semble devoir corrompre son désintéressement.

Il

n'a

plus d'ambition à satisfaire, de rancunes à venger, d'amis à défendre, d'adversaires à combattre, de maîtres à flatter

ou à craindre.

Va-t-il enfin

pouvoir dire

la vérité

sans alté-

« Es-tu un prince pour qu'on te flagorne ? (1) Figaro dit à Basile « Souffre la vérité, coquin, puisque tu n'as pas de quoi gratifier un « menteur »(Le Mariage de Figaro, IV, 10). :

(2)

Esprit des

lois,

XIX, 27.

METHODE NARRATIVE

243

ne faut pas trop y compter. A défaut d'intérêt personnel, il prend encore aux choses un intérêt général

ration ?

Il

pour mettre en

suffisant

en

est pas.

de

effet,

la vie, ni

donné

péril

son

équité.

d'en parler froidement, car

s'agit

il

nous

ne

Il

au spectacle

d'assister impassibles

d'hommes

nous sommes hommes. Chacune des actions rapportées dans les histoires, quelles que puissent être la distance et la et

durée qui nous en séparent, nous intéresse plus

qu'il

faudrait pour que la raison n'en fût pas troublée. suscite en

Le

nous des impressions de sympathie ou

ne fait

d'anti-

ou d'admiration.

pathie, de pitié, de colère, d'indignation

L'historien cède à ces sentiments et s'en inspire. Mais, dès qu'il est

ému. adieu

l'impartialité

De grandes

crimes.

à l'indulgence

ou

absoudre des

lui fait

infortunes l'attendrissent et

le

disposent

répugne d'accabler des malheureux

lui

il

;

De grands triomphes

!

l'éblouissent; la gloire lui dissimule

en leur reprochant des fautes durement expiées. Aime-t-il avec ardeur

la liberté ?

peut souffrir

va déclarer

moindres agitations

les

la

inquiété dans

d'être

Déteste-t-il

rois.

Il

guerre à tous

son repos

et le

?

Il

les

ne

partisan des plus

sages réformes est traité par lui de Catilina. Rencontre-t-il

personnages qui aient ses défauts ou

des

approuve

les

Il

ses qualités ?

excuse sans soupçonner qu'il s'aime

et les

en eux. L'accord ou l'opposition des humeurs, des

ments

et

des

caractères

préventions pour

Dès

lors, le

monde

ou se

établit

contre

qui

peuple d'amis

s'étendent et

être

des

l'infini.

est,

les

en somme,

passionné qui étudie des passions aux prises.

L'injustice est partialité les les

à

d'ennemis, car

indifférents ne comptent pas. L'historien

un

senti-

hommes

entre les

donc inévitable puisque, pour exposer sans

entraînements des hommes,

il

faudrait ne pas

partager, et peut-être alors cesserait-on

de

.

les

com-

prendre.

Considérons

dont

le

plus vif de ces sentiments idéaux, celui

les historiens se

défendent

le

moins pour

les

héros de

l'histoire et les historiens

244

leur choix, l'admiration.

Quiconque

s'est

engoué d'un per-

sonnage historique devient son apologiste de parti pris et se trouve plus ou moins infecté de ce que Macaulay

La plupart des biographes un complaisant optimiste et jugent bien près de la

appelle la lues Boswilliana (i). étalent

perfection le grand

homme

qu'ils veulent mettre

en beau

Les Vies des hommes illustres, de Plutarque,

jour.

celles

des Philosophes illustres, de Diogène de Laerte, les des saints de la Légende dorée,

un

véridique,

rester

historien

ne

Vies

montrent que, pour

etc.,

doit

pas

trop

être

prompt à l'enthousiasme. Sous l'empire de sentiments opposés, d'autres écrivains apportent dans l'étude de l'histoire un fond de misanthropie, d'amertume et d'humeur chagrine. Ils regardent de préférence les hommes par leurs méchants côtés, se complaisent dans l'analyse des laideurs morales, découvrent avec plaisir les vices

adoptent

secrets,

les

pires

versions et rattachent les actions humaines aux plus hon-

teux mobiles. Le cliné à

dans

monde

donner [dans

qui,

comme

dit Leibniz, est « in-

satirique (2) », les suit volontiers

le

cette voie et s'y égare

avec eux. Tacite

et

Saint-Simon,

pessimistes par tempérament, excellent à dénigrer et

gnent

l'histoire attristée des plus noires couleurs.

« dit Fénelon, creuse dans qu'«

il

a chargé le

le

mal

(3).

» Napoléon pense

sombre tableau de son temps

« un peintre assez simple pour être tout à

Chamfort insinue que Tibère

tei-

« Tacite,

fait

et n'est

pas

vrai (4) ».

Néron sont peut-être plus la malechance d'être racontés par un diffamateur de génie. Toute autre renommée, passant par de pareilles mains, aurait encouru de non à plaindre qu'à blâmer.

(1)

Boswell, auteur de

la

Ils

et

ont eu

Vie de Johnson, offre un cas typique de

cette idolâtrie béate. (2)

Nouveaux

essais sur

Ventendement humain, IV,

Lettre au chevalier'u Destouches, 171 1. (4) Thiers, Hist. du Consul, et de l'Emp.,

16,

(3)

t.

IX, ch.

11.

§

17.

MÉTHODE NARRATIVE

moins

cruelles disgrâces

245

« Si un historien

:

tel

que Tacite

« eût écrit l'histoire de nos meilleurs rois, en faisant une

« recherche exacte de tous « abus d'autorité dont

la

même

tyranniques, de tous

les

y a peu de règnes qui ne nous horreur que celui de Tibère (i). »

« curité la plus profonde,

« inspirassent

les actes

plupart sont ensevelis dans l'obs-

la

il

Ainsi l'histoire qui. pour n'être pas infidèle, voudrait des auteurs libres d'intérêt, est au contraire l'œuvre d'écrivains

que dominent

les

suggestions de l'amour-propre, les com-

plaisances de l'amitié, les instigations de la haine, les calculs de l'ambition la peur,

le

ou de

la

cupidité, les appréhensions de

ressentiment des injures,

les

entraînements de

l'admiration, l'esprit de malignité... Si donc doit être

exempt de

pour

partialité

faut tous récuser, car

un

historien

de

foi,

il

les

sont tous passionnés. Leurs ou-

ils

vrages expriment moins

être digne

la

vérité

que

les

passions de leur

temps. La postérité devient sans doute plus calme, à mesure qu'elle se désintéresse davantage,

atteindre

une

mais sans pouvoir jamais

intégrité parfaite, parce

causes de prévention.

En

vain

que chaque âge a

la science lésée

ses

en appelle de

Philippe ivre à Philippe à jeun; l'ivresse de la passion est éternelle, Philippe n'est

jamais à jeun.

L'influence des affections personnelles est donc inévitable

en histoire

et

nous devons nous résigner à

toutes ses conséquences. Impassible

ou

teur ne prendrait pas la peine d'écrire resser.

Pour nous émouvoir,

toires les plus

admirées sont

il

ou

avec

un au-

cesserait d'inté-

faut qu'il soit

celles

la subir

indifférent,

ému. Les

his-

qu'anime une passion

forte et communicative. Ce sera, pour Hérodote, l'orgueil du triomphe remporté par la Grèce sur l'Asie barbare pour ;

(1) Caractères et Portraits. L'Estoile avait déjà fait cette remarque « Il n'est si homme de « bien, comme dit Montaigne, qu'on mette à l'examen des lois toutes « ses actions et pensées, qui ne se trouve pendable dix fofè en sa vie » (Journal, t. IX, p. 2 2 3). :

l'histoire et les historiens

246 Tite-Live,

sentiment de

le fier

Tacite, l'indignation d'une siècle avili

grandeur romaine

pour Augustin Thierry,

;

qu'excite

un peuple

comme

bronze

le

la

âme honnête au

vaincu...

pour

sympathie généreuse a-t-on

L'histoire,

et doit traverser la

en chefs-d'œuvre

la

;

spectacle d'un

flamme pour

dit,

est

modeler

se

Mais, chefs-d'œuvre à part, on est

(1).

fondé à se demander, non sans inquiétude, ce que devient, à travers ces flammes, la vérité, chose

Au

cate.

d'elle,

et

passionné

préférence

et sa

que

assez

tendre

et si il

déli-

ne reste

souvent, qu'une pincée de cendres. N'est-ce pas trop

exiger d'un historien

dique

si

terme d'une aussi périlleuse opération,

ceux qui

Il

qu'il soit à la fois véri-

faut choisir. C'est ce

marquée pour

que

fait le

les histoires partiales

public,

montre

préventions des auteurs sont partagées par

les les

?

que de vouloir

lisent.

Le propre d'une

histoire

pleinement

désintéressée serait de n'agréer à personne et de choquer toutes

les

passions par cela

seul

n'en

qu'elle

flatterait

aucune.

§

IV

INFLUENCE DES PREJUGES D'OPINION

La passion redouter

;

n'est pas la seule

les

ennemie que

graves périls. L'intelligence suit en idées

comme

le

cœur

celles

faits,

car,

dit

le

à

pente de ses

effet la

nombre

ait

non moins

de ses affections,

influence entache d'erreurs sans

des

la vérité

préjugés de l'esprit lui créent de

et

cette

compte'rendu

Montaigne, « depuis que

le

iugement

« pend d'un côté, on ne se peut garder de contourner et « tordre la narration à ce biais (2) ».

(1)

Prévost-Paradol, Discours de réception à l'Académie française

(2) Essais, II,

10.

METHODE NARRATIVE

Nos

ne s'accordent que sur

esprits

247 évidentes

les vérités

par elles-mêmes ou scientifiquement démontrées.

dif-

Ils

Des opinions remplacent alors

fèrent sur tout le reste.

la

Entre tant de manières de voir qui se démentent

certitude.

l'une l'autre, la contestation ne tarde pas à se mettre et la

dispute à s'échauffer.

son sens

Chacun abonde naturellement dans

prétend avoir seul raison.

et

cipes arrêtés,

les

des prin-

une théorie ou un système sur un des nom-

breux sujets qui divisent

dans

S'il s'est fait

les

hommes,

il

ne

se

trouve plus

conditions de neutralité nécessaires pour écrire

Se croyant en possession de

l'histoire.

la vérité,

il

traite

d'erreur l'opinion contraire et s'applique à la réfuter. C'est

une cause qu'il plaide tous les arguments qui pourront en augmenter la vraisemblance lui semblent bons. Dans son Dialogue de l'orateur, Cicéron expose, en ;

maître du genre, la théorie de cet art captieux qui consiste

à

se

donner raison, quelque thèse que

montre

de rhéteur font courir à

examiner

le

la vérité.

Il

et l'autre

légèrement sur

le

puis de s'attacher

;

premier, de l'embellir, de l'exagérer

il

recommande de bien

côté favorable et le côté faible de la cause qui,

presque toujours, a l'un

raître

l'on soutienne, et

ainsi, sans le vouloir, quels dangers ces expédients

;

au

de passer au contraire

second, de l'atténuer, de

le

faire dispa-

sous un amas de raisons bonnes ou mauvaises. Est-

besoin de fournir des preuves ? L'orateur doit insister sur

ne pas répondre aux arguments de l'adver-

les meilleures, saire, s'ils

sont irréfutables,

air d'assurance et

conserver malgré tout

et

de grandeur

;

enfin,

il

doit prendre

un un

soin extrême de ne rien dire qui soit préjudiciable à sa

cause

(1).

tromper

;

On

peut ainsi faire illusion à un auditoire

mais

c'est là

de l'avocasserie

et

non de

et le

la science.

Ces procédés de discussion ne sont pas particuliers au les historiens en usent avec non moins d'habileté

barreau

(1)

;

De Oratore,

II,

71.

l'histoire et les historiens

248

que

avocats, et n'ont pas besoin qu'on les leur formule

les

en préceptes. De l'avis de Macaulay, « Hume est un avocat « accompli. Sans affirmer positivement plus qu'il ne peut « prouver,

met en

il

relief toutes

« militent pour sa thèse; « ne

lui

il

glisse

sont pas favorables

;

« témoins qui déposent pour

il

les

circonstances qui

légèrement sur

applaudit

et

celles qui

encourage

ses propres clients

les

les allé-

;

« gâtions qui semblent porter atteinte à leur crédit sont « controversées par

contradictions où

lui, les

« expliquées de manière à

s'effacer

« condensés en un résumé « présente de

l'autre côté

« extrême rigueur

;

de

« passe sous silence ce fois jusqu'à

faire

clair et suivi. la

Tout

ce qui se

question est examiné avec une

et à invectives

;

il

ne peut nier

;

il

qu'il

affaiblit

va

même

ou

il

par-

des concessions. Mais ce dernier trait

« d'insidieuse candeur ne

sert qu'à

« l'énorme masse de sophismes que

« pour plaider

tombent

toutes les circonstances suspectes sont

« matière à commentaires «

;

ils

leurs témoignages sont

augmenter

Hume

a

FefTet

de

mis en œuvre

(1) ».

Beaucoup d'historiens encourraient les mêmes reproches.

Tous ceux qui ont un dans

le

d'incertain

peu près,

bonnes

parti pris de doctrine interprètent

sens de leur opinion ce que les événements ont

ou de divers.

dit Bayle,

cartes et

Ils trient

comme un

met

les

avec adresse

les faits

à

joueur de piquet garde les

mauvaises dans son écart

(2). Ils

choisissent leurs héros parmi les personnages qui ont pensé

comme

eux, et ceux qui leur donneraient tort ont toute

chance de devenir leurs victimes.

On compose

ainsi des his-



De son (1) Essais de littérature et d'histoire, De l'histoire, p. 375. propre aveu, Hume qui, en qualité d'Écossais et de tory, détestait la révolution de 1688, s'était proposé de « mystifier les Anglais » (quel projet pour un historien! ), en écrivant une histoire, impartiale en apparence où les rois d'origine écossaisse et les torys étaient glorifiés, Guillaume d'Orange et les whigs habilement dénigrés. Macaulay a écrit en whig la même histoire, que Hume aurait sans doute jugée non moins sévèrement. (2) Dictionnaire historique, au mot Remond. ,



METHODE NARRATIVE toires

dont tout

249

détail peut être exact,

le

l'ensemble parce que la vérité n*est mise en

fausses dans

lumière que d'un côté

à des idées préconçues.

et pliée

Les préjugés qui portent

manœuvres sont de bien

à user de telles

les historiens

des sortes.

Chaque homme

a les

Bornons-nous à

siens qui résultent de ses habitudes d'esprit.

indiquer

mais qui sont

plus généraux, tels que les préjugés de caste, de

les

patriotisme, d'opinion politique et de croyance religieuse.

Tout homme

ou sa

qui, par sa naissance, son éducation

profession,

fait partie

munément

les

d'un groupe fermé, en adopte com-

idées particulières et perd,

pour ce

qu'il

apprécie de ce point de vue, sa clairvoyance et son équité naturelles. l'esprit

Il

n'y a rien d'exclusif et d'aveugle

de corps, de classe

castes, n'a jamais

comme

de coterie. L'Inde, divisée en

et

pu former un corps de nation

et réaliser

son unité politique. Chez nous-mêmes, des préjugés antagonistes séparent les nobles et les roturiers, les laïques et les clercs, les

conflit,

et se

les partagent,

s'en font les

soutiennent entre eux

comme

d'une armée en face de l'ennemi.

les soldats

Ces préjugés choquantes

ses

présence et conséquemment en

ceux qui, par situation,

défenseurs opiniâtres

tique ?

où des pré-

militaires et les civils... Partout

tentions rivales sont en

se

dans

traduisent,

injustices.

L'auteur

les

La noblesse seule compte pour lui qu il tient pour les plus

privilèges

droits, et se

montre

populaires,

indifférent

hostile

histoires, par

(i);

il

ne voit que

respectables

aux revendications des

même

à

de

de souche aristocra-

est-il

leurs

des

classes

souffrances.

Que

Tibère envoie quatre mille affranchis, coupables de superstition étrangère,

daigne,

(1)

le

périr

sous

le

ciel

meurtrier de la Sar-

patricien Tacite juge la perte légère et s'en con-

Saint-Simon dira couramment « Toute la France en la grand'chambre » (Mémoires, t. I, p. 3oi).

remplissait

:

hommes

l'histoire et les historiens

2 5o

Madame

sole aisément (i).

de Sévigné, parlant d'un mas-

sacre de paysans bretons et d'une pendaison 'de bourgeois,

en

fait

un thème de badinage

cruel

:

c'est

pour apprendre

au populaire à respecter les gouverneurs et les gouvernantes (2). L'aimable femme aurait témoigné de tout autres sentiments

s'était agi

s'il

de seigneurs égorgés par des vilains.

mort d'odieux anathèmes (3) pontife pour un comédien

Bossuet accable Molière

quelle justice attendre d'un

Saint-Simon

un duc simple

traite

homme

de

;

lettres ?

Les préjugés du patriotisme

Chaque peuple

un dédain suprême (4) son égal un fils de robin,

Voltaire avec

pouvait-il croire

et pair

frappent

tous

tions et penseraient faire acte de

mauvais citoyens

mettaient pas leur nation au-dessus de toutes

Les Juifs

Les Grecs

yeux.

les

a l'intime conviction de l'emporter sur tous

Les historiens étalent généralement ces préven-

les autres.

la terre.

;

?

se sont

flétrissaient

proclamés «

le

les

s'ils

ne

nations de

peuple de Dieu».

du nom de barbares

les

populations

étrangères à l'hellénisme. Tive-Live exalte avec une patriotique fierté la grandeur de

Dieux

celle des

(5) ».

palme à Florence prouvée « par

« rieuse

(6).

Michelet affirme,

la logique

qu'à

et

il

comme une

la

chose

par l'histoire », que « sa glo-

du vaisseau de

l'hu-

affirme que « le patriotisme

rien... (7) ».

Polybe compare si,

dit-il,

Machiavel donne naturellement

conclusion où

»,

« n'est pour

Et

« qui ne cède,

patrie est désormais le pilote

« manité

(1) «

Rome

la

partialité des

ob gravitatem cœli

historiens pour leur

interissent, vile

damnum»

(Annales,

II,

85). (2) Lettres, 3 octobre

(3)

Réflexions sur

(4)

Mémoires,

t.

1674

et

3o octobre 1675.

comédie. VIII, p. 397. la

Annales, préface. (6) « E se de niuna republica furono mai le divisioni notabili, di quella di Firenze sono notabilissime » (Istorie florentine, prœmio). (7) Introduction à l'histoire universelle, préambule et fin. (5)

.

MÉTHODE NARRATIVE nation à celle d'un amant

25

pour sa maîtresse

vantent ses mérites, pallient ses défauts

fient sans cesse,

par contre, abaissent devant

même

vent leurs torts ou

I

(i). Ils la gloriet,

nations rivales, aggra-

elle les

leur en cherchent d'imaginaires.

Aussi a-t-on souvent souhaité, pour écrire

des écri-

l'histoire,

vains que n'influence pas ce parti pris systématique. Lucien

voudrait que l'historien fût « sans patrie

« citoyen du

monde

»

(3)

Bayle

(2) », et

Fénelon demande

:

qu'il

ne

soit

« d'aucun temps et d'aucun pays (4) ». Si justes que paraissent ces exigences, y satisfaire n'est pas chose aisée. Un historien partage toujours, le-plus souvent avec

une incon-

science qui l'excuse, les préjugés de ses compatriotes ses

contemporains.

et

de

ne peut guère y avoir d'historien

Il

national sans patriotisme. Cette affection prévaut en lui

sur

les

meilleures raisons (5).

Observez le

les historiens

durant ces époques de guerre où

sentiment national, que surexcite

comme un mal chronique à

qui

passe,

aigu.

l'état

mesure. Le mensonge de

à l'autre présentés,

la

les

tiens

dans

par recrudescence,

les

les

mêmes hommes les

les

la servitude (6)

affirment que les

du Nil par

le

quittèrent l'Egypte en

efforts des ;

mais

les

Egyptiens pour

documents égyp-

Hébreux, race infectée de

comme

pharaon Aménophis

Histoire générale,

faut écrire l'histoire, 41. Dictionnaire historique, art. Usson. Lettre sur les occupations de TAcadémie.

(3) (4)

(5)

...

I,

«

Amor

lèpre,

impurs de Les

(7).

(2)

Comment

sont

jugés tout différemment.

(1)

*AicoX&ç,

l'état

deux camps. D'un côté

haïe du ciel et méprisée, furent, chassés la vallée

de

mêmes événements

Hébreux

malgré

révoltés victorieux,

danger, s'exaspère

ne gardent plus alors aucune

dans

frontière,

L'Exode raconte que les retenir

est

Ils

le

tradi-

4. il

patriae ratione valentior

(Ovide,

Ex

omni.

»

Ponto, Epist.,

I,

3.)

Exode, xiv. (7) Maspéro, Histoire ancienne des peuples de VOrient, p. 260, 26 Tacite s'est fait l'écho de cette version (Histoires, V, 1).

(6)



1

l'histoire et les historiens

2 52

tions des Grecs et celles des Perses ne célèbrent point les

mêmes

héros à l'époque des guerres médiques. La place

que Xerxès

et

Thémistocle occupent dans

les

récits des

premiers appartient à Rustem et Afrasiab dans les légendes des seconds (i). Napoléon pense que, dans cette lutte

mémorable, triomphes

de

beaucoup

faudrait peut-être

il

et

la gloire

que

les

rabattre des

Grecs se sont attribués,

par ce motif que nulle chronique ne nous est parvenue du

que nous sommes réduits aux relations

côté des Perses et

de leurs ennemis vains «

Un

et

hyperboliques

(2).

Carthaginois, dit Voltaire, n'eût point écrit les

Romain

« guerres puniques dans l'esprit d'un

« reproché à

Rome

« Carthage

(3).

mauvaise

la

dont

foi

et Fabius, tout favorable

aux Romains

dont Polybe, engagé dans

le parti

;

mais combien

l'autre et

de comparer

les

Carthaginois,

(4).

C'est celui-ci

de Rome, a suivi

les

deux

récit

de

!

Si

la

«

ses

la contre-partie

Commentaires. «

des histoires

« des lions quand « dans

ils

quelque barde gaulois

et ses

« Satan

et,

Il

est

officielles,

l'ont écrite.

Il

est

moins bien

curieux d'étudier

de

lire l'histoire

piquant de voir,

Cid devenu un brigand femmes et les petits enfants, saint pieux compagnons transformés en soldats de

les historiens

« féroce qui brûle « Louis

la ver-

guerre des Gaules, Ver-

cingétorix aurait le beau rôle et César serait

que dans

eût

aurait été intéressant de connaître

il

nous avait transmis un traité

il

accusait

» Polybe parle de deux historiens du

temps, Philinus d'Agrigente, qui exaltait

sion

et

Rome

dans

arabes, le

les

les

historiens grecs (5), les conquérants

« de Constantinople, la fleur de la chevalerie européenne,

« représentés

comme

des barbares assez grossiers

(1)

Ampère,

(2)

(3)

Mémorial de Sainte-Hélène. Mélanges, Œuvres complètes, 1771,

(4)

Histoire générale,

(5) Nicétas, (6)

la

Science

et les Lettres

I,

en Orient, 1865, p. t.

XVI,

p.

61.

14.

Annales.

Ampère, Voyage en Egypte

et

en Nubie,

p.

227.

(6).

3 10.

»

MÉTHODE NARRATIVE Pour

2

chroniqueurs écossais, Wallace, héros de

les

d'indépendance, est un modèle de bravoure mité

:

guerre

de magnani-

et

aux yeux des chroniqueurs anglais, ce

bandit sans

la

n'est

qu'un

ni loi, chef d'une troupe de brigands (i).

foi

Rappelons enfin que Jeanne d'Arc, tenue pour inspirée presque pour

53

sainte par les Français, a été brûlée

et

comme

sorcière par les Anglais.

Un

historien ardent patriote ne se borne pas à inter-

préter les faits douteux dans le sens le plus favorable à la gloire de sa nation

des

faits

avérés

son zèle l'emporte parfois jusqu'à

;

et

même

taire

en alléguer de mensongers. Par

égard pour l'orgueil romain, Tive-Live a passé sous silence la prise

Rome

de

par Porsenna, que Tacite, Pline

d'Halycarnasse mentionnent expressément

forme en triomphe de Camille

que Polybe, Suétone fut pas disputé

et

la retraite

(2).

et

Denys

Il

trans-

des Gaulois, alors

Pline disent que leur butin ne leur

La légende de Régulus, rapportée par

(3).

Tite-Live, mais dont Polybe, contemporain des événements,

ne

dit pas

une

un mot, paraît avoir été imaginée pour pallier commise par la femme de Régulus sur des

atrocité

prisonniers carthaginois (4). Voltaire se vante d'avoir opéré dans l'histoire

de Louis

XIV

A

des suppressions intelligentes.

du règne propos de

certaines dépêches de Chamillard qu'il avait eues entre les

mains

et

qui montraient son ministère sous un jour peu

honorable,

il

écrit

:

«

J'ai

eu

de n'en

la discrétion

faire

« aucun usage, plus occupé de ce qui peut être glorieux à «

ma Un

nation que de dire des vérités désagréables

de ces historiens trouve-t-il dans

»

(5).

les traditions

popu-

Burton, History of Scotland, II, p. 281, 282. Denys d'HaliPline, XXXV, 3g 72 carnasse, Antiquités romaines, V, 35. Polvbe, II, 22 Suétone, Tibère, 3 Pline, (3) Cfr. Tite-Live, V, 49 (1)

(2) Tacite, Histoires, III,

;

;



;

;

;

XXXIII, 5. (4) Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XXIV, (5) Lettre au maréchal de Noàilles, 1752.

1.

l'histoire et les historiens

254

laires des légendes fabuleuses ?

le patriotisme.

sans y croire, lui suffit

il

main

(i).

fortifier

les

Etienne Pasquier, parlant de

telles

De même, Daru,

:

«

Il

est

à flatter

lustre

au

Rome nom ro;

Sainte-Ampoule

la

bienséant à tout bon citoyen

choses pour la majesté de l'empire

(2).

»

racontant, dans son Histoire de Bretagne.

combat contesté des Trente, déclare inopportunes et les critiques en cette matière « Ce serait faire un

le

fâcheuses

«

triste

:

emploi de l'érudition de ne

« répandre des doutes sur l'histoire

et

la

faire

la gloire et

de

les

peuples

l'a-

Et que peut-il y avoir efforts de je ne sais quel

la patrie...

par exemple, dans

d'utile,

servir qu'à

à détruire ces tradi-

« tions nationales qui entretiennent chez

« mour de «

même

légendes relatives aux origines de

que ces contes ajoutent du

« d'admettre

ou

Tite-Live rapporte avec complaisance, mais

de l'Oriflamme, dit

et

n'a garde de les rejeter

Il

suppose leur prestige propre à

s'il

les

« érudit qui a entrepris de prouver aux Suisses que Guil« laume Tell n'a jamais existé ?»



N'est-il pas tout à fait

un historien soutenir avec cette chaleur la cause du mensonge ? Que cherchez-vous donc en histoire ? plaisant de voir

De

la poésie

ou de

Des fables édifiantes ou

la science?

et

ne prétendez pas

les unir.

Convenons-en de bonne grâce cilier les

:

n'est pas facile de con-

il

devoirs contraires qu'imposent aux historiens

patriotisme qui les anime et la véracité dont sion. Plus

ils

gramme

Bon

patriote,

de Sannazar sur

le

se fier à leur

mauvais historien Pogge

(3).

N'y

le

font profes-

ils

aiment leur pays, moins on peut

impartialité. «

la

mais soyez conséquents

vérité ? Faites entre elles votre choix,

», dit l'épi*

a-t-il

pas lieu

Annales, préface. Recherches sur la France, VIII, 21. Ailleurs, Pasquier, venant de raconter un beau trait du parlement de Paris sous Louis XI, ajoute « Je crois que cette histoire est très vraie parce que je la « souhaite telle. » Il n'y a rien à objecter. Cela vaut preuve. « Dum patriam laudat, damnât dum Poggius hostem, (3) « Nec malus est civis, nec bonus historicus. » (Sannazar, Apud Jovium, Elog. cap. x.) (1)



(2)

:

METHODE NARRATIVE d'être sérieusement

alarmé quand on

2

réfléchit

que

55

la plu-

part des histoires sont l'œuvre de patriotes zélés ? L'esprit de parti, de secte

ou de système, a des conséquenque la prévention qui résulte

ces plus funestes encore parce

d'idées générales n'est plus contenue entre des frontières

mais s'étend sur

tout.

Nos opinions, déjà

si

malaisées à

concilier sur les questions les plus simples, sont séparées, sur

plus complexes, par des divergences infinies.

les

philosophie

la

Lorsqu'un

un

et la religion

homme

La

politique,

sont ce qui nous divise

s'est fait,

dans son

le plus.

infaillible sagesse,

y ramène toutes ses appréciations de personnes ou de faits-, et sa propension le porte à idéal de

traiter

que

il

en ennemi du bien public quiconque pense autrement

lui.

tice, car, ils

gouvernement,

Les partis politiques font entre eux assaut d'injus-

dans l'ardente mêlée où

se soucient

ils

beaucoup moins de

se disputent le pouvoir,

la vérité

que du succès.

C'est assez, pour être édifié à cet égard, d'avoir lu des jour-

naux d'opinion contraire. Chaque faction a son histoire qui dément celles des autres. Tel événement devient heureux ou malheureux, faux ou vrai, selon qu'il est présenté par l'un ou l'autre parti, ou même selon les évolutions de chaque parti, comme il arriva pour cette bataille g de Toulouse qui, restée indécise entre Soult et Wellington, se trouvait

alternativement perdue et gagnée par

le

premier suivant

qu'il était au ministère ou dans l'opposition. Cette comédie,

donnée aux dépens de

l'histoire, a

duré quinze ans.

Nous n'avons pas et sans doute on. attendra longtemps encore une bonne histoire de la Révolution française, parce que

qui l'ont faite ou combattue sont toujours aux Vainement Thiers, dans un louable désir d'impar-

les partis

prises.

tialité, dit qu'il s'est

efforcé de se croire,

chaume, impatient de

liberté, tantôt

tantôt né sous le

en possession d'an-

tiques privilèges consacrés par la tradition (i). (i) Hist.

de

la

Révolution française, préface.

'

On

ne peut

l'histoire et les historiens

2 56

deux illusions à la fois, et les préférences de l'auteur percent malgré lui. D'autres ont plus délibérément fait leur choix. Tandis que les partisans déclarés de la Révoguère avoir

les

lution approuvent tout d'elle,

nient qu'elle ait rien

série d'attentats, d'excès et

Le préjugé des

faits

semble un progrès.

tend à

il

même de l'histoire. L'historien Chaque bouleversement

Est-il obstiné

conservateur? Toute

lui paraît suspecte. Incline-t-il à la

république

?

meilleurs rois sont à ses yeux des tyrans. A-t-il le

Les

culte de la royauté? libres.

«

Un

« ses gardes

Il

ne voit qu'anarchie chez

et

ne peut presque pas échapper des pièges de Il

y a des formes de gouvernement,

« des maximes de morale

Ce

lui déplaisent.

de politique qui

et

préjugé

« plutôt qu'un autre, alors

le

« homme de notre « croirez qu'aucun ;

« chie

cependant, et

si

intérêt

ne

le

parti

d'un

Supposez qu'un

d'un roi des Indes

la

«

civiles qui le renversèrent.

ce

monarque

« lions prendrait tout

le

;

vous

pousse à user de mauvaise la

monar-

cherchera

il

déguisements pour rendre odieuse

et mille

«

mémoire de

ans

trois cents

approbateur des rébellions des sujets,

« mille détours

ou

un

un homme ennemi de

c'est

y a

qu'il fait l'histoire

siècle fasse l'histoire

« mort détrôné depuis deux ou

il

lui plaisent

porte à favoriser

même

« ancien peuple ou d'un parti éloigné.

foi

peuples

les

historien, dit Bayle, ne saurait être trop sur

prévention.

la

«

qu'une

elle

qui intéressent directement les partis;

nouveauté

«

mal, ses adversaires

le

ne voient en

politique n'altère pas seulement la signification

des opinions révolutionnaires?

a-t-il

«

et

de crimes.

colorer et à fausser l'ensemble

lui

même

de bien

fait

et

pour

justifier les

guerres

Un historien ennemi des rébel-

contre-pied de celui-là

(i).

» Des

Anglais, écrivant à vingt-trois siècles de distance l'histoire

de

la

démocratie athénienne, devraient, semble-t-il, pouvoir

en parler avec

(i)

impartialité;

Dictionnaire historique,

art.

cependant,

Remond.

si

l'un

est

tory

MÉTHODE NARRATIVE

comme

1^*]

comme Grote, leurs apprécomme le blanc et le noir (i).

Mitford, l'autre radical,

ciations se ressembleront

L'ardeur des croyances religieuses ôte plus complètement

encore aux d'équité.

de

fanatiques

Qui

qu'un historien devrait avoir

ce

en possession

se croit, par révélation spéciale,

ne garde aucun ménagement pour des

la vérité absolue,

adversaires dont la contradiction offense son Dieu.

monde

injurie pieusement en ce

par charité

(2).

Son

damne dans

et les

l'autre,

moins

persécution, se répand aussi dans l'histoire et n'est pas

même

le

riquet

les

foi

vive se croit

si

ses fins (3).

singulièrement travestie, du P. Lo-

a pour épigraphe la devise des jésuites qui excuse

,

Ad

que

catif

Une

mensonge, pour arriver à

L'Histoire de France,

tout: «

les

intolérance, qui ne recule pas devant la

contraire à la science qu'à l'humanité. tout permis,

Il

majorent dei gloriam plus

les

Paul Jove,

les

rencontrés parmi

intrépides

Guevara,

les

!

»

N'est-il pas signifi-

falsificateurs

Loriquet,

les

de l'histoire, etc.,

se soient

ministres d'un « Dieu de vérité

»?

Les époques troublées par des discordes religieuses donnent un spectacle peu édifiant, car

communément

échangent

que de bonnes raisons. Suétone

du nouveau

aux

prises

Tacite ne parlent qu'avec

et

mépris des chrétiens du premier apologistes

les sectaires

plus d'outrages et de calomnies

siècle (4^.

culte rendent injure

Mais bientôt

les

pour injure aux

sectateurs attardés de l'ancien. Saint Grégoire de Nazianze

couvre d'invectives furibondes l'empereur Julien, coupable d'être resté philosophe tien

(5).

En

revanche,

quand il

le

fait le

monde devenait chrépompeux éloge de

plus

Constantin, prince dévot mais sanguinaire (1) Cfr. Mitford, History of Greece, et (2) Molière, préface du Tartufe.

(6).

« Si des

Grote, History of Greece.

Pro pietate mentiri. » Suétone, Néron, 16, et Tacite, Annales, XV, 46. Oratio II in Julianum. Id. Oratio III in Julianum,

(3) « (4) (5) (6)

17

2

L'HISTOIRE ET LES HISTORIENS

58

« saints, remarque Voltaire, traitent ainsi « ignorants, superstitieux

Aux

iv

e

et

ve

siècles,

coups des barbares, .

par

les écrivains

paganisme

(2)

les

(i) ?

sont

ils

»

lorsque l'empire croulait sous les

malheurs du temps sont attribués

chrétiens à la corruption et aux vices

du

comme

la

mais

;

passionnés

et

que ne

la vérité,

« doit-on pas attendre des profanes, surtout quand

le

païen Zozime dénonce

cause des calamités publiques l'abandon du vieux culte

mépris où sont tombés

dieux de l'Olympe

les

:

« Prospère

Rome

« aussi longtemps qu'elle adora Jupiter capitolin. « périt pour avoir abandonné son dieu « chrétiens

Quand

(3).

Réforme,

conflit de récriminations et

le

Dans une mêlée de

d'anathèmes obscurcit toute

vérité.

tiques, le rôle des historiens

amis de

justice est aussi difficile qu'ingrat. :

adopté celui des

»

éclate la

à ses dépens

et

et le

Ayant,

protestants et les catholiques,

il

catholiques et les protestants fixés à cet égard:

«

La

modération

De Thou en

voulu

dit-il,

la

fit

et

fana-

de la

l'épreuve

rester neutre entre les

tourner contre

vit se

lui les

Les anciens étaient déjà

(4).

neutralité,

remarque Polybe,

n'est

« propre ni à nous acquérir des amis, ni à désarmer des

« ennemis. » Le mieux des historiens

le

est

savent bien

de prendre

parti.. La

plupart

décident en conséquence.

et se

Bayle examine, non sans embarras, dans quel état d'esprit devrait se trouver

Réforme.

Il

un auteur pour

et le souhaiterait plutôt païen,

Live

;

écrire l'histoire de la

voudrait qu'il ne fût ni catholique, ni protestant,

comme Thucydide ou

Tite-

encore craindrait-il de leur part un peu de prévention

en faveur du papisme, qui croyance

(5).

La

difficulté

se

rapproche davantage de leur

semble inextricable. Accepter

(1) De Vhistoire, Mélanges, Œuv., t. (2) Saint Augustin, De civitate dei

— Paul

XV, ;



p.

386.

Salvien,

De gubernatione

Orose, Adversus paganos historiarum libri VII, etc. (3) Zozime, Histoire romaine. (4) Histoire universelle, préface. (5) Dictionnaire historique, art. Remond.

dei

;

MÉTHODE NARRATIVE l'apologie

que chaque religion contradictions

tre toutes leurs les

fait ;

d'elle-même,

les faire

autres équivaut à les toutes rejeter

trage de libres penseurs

M. Renan

est d'avis que,

serait

2

;

les

59

admet-

juger les unes par

soumettre à

un expédient

«pour faire

c'est

l'histoire

l'arbi-

pire encore.

d'une religion,

premièrement d'y avoir cru. car sans cela « on ne saurait comprendre par quoi elle a satisfait l'âme

«

il

est nécessaire

« humaine, en second lieu de n'y plus croire d'une manière « absolue, car la foi absolue est incompatible avec l'histoire

« sincère (ij ». Mais cette condition d'esprit n'est pas

mune avec

:

en outre,

un

moment

le

reste de foi

ou du moins de respect marque un

dans l'évolution de

fugitif

com-

point où l'incrédulité récente se concilie

la

pensée critique,

et

il

ne faudrait pas se tromper d'heure.

Restent

les

philosophes, qui prétendent être dans la situa-

tion la plus favorable

humaines. «

pour

traiter

« losophes d'écrire l'histoire privilège

,

tèmes que

car

sans préjugés des choses

n'appartient, affirme Voltaire, qu'aux phi-

Il

ils

(2).

» Mais rien ne

justifie ce

ne sont pas moins entêtés de leurs sys-

théologiens de leurs dogmes, ni plus scrupu-

les

leux à user des

faits

à leur convenance.

On

en peut juger

par les histoires prétendues philosophiques du dernier siècle.

Montesquieu

dit

de Voltaire, dans une épigramme acérée

:

une bonne histoire. Il est comme moines qui n'écrivent pas pour le sujet qu'ils traitent,

« Voltaire n'écrira jamais « les

« mais pour la gloire de leur ordre. Voltaire écrit pour son « couvent

Quand

(3).

>>

des philosophes ou des pontifes, après avoir refait

['univers à leur fantaisie, daignent s'occuper d'histoire,

il

est

rare qu'ils n'en disposent pas le plan par avance, d'après quel-

que conception a priori^ sur laquelle s'échafaude leur conVie de Jésus, Introduction. Lettre à Ducos, 1745. (3) Pensées diverses.

(1)

(2)

2Ô0

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

struction idéale.

Ils

commencent par

décréter

une

loi

gé-

nérale des destinées de l'humanité, puis cherchent, faute de

preuves meilleures, à

de

donner

lui

faits choisis et interprétés

la

consécration apparente

à leur gré. Ainsi présentés, les

accidents de l'histoire disent ce qu'on veut entendre et trent ce

qu'on désire voir

à des bouts rimes que

convient

(2).

Grâce à

(i).

Larochefoucauld

chacun

fait

cet artifice

les

mon-

compare

rapporter à ce qui lui

commode,

il

n'y a pas de

doctrines qui ne puissent s'étayer d'un semblant de preuve.

Tandis que Bossuet, dans pour

sa

pompeuse ordonnance, assigne

fin à l'histoire universelle la

préparation et

le

triomphe

du christianisme, Voltaire n'y découvre que les aberrations du fanatisme retardant l'essor de la libre pensée. « L'his« toire, « que

dit-il ailleurs

le récit

Pour

avec plus de justesse, n'est souvent

des opinions des

les esprits

hommes. »

que des préjugés aveuglent

avoir à tout prix raison, l'histoire est

un

et

qui veulent

arsenal d'argu-

ments où chacun puise à pleines mains. Animés d'une ardeur égale, ces partisans se jettent réciproquement des faits ils

à la tête sans réussir à s'éclairer les uns les autres, car

ne cherchent pas à se convaincre,* mais à

comme coups,

se vaincre, et,

de vaillants soldats toujours prêts à donner des ils

se battent d'ordinaire

sans savoir pourquoi.

au réquisitoire

compromise dans des poléou au pamphlet, ou au plaidoyer. Le lecteur, fatigué de

longs

débats, voudrait enfin entendre conclure.

L'histoire, ainsi engagée et

miques ardentes, tourne et stériles

vite à l'apologie

Mais ceux qui s'arrogent alors mission de juger, ne pouvant le faire au nom de lois reconnues et fixes, se règlent sur les (1) Benjamin Constant ayant, par suite de sa versatilité d'esprit, changé la thèse et renversé le plan de son ouvrage sur les religions, « J'avais réuni trois ou quatre mille faits à l'appui disait en riant « de ma première thèse ils ont fait volte-face à commandement et « chargent maintenant en sens opposé. Quel exemple d'obéissance « passive! » (Souvenirs du duc de Broglie, III, 1). (2) Maximes, 382. :

;

MÉTHODE NARRATIVE

26 I

inspirations de leur conscience, étalon variable et capri-

une dernière cause

cieux, d'où résulte pour la science

d'er-

reurs.

V INFLUENCE DES JUGEMENTS MORAUX L'intervention des moralistes dans l'histoire achève de la fausser.

On

droit de juger les

faits

qu'ils

complaisent dans ce rôle de «

« qui écoute l'histoire

:

« conscience

les objets

;

les

se

« L'impartialité de

du miroir qui du juge qui voit,

celle

c'est celle

qui prononce. Des annales ne sont pas de

et

pour qu'elle mérite ce nom, (i).

« tique, dit de

historiens le

Eux-mêmes

racontent.

justiciers.

Lamartine, n'est pas

l'histoire, dit

« reflète seulement

«

pour

s'accorde à revendiquer

»



«

même M.

Il

il

une

faut

lui

n'y a pas de place pour la cri-

Nisard, là où

il

n'y a pas

un

his-

« torien qui... non seulement raconte les événements..., « mais

qui discerne

« blâme l'autre

;

bien du mal, approuve l'un et

le

qui, pour tout dire, sent en

« cœur, examine en philosophe Voilà qui est bien

;

et

décide en juge

seulement cet

passionné, ce philosophe, prévenu,

manque

homme

et

homme

(2).

de

»

de cœur

est

ce juge, aveugle.

Il

à la fois de lumières et d'équité. Juger, ce n'est plus

seulement chercher découvrir

;

c'est

la réalité des

faits,

déjà bien difficile à

en outre déterminer leur qualité morale,

apprécier des mérites et des responsabilités, toutes choses

qui échappent à

la certitude.

Quand nos amis

les

plus in-

times se méprennent souvent sur nos intentions, quelles garanties peuvent offrir des historiens réduits à interpréter

(1)

(2)

Histoire des Girondins,

I,

1.

Tableau delà littérature française,

I,

2.

2Ô2

L'HISTOIRE ET LES HISTORIENS

de vagues indices celles de gens peu ou

d'après

connus

?

Comment

mal

entrer dans le rôle de personnages qui

ont vécu loin de nous, comprendre leurs sentiments, pénésecrets mobiles, tenir

trer leurs les

dominaient

compte des influences qui

raisonne sur des temps troublés dans

qu'on applique à l'indifférence et

quand on un temps calme et

possible d'être équitable,

? Est-il

passion ou au fanatisme la mesure de

la

du sang-froid

?

Dans l'œuvre complexe où on exa-

volonté humaine collabore avec la fortune

la

,

On

gère presque toujours la part de l'une ou de l'autre.

rend

les

suites

qu'ils

d'un

acteurs

événement

su prévoir ou

n'ont pas

responsables

de

pu

on

éviter, et

leur attribue à gloire des succès qu'a remportés pour eux

On

hasard.

le

par

habileté

maladresses transformées en

des

célèbre

l'effet

d'une chance heureuse,

damne de généreux desseins traire. Nous méconnaissons à les

déjoués par tout

moment

et l'on

un

sort

concon-

les intentions,

causes réelles, et nos jugements sont iniques, parce que

nous prononçons sans Quelles

être éclairés.

lois, d'ailleurs,

somptueux qu'ignorant

?

applique ce juge non moins pré-

Quelle règle sûre

lui fait

discerner

met simplement à la place de ses justiciables et les absout ou les condamne d'après les arrêts de sa propre sagesse. Ont-ils agi comme lui-même aurait le

bien

fait ?

il

tique

;

et le

les

mal

?

Il

approuve

mieux

?

il

les

se

et

les

loue

admire

;

autrement

plus mal

;

décide ainsi avec assurance qui a tort

et

?

il

?

il

les

cri-

les flétrit.

Il

qui a raison, dis-

blâme

et l'éloge, et ramène sans cesse les gens chemin que lui-même aurait infailliblement su garder. Sa personnalité devient un type de perfection auquel il compare tout. Mais, comme ce type varie

tribue le

dans

le droit

d'homme

à

homme,

parfois

dans

le

même homme

divers temps, toutes les contradictions qui

en

éclatent dans

leur conduite se retrouvent dans leurs jugements.

Mettez par exemple en regard

les

appréciations des histo-

MÉTHODE NARRATIVE

un de

riens sur

môles de bien

ou à

ou de

même

homme

Quel

fait est

le

témoigne de sévérité ou d'indul-



lui autre

le

réprouvé,



et traîné

l'autre le

s'in-

même

aux gémonies.

droit,

mais

;

même

les

honnêtes gens,

vaincu, refusent de voir

chose qu'un Catilina de génie. Cicéron l'appelle

« perditus latro qui

s'extasie,

diversement jugé que César? Les

a été plus

du

l'un

ici glorifié,

célèbrent à f envi

partisans fidèles

en

et font hésiter la

sens moral de l'auteur a de

le

personnage porté en triomphe ambitieux

si

délicatesse, suivant qu'il accorde à la liberté

gence, les arrêts diffèrent.

Le

événements

ces

de mal qu'ils troublent

et

la nécessité, ce qu'il

digne.

ou de

ces personnages

conscience. Suivant ce que force

2Ô3

qualifiait

(i) ». et

ami d'Auguste

Tite-Live, quoique

de pompéien, osait mettre en doute «

si la

« chose publique avait plus gagné à ce que César naquît, « qu'elle n'aurait gagné à ce qu'il

Les

siècles suivants n'ont pas

ne fût pas né

mieux que

lui

(2)

».

tranché

la

question. Montaigne traite César de « brigand (3) ».

« rendu sa mémoire abominable à touts

dit-il,

les

Il

a,

gents de

« bien pour avoir voulu chercher sa gloire de la ruyne de

« son païs

(4) ».

« scélérat (5) ». encore.

A

Pour Fénelon. ce

On

en pourrait

un dîner chez

le

n'est

citer

président de

qu'un « habile

de plus échauffés

Lamoignon, comme

mort de César, Gui-Patin, .fort animé, s'écria que, s'il avait été présent, il aurait donné le vingtquatrième coup de poignard et Lamoignon « grand pom-

on causait de

la

;

péien

»,

courut l'embrasser pour ce mot

(6).

Les jugements ne sont naturellement pas moins opposés

compte de Brutus. Dante, gibelin, c'est-à-dire partisan des empereurs, lui inflige dans le dernier cercle de son

sur

(1) (2)

le

Ad

Atticum, VII, 18. Sénèque, Qucst. natur., V. 18.

(3) Essais, II, (4) (5) (6)

11.

33. Dialogue de César et de Caton. Gui-Patin. Lettres. 1645 et 14 novembre Ici., II,

1664.

264 enfer

i.

un supplice d'une

blicain Alfieri

rante

'histoire et ees historiens

(2).

Amyot

férocité raffinée (1)

de Brutus

fait

dit

mais

;

le

héros de la liberté

le

prudemment

« Dangereux

:

et

répu-

mou-

remuant

mesme monde pen-

« esprit doibt estre laissé en repos, et ne faut pas « toucher aux os de ceulx qui ont troublé

« dant leur

vie.

»

On

le

risque en effet d'agiter

encore

les

vivants.

moins

L'équité devrait, semble-t-il, devenir

mesure que

les faits,

reculant dans

le

difficile

lointain des

plus calme

à

âges,

mais

les

divergences morales sont de tous les temps. Les cas

liti-

laissent la raison plus détachée et

;

gieux de l'histoire ne cesseront pas d'être repris, pour être plaides de nouveau, à chaque génération, parlera,

on

discutera. N'avons-nous pas

tant qu'on en

et,

vu récemment des

auteurs remuer d'une main fiévreuse les cendres de

l'his-

romaine, y découvrir un reste de braise et rallumer des flammes dans un foyer qu'on pouvait croire refroidi ? De

toire

pauvres Latins qui passaient pour morts depuis dix-huit siècles, réveillés

en sursaut par

le

bruit de nos querelles,

ont été pris au collet par des recruteurs impitoyables, enrôlés dans nos factions

et forcés

de combattre au service

de nos rancunes ou de nos regrets

(3).

depuis l'origine des choses, s'agite entre le droit et la force,

Ainsi le

le

débat qui,

bien et

le

mal,

l'oppression et la liberté, n'est pas près

Quand donc se lèvera-t-il, le jour de l'éternelle Quand sera-t-il enfin prononcé le jugement dernier l'histoire ? En ce qui concerne les hommes et les événe-

d'être vidé.

justice ?

de

ments, on peut hardiment répondre Jésus avait donné, dans

le

:

Jamais

Sermon sur

!

la montagne,,

un

sage conseil, généralement peu suivi, surtout par les histo-

Lucifer occupé à le mâcher (1) Il le met dans la bouche de éternellement (Inferno, XXXIV, terz. 22). (2) Brutus, IL (3) Mommsen, Histoire romaine : Ampère, l'Histoire romaine à Rome : Beulé, les Césars : etc.

MÉTHODE NARRATIVE riens

«

:

porté par

Ne jugez pas un homme

2Ô5

Tout jugement

votre prochain (i). »

sur

un autre

en

est,

téméraire,

effet,

car sur quoi pourrait se fonder son équité ? Les intentions

échappent,

paroles trompent,

les

fausses interprétations.

les

Pour sonder

prêtent à de

actes

reins et les cœurs,

les

scruter les consciences, peser les mérites et les fautes,

faudrait les regards et la s'y

main d'un

il

dieu. Les religions ne

sont pas méprises, qui ont chargé des divinités sou-

verainement impartiales

clairvoyantes, de

et

présider les

posthumes du genre humain, en vue de réparer,

assises

dans une autre

vie, les

Pour nous,

injustices de celle-ci.

créatures bornées, résignons-nous à ne pas trancher ce que

nous ne pouvons connaître, puisque nous ne saurions

abstenons-nous de juger

et

sans

le faire

faillir.

VI

§

CONDITIONS GENERALES DE LA VERACITE ET DE LA CERTITUDE EN HISTOIRE

somme, chez

Quelle confiance mérite, en

une

véracité

ment

la

:



sujette à s'égarer ?

mesure, examinons

l'égard des

sont

si

deux

lois

savants

comment

comme aux

elle se

que Cicéron assigne à

de ne rien dire qui ne soit vrai

ce qui est vrai (2).

les

historiens,

Pour en prendre exacte-

;

comporte à

l'histoire et qui

2° d'oser dire tout

Ces deux obligations s'imposent aux historiens

miers n'y manquent guère.

Ils

;

mais, en général,

les

pre-

ont tout intérêt à ne rien

avancer que de vrai, parce qu'une fausse allégation serai (1) « Nolite judicare » (Saint Matthieu, VII, 21). Saint Paul velle, non moins inutilement, cette recommandation « Non :

renou-

autem

amplius invicem judicemus » (Epitre aux Romains, XIV, 3). (2) « Qui nescit primam esse historiae legem ne quid falsi audeat, « ne quid veri non audeat, ne qua suspicio gratiae sit in scribendo, ne « qua simultatio ? » (De oratore, IL 15). 1

2

l'histoire et les historiens

66

bien vite reconnue

et les discréditerait

;

et,

quant

à retenir

y sont d'autant moins portés que leur gloire consiste à les découvrir. Les historiens, au con-

des vérités cachées,

ils

sont enclins à violer l'une et l'autre de ces

traire,

Rarement

lois.

pure d'altération ou de réticence,

leur sincérité est

ne doit attendre d'eux que des demi-vérités mêlées

et l'on

à des demi-mensonges.

Nous avons montré combien de causes concourent fausser le

compte rendu des

faits.

Pour peu que

le

à

narrateur

l'imagination vive, des passions ardentes, des idées systé-

ait

matiques

de

et

travestie par

la hardiesse à juger,

son

Que

conscience.

il

ne livre qu'une vérité

ou sa Dans la

idéal, ses préventions, ses préjugés

sera-ce

s'il

de bonne

n'est pas

foi ?

plupart des affaires criminelles, ne voit-on pas l'accusé,

disputant à la

son secours

même

On demande

cable ?

la disent

ou

loi sa vie

et nier

quand

et

prévenue du

mensonge

;

mais

ils

cherchent parfois à tromper

péril, récuse les

à

l'évidence Tac-

alors la vérité à des témoins

pas toujours

justice qui,

sa liberté, appeler le

l'évidence,

ne la

personnes trop inté-

ressées pour être sincères, sans pouvoir se préserver des pièges

que

lui

tendent

les calculs qu'elle

faux témoins.

toire a aussi ses

ne soupçonne pas. L'his-

Tous ne sont pas

dévoilés, et

moins suspects sont les plus perfides. De combien de documents controuvés, de chartes apo-

les

cryphes, de fausses décrétales, de lettres fictives, de diplômes

supposés, de généalogies imaginaires, d'interpolations dolo-

ou

sives,

de textes

t-elle

pas eu à purger l'histoire

d'avoir

falsifiés

démasqué

forgés, la critique !

moderne

Et peut-elle

se

n'a-

flatter

toutes les impostures ? Les anciens signa-

laient déjà les supercheries et les fraudes des historiens (i), et,

selon

(i) «

Pline,

Historicum

Quest. natur., IV,

«

les

mos, 3,

i).

plus impudents

quum

mensonges n'ont

multa mentiti sunt...

» (Sénèque.

MÉTHODE NARRATIVE

manqué de témoins

« jamais

267

Suidas mentionne un

(i) ».

ouvrage malheureusement perdu Sur l'histoire.

Qui ne donnerait pour

unes des

meilleures

En

léguées? ateliers

Grèce,

de fables

inventions

histoires

les

l'antiquité

écoles de sophistes

Juvénal admire

et

la

Les rhéteurs, prenant

(2).

metisonges de

posséder quelques-

le

que

les

nous

hardiesse de leurs

les sujets

historiques

pour thèmes d'amplification oratoire, multiplièrent à les récits, les

ait

devinrent des

plaisir

discours et les lettres de fantaisie. Ces œuvres

d'imagination, publiées sous

le

nom

de personnages célèbres,

ont déçu des historiens qui n'ont pas su douter à propos. Les

mésaventures récentes de quelques amateurs d'autographes

montrent que

les

mêmes

fraudes, devenues plus lucratives,

ne sont pas moins à redouter de nos jours. Naguère, docte Allemagne n'a-t-elle pas faussaires

un

failli

être

la

dupe d'audacieux

qui avaient fabriqué, l'un (Wagenfield,

texte de Sanchoniaton, l'autre (Simonides,

1

1

855)

836), ,

une

un Alexandrin baptisé du nom advenu s'il s'était rencontré plus ou moins de méfiance de l'autre ?

d'Egypte par

histoire

d'Uranios

?

Que

serait-il

d'habileté d'une part

Ces tromperies ne sont pas toujours bas étage.

On en

relève de pareilles chez

le fait

d'escrocs de

de graves auteurs

qui passent pour de très honnêtes gens. Les

Sully citent de nombreuses lettres de Henri

Mémoires de IV dont les

originaux, plus tard retrouvés, avaient été altérés par

le

transcripteur dans l'intérêt de sa gloire. Berger de Xivrey, éditeur

des

Lettres

jnissives

de Henri IV, a signalé

les

inexactitudes dont fourmillent les copies données par Sully, et

Marbaut l'accuse d'en avoir fabriqué plusieurs. Trop souvent on a vu des historiens de profession, des

hommes même

qui, investis d'un caractère religieux, avaient

(i) Hist. nat., VIII,

34. «

(2)

Audet

Quidquid Grœcia mendax

in historia. »

.(Satires, X, y. 74).

2Ô8

l'histoire et les historiens

deux raisons pour une de respecter effrontément

et tantôt certifier

des

la vérité > se

faits

jouer d'elle

impossibles, tantôt en

nier d'indubitables. Bayle parle d'un historien de Charles-

Quint, Guevara, évêque de Cadix,

comme

ayant pris dans

ouvrages des libertés extravagantes. Censuré,

ses

pour

excuse que, « hormis

« les autres

la

Sainte

il

allégua

Écriture,

toutes

pour qu'on

sont trop incertaines

histoires

« y ajoute foi (i) ». Un autre auteur, le P. Morin, «trois « ans après la prise de la Rochelle, soutenait encore « qu'elle n'avait pas été prise

et

que tous

les bruits

« avaient été publiés n'étaient que des fables

Loriquet

P.

l'étrange

s'est

Le

»

une réputation peu enviable par

fait

manière dont

miné de Napoléon

qui en

(2).

(3).

a travesti le règne à peine ter-

il

Gardons-nous de croire que

ce

soient là des exceptions ridicules et méprisables. Les Lori-

quets abondent.

Chaque

parti

a

les

siens.

Quand on

pleine possession de l'histoire.

Ils

traite

sont

de

en

la sorte

des choses universellement connues, que n'a-t-on pas pu se

permettre là où nulle contradiction n'était à craindre ?

« Lorsque nous avons plus d'un exemple présent de

faits

« équivoques ou faux envoyés à la postérité avec tous

« passeports de «

hommes

des siècles

« ou plus de conscience Il

faut

les

pouvons-nous espérer que les antérieurs aient eu moins d'audace

la vérité,

(4) ?

»

sans doute une dose d'effronterie, par bonheur

commune, pour ment faux ou en démentir

assez peu

songes sont rares,

les

oser affirmer des d'avérés

petits

;

mais

foisonnent.

si

faits

les

On

manifestegros

peut

men-

même

douter qu'il y en ait de tels depuis qu'on a vu, ainsi que dit Figaro, « de petits mensonges assez mal plantés pro-

« duire, avec (1)

le

temps, de grosses, grosses vérités

Dictionnaire historique,

art.

Guevara.

(2) Id. t id.

(3)

(4) (5)

Histoire de France, 18 14. Volney, Leçons d'histoire, avertissement. Le mariage de Figaro, A. IV, se. 1.

(5)

».

MÉTHODE NARRATIVE

Combien d'hommes neur d'être

fidèles à la vérité,

trahissent en détail

la

elle,

269

qui, tout en se faisant

un point d'hon-

composent chaque jour avec et l'atténuent ou l'exagèrent

pour l'accommoder aux exigences de leur pourrait, avec

un auteur comique,

intérêt

On

!

soutenir qu'une dose de

mensonge se mêle forcément au train de la vie humaine un peu d'imposture, ne saurait aller (i). C'est un ingrédient nécessaire aux relations entre les hommes, la qui, sans

part d'illusion indispensable à l'optique de la scène.

La

sincérité n'est pas

une vertu

politique.

Dans

sa

Répu-

blique, Platon fait dire à Socrate qu'il est souvent besoin de

tromper

les

hommes, pour

hommes

universellement reçu. L'habileté des pose pour moitié de dissimulation berie.

tant

On

a

elle-même

défini la politique

le

d'État se

:

«

Ars non

succès en répétant qu'il existe, et Catherine

« pouvait sauver un

État

Rémusat, Napoléon

« tout près d'être un L'esprit de

com-

» Guichardin affirme

.

de Médicis tenait qu'« une nouvelle fausse, crue

M mc de

est

pour moitié de four-

et

regendi quant fallendi homines

qu'on crée

axiome

leur bien (2). Cet

(3) ».

disait

homme

mensonge

trois jours,

Sujvant ce que rapporte :

d'État

est tellement

« :

il

M. de Metternich est ment très bien (4). »

dans

les traditions

de

la

(1) « Oui Monsieur, dit un personnage de Dufresny, c'est la dissi« mulation qui maintient parmi les hommes la société civile et matri« moniale... A l'abri de la dissimulation, les courtisans s'embrassent, « les femmes se complimentent et les auteurs se saluent de loin la ;

dissimulation farde les amitiés nouvelles et récrépit les vieilles « haines.. La dissimulation tient lieu de sagesse aux femmes et de « bonté aux maris », etc. (Le Double veuvage, A. III, se. 11.) Voltaire insiste et déve(2) République, II, p. 38g, et V, p. 459. loppe crûment la théorie « Le mensonge, écrit-il, n'est un vice que « quand il fait du mal c'est une très grande vertu quand il fait du « bien. Soyons donc vertueux plus que jamais. Il faut mentir comme « un diable, non pas timidement, mais hardiment et toujours... Les « grands politiques doivent toujours tromper le public... » (Correspondance générale, Lettre à Thioret.) (3) Agrippa d'Aubigné, Confession catholique de Sancy, II, 6. (4) Mémoires, t. I, p. 105. «:

.



:

;

l'histoire et les historiens

270

M. de

politique et de la diplomatie que, de nos jours,

Bis-

marck, plus avisé, a pu tromper tout le monde en disant parfois, avec une insidieuse franchise, la vérité sur ses desseins.

En

cela

même,

recommande

à

il

suivait le conseil ironique de Swift qui

l'homme

qu'elle a chance

casuistique dévote

la

regarde

ou

comme

licite

pour un mensonge

admet

1).

Enfin,

aussi des fraudes pieuses et

de mentir pour

le

bien de la religion

ne saurait évidemment imposer aux seuls historiens

l'obligation d'être toujours véridiques. ficier

(

grande gloire de Dieu.

la plus

On

d'État de ne dire la vérité que lors-

d'être prise

Us ont droit à béné-

des privilèges que s'arrogent les politiques

et,

comme

ceux-ci trompent en faisant l'histoire, ceux-là trompent en

Cicéron lui-même, oubliant

l'écrivant.

recommande à de son art, quand il a un

vient de poser,

grâces

l'agrément par quelques

Tant de autorisent car pour

les lois austères qu'il

l'orateur,

comme une

des

récit à faire, d'en relever

jolis petits

mensonges

(2).

fausses allégations constatées dans les histoires

à

faire

un que

une

part

large au mensonge, on peut en supposer des

très

l'on découvre,

multitudes qu'on ignore (3). Sans tomber dans l'exagération des

sceptiques qui déclarent tout incertain de ce qu'on

raconte du passé,

il

faut reconnaître

que peu de choses sont

scrupuleusement exactes. Peut-être n'y vaste recueil de nos annales, tier détail soit

« héros,

conforme à

légistes,

« mensonge

;

prêtres,

un

la réalité.

l'ombre seule de

l"

homme

et

a-t-il

pas,

dans

le

événement dont ren«

Je défie historiens,

un

fait

pur de tout

la vraie vérité

anéantirait

d'articuler

« annales, révélations, poésies (1) Portrait de

seul

prophéties

(4).

»

cTÉiat.

(2) « Perpicitis, hoc genus... quam sit oratorium, sive habeas vere « quod narrare possis, quod tamen mendaciunculis aspergendum, sive « fingas » (De Oratore. II, 59). Mendaciunculis, le diminutif est charmant. On dirait une aspersion d'essence de rose. (3) Schopenhauer dit cyniquement Clio aussi infectée de mensonge qu'une fille des rues de la syphilis. (4) Byron, Don Juan, XI, Zj.

METHODE NARRATIVE

27I

Les allégations mensongères ne constituent pas l'unique péril

de l'histoire

des réticences perfides ne lui sont pas

;

moins préjudiciables et peuvent même lui cacher plus de vérités que la mauvaise foi n'en altère. Supposons qu'à force de vigilance la critique ait réussi à se garder

écartés

de toute fraude

on n'a devant

;

dire qui ne soit

rien

;

les

menteurs

et les

:

entière, sans restriction

d'aucune sorte

? Il

ne faut pas trop

y compter. Ils révéleront ce qui leur convient reste. Or, la vérité ne souffre pas de partage

et tairont le elle est

;

ou

plète tiels

fourbes sont

que des témoins incapables de vrai vont -ils dire la vérité tout soi

elle n'est pas. Le silence

qui retient des

peut être plus trompeur que

le

faits

com-

essen-

mensonge qui déna-

ture des faits accessoires.

Sur ce point, cependant,

les historiens

sont unanimes

et,

tandis que tous admettent sans discussion la première des

deux

formulées par Cicéron, celle qui leur interdit

lois

mensonge,

ils

refusent, d'un

commun

accord, de se

le

sou-

mettre à la seconde, qui leur imposerait l'obligation de tout dire, et déclarent

ne pouvoir l'observer sans tempérament.

Tacite s'élève avec force contre indiscrète

sincérité

(1).

d'exiger de l'historien

«

lois inviolables

de

les

inconvénients d'une

Bayle regarde

comme

une franchise absolue

l'histoire, j'ai

excessif

« Des deux

:

observé rigoureusement

« celle qui ordonne de ne rien dire de faux

mais pour

;

« l'autre, qui ordonne de dire tout ce qui est vrai,

« saurais

me

vanter de l'avoir toujours suivie

« quelquefois contraire, « mais aussi à la raison

non seulement à (2).

est

(1) (2-)

au nombre des

lois

ne

prudence,

» Voltaire juge également que

toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire

«

;

la

je

je la crois

:

« Cette règle

qui ont besoin d'être commentées.

Annales. IV, 3 3. Bayle, Dictionnaire historique, préface.

272

l'histoire et les historiens

« Je suppose un prince qui confie à son historiographe un

«

important auquel l'honneur de ce prince

secret

même

« ou que

« jamais

révélé...

« prince

?

le

trahir sa patrie

l'exiger

;

l'honneur,

le

défendent. Peut-être en ce cas faut-il renoncer à

« écrire l'histoire

d'embarras

manquer de foi à son pour obéir à Cicéron ?

L'historien doit-il

Doit-il

« La curiosité du public semble « devoir

est attaché,

bien de l'État exige que ce secret ne soit

le

,

(1).

ne

il

» Mais,

n'ignorera-t-on pas

si

si

cet expédient tire l'auteur

qu'augmenter

fait

tous

le

nôtre

que

et

,

détenteurs de secrets

les

se

taisent par délicatesse ?

Nous

voilà

dûment prévenus. Les

historiens ne

nous

promettent qu'une vérité circonspecte, partielle, pleine de sous-entendus

Cicéron

et

et

pour

de réserves.

l'histoire,

historiens. Alceste,

ce

Eh

mais

Don

Quichotte de

seul à les blâmer. Philinte est

Imaginez Alceste à •échec. S'il déclare

cet

du

côté des

la sincérité, sera

mieux dans

le vrai

:

Il est bien des endroits où la pleine franchise Deviendrait ridicule et serait peu permise. »

« «

de

bien, j'en suis fâché pour la raison est ici

d'une armée.

la tête

aveu sera de démoraliser

confiance de l'ennemi

et

Il

vient de subir

comme elle est

« la chose

»(2),

un

le résultat

ses troupes, d'accroître la

de susciter

la

méfiance de son gou-

vernement qui s'empressera de le révoquer. Engagez-le comme diplomate dans une négociation difficile il dit ce ;

qu'il sait et ce qu'il désire

candeur

et

:

on abusera contre

de ses épanchements.

lui

Représentez-vous

Alceste chef d'État, obligé d'exposer la mauvaise

de sa enfin

situation

historiographe, Mélanges, Œuv. compl., 1771, XVII, p. 522, et Histoire de Pierre le Grand, préface. De même Guizot « Je ne dis que ce que je pense, mais je ne me tiens point « pour obligé de dire... tout ce que je pense» (Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps, ch. 11). (1) Voltaire, article



t.

:

(2)

Le Misanthrope, A.

I,

se.

1.

MÉTHODE NARRATIVE des affaires

et l'étendue

ménagement,

il

I^Z

des malheurs publics.

alarmera

le

sans

S'il le fait

dans

pays, perdra tout prestige

donnera

l'opinion, encouragera les factions à la révolte et

peut-être à des voisins malveillants l'envie de profiter de

embarras. Tite-Live blâme justement

ses

cérité

du consul

qui, après le désastre de

1

impolitique sin-

Cannes, eut

l'im-

prudence d'avouer aux députés des

alliés la gravité

de cette

Rome

perdue, prirent

le parti

défaite.

Les

d'Annibal

estimant

alliés,

(i).

Voilà ce qu'on gagne à être trop vrai.

convenir que, de toutes la

listes,

franchise

les

d'ordinaire,

est,

faut

Il

vertus préconisées par les mora-

une des plus

mal

récompensées.

y a donc des cas où

Il



elle

est

la réticence est

même commandée,

permise, d'autres

lorsqu'on ne pourrait tout

que

dire sans violer des devoirs plus respectables encore celui de sincérité

Les historiens seraient alors excusables

!

de taire ce qu'ils ne pourraient révéler sans déshonneur

pour eux ou sans ils

étendent leurs

qu'ils

réserves

revendiquent

la

beaucoup plus

est interprété

De

là résultent

n'est pas possible

Trop souvent des gagneront à se

loin.

fautes

et, si c'est

comme

d'agréables

là science

prudemment de

droit

de leur

règle

des lacunes dont

main pleine savent

l'ouvrir. Ils

taire ce qu'ils risqueraient

le

de perdre

Mémoires s'abstiennent géné-

public dans la confidence de leurs

une femme qui

M me de Staal,

reine Marguerite,

Le

par eux avec une latitude

historiens qui auraient la

à trop parler. Les auteurs de

ralement de mettre

mais

de mesurer l'étendue.

de vérités se gardent qu'ils

pour

;

chose publique

que leur convenance devient l'unique

telle

discrétion. il

dommage pour

fait

son portrait,

elle a soin,

de ne « se peindre qu'en buste

femme

dissolue de Henri

Mémoires qui n'ont

IV,

rien d'une confession. «

« y trouve, dit Bayle, beaucoup de péchés d'omission

(i)

Annales, XXIII,

».

La

a laissé

;

5.

18

On

mais

l'histoire et les historiens

274

« pouvait-on espérer que la reine Marguerite y avouerait « des choses qui eussent pu « pour

le

la flétrir ?

On

réserve ces aveux

tribunal de la pénitence, on ne les destine pas à

« l'histoire

(i).

» Les amis de cette princesse n'ont pas été

plus explicites dans ce qu'ils racontent d'elle. fort ses divers mérites, sa libéralité surtout,

flent pas

mot de

ses

débordements publics,

crets n'avaient parlé, la reine de

et, si

louent

des indis-

Navarre aurait eu chance

de passer pour une Lucrèce. Trompée par une

infinité

de

nous montre guère que

réticences pareilles, l'histoire ne

des figures incomplètes

Ils

mais ne souf-

et fausses.

Voulez-vous convaincre d'un manque de franchise

les rap-

porteurs réputés les plus sincères ? Faites-leur, à l'exemple

des juges d'instruction, subir plusieurs interrogatoires.

Vous

constaterez vite dans leurs réponses de notables divergences. suffit

Il

varie.

même

que

l'auditoire

Suivant qu'on

solennelle,

change pour que

les interroge à

la version

huis clos ou en audience

beaucoup de témoins déposent autrement. La

hommes ne

conversation privée des

confirme pas toujours

leurs déclarations publiques et ce qu'on pense est souvent

contraire de ce qu'on

le

dictions

dit.

Le théâtre

un élément de comique et

fait

sonnages, dans de piquants apartés,

tire

de ces contra-

démentir par

les fictions

les per-

du dialogue.

Les historiens ont aussi des opinions de rechange. S'adressent-ils à la foule

présentent les

ou à des confidents

mêmes faits

blent guère. Pline

le

discrets, leurs récits

sous des aspects qui ne se ressem-

Jeune en convient de bonne grâce

une

:

ou une histoire, « autre chose d'écrire pour le public ou pour un ami (2). » On relève entre les harangues et les livres de Cicéron un « Autre chose,

dit-il, est d'écrire

complet désaccord sur

ou au Sénat,

(1)

il

les

choses religieuses

:

parle avec respect, avec émotion

Dictionnaire historique, art. Usson.

(2) Lettres, VI,

lettre

16.

Au Forum même,

des

MÉTHODE NARRATIVE Dieux, des auspices

et

des prodiges

Dialogues, au contraire,

moque de

divination

la

est dévot.

il

Dans

ne croit guère aux Dieux

il

Comparez

(i).

vous verrez

ses Lettres,

;

iy5

les

Discours

ses

événements

ses

et se

et

les

et

hommes

appréciés de diverses façons. Ainsi encore la correspondance

de Voltaire

pièce à ses histoires sur

fait

une foule de points.

Les descendants de Guichardin qui pour honorer sa mémoire, ,

ont publié de nos jours ses lui

notes et souvenirs (2),

lettres,

ont rendu un assez mauvais service

on y

;

voit

sa pensée intime différait de son langage public.

de Médicis, dont

il

dans son Histoire

faisait,

brillant panégyrique, est tenu par lui

papes qu'il avait servis secret.

et glorifiés

Sainte-Beuve croit

d'Italie,

pour un monstre,

un

et les

sont jugés avec horreur en

mal

le

combien

Alexandre

très général.

« Quel est

« donc, demande-t-il, l'auteur de Mémoires qui pourrait « supporter d'un bout à l'autre l'exacte confrontation avec « ses propres Correspondances contemporaines desimpres-

« sions racontées

Napoléon

offre

(3) ?

»

de nombreux exemples de ce genre de

variantes. Ses rapports, ses bulletins, ses histoires, ses lettres, ses dictées

les

uns par

que

le

de Sainte-Hélène sont fréquemment démentis

les autres, et la

mensonge

communication privée démas-

On

officiel.

a de lui trois récits dissem-

blables des événements de Brumaire;

D'après Las Cases,

il

fâcheuse affaire du duc d'Enghien regrettait

;

justifiait tout (5)

.

Havet,

Opère

le

n'est exact (4).

dans il

le tête-à-tête,

il

mais, en présence d'étrangers,

;

la

se contentait d'y il

A y regarder de près, chaque narrateur, pour

qu'il soit intéressé

(1) E. (2)

:

dans un cercle de familiers,

chercher des atténuations

peu

aucun

avait trois manières de présenter la

aux

Judaïsme,

p.

faits qu'il

raconte, a de

même

461.

inédite, Firenze, 1867.

Portraits de femmes, p. 83. Histoire de Napoléon, t. I, p. 71. (5) Mémorial de Sainte-Hélène, 20 novembre 1820, et Testament

(3)

1

(4) Lanfrey.

de Napoléon,

art. VIII.

l'histoire et les historiens

276

pour

trois vérités,

moins, l'une

le

pour

l'autre qu'il réserve

garde pour

qu'il

ses

lui. Il serait poli

en public,

qu'il professe

amis

et

une dernière

de croire que

la

secrète

version la

plus sincère est celle que l'auteur livre à la foule et qui l'en-

gage

le

plus

;

mais beaucoup

transmet tout bas à

l'oreille

se fieraient plutôt à celle qu'il

d'un

affidé.

férerais, je l'avoue, celle qu'il n'a dite à

Mais

alors,

que penser de nos

Pour moi,

je

pré-

personne.

histoires,

généralement

composées en vue du public ? N'aurions-nous en elles qu'une vérité de montre et de parade, pleine de dissimulations, de réserves et de concessions cachées, vérité à pecte, chir.

dont

merie

mensonge

bon

droit sus-

l'histoire

la publicité s'étendait; la

découverte de l'impri-

serait

Sismondi pense que

mesure que riens.

nom

y a fort à réfléa perdu en véracité à

le vrai

? Il

a, croit-il, porté un coup fatal à la sincérité des histoLe manuscrit, exemplaire unique, destiné à un petit

nombre de

comme on

lecteurs, disait plus

fait

entre amis

;

franchement

plus de réserve à l'écrivain, car

il

les

choses,

qui s'offre à tous, impose

le livre,

est bien des vérités

n'ose pas publier à son de trompe.

En somme,

qu'on

la critique

historique arrive à formuler cette règle que, « en histoire,

documents ont d'autant plus de poids qu'ils ont moins (1) ». Conséquemment, les mémoires sont jugés préférables aux chroniques et les lettres aux mémoires. Cela est moins arrangé. On a le témoignage intime, moins suspect que le témoignage public (2). Notre âge cherche avec une curiosité passionnée, souvent indiscrète, à savoir ce qu'on n'a pas voulu lui dire. Pour surprendre les secrets des gens des fureteurs, avides de «

les

« la forme historique

,

scandale

et sûrs

de

la

complicité du public, s'abaissent à

Renan, les Apôtres, Introduction. Néanmoins, Bayle conseille de ne pas trop accepter lès lettres d'un écrivain comme l'expression fidèle de sa pensée (Nouvelles de la République des lettres, avril 1684). En effet, suivant la remarque de Sainte-Beuve, « on se modèle toujours à quelques égards sur la per« sonne à laquelle on écrit » (Portraits contemporains, t. V, p. 288). (1)

(2)

METHODE NARRATIVE des moyens d'espionnage

277

de police.

et

aux

écoutent

Ils

portes, regardent par les trous des serrures, décachètent les lettres, interrogent les

domestiques, recueillent

médisance

rages, ouvrent l'oreille à la

même

et

ne

la

comme.

les

ferment pas

Peu un

à la calomnie. Qu'a-t-on découvert de la sorte ?

de chose, sinon que

X

envers.

vrai dire,

l'histoire a

on

une contrepartie

soupçonnait déjà.

le

Que

et

décider et

que croire entre des affirmations solennelles et ces démentis dérobés? Une considération pourtant diminue notre embarras: c'est

que l'insinuation

secrète,

moins fausse en appa-

rence, n'est pas au fond plus exacte que l'allégation publi-

que.

On

peut reprocher à la première autant de légèretés et

de préventions qu'à la seconde de simulation '

L'une a trop de calcul l'autre a trop

même

et

de réserve

de laisser-aller

et

;

et

ne

elle

de licence

;

de réticence.

dit pas assez

;

elle dit tout et

plus. Les écrivains qui publient l'histoire de leur

temps évitent de divulguer des

on veut bien

être sincère,

vérités

compromettantes, car

mais on aime son repos

;

et

ceux

qui, pour renseigner la postérité, font en grand mystère la

confession de leurs contemporains, y mettent encore plus de

malignité que de franchise. Si Voltaire avait écrit sous forme

de mémoires

secrets le Siècle

de Louis

aussi prodigue d'adulation ? Et

clandestin, au lieu de distiller,

son

fiel

si

comme on

dans l'ombre, avait couru

gens dont

il

faisait

autant diffamés

de l'autre,

il

est

?

de

Sans

si

le

XV,

aurait-il

le lui

a reproché,

risque d'être lu par les

terribles peintures, les aurait-il

faire injure à la

bonne

foi

Les historiens ne soulèvent donc qu'en partie

un détriment dont portance.

de l'un ni

permis d'en douter.

qui nous cachent la vérité,

Il

été

Saint-Simon, historien

il

et leur silence

n'est pas possible

les voiles

cause à l'histoire

de déterminer l'im-

faut suppléer à leurs indications incomplètes

par toutes sortes d'inductions et de conjectures hasardeuses.

Niebuhr compare ce

qu'il

y a d'idéal dans

cette restitution

à l'épaule d'ivoire que les Dieux durent fabriquer pour res-

l'histoire et les historiens

278

susciter Pélops (1). Mais, avec de pareils artifices,

un

plus

on n'a

Nos enquêtes sont pleines pas un mauvais marché si

tout vivant et véritable.

de lacunes,

ne

et l'on

ferait

l'on pouvait acheter ce

Ce

croit savoir.

qu'il

qu'on ignore au prix

de ce qu'on

y a de plus vrai dans l'histoire, c'est ce

qui ne s'y trouve pas.

Les historiens méconnaissent donc l'une lois

et l'autre

des deux

fondamentales de l'histoire. Entre leurs altérationsetleurs

réticences,

serait

il

La meilleure part ont refusé de

chimérique de prétendre établir

d'elle

la dire

;

nous échappe ceux qui :

et la part qu'ils

la

la vérité.

détenaient

nous montrent, faussée

de toute façon, n'est qu'une apparence trompeuse. Nous ignorons au moins

nous

la moitié des choses, et celle

flattons de connaître n'est guère

L'impuissance des historiens à

nombre

qu'un

que nous

tissu d'erreurs.

fixer la vérité ressort

du

indéfini de leurs ouvrages sur des sujets déjà mille

fois traités.

On

refait

sans cesse

les

mêmes

récits

parce que

la certitude n'est

jamais atteinte. « L'histoire, ditVillemain,

« est de tous

genres peut-être

«

tiple

;

les

elle laisse

« suivant

le

le

plus varié,

« qu'il se propose,

l'histoire

également fausse, car

avantages d'un genre



littéraire,

démonstration de sa nullité

(2).

»

;

le

but spécial

le

change, se transforme

« sente également vraie de divers côtés

les

plus mul-

point de vue où se place l'historien, suivant

« caractère de son génie, de son époque, ou

juste de dire

le

toujours une place nouvelle au talent

Il

et se pré-

serait plus

ou Villemain ne voitque nous trouvons

comme

science.

Une

la claire

vérité

si

changeante n'est pas propre à inspirer beaucoup de confiance. n'y a rien de définitif en cette matière et l'histoire est tou-

Il

jours à

même

(

1

)

(2)

recommencer parce

qu'elle n'est jamais faite.

exposé ne saurait évidemment contenter

Histoire romaine, VI, p. 161. Tableau de la littérature du XVIIIe siècle,

t.

II, p.

Le

l'infinie

374.

METHODE NARRATIVE

279

diversité des goûts, des passions et des préjugés.

historien a

donc

le

plus rebattu et de

Chacun

«

droit de reprendre à

le

nouveau

Chaque

le sujet le

marquer à son empreinte personnelle.

son roman, dit Voltaire, parce que nous

fait

« n'avons point d'histoire véritable

(i ).

»

En

réalité,

il

y a

autant d'histoires que d'historiens.

Veut-on un exemple récent de

cette multiplicité sans fin?

En

1868, deux ans après la bataille de Sadowa, il avait déjà paru en Allemagne plus de deux mille relations

de cette campagne de huit jours. Deux mille ans, pour n'était

récits,

seul pays, n'est-ce pas inquiétant ?

en deux

La

vérité

sans doute entière dans aucun, puisqu'on a senti

besoin de tous ?

un

les multiplier à ce point. Est-elle

Nous

le

du moins dans

n'oserions l'affirmer, par égard pour ceux qui

ont suivis.

les

Mézerai, parlant des futurs historiens, dit avec une saga-

prophétique

cité

« veaux,

ils

:

« Qu'il en vienne tous les ans de nou-

ne mettront jamais ce sujet en sa perfection.

«

Ils

pourront bien mériter quelque louange particulière,

«

ils

pourront bien

se

surpasser l'un l'autre,

aplanir

le

« chemin peu à peu. y apporter de plus en plus de nou-

« velles clartés mais ;

il

y aura toujours, dans leurs ouvrages.

« beaucoup plus à désirer qu'à admirer, plus de choses « obscures que d'éclaircies et moins de vérités que de con« jectures(2). »

Que de doutes ne doivent

pas motiver ces reprises, ces

variantes et ces contradictions des historiens ? Et là



ils

même

sont d'accord, ne peuvent-ils pas s'être rencontrés

dans de communes erreurs

?

Ceux

d'entre

eux qui ne détes-

tent pas le paradoxe sont toujours reçus à prendre le contre-

pied des opinions généralement admises et thèses

(1) (2)

si

désespérées qu'avec

un peu

Mélanges, Œuv. compl., t. XIV, Histoire de France, préface.

p.

il

d'esprit

437.

n'y a pas de

on ne puisse

l'histoire et les historiens

280

On

étayer de spécieux arguments.

exemple, que Néron tre avorté (2),

fut

un mons-

digne d'une bonne

renommée

roi

(4), l'impératrice

Faustine, une

honnête femme calomniée « time de l'histoire

(i), Titus,

III,

Richard

Louis XIII, un grand

plu à soutenir, par

s'est

un bon prince

(6)

(5),

»

(3),

Lucrèce Borgia, « une vic-

Des

etc.

critiques, trop

ingé-

nieux peut-être, ont récemment entrepris de démontrer que les pièces

de Shakspeare sont de Bacon

et

(7),

bientôt sans

doute d'autres critiques, plus sagaces encore, se feront forts d'établir

que

œuvres de Bacon sont de Shakspeare.

les

Cela revient à dire indubitables.

On

qu'il n'y a

pas en histoire de vérités

peut, sur tous les points, plaider le pour et

contre, parce que rien n'est prouvé.

le

fin

sur des questions toujours en

vraisemblance

du

est celle

On

litige, et la

discute sans

mesure de

la

talent de l'avocat.

Cette perpétuelle mobilité d'aspects est incompatible avec la science vraie qui, la

preuve une

fois faite, se fixe

dans

la

certitude stable. Ses vérités ont pour caractère de s'imposer

à la raison et de ne pouvoir pas être conçues différemment

par

les esprits les

plus divers. L'histoire semble incapable

d'arriver à ce résultat définitif. L'évidence

Bacon

croit

un motif de

pouvoir

tirer

se rassurer

« siennes, ces relations,

:

de «

la disparité

Comme

dit-il,

même

chaque

lui

échappe.

des histoires

parti publie les

frayent à la vérité

un chemin

Diderot, Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Beulé, Etudes et portraits du siècle d'Auguste, Le véritable Titus. (3) Horace Walpole, Doutes historiques sur la vie et le règne de (1) (2)

Richard

III.

Marius. Topin, Louis XIII et Richelieu. On sait la (5) Renan, Dissertation lue à l'Institut, août 1867. piquante réponse de Mme de Lassay à son mari qui se portait avec « Comment trop d'ardeur garant de la vertu de Mme de Maintenon « faites-vous, Monsieur, pour être si sûr de ces choses-là ? » (4)

— :

Gregorovius, Lucrèce Borgia. Smith, Lord Bacon est-il l'auteur des pièces de Shakspeare ? et Donnelly, Le grand cryptogramme ou le chiffre secret de Francis Bacon dans les prétendues pièces de Shakspeare. (6)

(7)

MÉTHODE NARRATIVE « entre

les

d'abord que toutes

ne sera jamais

;

I

faudrait

opinions se fussent produites, ce qui

les

;

mais

si elle

est toute

d'un côté, ou

même en dehors, nous voilà du

à l'un des extrêmes, ou

un expédient bien parmi des mensonges

égarés. C'est

compare

il

puis que la vérité trouvât juste son expres-

moyenne

sion dans leur

la vérité

28

extrêmes (1). »Pour que cela fût exact,

précaire que

coup

de chercher

Macaulay

contradictoires.

de procéder à la manière dont l'héroïne

cette façon

d'une pièce de Dryden se sauve en avalant deux poisons qui se servent d'antidote l'un à l'autre périlleux et ne peut réussir

que

très

Le moyen

(2).

Ainsi la certitude, éternel postulat de la science, fera toujours défaut à l'histoire narrative.

ce que, dans et

œuvres

les

de vrai, ni faire

le

les

est

exceptionnellement.

fait et

Nul ne peut

plus admirées,

il

En

partage sûrement.

dire

entre de faux elles, ce

que

Corneille appelle « la tissure des fictions avec la vérité (3)»,

compose une trame mi-partie, comme ces soie et coton. Tout au plus les historiens

étoffes

mélangées

pourraient-ils,

en

s'aidant des lumières de la science, séparer l'impossible

du

possible facilité

mais

;

ne prennent pas

ils

même

à admettre des faits merveilleux

sur tout

le reste,

donne

l'absurde

car

comporte une

La vérité



infinité

se trouve

tures sans

circuler

où l'impossible a passé,

librement. Or, le possible

se

le

choix n'est jamais sûr.

flattent

de trancher la

la

difficulté

par

version la plus

dignité et de l'accroissement des sciences, II, 7. de la Grèce de Mitford. (3) Préface de Polyeucte. mémorables, (4) Voy. le recueil de Valère Maxime, Faits et paroles ch. v à vin. « Le réel est étroit, le possible est immense. » (5)

(1)

la

(2) Essais, l'Histoire

I,

(5).

donc comme perdue parmi des conjec-

approximation, en s'efforçant d'établir De

leur

met en soupçon

de cas, alors qu'un seul se réalise

nombre dont

Les historiens

et

une crédulité qui ne recule pas devant

sa mesure, et là

tout le possible a

(4)

ce soin

.

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

2 62

vraisemblable

;

mais

ils

courent deux

déçus puisque, d'une part,

le

fois

le

risque d'être

vrai n'est pas toujours vraisem-

blable et que, de l'autre,il arrive souvent au vraisemblable de n'être pas vrai.

Les distinguer constitue un problème inso-

luble. Les historiens ne

de

la vérité

le

qui se dérobe,

pu

à peu près, a-t-on

soulèvent

ils

se contentent

comme

dire,

même

les

pas

et, à

défaut

de son apparence,

poursuivants de Pé-

nélope qui, rebutés par la maîtresse, courtisaient ses servantes. Tite-Live déclare que, « dans les événements anciens,

«

il

que

lui suffit

« puisse

les

faits

soient vraisemblables

accepter pour vrais

les

« vraisemblance est

(i) ».

même

lumière

la

l'histoire, et

« glorieux pour Froissart d'avoir su rendre

« blables certains

récits

« pu prévaloir contre « des Chroniques est glorieux

Un

tel

pour

que

si

«

il

la

est

vraisem-

la vérité, plus tard rétablie, n'a

elle, ni la

(2) ». Si ce

le

qu'on

N isard,

Selon M. de

et

conteur,

science contre les légendes

triomphe de l'est-il

l'art

sur la vérité

autant pour la science?

éloge, décerné à l'historien, expose l'histoire à

tom-

ber en confusion.

On chant

pourrait citer bien des cas où les auteurs, en cherla

vraisemblance, ont tourné

torien Zonaras dit suivre

la

le

dos à

la vérité. L'his-

Cyropédie de Xénophon de

préférence aux Histoires d'Hérodote, parce qu'elle lui paraît

plus vraisemblable

(3).

Bossuet

et

Rollin s'y sont également

trompés. Les grâces attiques de l'écrivain, faisant illusion'

donnaient à une fiction romanesque plus de créance qu'à

un véridique

récit.

Par contre, Manéthon, dont

les listes

de

égyptiens paraissaient peu ATaisemblables, obtenait, quoique scrupuleusement exact, moins de confiance qu'il rois

n'en méritait.

On

contes d'Hérodote le

se croyait et

mieux dans

de Diodore.

Il

le vrai

n'a pas fallu

avec les

moins que

déchiffrement des textes hiéroglyphiques pour réhabi(1) (2)

(3)

Annales, V, 2 Histoire de la littérature française, Zonaras, Annales, III, 25. 1

I

MÉTHODE NARRATIVE aux dépens des

liter.

2

historiens grecs,

83

chronologiste

le

de l'antique Egypte. Ainsi, par une double méprise, Hérorécusé

dote,

quand

était vrai, faisait autorité

il

quand

il

faux. Voilà où conduit la recherche de la vraisem-

était

blance. L'histoire, réduite à se contenter de l'ombre

trompeuse de

la vérité, est

si

souvent

donc séparée par un abîme de

même, avec une

science qui aspire à saisir la vérité

deux

certitude. Socrate et Aristote distinguaient déjà

la

entière sortes

de connaissances, l'une qui arrive à l'indubitable par voie de démonstration, l'autre qui conclut simplement au pro-

La première

bable et comporte du désaccord.

science;

la

humaine.

seconde

constitue la

la philosophie, l'histoire et la justice

Celles-ci admettent toutes les conjectures imagi-

nables sous la seule condition qu'elles soient plausibles. science,

plus

réclame

exigeante,

soupçon d'erreur. L'à-peu-près saurait la satisfaire

;

il

le

si

le

moindre

plus vraisemblable ne

le

lui faut l'évidence

drait l'échafaudage de présomptions toire

sans

vrai

La

même. Que devien-

dont

compose

se

l'his-

l'on voulait en éliminer l'incertain ? Descartes con-

de « réputer presque pour faux tout ce qui n'est que

seille

« vraisemblable lui restera-t-il ?

« toire à

(i) ».

la vérité,

« de ses prestiges

En

Appliquez

Voltaire

vous (2).

fait la

la

cette règle à l'histoire,

réponse: « Réduisez

perdez

;

c'est

que

l'his-

Alcine dépouillée

»

présence de tant de motifs d'incertitude, l'assurance

des historiens ne semble-t-elle pas

digne

d'admiration ?

Rarement ils émettent un doute: ils craindraient de paraître mal informés. Toujours sûrs de leurs faits, ils tranchent avec une intrépide confiance les plus inextricables nœuds. Rien ne

les arrête, rien

tout entendu, tout su.

(1) (2)

ne leur échappe.

nous font

Ils

Ils

assister

Discours de la méthode, ro partie. Mélanges philosophiques, Lettres chinoises

ont tout vu,

au minutieux

1

et indiennes.

l'histoire et les historiens

284 détail des

événements, entrer dans

cendre au fond des consciences

,

les conseils secrets,

des-

pénétrer les sentiments

intimes, démêler les intentions cachées.

montrent à décou-

Ils

meuvent les choses, lisent cou-

vert les ressorts invisibles qui

ramment dans le livre du Destin et sont les interprètes attitrés de la Providence. Racontent-ils un événement, ils en rétamoindres circonstances, assignent à chaque

blissent les

acteur son rôle, mesurent avec précision sa part de responsabilité, les

notent

du

l'air

visage, l'accent des paroles, révèlent

mobiles, les projets, les rêves des personnages. C'est une

divination continuelle ou plutôt une verve d'invention intarissable.

bien

Comme

arrive

il

au théâtre quand une pièce

vivement jouée,

faite et

par croire que «

l'illusion est

complète; on

est

finit

Mais, vienne la réflexion,

c'est arrivé ».

cette fantasmagorie s'évanouit.

A chaque assertion téméraire,

on voudrait

à l'auteur

vous?

demander

alors

— Piquée d'une méfiance qu'elle

jure, la loyauté de l'historien

de citations être encore

et si

— Qu'en

savezin-

va sur-le-champ vous accabler

de renvois (1); mais on l'embarrasserait peut-

on

lui

Que savons-nous, •chose,

:

prend pour une

presque rien.

demandait

les

garants de ses garants.

finalement, en histoire? Bien peu de

A

part

un

petit

nombre d'événements

que, réduits à leur expression la plus sommaire,

admettre sans trop de risques, sur

la foi

on peut

d'une quantité de

En

témoignages concordants, tout

le reste est l'incertain.

qui concerne

nous n'aurons jamais qu'une

les particularités,

vérité partielle, conjecturale et toujours suspecte.

dence conseille de rejeter une bonne part des

faits

ce

La pruqui rem-

plissent nos annales et de douter des autres, car, en histoire

non moins qu'en philosophie, «

le

doute

est le

commence-

(1) L'usage de citer les autorités sur lesquelles on s'appuie n'est pas ancien. Scipio Dupleix, dans son Histoire de France (162 1), en a le premier donné l'exemple. Jusque-là, les historiens supposaient trop volontiers qu'on était tenu de les croire sur parole, d'après le mot ironique de Sénèque « Ab historicis quis unquam juratores exegit ? » :

(Apocolokyntosis,

I,

2 et 3).

MÉTHODE NARRATIVE

ment de mise à

la sagesse (i) ».

l'historien.

Mais tant de réserve

faut qu'il affirme

Il

Sa fonction, comparable à épineuse, consiste

pétuité.

le croie.

version la plus vraisemblable, qui n'a et l'histoire

se trouve,

humaine, condamnée à l'hypothèse à per-

Heureux encore lorsque

commune

bilité

n'est pas per-

pour qu'on

du juge dans une affaire à démêler, parmi des rapports incomplets

et contradictoires, la

la justice

5"

celle

pas toujours chance d'être vraie,

comme

28

le

sentiment de leur

inspire à l'une et à l'autre

failli-

un peu de modé-

ration et d'indulgence!

Comme nous ne voulons pas assumer toute lité

d'une conclusion

voquer

si

la

responsabi-

fâcheuse, qu'il nous soit permis d'in-

l'autorité d'historiens qui, éclairés par l'expérience,

ont porté sur

de non moins sévères jugements.

l'histoire

faits faux comou bien à l'occasion des vrais (2).» Voltaire définit l'histoire « le récit des faits donnés pour « vrais (3) ». « Presque toutes nos histoires, dit-il encore, ne

« Les histoires,

« posés sur des

dit

faits

Montesquieu, sont des

vrais

« sont guère que des contes

(4).

« d'utiles vérités dans l'histoire «

tiles

De «

et l'on n'y

:

«

On

cherche

trouve que d'inu-

erreurs (5). »

l'avis

prit

» Et ailleurs

de Fontenelle, « l'histoire est

humain

Malebranche

le

roman de cœur ».

l'es-

et les romans sont l'histoire du

disait

ne pas

faire plus

de cas de l'histoire

que des nouvelles de son quartier. D'Aguesseau raconte agréablement que plusieurs entretiens sur la métaphysique l'avaient mis assez avant dans les bonnes grâces du philoVoltaire,. (1) 'Apx^î ffocpfaç àziGTia (Aristote). « Cette maxime, ajoute « est fort bonne pour qui lit l'histoire ancienne » (Du Pyrrhonisme en histoire) : et même, ce que Voltaire n'a pas le courage d'ajouter, pour qui lit les histoires modernes. (2) Pensées diverses. (3) Article Histoire de la (4) Essai sur les mœurs.

(5)

Grande Encyclopédie.

Questions sur l'Encyclopédie,

art.

Ana.

286

l'histoire et les historiens

sophe

;

mais qu'un jour, surpris par

sorte de scandale »,

un Thucydide

ruiné dans son esprit

comme

lui,

« non sans une

à la main,

se livrant à

il

faillit être

de frivoles

lec-

tures (i).

D'après Johnson, « l'histoire était

«

«

un

vieil

almanach

et

historiens ne pouvaient pas prétendre à une plus haute

les

dignité que celle de faiseurs d'almanachs (2) ».

« Qu'est-ce que l'histoire? demande Napoléon:

« fable sur laquelle tout

M. Renan

le

monde

est d'accord.



Une

»

appelle l'histoire « la plus ironique et la plus

« incongrue des associations d'idées cation d'historien,

il

écrit:

(3) ».

Parlant de sa vo-

« Je fus entraîné vers

les sciences

« historiques, petites sciences conjecturales qui se défont

« sans cesse après

« ans

(4).

Chateaubriand

me

«

s'être faites et

disait,

dans un

semble à moi-même que

« que je ne qui ont

qu'on négligera dans cent

»

moment

j'ai écrit

suis pas historien (5). »

écrit sur l'histoire

de sincérité

Ce mot

si

vrai, tous

pourraient à bon droit

Il

n'y a pas d'historiens dans

il

n'y a que

le

:

«

Il

sur l'histoire, mais

sens scientifique

des littérateurs dissertant à plaisir sur

ceux

le redire.

du mot de beaux ;

sujets.

Etudiée par eux, tantôt pour son intérêt romanesque,

tantôt

comme

répertoire

soutenir, l'histoire est

munal

d'arguments en vue de thèses à

un genre mixte, une

sorte de

com-

où viennent fourrager, par troupes mêlées,

littéraire

des poètes dépourvus d'inspiration, des politiques en disponibilité

d'emploi

et

des sophistes à court de bonnes raisons.

Seuls, les savants n'ont pas encore abordé l'histoire, dans

dessein de l'étudier,

le

sans

illusion,

comme

ils

font les autres sciences,

sans intérêt propre ni parti pris.

Ce

qui,

Instruction IIe sur les études propres à former un magistrat. Macaulay, Essai sur Johnson. (3) Vingt Jours en Sicile, Repue des Deux Mondes, 15 novembre 1875. (4) Souvenirs d'enfance et de jeunesse. (5) De Marcellus, Chateaubriand et son temps. (1)

(2)

MÉTHODE NARRATIVE

287

jusqu'à présent, les a écartés de cet ordre de recherches, ce

dédain ou l'incuriosité du sujet

n'est pas le

;

point qui sollicite davantage l'attention générale

quement

le

Quand

le

«

serait

injuste

d'attribuer,

d'études historiques, leur négligence

dans

si

le

après

ordres de connaissances, les

si

du

vrai, le

périlleux

vingt-cinq

impéritie. car

cette tâche infructueuse

recherches

fort

un

les

»

beaucoup ont mis

zèle et des talents dignes est

assurément, de tous

qui a été l'objet des

celui

plus étendues, les plus suivies, mais,

en convenir aussi,

(i).

siècles

complet insuccès des historiens à

ou à leur

d'une meilleure fortune. L'histoire les

n'y en a

c'est uni-

défaut de méthode et l'absence de certitude. faux, dit Cicéron, approche

« sage ne doit pas s'engager dans un défilé Il

il

;

plus stériles.

On

il

faut

vraiment con-

reste

fondu quand on compare l'immensité du travail accompli et

l'inanité des

résultats

d'efforts tient à la

obtenus.

L'avortement de tant

nature rebelle des choses.

A une question

mal posée il n'est pas possible "de faire une réponse précise. Or, le problème si vainement agité ne comporte pas de solution rigoureuse.

Jamais,

sur les

singularités et les

on ne saura la vérité complète, d'enquête, de vérification définitive. moyens certaine, Les et d'exposition sont également défectueux. On n'a que des accidents de la vie humaine,

indices et pas de preuves, quelques présomptions et beau-

coup de doutes, un peu de vraisemblance

et

aucune

certi-

tude.

Prenons donc notre et

parti

d'une incapacité sans remède

renonçons à chercher ce que nous ne pourrions pas

découvrir.

Une

considération, d'ailleurs, doit rendre notre

résignation plus facile et nos regrets

que tous ces

faits particuliers,

dont

moins amers la

échappe, sont au fond de peu de valeur.

(1)

Académiques,

II,

21.

:

c'est

connaissance nous

Quand

ils

nous

288

l'histoire et les historiens

seraient aussi bien

connus

qu'ils le sont

mal,

ils

ne com-

poseraient point une science et nous n'en pourrions rien faire.

Le

véritable objet de l'histoire, le seul qu'il importe

de savoir,

nons

si

leures,

sérieux.

c'est l'ordre

des fonctions de la raison. Exami-

leur étude, entreprise dans des conditions meil-

ne pourrait

pas

conduire à des

résultats

plus

CHAPITRE SECOND MÉTHODE STATISTIQUE

Nous avons de

la vie

humaine.

Au

de

la

dans

l'a

il

et

est possible

des fonctions

le détail

terme de divisions

prolongées aussi loin qu'on

nuer

comment

essayé de montrer

d'entrer, par voie d'analyse,

de subdivisions

jugé nécessaire pour dimi-

complexité des problèmes, on se trouve en présence

faits

généraux, simples

et

On

bien déterminés.

n'a

plus à décrire leur nature, caractérisée par les conditions

même

de l'analyse, mais seulement à constater leur étendue

La méthode mathématique doit alors se méthode narrative et remplacer les récits par des dénombrements.

et leur fréquence.

substituer à la

Ainsi procède la statistique qu'on peut

Moreau de Jonnès. «

la science

« par des termes numériques historiques dépend

(i) ».

définir,

avec

faits

sociaux exprimés

Tout

l'avenir des études

des

de cette science nouvelle

que

laisse

encore dans l'ombre l'inévitable modestie de ses débuts.

Les historiens

même

de

la

dédaignent ou l'ignorent

l'histoire,

naissent. Seule pourtant elle

vie

commune,

Eléments de

les

donne

le

moyen

théoriciens

mécon-

la

d'explorer la

d'en poursuivre l'étude à fond et d'en établir

une représentation (i)

;

comme Auguste Comte,

exacte.

statistique,

I,

i. l

9

2

l'histoire et les historiens

go

i

I

rôle et utilité de la méthode statistique

un principe acquis

C'est

à la philosophie des sciences que

précision de leurs connaissances est

la

qu'elles

empruntent de secours à

la science

en raison de ce

Comme

mathématique.

la

des grandeurs ramène toutes ses données à

dence logique,

elle apporte,

bienfait de la certitude.



l'évi-

elle intervient, l'inappréciable

Rien ne prête moins à

l'illusion et

mesure du nombre et de l'étendue. La marche rigoureuse du calcul maintient dans le droit chemin

à l'erreur que la

l'intelligence toujours

traces de

prête à s'égarer, sur les

l'imagination, à la poursuite de chimères idéales. Aussi le

concours de

de

mathématique, à

la fois

indispensable à l'étude de tous

est-il

c'est

la

au frontispice de

la

instrument ordres de

les

la science, plutôt

et frein,

que sur

le

faits, et

portique

philosophie, qu'il faut graver l'inscription célèbre

« Nul n'entre

ici s'il

Les sciences de

n'est

géomètre

la nature,

(i).

:

»

d'abord livrées à

l'esprit

de

spéculation et d'hypothèse, ont dû, pour se constituer à l'état positif,

En

se

soumettre leurs notions à l'épreuve du calcul.

faisant

théorèmes

mathématique, l'astronomie a converti en

les rêveries

des philosophes anciens sur

tème du monde. Armée de l'analyse,

mesuré oibites,

les

elle

a cadastré

le sysle ciel,

distances des astres, tracé la courbe de leurs

apprécié

leurs attractions

durée de leurs révolutions

et

mutuelles, supputé la

rendu compte des mouvements

De même,

les

progrès de la physique datent de l'époque récente où

la

plus compliqués de la mécanique céleste.

les

(

i

)

MrjOeîç ay£w|i.£Tp£TOç eIgitm

Chiliades, VIII, 972).

[/.ou

xvjv

axiyr^ (Platon, dans Tzetzès,

METHODE STATISTIQUE

29!

méthode expérimentale, s'appliquant à graduer des forces moléculaires, a pu

les

les

effets

exprimer par des nombres.

Lavoisier a fondé la chimie sur l'emploi systématique de la balance, et ses successeurs réduisent les

de combinaison

faits

à des comptes d'atomes, à des formules de proportion et

d'équivalence. Actuellement, la physiologie, la psychologie

elle-même tâchent d'éclairer leur voie en procédant à de minutieuses analyses des phénomènes delà

Pour que

l'histoire

faut qu'à leur

exemple

une alliance intime

vie.

prenne enfin rang parmi elle

les sciences,

il

contracte avec la mathématique

et féconde. Elle

y trouvera de

même un

principe de rénovation salutaire et la condition de certitude qui, jusqu'ici, lui a fait défaut.

plus précieux

moyens dont

mettre'un peu d'ordre

et

justement appelées «

à noter déjà que

les

La chronologie

les

disposent, pour

de clarté dans leurs

expédients mathématiques. si

Il est

les historiens

récits,

sont des

et la

géographie,

deux flambeaux de

l'histoire »,

marquent avec précision le lieu et la date des événements. Il a suffi d'opérer un partage méthodique de l'étendue et de la durée pour voir disparaître le vague des mythes et des légendes fabuleuses qui, ne se rattachant à rien, flottaient

comme la

des nuages dans

mathématique à

l'air.

Une

plus large application de

dissipera

l'histoire

l'obscurité

problèmes en l'amenant à serrer de plus près choses.

A

des chiffres précis, des relevés authentiques.

science des faits humains,

littéraire, est

titative.

si

longtemps descriptive

et

destinée à devenir presque entièrement quan-

Les phénomènes de fonction, objet essentiel de son

étude, sont en effet mesurables par les

métique

de ses

réalité des

des aperçus incertains, à des relations inexactes,

elle substituera

La

la

et

géométrique, de

la

deux modes,

arith-

détermination des grandeurs.

On

peut, d'une part, les traduire en nombres, de l'autre,

les

figurer

aux yeux par des représentations graphiques et cartogrammes) où sont résumées, en de

(diagrammes frappantes

images qui tiennent lieu d'une langue

uni-

l'histoire et les historiens

292 verselle,

de longues séries de

rapports

et les

faits

dont

les variations, les

apparaissent en pleine lumière

lois

(1).

L'idéal de l'histoire, élevée à la dignité de science, serait

d'exprimer ainsi toutes ses notions

de n'employer plus

et

les

mots que pour expliquer, ou commenter ces formules. Il faut dire avec insistance aux historiens, comme Galilée aux physiciens de son temps:

«Pas de raisonnements

substitués

« aux calculs, pas de frivoles discours sur les sciences de la

« nature

!

Appliquez, mesurez, pesez, analysez

quels résultats ont, depuis trois siècles, suivi

moins

On

sait

mise en

La même méthode, non

pratique d'un aussi sage conseil. utile à l'histoire,

»

!

la

pourra seule transformer en connais-

sances réelles ce qui n'est encore que

le

roman de

la vie

humaine. L'importance des évaluations numériques- pour statation des faits est évidente de soi.

souvent plus explicite

un de

ces titres

con-

la

simple chiffre

est

qu'une verbeuse narration. Veut-on

indiquer la puissance d'un Etat? chef

Un

Au

pompeux où

se

lieu de décerner à

complaisent

son

les proto-

coles des peuples de l'Orient, et de décrire les splendeurs de sa cour, qu'on dise l'étendue des territoires, le

nombre des

habitants, l'état de la richesse publique, la force des

mées,

ar-

etc.

Le nombre des tués et des blessés que les historiens consciencieux mentionnent parfois à la fin de leurs relations de batailles révèle mieux l'ardeur de la lutte que le récit pittoresque de ses principaux incidents.

Hérodote,

les trois cents Spartiates

Quand on

jusqu'au dernier à la défense des Thermopyles

immolation volontaire d'une poignée de héros

chacun d'eux,

la

voit,

dans

de Léonidas se faire tuer

résolution d'assurer

(2),

atteste,

cette

dans

au prix de sa vie

(1) Ce mode d'exposition graphique est dû à William Playfair (Eléments de statistique, traduits par Dormant, 1802). (2) Histoires, VII, 221 à 232.

MÉTHODE STATISTIQUE l'indépendance de sa patrie,

Grèce

la

invincible.

était

apprend qu'à

la bataille

et l'on

un Grec ne

Perses, « pas

reconnaît à ce

trait

que

Mais lorsque Xénophon nous

de Cunaxa, où

qui combattaient pour Cyrus

« atteint, dit-on, d'une

2 0,3

le

les

fut blessé,

ce n'est

si

perdue

flèche

dix mille Grecs

Jeune défirent l'armée des

(i) »,

un

soldat

on cesse de

s'étonner des triomphes d'Alexandre et l'on incline à penser,

avec Tite-Live, que son mérite fut de mépriser un vain épouvantail

Ainsi encore, lorsque Machiavel, racon-

(2).

une des plus terribles batailles que se soient livrées les Italiens du xv e siècle, termine par ce détail imprévu que, après quatre heures de lutte acharnée, le seul mort qu'on releva fut un maladroit tombé de cheval et foulé aux pieds tant

par

les

combattants

de l'historien,

(3),

et l'on se

on

mégarde, un carrousel pour une

On

s'il

n'aurait pas pris, par

bataille.

n'apprécie bien les dévastations d'une guerre que par

d'hommes

des données précises sur les pertes

Quand

Tacite, pour peindre les ravages des

Bretagne,

fait

dire à Galgacus

pacem appellant l'art

de sourire du sérieux

est tenté

demande

ne

trahit-il

(4) »,

pas

:

«

de biens.

Ubi solitudinem faciunt.

on admire ce

ici la

et

Romains en

bel effet de style.

Mais

vérité? Faut-il croire que, pour

Romains ont exterminé tout un peuple ? L'expression est manifestement exagérée en vue du relief. Si Tacite avait pu donner l'état de la population établir cette paix funèbre, les

bretonne avant

et

littéraire, aurait à (1)

Anabase,

I,

après la guerre,

coup sûr

le

renseignement, moins

été plus exact.

8.

Au

rapport d'Arrien, la bataille d'Arbelles, qui décida du sort de l'Asie, ne coûta que deux cents morts aux Macédoniens. les Florentins sur Jes (3) Bataille d'Anghiari (1440) gagnée par Milanais et les Vénitiens « E in tanta rotta e in si lunga zufla che « duro d'aile ore xx aile xxiv ore, non vi mori altri che un uomo, il « quale, non di ferite o d'altro virtuoso colpo, ma caduto da cavallo (2)

:

« e calpesto, espiro » (Istorie florentine, V 33). C'est cette inoflensive Léonard de Vinci fit, dans son célèbre Carton^ une si ardente mêlée. O mensonges de l'idéal ',

joute, dont, en 1503,

!

(4)

Vied'Agricola, 3o.

l'histoire et les historiens

294

L'insouciant Froissait dit à peine quelques mots de la

peste noire qui dépeupla l'Europe au milieu du xiv e siècle (1348), et se borne à cette mention incidente

« temps, par tout

le

« l'on clame épidémie courait, dont bien

« du monde mourût

forme à

que

la vérité,

ne

(1).

constance

analogue,

Thucydide

(3) ?

« Car, en ce

révèle-t-il

le

la tierce partie

» Supposé que ce chiffre soit conpas mieux l'horreur du fléau

longue description de Boccace

la

:

monde généralement une maladie que

(2),

ou, dans

une

cir-

tableau de la peste d'Athènes par

Les historiens de l'avenir auront surtout pour tâche de recueillir et d'interpréter des

de

faits

la vie

commune.

données

statistiques sur les

L'activité de la raison se résout

toujours en actes, et l'unique manière de s'en rendre compte après les avoir classés par fonctions définies, de les con-

est,

stater

au

moment où

ils

s'accomplissent, de les

dénombrer

dans des conditions déterminées de population, d'époque de

territoire, puis

successifs, de noter les variations les

de

la fonction et d'en tirer

inductions qu'elles comportent.

pourra savoir un jour ce que font

manité

se

et

de comparer ces relevés, simultanés ou

les

seulement on

Ainsi

multitudes dont l'hu-

compose. L'histoire a pour mission d'ouvrir une

vaste enquête sur les développements de la vie générale et

de tenir en partie double

la

comptabilité des actes de la rai-

Dans l'humanité, comme dans l'univers, « tout est « poids, nombre et mesure (4). » « Les chiffres, dit Gœthe,

son.

le monde et nous apprennent comment le monde est gouverné (5). » La statistique constate des séries de faits qu'elle seule

« gouvernent «

peut atteindre

et

les

exprime

avec une

(1)

Chroniques,

(2)

Decamerone, Introduzione. Hist. de la guerre du Péloponèse,

précision

t. III.

II, 47, 48. Sagesse, xi, ai. (5) Entretiens avec Eckermann, 3i janvier i83o. adage « Mundum regunt numeri. »

(3) (4) Bible,

:

dont

— C'est

le

vieil

5

MÉTHODE STATISTIQUE n'approchera jamais

la

méthode

2g

narrative.

Quand on

juge

arides ces tableaux de chiffres, c'est qu'on ne voit pas tout

ce qu'ils représentent d'intense vitalité. Dégageons le sens

de ces formules, nous y lirons humaine. État et mouvement de richesse, tendances

vraie de la vie

l'histoire

la population, éléments de

du goût, degrés

d'instruction, niveau de

moralité, condition politique, tout vient se peindre et nous

dans ces documents qui éclairent du jour

instruire

le

plus

vif les personnes, les choses et leurs rapports.

Supposons qu'un nages

des

et

animé de l'esprit scientiun peuple que par des person-

historien,

fique et las de ne connaître

d'exception, veuille étudier

faits

ce

peuple

même, dans son activité multiple, et voyons ce qu'il pourrait demander de lumière à des relevés méthodiquement établis. Il

devra d'abord déterminer avec soin

milieu naturel

le

où ce peuple a vécu. La géographie en indique l'étendue, les limites, le climat, le régime météorologique, la configuration

elle fait

;

connaître la distribution du sol en plaines,

montagnes, plateaux,

vallées,

cours d'eau qui l'arro-

les

sent, la nature des terrains, les principales espèces de végé-

taux

et

d'animaux qui donnent à

la flore et à la

faune de

la

région leur aspect caractéristique...

La scène connue,

il

faut considérer l'acteur. L'ethnogra-

phie enseigne parmi quelles races recrutés

les

éléments de

la

de

la

se sont

leur proportion,

population,

leur mélange, les langues parlées. l'état

ou sous-races

La démographie

établit

population totale à une date donnée, sa densité,

sa répartition par sexes, âges et professions, puis sa tendance

à varier d'après la natalité, la mortalité et les migrations.

Les recensements périodiques, en usage chez civilisés,

constatent, par intervalles,

donnée

compte de

têtes,

toutes

autres.

les

peuples

essentielle à laquelle se rattachent

La comparaison de

l'étendue des territoires

les

combien une nation ce

occupés exprime

nombre avec

la densité

de

la

l'histoire et les historiens

296

population, indice d'une haute valeur, car les conditions d'existence diffèrent suivant que l'on

comme

par kilomètre carré,

70 en France, 33 en Espagne,

Le rapport de rurale

clairsemées

significatif,

peu

et

car,

populeuses,

là-

à

n'y

il

la





(1)....

population

les

villes sont

ni

production

a

commerce étendu,

ni capitaux accu-

mœurs

sont patriarcales

industrielle active, ni

mulés, ni progrès rapides et la

14 en Russie

population urbaine

la

encore

est

compte 182 habitants

en Belgique, 106 en Angleterre,

routine prévaut sur

les

;

l'esprit

Alors

d'amélioration.

que, en Russie, la proportion des citadins aux ruraux est à peine de 1/10, elle s'élève à i/3 en France, à 1/2 en Angleterre et atteint 9/10

population par âges

aux États-Unis. La distribution de et

par professions en signale

la

les forces

vives et les occupations dominantes.

Le

chiffre des naissances annuelles

donne

tution pathologique, les maladies régnantes, salubrité

sances

de

et le

la région.

ou diminue, d'influences.

la

fait

Du

le

le

se balancent

En

population reste stationnaire, s'accroît capital



se

résument une multitude

taux de l'accroissement annuel, on déduit

divisant le chiffre de la population par celui

des décédés la

durée de

nais-

ou sont en excès

des décès ou, plus exactement, en divisant par

la

degré de

nombre des

doublement qui ouvre des perspectives sur

phase de

l'avenir.

Suivant que

nombre des décès

l'un sur l'autre,

la

mesure de

la

d'un peuple. Celui des morts révèle sa consti-

la fécondité

somme des

la vie

le

nombre

années qu'ils ont vécu, on obtient

moyenne, qui fournit

le

plus sûr indice

communément satisfaits. Dans plusieurs contrées de l'Europe, la longévité moyenne a doublé depuis le xvi siècle. Ce fait que peu d'historiens de

la

manière dont

besoins sont

les

e

songeraient à

ceux

(1)

mentionner

est plus

important qu'aucun de

qu'ils racontent.

Maurice Block, Traité théorique et pratique de statistique,

1

886.

5

MÉTHODE STATISTIQUE Enfin

déplacements de

les

,

se portent, de

préférence,

L'accroissement des

profond dans

les

courants de son

chemins de

l'établissement des

population montrent où

la

les

depuis

villes

297'

un

siècle,

activité.

surtout depuis

un changement

fer, atteste

occupations, les goûts et la manière de

vivre des classes laborieuses. Les migrations de pays à pays

ont pris de nos jours un grand développement. Depuis

commencement de moins de

ce siècle,

déversé sur

le

le

accueilli

00,000 immigrants. En un demi-siècle,

i , 1

1867, l'Angleterre a

à

France n'a pas

la

de^i 8

1

monde 6,3o2,ooo

émigrants, prodigieux essaimage qui est allé coloniser de

Les États-Unis, de 1800 à 1882, ont reçu

fertiles régions. 1

1,000,000 d'immigrants dont

fixera,

pour

le

décompte par nationalités

les historiens futurs, les origines

ethniques du

peuple nouveau. Il

avec des données de ce genre, de se repré-

est facile,

senter

un groupe humain. On

sonnages de

l'histoire.

Il

a sous les yeux

s'agit

un des

per-

d'exposer la biographie de

nom collectif. La statistique, ce « budget des comme l'appelait Napoléon, va nous initier aux

ce héros en

« choses»,

détails de sa

grande

vie.

Des relevés économiques, moins exacts que

les tables

population, mais suffisamment approximatifs, naître les

On

développements de

sait à

peu près, chez un peuple,

vailleurs valides, ce qu'ils

d'agents, ce

maux

l'industrie, les ;

enfin

les

les

la lutte, et

nombre des

les ani-

vapeur, élec-

équivalant à une nouvelle

l'économie,

moyen

tra-

vents utilisés par

artificiels, explosifs,

augmentation de puissance, que procure des forces au

le

empruntent à diverses classes

cours d'eau,

moteurs

de

con-

publique.

que constituent de force disponible

auxiliaires,

tricité...

la richesse

font

la

mise en action

d'engins mécaniques. Ainsi armé pour

l'homme peut étendre

approprier à son usage

les

ses

conquêtes sur

la

nature

divers éléments de richesse.'

l'histoire et les historiens

298

Des comptes rendus spéciaux détaillent chasse, de ture, le

la

le

produit de

la

pêche, de l'élevage, les récoltes de l'agricul-

montant de

l'extraction minérale...

D'autres permettent de suivre la série des transformations

que

aux matières premières pour

l'industrie fait subir

accommoder aux exigences de

les

forme

notre bien-être, sous

d'aliments, de vêtements, d'habitations, -d'ameublements,

nombre dont

d'articles sans

la variété se prête à tous les

besoins...

La statistique motion par

des transports constate les

et rivières navigables,

somme

et la

moyens de

eau (routes, voies

terre et par

ferrées,

canaux, matériel roulant ou

flottant),

des parcours effectués ramenée, pour

sonnes, à l'unité kilométrique,

et,

pour

loco-

fleuves

les per-

les choses, à la

tonne

de marchandises... Enfin, les relevés commerciaux renseignent sur l'impor-

tance des échanges, les prix total des

importations

ciers disent

des rentes,

A

l'abondance

les

moyens sur

et exportations...

et le loyer

des capitaux,

le

le

taux

économiques,

on

conditions du crédit...

étudier de la sorte les fonctions

apprend à connaître

physiologie d'un peuple.

la

quelles ressources naturelles

il

c'est-à-dire la

On

sait

de

dispose, ce qu'il en exploite,

ce qu'il produit, ce qu'il échange, ce qu'il qu'il épargne,

marchés,

les

Les bulletins finan-

consomme,

mesure de bien-être dont

ce il

Le revenu total, divisé par le chiffre delà population, donne le revenu moyen dont ne s'écarte guère celui de la jouit.

grande majorité

...

La détermination des de plus grandes est»

moins

faits

difficultés,

saisissable.

de

moment où

psychique présente

parce que leur nature abstraite

Cependant,

toujours par se résoudre en actes,

au

la vie

il

comme

ils

est possible

de

finissent les

noter

leur cause, invisible dans son principe.

devient visible par ses

effets.

Dès

lors la statistique a prise

METHODE STATISTIQUE

299

sur eux pour les dénombrer, les interpréter et suivre leurs

conséquences. Seuls, les

intime

phénomènes de

et tout

la vie affective,

d'un caractère

personnel, échappent encore aux investiga-

tions de la science.

Démêler

hommes, surprendre

leur éclosion, graduer leur intensité,

passions qui agitent les

les

compte de leurs changements et noter leur fin est un problème actuellement insoluble. Peut-être la science pourra-t-elle un jour l'aborder par voie indirecte quand elle aura recueilli de plus nombreuses données en rapport avec tenir

les

pour

affections de la sensibilité. C'est là,

une question réservée. Des dénombrements

relatifs

moment,

le

aux manifestations du goût

chez un peuple fourniraient de précieux indices pour toire

de

l'art.

Il

un

importerait d'abord d'avoir

l'his-

relevé des

qui s'adonnent à la tâche de réaliser l'idéal, écri-

artistes

vains, architectes, sculpteurs, peintres, graveurs, musiciens, et

même

des ouvriers qu'occupent les industries d'art.

renommée ne

laisse ignorer tous les autres.

Or, dans

s'élaborent les éléments de la beauté, travailleurs de tout ordre. Les plus

pas inutiles;

mieux

les

La

signale parmi eux qu'une élite glorieuse et

ils

le il

l'art si

atelier



y a place pour des même ne sont

humbles

font la grosse besogne.

évolutions de

grand

On

comprendrait

chaque génération avait soin

de recenser cette troupe obscure, mais vaillante

et

dévouée,

des artistes anonymes, que nul obstacle n'arrête, que nul insuccès ne décourage, héroïques volontaires que font à tort

— Après

oublier les illustrations sorties de leurs rangs. statistique des ouvriers de l'art,

la

y aurait à dresser celle des œuvres. Le décompte des publications littéraires par genres,

du nombre

élevés, des ouvrages

et

de

la

il

destination des

de sculpture

et

monuments

de peinture admis aux

expositions, des compositions musicales exécutées ou gravées...,

montrerait dans quelles voies s'engage

la

produc-

tion esthétique, les courants de l'inspiration et les préfé-

l'histoire et les historiens

3oo

du goût

rences

— Enfin,

général.

l'analyse des jugements

portés par la foule des appréciateurs donnerait, plus sûre-

ment que

les théories le

œuvres

de répartir

et

laquelle

contraire bitre le

compter

semble

avec équité. Cette tâche, à plus impropre,

le

une de celles dont moins faillible de la beauté,

elle s'acquitte le

Comme

selle.

reconnaître la valeur réelle des

la gloire

statistique

la

des esthéticiens et les décisions des

moyen de

critiques,

le

pour

être fixé.

au

mieux. L'aruniver-

c'est la raison

public juge en dernier ressort,

les suffrages

est

il

Le problème,

suffit

de

difficile

à

résoudre autrement, se transforme ainsi en simple question

de majorité.

A

ce

titre,

exemplaires vendus,

dans

les ventes,

des concerts,

les

nombre des

éditions tirées et des

prix atteints par les objets d"art

chiffre des représentations

le

etc.,

le

théâtrales,

procurent des renseignements d'une signi-

fication très claire et qui devient indiscutable

embrasse assez de temps pour que dédains d'une génération aient

les

quand on

engouements ou

été rectifiés

par

les arrêts

les

de

la postérité...

Les fonctions de

la vie

intellectuelle se laissent

mieux

encore traduire en formules mathématiques, parce que

les

degrés entre les esprits sont plus faciles à saisir que les

nuances entre illettrés

les goûts.

marque nettement

La

distinction des lettrés et des

le

niveau d'une culture bornée

pour ceux qui sont réduits à sive

pour ceux que

la tradition orale,

la tradition écrite

et

progres-

met en communica-

tion avec les meilleurs esprits de tous les pays et de tous les

temps. La comparaison de ces deux nombres donne

plus juste mesure et,

la

du développement mental d'un peuple,

à ce point de vue, la statistique des écoles a plus de

comptes rendus d'une Académie des sciences.

valeur que

les

La nation

la plus

rifier

éclairée n'est pas celle qui

de quelques savants célèbres, mais

librement répandu

aucun bon

le bienfait

peut se glo-

celle qui a le plus

de l'instruction primaire, car

esprit n'est alors arrêté

dans sa vocation, tandis

MÉTHODE STATISTIQUE qu'on ne peut dire

talents et de génies restent,

lumière,

stériles et

combien de d'un premier rayon de

faute

perdus dans

dans

relevé des élèves reçus la

3oi

l'on s'effraie de penser

et

de l'ignorance. Le

la nuit

les écoles

secondaires indique

proportion des intelligences qui s'ouvrent aux clartés de

l'enseignement supérieur,

et celui

des écoles spéciales, la

faveur dont jouissent les hautes études.

à consulter

aux

rents

le

nombre des

assistants

Il y aurait enfin aux cours, des adhé-

sociétés scientifiques, des publications d'ouvrages

de mémoires pour chaque science... Des informations

et

moins précises, mais instructives encore, ressortent de la consommation du papier, de l'activité des presses, des distributions faites par la poste, etc.

Les

faits

dans

les

tirer

pour

de

morale ne sont pas

la vie

profondeurs de les

la

si

conscience qu'on ne

amener au grand

jour.

bien cachés les

en puisse

Au moment



la

résolution se change en acte, et elle ne prend qu'alors toute sa valeur, elle devient saisissable et relève de la statistique.

La

science ne doit pas, selon l'usage trop

sommaire des

his-

toriens, se contenter de mettre en récits les exploits de quel-

ques héros lité

et les

crimes des scélérats.

La mesure de

à des jugements outrés et contradictoires;

chercher plutôt dans

«

la

mora-

d'un peuple n'est pas dans ces exceptions qui prêtent

fault, dit

le train

il

convient de la

de l'existence des foules. «

Il

homme, communes et le

Montaigne, pour iuger bien à point d'un

« principalement contrerooler ses actions

« surprendre en son à tous les iours. (i) » Quel moraliste,

soucieux de connaître

les

hommes

tuels, c'est-à-dire les plus puissants,

idéalisés de vertus

et leurs

mobiles habi-

ne donnerait

les récits

ou de vices rares pour de minutieux

relevés des actes de la vie vulgaire ?

La morale même y

trouverait d'utiles indications. Quételet pense que, confor-

mément

à la doctrine d'Aristote qui fait consister la vertu à

(i) Essais,

II.

29.

l'histoire et les historiens

3o2 suivre

le

milieu entre des vices contraires,

sible d'établir, par la constitution

type normal de moralité

un

(i).

serait pos-

il

moyen

de « l'homme

On

a déjà

significative sur les qualités et les défauts d'un peuple

on connaît

ses occupations

dominantes,

»,

une échappée

quand

ses besoins, ses

ressources, son instruction, ses plaisirs... Les relevés écono-

miques apprennent

s'il

est

laborieux ou fainéant, sobre ou

enclin aux excès, prudent ou dissipateur.

dépôts aux caisses d'épargne révèle

d'économie

;

les

Le montant des

habitudes d'ordre

et

l'extension des sociétés d'assurance, de retraite,

de secours mutuels,

développement de

etc., le

voyance. La consommation des liqueurs

l'esprit

fortes, la

de pré-

fréquence

des cas d'ivresse signalent les progrès de l'intempérance. Le

nombre des

rixes,

coups

statés, dit la violence

comptes rendus de

ou

et blessures,

la

judiciairement con-

douceur relative des mœurs. Les

la justice criminelle font la confession

publique d'un peuple

et

montrent au

législateur, selon la

nature des crimes ou délits commis, de quel côté doit se porter sa rigueur ou sa clémence.

En

opposition avec ces

relevés affligeants, les statistiques de la bienfaisance constatent ce qu'il y a de sentiments généreux, les actes de sauvetage ou de probité accomplis, les misères soulagées, les

malades secourus,

orphelins élevés, les vieillards et les

les

infirmes assistés... fortifiant témoignage qu'une société se

rend à elle-même de

enseigne à

ses propres vertus et qui

ne pas désespérer de l'humanité.

Le procédé les

en chiffres

statistique excelle surtout à traduire

rapports de la vie sociale.

Par

le

dépouillement des actes de

dans ce que

les

mœurs

de

la famille

nombre annuel des unions mariage

(i)

est

en honneur ou

Physique sociale

et

l'état civil,

on pénètre

ont de plus intime. Le

légales contractées indique le

célibat

Anthropométrie.

en crédit

;

si le

l'âge des

MÉTHODE STATISTIQUE conjoints,

ont cédé à une affection réciproque ou à des

s'ils

calculs d'intérêt.

La fréquence des unions

des naissances illégitimes,

le

brutalité prévaut sur les

le relevé

libres,

développement de

montrent jusqu'à quel point

stitution,

3o3

le

la

caprice

la

obligations de la famille. Par le

nombre des divorces ou des

séparations de corps,

on

avec quelle imprudence se forme l'union conjugale, celui des

pro-

ou

condamnations pour adultère, avec quelle

et,

voit

par

facilité

on en méconnaît les devoirs. Le chiffre moyen des enfants par ménage révèle si les parents obéissent aux lois de la fécondité naturelle ou s'ils sont retenus par des considérations préventives. Là où la liberté de tester n'est pas limitée par des

manière dont

lois, la

réparti fait connaître

si

l'héritage est

la constitution

de

ordinairement

la famille est aristo-

cratique ou égalitaire... la méthode dénombrements leur expression, leur mesure et leur règle. La statistique est par excellence « la science de l'Etat». Ceux qui ont mission de gouverner doivent avant tout s'enquérir exactement des besoins et des ressources du peuple

Les fonctions d'ordre politique trouvent dans

des

confié à leurs soins, car tion singulière

sent pas. «

y

Il

dit

a,

ils

Commynes, de bonnes gens qui ont

« cette gloire qu'il leur semble qu'ils conduisent « là





que

ils

le

n'entendent rien

monde

est

pense que, jusqu'à

les

(i).

la fin

du dernier

gouverné.

siècle, les

Quand on

maîtres à qui

peuples manquaient des rensei-

on frémit des charges dont un

aveugle arbitraire pouvait accabler faisait

les

populations

Mémoires,

I,

16.

et

des

courir à la prospérité publique l'igno-

rance plus encore que l'impéritie des gouvernants.

(i)

choses

plus nécessaires sur les éléments et les condi-

tions de la vie nationale,

dangers que

les

» C'est par ces bonnes gens

communément

la fortune livrait le sort des

gnements

présomp-

feraient preuve d'une

prétendaient régir ce qu'ils ne connais-

s'ils

3o4

l'histoire et les historiens

L'opinion, qui

ments selon de

suivre dans

la

avisés

tiques

la faiblesse des

gouverne-

eux ou contre eux, constitue

maîtresse qu'ils doivent consulter sans

l'influence afin

ou

force

fait la

qu'elle est avec

vœu

au

défèrent

moyen de

l'opinion le

cesse

mobiles variations. Les poli-

ses

général.

assurent à

Ils

s'exprimer avec sincérité

et

décident

d'après ses indications. Par la voix de la presse, par le choix

des représentants dans les comices, par leurs votes dans les

un peuple

assemblées,

stimule, retient, gourmande, approuve

et juge ceux qui sont censés

On

est fixé sur la

le diriger.

nature despotique, oligarchique ou

démocratique d'un gouvernement quand on considère, non

son

étiquette,

souvent

mais

trompeuse,

le

nombre des un droit

citoyens admis à exercer sur la gestion des affaires

Le

d'action et de contrôle.

total des

électeurs inscrits dit

quelle part la nation est appelée à prendre dans le règle-

ment de

ses destinées.

La

répartition des suffrages à

chaque

vote détermine la puissance relative des partis qui se dis-

putent

pouvoir. L'habileté des politiques consiste à uti-

le

liser ces renseignements.

verner se ramène,

comme

En

mécanique

la

calculs de forces qui concourent

raires tranchent

rationnelle, à des

? Il suffit

la sagesse

publique l'utilité

ou

les

les réduit

d'analyser son budget.

la folie qui l'inspire,

est dilapidée

et

ma-

sans risque. et

juger ses

On

y voit si c'est quelle part de la fortune

en gaspillages, quelle autre, consacrée à

générale, le prix qu'on

au progrès des sciences

la guerre, ses revers et

comprendre

mais dont

à des questions de

résoudre sans peine

de l'ordre, à l'instruction de arts,

,

un nombre. Les témé-

Veut-on connaître à fond un gouvernement

œuvres

de gou-

au hasard de l'inspiration ces redoutables

problèmes. La science, qui

permet de

l'art

ou s'opposent

s'exprime toujours par

la résultante

jorité,

de compte,

fin

et réfléchir,

la

la justice,

au maintien

jeunesse, au goût élevé des

on y apprend

;

même tout

meta

un

traité

que coûtent Pour qui sait

ce

ses triomphes.

de philosophie poli-

MÉTHODE STATISTIQUE tique se

dans ces colonnes de

lit

que dans

les

chiffres

3o5 plus clairement

spéculations théoriques d'un Aristote, d'un

Machiavel ou d'un Montesquieu. Les exemples que nous venons de citer peuvent donner une idée mais non la mesure des emplois de la statistique. Le même mode d'exploration s'appliquerait, avec un égal succès, à tous les ordres de faits

communs. La

science sera

tenue d'ouvrir par degrés son enquête sur une multitude

de détails encore inaperçus, négligés ou afin de connaître l'activité

difficiles

à saisir,

des groupes humains dans la

pleine variété de ses manifestations.

Ces recherches, que tives encore,

la

comparaison rendrait plus instruc-

non seulement dans mais même, par approxima-

seraient à poursuivre,

l'ensemble des États

civilisés,

ou sauvages

tion, chez les peuples barbares

le

plus acces-

sibles à l'observation. Ici, l'on n'aurait plus à craindre le

défaut d'intérêt idéal qui arrête les historiens de l'école

un intérêt positif Le commerce, l'ethnographie, les sciences

narrative. Les notions de statistique ont et

universel.

morales

y puiseraient à l'envi, enseignements.

et politiques

toire, d'utiles

La valeur des documents de avec

le

suites,

comme

l'his-

ce genre gagnera sans cesse

temps, parce que, lorsqu'on en possédera de longues

on pourra

établir des chapitres

a définie « une statistique en

de cette histoire qu'on

mouvement

».

La

date,

encore toute récente, des relevés dont nous disposons, ne projette

qu'une lumière insuffisante sur

mais, à mesure que

les

grand espace de durée, effets

la filiation

des

observations s'étendront sur la clarté se fera,

les

faits

;

un plus

causes et les

apparaîtront avec évidence. Si, par exemple, la Gaule

du temps de César nous

était aussi

France d'aujourd'hui,

si,

séparent

les

et

deux époques,

bien connue que

pour aucun des

siècles

la

qui

la science n'avait à regretter

de

lacunes, quel prix n'auraient pas des tableaux où se liraient

20

3o6

l'histoire et les historiens

d'âge en âge le

le chiffre

de

développement des

sances, l'amélioration des

publiques celle

que

Dans

?

population,

la

l'état

mœurs,

connais-

l'extension des libertés

de

racontent, les influences qui agissent

sur la vie humaine, les connexions des et les

bien-être,

cette histoire nouvelle, bien différente

les historiens

commises

du

l'accroissement des

arts,

faits,

les

fautes

progrès accomplis se révéleraient à chaque

page en de frappantes leçons.

nom

L'historien qui, prenant au

de ces riches matériaux, saurait dégager

le sens,

en

de

les

la science

possession

mettre en œuvre, en

déductions logiques,

tirer les

les infé-

rences légitimes, donnerait à l'étude des choses humaines

un fragment

sa forme définitive et créerait rieur à tout ce

vains

que

le

d'histoire supé-

passé nous a légué d'admirables

et

récits.

I

n

VALEUR ET CREDIBILITE DES DOCUMENTS STATISTIQUES

Quel degré de confiance mérite

la

méthode

statistique ?

Ses résultats ont-ils autant de précision que ses applications d'étendue? Est-elle à l'abri des causes d'erreur qui enta-

chent

le

procédé de

narration

la

?

C'est ce

qu'il

importe

d'examiner.

Les tions

faits

communs

s'offrent

moins défavorables que

sont plus des accidents

viennent à l'improviste,

à l'étude dans les

faits

circonscrits et

qu'il faut

vol, sur l'heure et sur place,

des condi-

singuliers. fugitifs

en quelque sorte

Ce ne

qui

sur-

saisir

au

mais des fonctions normales

qui s'accomplissent sur de vastes aires, avec persistance

dans

la durée.

moyens

On

a

donc toute

latitude

pour organiser

les

d'exploration, multiplier les enquêtes et conduire

MÉTHODE STATISTIQUE

méthodiquement

Zoj

recherches jusqu'à parfaite certitude

les

des résultats.

Au

lieu d'être réduit

aux informations, toujours incom-

souvent contradictoires,

plètes,

rencontre qui. déposant

disent ou taisent ce qui on dispose de renseignements aussi nombreux

leur plaît,

qu'on

de quelques témoins de

désire et

le

Alors, en

effet,

que

d'office,

qui se contrôlent les uns les

des rapports fortuits et de circonstance, les

communs

corrélatifs,

et

que

de fonction,

faits

servent réciproquement

se

Erronées sur un point,

preuve.

autres.

les

particularités n'ont entre elles

de

les constatations seraient

bientôt démenties sur d'autres et deviennent d'autant plus certaines qu'elles sont

mieux d'accord. Ainsi une erreur de dans un recensement de

quelque importance, commise

population, serait corrigée par les relevés suivants ou signalée

par

les tables

des mariages, des naissances, de décès, de

recrutement, de consommation,

graphique d'exposition, qui suit une qu'il

est

erreurs

de

la

Parfois

etc.

loi

même

le

mode

de continuité, parce

représenté par des courbes, suffit à rectifier les

du mode numérique.

Si,

par exemple,

les

tableaux

population par âges se trouvent fautifs par suite des

déclarations fallacieuses des femmes, entre trente et quarante ans, l'inexactitude ressort de la comparaison de l'âge

des

hommes

qui signale

moins on

est

probabilités

cine carrée séries,

dans

le

il

et le

mieux encore de mensonge. Plus

l'irrégularité

exposé à se tromper,

démontre que

de

courbe

la

d'ailleurs le total s'élève,

car

sa justesse croît

le

calcul des

comme

ra-

la

du nombre des observations. Pour fausser des

faudrait que tous les écarts se fussent produits

même

inexactitudes

sens, ce qui n'a guère partielles

chance

d'arriver.

Les

de sens contraire se neutralisent

réciproquement, en vertu du principe mathématique de

la

compensation nécessaire des erreurs, quand on spécule sur de grands nombres.

Les résultats d'ordre général peuvent

même

subir

un con-

l'histoire et les historiens

3o8

trôle universel et sont tie

en quelque sorte placés sous

du sens commun. Chacun

ou de

est juge éclairé

ou de son

expérience

singulier, je suis forcé de

de confiance, sous le récit

quand on me

me

m'en rapporter

d'une

raconte un

fait

à lui et de le croire

bien problématique, que

la seule réserve,

ne s'éloigne pas trop de

qu'il fait

aux méprises

observation

Lorsqu'un historien

faite.

garan-

la

données de son

ce qu'il voit et a le droit d'opposer les

enquête mal

de ce

vraisemblance

la

:

mais,

parle de choses dont je suis chaque jour

acteur ou témoin,

je

cesse

d'être

victime résignée des erreurs de

un auditeur bénévole,

la tradition

;

je-

deviens

cri-

tique et arbitre. Les limites de la vraisemblance sont aussi

que larges dans

resserrées dans ce cas

l'autre.

Tout

est

croyable à titre d'anomalie, et n'en avoir pas rencontré de pareilles n'est pas

une raison pour

affirment avoir vues. Sous

le

nier celles

que d'autres

couvert de cette présomption,

bien des fables se glissent dans

les

récits des historiens, et

l'impossible seul pourrait être éliminé sûrement. Mais s'agitil

de détails vulgaires, que chacun peut vérifier en ce qui

concerne,

le

doivent, pour trouver créance, ser-

les assertions

rer la vérité de très près, être

conformes à

la

grande majorité

des cas, c'est-à-dire extrêmement vraisemblables, presque vraies.

Enfin, à raison de la simplicité des

faits qu'elle est

lée à constater, la statistique n'est pas

nuelles erreurs qui résultent, pour les historiens, de la plexité des événements.

débrouiller et

Le problème ne

un amas confus de

de circonstances,

nœud

défaire les replis multipliés fois tel acte, territoire,

il

est difficile

se réduit à noter

bien spécifié, se produit chez

un

de

combien de

peuple, sur

un

durant un intervalle déterminé. L'observateur,

mis en présence du hésitation.

;

com-

consiste plus à

causes, d'effets, d'incidents

gordien dont il

appe-

exposée aux conti-

fait,

La réponse

se faire par oui

ne peut éprouver ni embarras, ni

à la question qui lui est posée doit

ou par non. Tandis que

la

narration écha-

.

MÉTHODE STATISTIQUE

30O,

faude autour d'une donnée véritable une multitude de conjectures incertaines, la statistique

une

résume dans un nombre

foule d'évidences particulières.

Quant aux

influences presque

lorsque les écrivains sont de bonne

exigences du goût, gés de l'esprit

les

compte rendu des

foi,

du sens moral à

faits singuliers, l'étude

même

font concourir les

préventions de la passion,

décisions

et les

qui,

inévitables

des

les préju-

fausser le

faits

communs

n'a pas à redouter ces causes d'altération.

Sa tâche, en

trop prosaïque pour prêter au tra-

effet, est

On

n'a plus

à choisir un sujet en considération de sa beauté, à

trier ses

de l'imagination. Rien d'idéal ne

vail

éléments pittoresques, à ger

ea

doit

brillant style

un

les

récit

s'y

mêle.

coordonner avec

art et à rédi-

propre à ravir des

lettrés

;

on

simplement dénombrer, supputer, froide opération qui

exclut l'ingérence de la fantaisie. Autant la faculté poétique

aime à

se jouer

dans un clair-obscur indécis, parmi de

vagues apparences qu'elle combine à son gré, autant

répugne de s'exercer sur des

réalités concrètes

dont

il

lui

le détail

précis et les formes arrêtées, vus en pleine lumière, s'im-

posent par leur netteté. La solution d'un problème d'arith-

métique ne comporte pas

d'arbitraire. C'est

pourquoi

les

chiffres constituent la plus parfaite des langues. Ils sont la

mort des disent,

épithètes, des

ils

métaphores

ne saurait approcher

la

et

donnent

détermination, peu vée aux

des phrases.

Ce qu'ils

rédaction la plus élégante. Néan-

moins, dans leur sobriété sévère,

quence

et

l'expriment avec une rigueur et une clarté dont

hommes

La passion

la plus faite

ils

ont aussi leur élo-

juste idée de la grandeur.

pour tenter des rêveurs,

Leur

est réser-

de science.

n'a pas

non plus de prétexte pour mêler ses au compte rendu des faits. Nos

intérêts et ses préventions

sympathies

et

nos antipathies

quand nous regardons

entrent aisément en

vivre nos semblables

;

jeu

mais l'étude

l'histoire et les historiens

3 io

des fonctions générales nous laisse calmes parce que nous

nous sentons impuissants à modifier leur ordre

et

comme

vaincus d'avance par cette force des choses qui domine tout. Alors que notre raison dispute à sans trêve, elle

la direction

la fortune,

dans une

lutte

toujours éventuelle des événements,

cède sans résistance aux règles qui, maîtresses inexo-

rables et sourdes, gouvernent avec

l'évolution de l'universelle

vie.

une majesté tranquille

Libre

d'affections étran-

gères et d'autant plus clairvoyante, elle ne cherche plus à incliner les choses dans le sens de ses désirs, mais à reconnaître leurs lois afin de s'y ranger elle-même.

Les préjugés de en

l'esprit cessent aussi d'être

effet, le parti pris

un

péril.

des opinions est à craindre dans

Si, l'in-

terprétation de données douteuses où, sans sortir de la vrai-

semblance, chacun glisse sur

bon sens commande

idées, le

quand

s'agit

il

la

pente où l'entraînent ses

et les

divergences s'effacent

de résultats d'une certitude parfaite. Nul

système ne tient contre un

fait

bien établi, ni aucune hvpo-

une vérité manifeste. Les théories qui veulent bon accord avec les chiffres sont tenues d'être

thèse contre

vivre en exactes

comme

eux,

et

même

il

alors plus sage de

est

suivre leurs indications que de prétendre les devancer.

Enfin,

il

n'y a pas lieu d'appréhender en cette matière la

diversité des appréciations morales parce

de

la

que

la juridiction

conscience ne s'exerce plus sur des responsabilités

personnelles, sur des mérites ou des démérites auxquels on se croit

en droit de répartir l'éloge ou

le

blâme. Pris dans

mal apparaissent comme de purs phénomènes qu'il faut simplement enregistrer. La nature n'est de soi ni morale, ni immorale elle est ce qu'elle est. Nous n'avons pas à la juger, mais à la com-

leur généralité, le bien et le

;

prendre. Ses lois ne relèvent pas des nôtres et sont d'ordre supérieur.

Entourée de ces garanties d'étendue

et

de multiplicité

MÉTHODE STATISTIQUE dans

3

I

I

enquêtes, de contrôle dans les confrontations de

les

documents,

de

de rigueur dans

dans

désintéressement

comptes rendus,

les

recherches,

les

l'histoire positive offre

toutes les conditions de certitude qu'on doit exiger d'une

science et qu'on

Sans doute,

la

demande vainement

de ne pas croire légèrement à

seille

à l'histoire littéraire.

prudence, soupçonneuse de sa nature, con-

que

l'infaillibilité

les

faiseurs de statistiques, à l'exemple des historiens, s'arro-

Nombre de

geraient volontiers.

relevés, prétendus officiels,

ne méritent guère plus créance que de fantaisistes

récits.

Des dénombrements incomplets, des généralisations téméminutieuse qu'impossible, ont

fait

aventurés. Des gens de peu de tique

bien

ont pu définir

« L'art de tromper ennuyeusement

:

groupant des

l'école

hasarder bien des chiffres

foi

la statis-

« L'art de préciser ce qu'on ignore » (Thiers) ou

:

venir

une exactitude non moins

parfois le désir d'étaler

raires,

cette

:

chiffres »....

qu'on

défauts

lui

temps,

le

en

public

le

faut avoir la franchise d'en con-

science, d'origine

mais, avec

;

Il

si

récente,

son éducation

reproche tiennent à

est

encore à

Les

se fera.

de

l'imperfection

l'instrument, surtout à l'inexpérience de son emploi, tandis que ceux de la narration

même

et

tiennent à

la

méthode

elle-

nulle vigilance n'en préservera jamais.

lin HISTOIRE DE LA STATISTIQUE

Quand on tistique,

son fonctionnement des

faits

celle des

méthode

sta-

soi^ institution ait été tardive et

que

réfléchit à la difficulté d'établir la

on conçoit que

laisse à désirer.

L'étude des

hommes

et

vulgaires a été longtemps plus impraticable que

personnages

d'être signalés par la

et

Au

lieu

n'appelait sur eux

l'at-

des événements célèbres.

renommée, rien

2

3

l'histoire et les historiens

1

tention.Tout curieux sachant s'improviser historien

écrire avec

agrément pouvait

raconter la vie d'un héros ou des

et

accidents mémorables en consultant soit ses souvenirs per-

sonnels

témoignages autorisés ou

soit des

,

d'écrivains antérieurs. Mais

comment

tence d'une foule et savoir ce que

millions de têtes? qui.

Comment

se

observateur

le

un peuple, monstre à

fait

saisir cette

produisant partout à

don d'ubiquité

les relations

pénétrer dans l'exis-

multitude de détails

dans un

la fois, exigeraient ?

Les recherches de ce genre

devaient forcément être collectives. Pour opérer des relevés des légions de coopérateurs, des

étendus

et suivis,

facilités

d'enquête administrative, en un mot,

des

pouvoirs

il

fallait

publics.

L'initiative

privée,

la disposition

réduite à

ses

un

propres ressources, serait incapable de mener à bien

semblable

mieux

Vauban, un des hommes qui ont

travail.

le

pressenti l'utilité de la statistique, ne put réussir à

la fonder,

malgré sa haute situation, son patriotisme

La

et

son

une fonction d'État. Elle suppose des gouvernements éclairés, une organisation savante, un ordre social assuré. Ces progrès n'ont été réalisés qu'à une époque tardive, du moins dans la mesure

génie

:

il

était seul.

statistique est

qui pouvait permettre à la science de se constituer.

Les premiers

essais de statistique doivent dater de l'éta-

blissement de gouvernements réguliers, car

n'y aurait

il

possible sans quelques

pas eu d'administration

acquises sur la vie publique.

De

tout temps

il

notions

s'est

ren-

contré des princes qui ont eu des velléités d'investigation

mathématique à

l'égard des peuples

soumis à leur empire,

sollicitude naturelle de propriétaires curieux de connaître

rétendue de leurs domaines Si imparfaits qu'aient les

pu

et le

nombre de leurs troupeaux.

être les résultats

de ces tentatives,

mentions qui nous en sont parvenues présentent de

l'intérêt

On

pour

l'histoire.

trouve dans

les

annales chinoises de fréquentes indi-

cations de relevés concernant la population, le

rendement

MÉTHODE STATISTIQUE des terres,

3

mouvement du commerce

le

et le

I

3

produit des

impôts. D'après XzChou-King., l'empereur Yu, fondateur de la

dynastie des Hia (2286 ans avant notre

exécuter un cadastre en vue de fixer

les

ère),

aurait fait

bornes des héri-

218

tages et de répartir équitablement les impôts (1). Vers

avant notre

ère,

Thsin-Chi-Hoang-Ti ordonna une

statis-

tique de ses États. Depuis lors, des recensements de per-

sonnes

et

des relevés de revenus publics ont été opérés par

intervalles en

Chine

(2).

L'encyclopédiste

Ma-Touan-Lin

a formé un recueil de ces documents, continué après

par

lui

les lettrés.

Dès une haute antiquité, cadastrer la vallée

du

Nil.

Égyptiens s'appliquèrent à

les

Hérodote

et

Strabon

font

(3)

remonter au règne de Sésostris (Rhamsès IL xv e xiv e

siè-

,

cles)

l'art

de mesurer

chaque inondation du les limites

les

terres afin

de pouvoir, après

fleuve, rétablir, par voie d'arpentage,

des propriétés, expédient d'où se dégagea plus

tard, sous l'influence

Parmi

les

du génie

grec, la géométrie abstraite.

plus précieux documents de l'époque pharao-

nique, figurent

les inscriptions

(Mur numérique de Karnak,

Annales de Thoutmès III...) qui dénombrent les pays conquis, les prisonniers

faits,

le

butin enlevé

et les

tributs

imposés.

On

peut rapprocher

l'inscription

du

Sargon (vm e

d'argile

dont

se

de ces documents

épigraphiques

de Khorsabad appelée Fastes de

où le roi d'Assyrie énumère soumis par lui, les villes prises et

siècle),

peuples vaincus captifs réduits

palais

et

Une

les

en esclavage

(4).

composait

bibliothèque d'Assourbanipal,

(1)

Chou-King,

(2)

En 780, en 845, en

II,

la

partie des tablettes

1.

ioi3,

etc.,

pulation chinoise à diverses époques

voy. Biot, Mémoire sur de son histoire, Journal

la

po-

asia-

mai 1 836. Hérodote, Histoires, II, 109 Strabon, Géographie, XVII, i,§ 2. 868, (4) Fr. Lenormant, Histoire ancienne despeuples de VOrient, I, pp. 456 à 461.

tique, avril et (3)

;

1

t.

les

3

l'histoire et les historiens

14

à Ninive (de l'an 668 à 66o), British

Muséum,

et

qui sont conservées au

aux produits

était relative

et

aux revenus

monarchie (i). La Bible mentionne plusieurs relevés # statistiques chez les Hébreux. Le livre des Nombres parle de deux recense-

de

la

ments opérés pendant l'exode

Rois,

suggérée par Satan (3)

elle s'effectue

contre son peuple

s'y prit

point d'envahir la Grèce,

il

Quinte-Curce décrit

voulut dénombrer l'historien,

même

le

Un artifice pareil

son

un

;

(5).

procédé du temps de Da-

et la nécessité d'y recourir

une absence complète d'organisation

militaire.

décèlent

La compta-

des grands rois paraît avoir été mieux tenue. Héro-

dote, qui nous a transmis

Darius par évalue

le

les

la

liste

des

dix-neuf provinces de

14,560

à

total

660,000,000 de francs)

De

Xerxès lorsque, sur

corps de troupes par cette sorte de jauge

les

des

irrité

on compta ce que l'espace puis on fît passer successi-

ainsi clos contenait de soldats,

bilité

présentée livre

du Seigneur

construisit, raconte

circulaire à hauteur d'appui

rius (6).

le

(4).

immense armée. On

vement tous

est

mais, dans

à raison d'un ordre

Hérodote rapporte comment

mur

;

Chroniques,

les

de faire un dénombrement d'Israël

l'idée

comme

le

Dans

(2).

tâlens

tributs payés à

son

empire,

d'Athènes

en

(environ

(7).

Romains furent dénombrements et donna le plus de soin à ce travail. Dès le temps des rois, on tenait compte, à Rome, du nombre des citoyens, de l'état tous les peuples de l'antiquité, les

celui qui

comprit

(1) ld.,/rf.. P (2) Nombres, (3)

le

mieux

l'utilité

des

515.

.

i

Chroniques,

et xxvi. l,

xxi,

i.

(4) Rois, II, xxiv, 1. (5) Histoires, VII, 60.



Huit siècles plus tard, Procope (6) Histoire dWlexandre, III, 2. mentionne encore chez les Perses un expédient presque aussi primitif. (Guerre des Perses, I, 8). (7) Histoires, III, 89 à 95. 1

MÉTHODE STATISTIQUE de leur famille la

de

et

la

3

valeur de leurs biens

(i).

I

5

Durant

République, une des principales tâches assignées aux

censeurs

confection de statistiques quinquennales

était la

(2).

Auguste étendit à tout l'empire ces relevés périodiques, principat

Suétone

(3).

de sa main où

écrit

flottes,

Tacite

et

était

(4)

exposé

compte des citoyens

l'empire, le

des

et

dénombrements généraux furent exécutés sous son

trois

et

parlent d'un registre

l'état

des ressources de

des alliés sous les armes,

des tributs, du revenu public, des dépenses et

des gratifications. Hadrien, dit son biographe, était

ment au

de tous

fait

cun père de

les détails

famille,

si

telle-

des comptes publics qu'au-

vigilant qu'il fût, ne

connut mieux

ses affaires (5).

Au moyen Ces

âge,

on ne trouve plus que d'informes pouillés.

registres, appelés polyptiques, servaient à inscrire soit

des indications d'impôts ou de redevances, soit des rôles de

dénombrement

et

de cens.

que Chilpéric, voulant de

la

fiscalité

compte

;

On

lit

dans Grégoire de Tours en usage

remettre

romaine, avait

fait

dresser

les

pratiques

des livres de

mais Frédégonde, ayant perdu plusieurs enfants,

un châtiment du ciel, malédictions des peuples, et obtint du roi

crut voir dans ces malheurs répétés

provoqué par qu'il

les

brûlât ces odieux registres. Toutefois, la

calmée, Chilpéric ne tarda pas à

lemagne chargea

douleur

les faire rétablir (6).

Char-

ses Missi dominici de recueillir dans

les

provinces de l'empire franc des informations sur la population, la nature

des propriétaires, polyptiques.

du

sol, les

etc.

produits agricoles,

les

revenus

Les riches abbayes eurent aussi leurs

M. Guérard a publié

celui de

Saint-Germain-

Eutrope, Breviarium rerum romanaram, I. (2)« Censores populi aevitates, soboles, familias pecuniasque censento » (Cicéron, De legibus, III, 3). (3) L'an 27 et l'an 8 avant notre ère, l'an 14 de notre ère (Suétone, Octave-Auguste, 27. et Saint-Luc, II, et 2). Tacite, Annales, I, 1. (4) Suétone, Id., 28 (1)

1

1

;

(5) Spartien,

(6)

Hadrien,

19.

Histoire ecclésiastique des Francs, V, 29 et 35.

6

3

.

l'histoire et les historiens

1

Men-

des-Prés, dressé par l'ordre d'Irminon, au ix e siècle.

tionnons encore une statistique de l'industrie des Maures en

Espagne, effectuée sur l'ordre des

Domesday-Book d'Angleterre,

fit

Guillaume



califes,

le

et

Bâtard,

célèbre

le

devenu

roi

inscrire l'état détaillé de sa conquête, afin

de procéder méthodiquement à l'expropriation du peuple vaincu. Il

faut arriver à l'âge

recherches

du xvi e

et

moderne pour

voir systématiser ces

opérer des dénombrements suivis. Vers

siècle parut à

Venise

le

premier ouvrage de

tique concernant vingt-deux États

i6o2, Sully avait organisé

(i).

la fin

statis-

Sous Henri IV, en

un « cabinet de

politique et de

comme le premier bureau En 664, Colbert demandait

finance » qu'on peut regarder

de statistique

établi

en France.

1

aux maîtres des requêtes envoyés dans éléments d'une statistique du royaume

les ;

provinces les

mais on ignore

quelle suite eut ce projet dont rien n'est resté.

Dans

les

dernières années du xvn siècle, les intendants rédigèrent, e

pour l'instruction du Dauphin, des mémoires dont

sumé et

remplit

YÉtat de

le

la France.,

de Boulainvilliers (1727).

gouvernement britannique commença vés du commerce extérieur. le

la série

faire et d'interpréter les

En

1689,

des rele-

du xvm e siècle que dénombrements réussit à

C'est seulement au milieu

stituer.

le ré-

Détail de la France^ de Boisguilbertfiôgy),

l'art

de

con-

se

Achenwall, professeur à l'Université de Gcettingue,

adopta, pour désigner la science nouvelle, appelée d'abord

Arithmétique politique

(2). le

nom

de Statistique

et

publia

un ouvrage consacré à en exposer les principes et la méthode (3). Néanmoins, leur application raisonnée ne date guère que du xix e siècle. (1) Sansovino, Del governo e amministra^ione di diversi regni e republiche, 1583. 68 3 (2) William Petty, Several essays in political arithmeticks, (3) Constitution des États de l'Europe, 1749. 1

MÉTHODE STATISTIQUE

Tous

comprennent maintenant

États civilisés

les

portance des documents statistiques obtenir aussi étendus

vernements

3

7

l'im-

s'efforcent de les

et

exacts que possible. Les gou-

et aussi

chargés de gérer, non plus

,

I

intérêts

les

du

prince, mais l'intérêt général, sont obligés de surveiller

des multitudes croissantes de

faits.

naires, répartie sur tous les points

rend

la justice,

Une armée

du

de fonction-

territoire,

administre,

répand l'instruction, entretient des troupes,

dirige des travaux, perçoit des impôts et en applique le

produit.

Un

samment

filet

de

fiscalités

une

informations,

classe,

les

et

en signale

les

les

centralisation puissante groupe ces les

compare

et

les

interprète.

cette organisation, la science dispose déjà

tistiques dressées ave^

regarde

publique

sur la fortune

jeté

variations. Enfin,

Grâce à

à mailles serrées est inces-

une précision

de

sta-

suffisante en ce qui

principales fonctions de la vie

commune mais ;

bien des progrès sont encore à réaliser pour qu'on arrive à se rendre

compte de

tout.

iv

i

RÉNOVATION DE L'HISTOIRE PAR LA STATISTIQUE

Les historiens n'ont pas su jusqu'ici apprécier tages qu'offre la

humaines.

méthode

statistique

Non seulement

ils

pour

nir.

d'utiliser les

avan-

négligent d'en appliquer les

procédés dans leurs recherches, mais encore

nent

les

l'étude des choses

ils

s'abstien-

renseignements qu'elle pourrait leur four-

Les nombres tiennent peu de place dans leurs

récits.

A peine mentionnent-ils en passant quelques chiffres relatifs à des indications de dates, d'armées, de population ou d'impôts.

Quant

tirer,

il

dont ils aux inférences qu'on en peut

à des relevés étendus, au jour

éclairent la vie publique et

n'en faut pas chercher trace dans leurs œuvres.

8

3

.

l'histoire et les historiens

1

Etant donné

la

préférence générale des historiens pour

pittoresques et les lois littéraires de la narration,

les sujets

cette aversion

pour

le

mode

mathématique

d'expression

s'explique naturellement. Les nombres concernent toujours

des êtres ou des

faits

communs,

dédaigne ce bas

brité

dépourvus de beauté dépareraient

un

En

détail.

chiffres

qui se règle sur outre, les

Ces froides

(i).

la célé-

sont

chiffres

sèches formules

et

où tout vise à charmer

le

goût.

ou des diagrammes venant

s'éta-

récit artiste

Des colonnes de

et

ou milieu d'une page de Tacite ou de Bossuet produiraient à coup sûr une disparate choquante. L'illusion serait

ler

détruite et

l'effet

esthétique perdu. Des hauteurs de l'idéal,

on tomberait sur

le

terre-à-terre de la réalité.

un peu

auteurs qui veulent concilier

Aussi

les

d'exactitude avec le

souci de l'agrément, ont-ils soin de rejeter hors du texte,

en marge ou dans des notes, ces

on relègue des mendiants à

la

chiffres

honteux,

porte d'un palais. Effet iné-

vitable de l'incompatibilité qui sépare l'art aspirant

pour plaire Entre

les

et la science

comme

cherchant

le vrai

pour

deux, l'arithmétique forme frontière

:

au beau

instruire.

l'imagina-

tion règne d'un côté, la certitude de l'autre.

Les historiens de l'avenir seront pourtant amenés, par nécessité des choses, à changer de voie et de méthode.

part

en

,

effet,

champ de

le

atténuera, par la grandeur

l'histoire,

même

de

la

D'une

sans cesse accru

ses horizons, l'impor-

tance illusoire des personnages et des accidents; de l'autre, des données statistiques, de plus en plus abondantes, met-

mieux en lumière l'ordre de l'universelle vie. Il y aura donc moins à raconter et à décrire, plus à compter et à cal-

tront

Les employés des bureaux de statistique rempliront

culer.

alors l'office d'historiographes et les littérateurs céderont la

place aux savants.

M

Un

me de Staël, le duc de Laval, disait familier de dates C'est peu élégant » (Sainte-Beuve, Lundis, t. XII, p. 290). (i)

moue

:

« Les

!

avec une

Nouveaux

MÉTHODE STATISTIQUE

3ig

Déjà ces exigences deviennent sensibles et l'histoire de notre temps doit se faire dans d'autres conditions que celle

du

Un

passé.

historien qui, par exemple., voudrait écrire

de l'Angleterre depuis un

l'histoire

siècle,

ne pourrait pas

attribuer la prospérité de la Grande-Bretagne à

grands

hommes

une

suite

de

servis par d'heureux événements.

Durant vu surgir aucun de ces héros de légende qui semblent personnifier un peuple, ni traversé un de ces accidents mémorables destinés à un long retencette période, l'Angleterre n'a

tissement.

Le principe de

mouvement de

la

grandeur britannique

triplé sa population,

décuplé sa richesse

et constitué le

vaste empire colonial qui fût jamais. Pour rendre

de ce phénomène historique, ce ne

montrer Georges Georges

III

est le

progression qui, en moins d'un siècle, a

serait point assez

succédant à Georges

III

plus

compte

II,

de

Georges IV à

Victoria à Georges IV, car cela n'importe

et

uns

sous

les autres

de ces chefs nomi-

guère

si,

sous

naux,

la

nation est restée maîtresse de ses destinées. C'est

la

nation

tive

les

même

et

qu'il faut étudier

de son industrie,

l'extension de son

le

dans

la

puissance produc-

développement de sa marine,

commerce,

le

peuplement de

ses colo-

nies. L'honneur de moins à d'habiles politiques qu'à l'effort de tout un peuple d'artisans, de marchands et de colons. cette

prodigieuse fortune appartient

L'exemple des Etats-Unis

est

plus

significatif encore.

Pour un historien littérateur, l'histoire de américaine serait un sujet des plus ingrats.

la

république

A

part

Was-

hington et Lincoln, natures trop sensées et trop honnêtes pour avoir chance de devenir des sujets d'épopée, pas un chef illustre n'a paru dans cette démocratie où la foule seule a de la grandeur.

Peu d'événements glorieux ont accidenté fait une grande

ses annales. Naguère encore ce peuple a

guerre sans retentissantes victoires et de grandes choses

sans

éclat.

quent donc

Tous

éléments d'un récit pittoresque manMuse deThistoire briserait sa plume d'or

les

ici et la

l'histoire et les historiens

320

plutôt que d'entreprendre la plate narration de présidences

bourgeoises

et

de législatures affairées se succédant par inter-

comme

réguliers

valles

peurs

cette histoire, ce sont des trap-

des pionniers, des planteurs, des mineurs, des ou-

et

ingénieurs et des commerçants, Néanmoins,

des

vriers,

battements d'un pendule. Les

les

personnages anonymes de

ce qu'ils ont

aussi de l'histoire, et

fait, c'est

même

il

y en

a peu d'aussi instructive, d'aussi digne d'admiration. Appre-

nez-nous combien, en quelques générations, ces travailleurs ont abattu de forêts,

mis de

de trésors, bâti de

creusé de canaux, construit de

chemins de

de 4,000,000 de 1

885

villes,

dénombrez

fer;

terres

cette

en culture, exploité

population qui a passé

en 1790 à plus de 56, 000, 000 en

têtes

supputez son capital estimé, à cette dernière date,

;

chaque métaux

2 5o, 000, 000, 000 de francs; dites ce qu'elle produit

année en dressez

céréales, bétail, coton, houille, pétrole,

tableau de ses industries,

le

commerce,

la statistique

un mot, comment siècle,

de ses

écoles...

;

balance de son

la

Enseignez-nous, en

ce 'peuple énergique a, en

moins d'un

transformé un continent inculte, conquis

le

plus

large bien-être, généralisé l'instruction, organisé la liberté et

ouvert à la

splendide théâtre où

civilisation le plus

puissent évoluer ses destinées.

Voilà l'histoire qu'il faudra

ment pour

les

Nouvelle-Zélande,

des conditions sociétés

faire

jeunes États qui,

si

le

Canada,

la

nouvelles, mais

d'Europe qui aspirent à

désormais, non seule-

comme Plata... se

même

sommes parvenus, par

et

littéraire

les vieilles

un

idéal

point où nous

toute autre manière d'étudier l'histoire

puérile.

les historiens

pour

Au

la

fondent dans

se régler aussi sur

d'ordre, de travail, de paix et de liberté.

est inexacte

l'Australie,

Une réforme

s'impose

et

se fera,

ou contre eux. L'âge de l'historiographie

touche à son terme

va commencer. Quand cer la vie d'un peuple,

;

elle

celui

de

l'histoire scientifique

sera capable de

nous

retra-

dans le^ens que nous indiquons, on

MÉTHODE STATISTIQUE

32

I

verra qu'aucun récit ne présente autant d'intérêt, d'ensei-

gnements

et

de grandeur.

Ceux qui goûtent

la

beauté des histoires anciennes

comme

fligeront peut-être

s'af-

d'une déchéance de cette trans-

formation d'un genre consacré par d'impérissables chefs-

d'œuvre. Déjà

prosaïsme de toires

amertume du

poètes se plaignent avec

les

la vie

moderne

par avance des his-

et bâillent

qui auront à la raconter. Quel intérêt, diront-ils,

pourra trouver l'avenir à consulter vos tables de mortalité, vos

tarifs

de douane

vos états de commerce

et

? S'infor-

que vous le pensez du prix des du stock des cotons, du taux de la rente et du mon-

mera-t-il aussi curieusement fers,

tant des encaisses ? triste

Ne

prendra-t-il pas plutôt en pitié la

époque qui, pour bulletins de

relevés de statistique, des bilans de

chemins

de

de

leur

aux

donner pour

et

des rapports

jamais la postérité dresse, par

fer ? Si

caprice, des statues

victoire, exhibera des

banque

illustrations de cet âge, elle devra

piédestal le traditionnel ballot de laine

(woolsack), sur lequel l'Angleterre fait asseoir ses princi-



paux magistrats, digne trône de rois marchands. Qu'on nous ramène à Plutarque s'écrieraient volontiers !

ces admirateurs

thousiasme,

du

passé, afin de corriger par

même mal

placé, l'impression

un peu

d'en-

que produisent

sur nous nos contemporains. Il

est vrai, le tableau

forme de

de

la vie

humaine, présenté sous

statistique, n'aura plus le

trefois, pleins

charme des

de héros idéalisés à plaisir

nesques décrits avec un art

récits d'au-

et d'incidents

consommé

;

offrira

il

roma-

mieux

encore, l'intérêt de connaissances précises où l'on apprendra la

condition des choses et

le parti

de

les instruire et

de

tirer. La hommes, mais

qu'on en peut

science n'a pas pour mission d'amuser les les servir. Puisqu'il

nous faut choisir

entre la beauté et la vérité, préférons sans hésiter la seconde. L'illusion ne convient pas

mieux à

l'étude de

l'homme qu'à 21

l'histoire et les historiens

32 2

de

celle

que

les

la

nature

et,

comme

nul ne regrette aujourd'hui

physiciens aient désenchanté

de

fictions

mythologie, laissons

la

monde

le

d'histoire au risque de la dépoétiser (i).

Résignons-nous au

discrédit de belles

mais fausses légendes

nous

substituons l'austère vérité.

trompent,

dans nos recherches,

plus,

curiosité celle

du

réel.

sévérité

de Platon, bannissons de de prestiges

les artisans

et

à des fables qui

et,

Ne mêlons

aspirations de l'idéal à la

les

Avec une

des riantes

savants s'occuper

les

mieux

que

justifiée

république des sciences

la

de mensonges. L'histoire, ainsi

comprise, gagnera en exactitude, en valeur pratique, plus qu'elle ne perdra en poésie et en agrément.

dera,

non plus des jouissances de

payées au prix de l'erreur, mais qui vaut mieux que tout ailleurs ses plaisirs.

quand

(2).

dans

;

mais

les

de plus

le

monde

le

du monde réel

à la

aucune diminution.

droit de produire des

savants acquerront celui de

un nouveau champ

vifs

conceptions aux gènes

souffrira

Les poètes conserveront en entier chefs-d'œuvre

même

L'art, qui dispose

peut abandonner sans regrets

Son domaine n'en

deman-

chèrement

certitude de la vérité,

Elle en. trouvera

elle cessera d'astreindre ces

science.

lui

L'imagination devra chercher

delà vraisemblance historique. idéal,

la

On

goût, trop

d'exploration,

de

faire,

fructueuses

découvertes.

Comme

nous n'osons guère espérer de convertir

théories des littérateurs

obstinés dans

leur

à ces

vocation,

il

vaudrait mieux peut-être tenter avec eux une sorte de compromis ou d'arrangement amiable. Le sujet de l'histoire est assez vaste pour suffire à deux ambitions distinctes. L'essen(1) « Tout en souffrant de la perte des illusions, je n'ai jamais pu « comprendre que l'homme qui a le bonheur de posséder la vérité « puisse les regretter » (M m0 Swetchine). (2) « La nature a voulu qu'il n'y eût pas de plus grande divinité « dans le monde que la vérité et n'a donné à aucune autre une plus « grande puissance » (Polybe, Hist. génér., XIII, 5).

MÉTHODE STATISTIQUE tiel serait

une

de spécifier nettement

32 3

chacun vivrait en paix sur son

fois établi,

L'accord

attributions.

les

lot.

Voici la

transaction que l'on pourrait proposer: L'histoire des personnages et des

aux

revient de droit

en contester

littérateurs.

la jouissance

chose est bien à eux

;

événements célèbres

y aurait injustice à leur

en ce qui touche

Font

ils

Il

La

le passé.

y trouveront tou-

faite. Ils

jours de beaux thèmes de narration et des accidents

mémo-

rables qui, ayant été déjà mille fois racontés, méritent d'être

éternellement redits. Lorsque des historiens,

comme

lord

Byron au début de son ironique poème, seront en peine de héros

en

est

grand

pourront s'adresser à

(i), ils

ancienne;

l'histoire

elle

amplement pourvue. C'est là sa spécialité, car un mort depuis longtemps l'emporte de beau-

homme

coup sur ceux

Dans

d'hier

ou d'aujourd'hui.

même,

l'avenir

les faiseurs

de

auront encore

récits

à célébrer, par occasion, les personnages et les événements

qui pourront survenir

notables

renommée. appauvri de

l'histoire

de rencontre

et

et

que leur signalera

et

des accidents de circonstance.

en conserver

rative, quelle

Tel

dans

glaner,

fortune ne se lassera pas d'en produire,

connaître

la

champ anecdotique, quelques grands hommes

seront admis à

Ils

qu'en soit

souvenir par

le

la défectuosité

serait le lot réservé

il

le

Tant que

faudra la

la

les faire

méthode nar-

reconnue.

aux historiens

littérateurs. Ils

l'exploiteront à leur fantaisie. C'est leur affaire. Les savants

n'y prétendent rien. Mais, cette concession faite, ceux-ci

devront se confiner dans l'étude des fonctions, négliger les

anomalies

et

les

à l'analyse des faits

cédés de

singularités, se consacrer sans partage

communs

et les

scruter par les pro-

la statistique.

Ces deux manières de concevoir

l'histoire

correspondent

à deux états de l'esprit humain, et chacune d'elles aura (i)

«

I

want

a hero...

»

(Don Juan,

I, i.)

l'histoire et les historiens

324

prévalu à un stade de son évolution. La première convenait seule à l'enfance naïve et conteuse, enthousiaste

crédule de l'humanité. lité

La seconde

sérieuse et réfléchie, observatrice et critique. Entre la

phase poétique du passé l'histoire traverse

tion

et

sera l'œuvre de sa viri-



les

et la

phase scientifique de l'avenir,

actuellement une période de transforma-

exigences contraires de l'une

et

de l'autre

lui

créent les conditions les plus défavorables. Elle n'a déjà

plus l'idéale beauté des récits anciens et n'a pas encore

la

sévère précision des analyses futures. Produit hybride d'art et

de science, mélange fâcheux d'illusion

ne contente ni

les lettrés,

et

ni les savants.

de vérité,

elle

Le moment

est

donc venu de disjoindre les deux méthodes et de les appliquer chacune à part. Laissons les grands écrivains composer de belles histoires et

demandons avec

insistance que

des savants nous fassent enfin l'histoire vraie où

pourrons apprendre vité

humaine.

les

développements

et les lois

de

nous l'acti-

LIVRE QUATRIÈME LOIS DE L'HISTOIRE

CHAPITRE PREMIER NÉCESSITÉ D'ÉTABLIR DES LOIS EN HISTOIRE

De simples notions de mais seulement

les

faits

ne constituent pas une science,

matériaux d'une science. L'esprit, qui

veut embrasser d'une

même

vue

cette

masse de données, a

besoin de mettre de l'ordre dans leur confusion, de l'unité

dans leur multiplicité. « L'ordre universel, « l'unique objet de

la

connaissance

dit Aristote, est

n'y a pas de science

il

;

« des particularités. » Les phénomènes, qui se montrent

moment

et

qu'une apparence imparfaite acquérir

la

et fugitive

compréhension complète

nettement ce que

la

production des

constant, s'élever de l'intelligence

semble cas.

et

Après

un

disparaissent bientôt, ne laissent surprendre

formuler des le travail

lois

et

faits

du

du

Pour en

vrai.

durable,

il

faut voir

a de régulier et de

détail à celle

de

l'en-

qui régissent l'intégralité des

de l'analyse, qui distingue

et

sépare les

l'histoire et les historiens

326

problèmes, doit venir celui de

Son but

unit les solutions.

la

est

synthèse, qui rapproche et

de reconstituer

tout à

le

l'aide du réseau d'analogies, de séquences et de rapports

qui

les

lie

étudiés. Au-dessus de l'observation qui

faits

patiemment

explore

choses une à

les

une, plane l'idée

abstraite de leur ordre et de leurs causes, qui

monte par

degrés du particulier au général, du contingent au nécessaire, sité

du changeante l'immuable. Alors seulement la

de

l'esprit se

trouve

suite entière des faits,

manence

il

et la généralité

satisfaite,

car,

curio-

voyant de haut

la

conçoit sous forme de lois la per-

de leur ordre.

Chacune phénomènes que pour en dégager les avancement se mesure sur ce qu'elles en ont

Telle est la fin où tendent toutes les sciences. d'elles

n'étudie les

lois, et

leur

découvert. Cette tâche, d'ailleurs

d'elle-même, parce que plus

on sent

le

besoin de

les

,

ne tarde pas à s'imposer

données s'accumulent, plus

les distribuer

par séries sous peine de

voir leur multitude se tourner en confusion. Des lois fois

reconnues,

la

observations de détail abat

les

une

gênant appareil des

science' rejette le

comme, un monument

échafaudages qui ont servi à

le

achevé, on

construire. « Les

« sciences, dit Leibniz, s'abrègent en s'augmentant, car.

« plus on découvre de vérités, plus on « vrir une suite réglée

et

« plus universelles dont

de se

est

en

état d'y

faire des propositions

les autres

décou-

toujours

ne sont que des exemples

« et des corollaires, de sorte qu'il pourra se faire qu'un

« grand nombre de celles qui ont précédé se réduira avec

le

« temps à deux ou trois thèses générales. Ainsi, plus une « science est perfectionnée

et

moins

elle a

besoin de gros

« volumes, car, selon que ses éléments sont suffisamment « établis, on y peut tout trouver par le moyen de la science « générale. » Montesquieu dit plus brièvement « Qui :

« voit tout, abrège tout(i). »

(i)

Esprit des

lois,

XXX,

2.

NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE

De même que

les autres

sciences

*

32J

l'histoire est

.

d'établir des lois. Jusqu'ici, pourtant, les historiens

tenue

ne sem-

blent pas avoir eu conscience de cette obligation. Unique-

ment

mentions de faits, bien que amassé déjà plus qu'aucune autre science,

attentifs à recueillir des

en

l'histoire

on pourrait ensemble,

ait

même

minable répertoire serait urgent

que toutes

dire plus

autres sciences

les

ne travaillent toujours qu'à étendre cet inter-

ils

ne paraissent pas soupçonner

et

qu'il

de remplacer par des règles fixes ce détail où

que

l'esprit se perd. Ils se flattent

le

nombre, sans cesse

accru, des particularités décrites, donnera plus de lumière tout'au rebours, plus l'idée

de

loi.

« qu'à

démontrer

Marmontel

lire

;

plus s'obscurcit

faits,

L'immensité de nos histoires prouve contre

elles et suffirait à

science.

entassent de

ils

écrivait

y a un

quatorze heures par jour

« pour épuiser ce que

la

comme On a calculé

qu'elles n'existent pas il

il

siècle

:

«

faudrait huit cents ans

Bibliothèque royale contient sur

« l'histoire seulement. Cette disproportion désespérante de «

la

durée de

la vie

avec

la

quantité de livres dont chacun

« peut avoir quelque chose d'intéressant, prouve la néces-

«

site

des extraits. »

Ce ne sont pas des

lois qui seraient ici nécessaires,

puisque

extraits

,

mais des

les extraits n'abrè-

gent qu'à condition d'éliminer

et laissent

suppriment, tandis que

représentent la totalité des

faits

dont

elles

les lois

expriment

l'ordre.

L'impuissance d'apprendre déjà

histoires,

si

Une

et

même

et le

toutes les l'est

deviendra toujours davan-

moins pénible,

terme d'une aussi prodigieuse lecture miracle, on aurait tout retenu,

du véritable objet de effet,

lire

considération, toutefois, est propre à nous rendre

sur ce point la résignation

en

de

frappante du temps de Marmontel,

devenue bien plus encore tage.

ignorer ce qu'ils

l'histoire.

à exposer dans

un

c'est

et alors

que, au

que, par

on ne saurait à peu près

La

rien

science ne consiste pas,

illogique désordre

une

suite

l'histoire et les historiens

328 sans

fin

d'accidents, mais à formuler des lois de fonction.

La

prolixité de

au

lieu

nos annales tient à ce que

de considérer l'ensemble

les historiens.

d'en chercher l'ordre

et

caché, n'ont su voir qu'un vain détail de singularités qui

passent et se renouvellent incessamment. C'est assez, pour être édifié,

de comparer

les traités

sommaires où

les autres

sciences résument en quelques pages ce qu'elles ont trouvé

de vérités générales, au fastidieux amas de relations qui encombre nos bibliothèques, accablant fardeau sous lequel peine la mémoire et qu'elle rejettera le jour, prochain peut-être, où elle s'apercevra qu'elle le porte sans profit. Quelques formules de lois pèseraient moins et instruiraient davantage. L'histoire ne sera

donc admise à prendre rang parmi

sciences que lorsqu'elle aura

comme

,

elles

,

fait

les

preuve

d'aptitude à constituer des lois. Or, cette preuve qu'on exige d'elle, est-elle

en mesure de

la

fournir?



sont ses lois?

aucun moindre apparence

Les historiens seraient fort en peine de répondre, car d'eux n'a su

de

loi.

tirer

des plus longs récits

la

Réduisant leur tâche à raconter des événements,

se perdent et

nous égarent dans un labyrinthe de

nous mettre en main de

phénomènes

fil

faits,

ils

sans

conducteur, ni se clouter que

historiques ont

un ordre

fixe et des

les

causes

générales qu'il faudrait montrer.

Loin de concevoir

nécessité des lois en histoire,

la

les

historiens attribuent la production des faits à des influences

exclusives de l'idée de loi et qui se libre arbitre

de l'homme

caprices de la fortune n'est acceptable

pour

recherche des lois,

,

le

ramènent à trois gouvernement des dieux et

:

le

les

ou du hasard. Aucune de ces causes la

science et

,

lorsqu'on aborde la

on doit commencer par

les

toutes

écarter.

Considéré à part, l'homme semble initiative propre,

et croit

un pouvoir spontané

posséder une

d'action. C'est

un

NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE

agent libre qui, dans

la

mesure où

il

32 0/

se détermine, paraît

ne relever que de lui-même. Subordonner sa liberté à des lois

équivaudrait,

à

semble-t-il,

c'est-à-dire à l'anéantir.

un principe autonome

On

mettre en servitude,

la

suppose donc

qu'il porte

en

une

d'activité et règle sa vie par

lui

suite

d'efforts volontaires.

Cette doctrine

du

quoique confirmée par

libre arbitre,

commune, par nos jugements de chaque

l'opinion

jour,

nos législations, nos morales, nos religions, nos philosophies et nos histoires,

n'a

de scientifique, car

rien

la

science n'admet que des lois et les lois impliquent la nécessité. Il si

faut

ou renoncer à croire que des

nous

lois

régissent,

notre liberté est réelle, ou tenir cette liberté pour

soire,

des lois la contraignent à son insu.

si

dépend de

de ce redoutable problème poser.

Nos conditions

La

manière de

la

examine

les actes indi-

viduels, dont les causes vraies sont indiscernables, la

conscience, ou des ensembles de lois.

«

De quelque

« l'on veuille, en métaphysique, se « arbitre

,

les

manifestations en

« humaines, déterminées

le

apparaissent sous deux

d'activité

aspects différents suivant que l'on

ordre révélateur de

illu-

solution

faits,

où apparaît un

façon, dit Kant, que

représenter

sont,

comme

même à

dans

tout autre

les

le

libre

actions

phénomène

« naturel, par des lois générales de la nature. L'histoire, « qui s'occupe du récit de ces manifestations, quelque pro« fondement qu'en soient cachées les causes, ne renonce « pas cependant à

« grand

le jeu

« régulière « «

et

du que

un

espoir

:

yeux

comme confus et sans règle, se reconnaisse dans l'espèce comme un développement continuel quoique lent, des et les

les

mariages,

les

naissances

morts paraissent n'être soumis à aucune règle qui

« permette d'en calculer d'avance

«

que, considérant en

y découvre une marche

ce qui, dans l'individu, frappe les

« dispositions originelles. Ainsi «

c'est

libre arbitre, elle

les tables

annuelles

faites

le

nombre

;

et

cependant

en de grands pays témoignent

33o

l'histoire et les historiens

« que cela aussi obéit autant à des lois constantes que les « variations de l'atmosphère dont aucune en particulier ne « peut être prévue à point nommé, mais qui, en somme,

« ne manquent pas à procurer, d'une façon uniforme « sans interruption, « fleuves cela seul

être

de

le

et

cours des

tout le reste de l'économie naturelle (i). » Par

et

que des actes réputés volontaires

ordre dans une foule, l'effet

croissance des plantes,

la

se répètent

n'est plus possible

il

l'initiative d'agents

autonomes

avec

de voir en eux

et leur

cause doit

cherchée dans des influences générales, c'est-à-dire

rapportée à des

Comme monde

lois.

beaucoup de choses s'accomplissent dans

le

sans que notre volonté y soit pour rien, la théorie du

libre arbitre

ne pouvait

suffire à tout expliquer.

On

a

donc

attribué à des êtres supérieurs les faits qui se produisent

en dehors de notre action, souvent

même

malgré nous,

suivant que l'on croyait y voir une apparence ou un

de raison, on

les

et,

manque

a imputés, d'une part à des puissances

clairvoyantes personnifiées dans des Dieux, de l'autre, à des

agents aveugles

Partout où

nement réaliser

lui

un

la

tels

que

la

Fortune,

le

Hasard ou

le

Destin.

raison constate des effets dont le gouver-

échappe, mais qui semblent tendre à un but, plan, elle est portée à supposer l'intervention

d'un pouvoir caché dont seule qui lui

soit

assimile la façon d'agir à la

elle

connue,

la

sienne propre. Des dieux

conçus à l'image de l'homme, doués seulement de plus de force et de sagesse, sont censés régir la vie des mortels

comme, dans une moindre sphère, chaque être régit son

exis-

tence personnelle. Ces maîtres puissants nous dispensent à leur gré les biens et les

maux,

les

faveurs et les disgrâces (2),

élèvent ou renversent les empires et dirigent,

du haut d'un

Idée d'une histoire universelle au point de vue de l'humanité. «Dieu accorde une chose, en refuse une- autre, suivant sa volonté, car il peut tout » (Odyssée, X, 444, 5). (1)

(2)

NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE

Olympe foi les

33

I

événements. Les âges de

invisible, le cours des

font combattre avec les héros, décider

du

sort des

batailles, inspirer les passions et les résolutions des chefs (i).

Homère, les épopées de l'Inde, les légendes chrétiennes (2), montrent les dieux intervenant à tout propos dans les affaires humaines et transforment l'histoire

La

Bible,

en miracle perpétuel.

Le merveilleux théologique abonde chez les historiens anciens. Hérodote mentionne fréquemment des oracles, de fatidiques paroles. Tive-Live

même

est plein

de prodiges. C'est

sa complaisance à les rapporter qui a occasionné la

perte de ses écrits.

gnant que

le récit

du paganisme, ne

Le pape

saint Grégoire le

fit

tort à

foi,

une persé-

ordonna de brûler tous les manusValère-Maxime des Annales qu'on put trouver (3).

cution trop efficace

et



nous a transmis un recueil de prodiges propre à l'état d'esprit

de ceux qui y croyaient (4). l'action divine, qui domine

Le dogme de

du peuple hébreu,

s'est

âge, la

plupart

hommes

d'église,

volonté de Dieu, l'intercession présence de leurs reliques, miracles sans d'aussi

faire

édifier sur

l'histoire entière

par suite imposé à celle des peuples

chrétiens. Les annalistes des premiers siècles

les

crai-

ceux du christianisme, organisa

contre cet auteur, réputé dangereux pour la

crits

Grand,

de tant de miracles, opérés par les dieux

nombre

et

du moyen

expliquent tout

des saints

ou

racontent avec une

par la

même foi

attribués à ces influences.

la

naïve

Sans

puériles applications de la doctrine théolo-

gique, les écrivains religieux de l'âge

nent en principe toute « n'advient ny ne se

la

rigueur de la théorie. « Rien

faict, dit

« celuy qui est justice

moderne maintien-

Amyot, sans

mesme

et vérité.

la

permission de

Laquelle considé-

Dieu incline où il lui plaît le cœur des rois » {Proverbes, III, ). Voy. les Acta sanctorum et la Mystique chrétienne de Gcerres. Il (3) Bayle, Dictionnaire historique, art. Grégoire I, note iv. n'est resté que des fragments de Tite-Live, 35 livres sur 140. (4) Faits et paroles mémorables, I, ch. iv à vin. (

1 )

(2)

«

1



332

l'histoire et les historiens

hommes

« ration enseigne aux

à s'humilier sous sa puis-

« santé main, en reconnaissant qu'il y a une cause pre« mière qui gouverne supernaturellement est plus explicite

« cieux

:

tantôt

:

»

(i).

— Bossuet

« Dieu tient du plus haut des

rênes de tous les royaumes

les

« en sa main

«lâche

encore

;

il

a tous les

retient les passions, tantôt

il

cœurs il

leur

remue tout le genre humain. « Veut-il faire des conquérants il fait marcher l'épouvante « devant eux et il inspire à eux et à leurs soldats une harla

bride

;

et

par là

il

;

« diesse invincible. Veut-il faire des législateurs

« envoie son esprit de sagesse

et

de prévoyance...

(2).

« Je regarde, dit d'Aguesseau, l'étude de l'histoire

« l'étude de



»

comme

Providence où l'on voit que Dieu se joue

la

« des sceptres

« l'autre

leur

il

;

et

et qu'il

des couronnes, qu'il abaisse l'un, élève

dans sa main,

tient

comme

parle l'Écri-

« ture, cette coupe mystérieuse, pleine du vin de sa fureur, « dont

il

faut

« leur tour

que tous

(3).

les

pécheurs de

La même croyance, toujours ou admise par

boivent à

la terre

»

la

aussi absolue, est exprimée

plupart des historiens laïques.

notre âge, disposés

réduire

à

la part

rélèguent plus volontiers les dieux dans

du le

Ceux de

merveilleux, ciel et

ne

les

font apparaître que par exception sur la terre. Mais quoiqu'ils s'efforcent d'ordinaire

des causes naturelles,

ils

de rattacher

leur échappent, de recourir à des

Éliminé peu à peu du intact

les

événements à

ne laissent pas, lorsque ces causes influences célestes

détail par la critique, le

dans l'ensemble. Vico

tient

que

dogme

les idées

(4).

reste

divines se

(1) Préface à la traduction des Œuvres de Plutarque. Discours sur l'histoire universelle, III* partie, ch. vin.

(2)

(3) Instruction II" lxxiv, 8.

sur

les

études propres à

former un magistrat;

et

Psaume

(4) Polybe faisait déjà sur les historiens anciens une remarque analogue « Puis, comme ils ne peuvent trouver un dénouement à leurs « récits ni une issue à leurs fables, ils font intervenir des dieux et des « fils de dieux dans l'histoire qui ne devrait s'appuyer que sur des « faits » (Histoire générale, III, 47). :

NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE réalisent

dans

les actions

hommes

des

(i).

333

« L'histoire, dit

gouvernement de Dieu « rendu visible... Les grands événements sont les arrêts « de ce gouvernement promulgués par la voix du temps « sentencieusement Cousin, est

le

;

« «

l'histoire sont les

jugements de Dieu

L'hypothèse de l'action divine, dont

l'esprit se contentait

les

jugements de

même

(2).

»

dans un âge dignorance, ne

le satisfait

plus dans

un âge de

critique, car cette explication n'en est pas une. Faire inter-

un mystère pour

venir des dieux en histoire, c'est donner

raison des choses et substituer une cause inconnaissable à la

cause simplement inconnue des

faits.

«

La pensée de

« Zeus, dit Eschyle, est un abîme dont l'œil n'aperçoit pas

même

Vos jugements, « Seigneur, sont profonds comme un abîme (4). » A moins «

le

fond

» De

(3).

d'une révélation dont qui

même

la

le

Psalmiste

:

«

preuve n'est jamais donnée,

n'en comporte pas, on n'a aucun

savoir ce que décide

un

être infini et tout-puissant

dont on

déclare les décrets impénétrables. Cette difficulté, vrai,

n'arrête pas les

« sont

fait

et

moyen de il

est

théologiens qui, selon Buckle. « se

remarquer de tout temps par leur connaissance sait absolument

« exacte des sujets sur lesquels on ne « rien

(5) ».

Cicéron, raillant

disait qu' « ils

avaient toujours

« blée des dieux ».

vent cet

air-là.

les

Stoïciens de son temps,

l'air

de revenir de l'assem-

Nombre de gens ont encore

Dans Rabelais, Panurge,

Hippothadée allègue que

le sort

assez sou-

à qui le théologien

de son mariage dépend de

Le recueil des historiens des croisades par Bongars (161 1) a « Gesta Dei per Francos ». (a) Cours d'histoire de la philosophie moderne, t. I, Leç. 8, fin. Vov. aussi Bûchez, Introduction à la science de l'histoire; Bunsen, Dieu dans l'histoire. L'historien belge, Laurent, a consacré dix-huit volumes d'Études sur l'histoire de l'humanité à exposer ses vues sur la direction donnée par Dieu aux affaires humaines. (1)

pour

titre

:

Suppliantes, v. 1056. xxxv, 6. Histoire de la civilisation en Angleterre, ch. xm.

(3) Eschyle, les (4) (5)

Psaume



l'histoire et les historiens

334

volonté divine, répond

la

me

« gens?... Vous «

chambre de

la

«

:

Où me renvoyez-vous, bonnes

remettez au conseil privé de Dieu, en

menuz

ses



plaisirs.

prenez-vous

« chemin pour y aller, vous aultres François sons à l'abbé Mably le soin de conclure « Tous :

(i) ?

le

» Lais-

les historiens

« qui font témérairement intervenir Dieu dans nos affaires «

me

paraissent aussi ignorants et aussi grossiers que nos

« pères quand

croyaient à l'épreuve du fer chaud

ils

« duel judiciaire

Logiquement,

(2).

de l'action divine aboutit au

la doctrine

fatalisme et à la soumission

musulmans en ont résignent

au

et

»

;

Mais

tirée (3).

moins aisément à

conséquence que

c'est la

les

peuples européens se

les

ce désaveu de la raison

et,

lorsque leurs théologiens affirment que Dieu gouverne

monde,

ils

le

se réservent le droit d'en interpréter les secrets

desseins. Toutefois, l'étrangeté de leurs commentaires en trahit bientôt la faiblesse, et les auteurs les plus graves arrivent vite à des inductions ridicules.

quand «

la

Racine ne

prête^t-il

pas à rire

nous entretient « des grands desseins de Dieu sur mère Agnès (4) » ? Bossuet lui-même devient plaisant il

lorsqu'il assure

que Dieu a

faitla révolution d'Angleterre tout

exprès pour sauver l'âme de

« veilles pour

« donner

à l'Eglise,

« royaume... Si

Madame

:

« Dieu a

fait

des mer-

de Henriette d'Angleterre. Pour la

le salut il

les lois

a fallu renverser

tout

un grand

de l'État s'opposent à son salut

« nel, Dieu ébranlera tout l'État pour l'affranchir de ces «

Il

met

les

« enfanter

âmes à

ce prix

ses élus et,

;

il

remue

le ciel et la terre

les

sauve

(5).

(1)

Pantagruel,

De

III,

lui

la

3o.

(3)

{4)

Abrégé de

(5)

;

même liberté d'ima-

manière d'écrire l'histoire, Œuv. compl., Le terme d'Islam signifie soumission. la

coûte pourvu

» — Style d'oraison funèbre, dira-t-on

mais Bossuet historien explique avec

(2)

lois.

pour

comme rien ne lui est pluscherque ces

« enfants de sa dilection éternelle, rien ne « qu'il

éter-

t.

XII, p. 405.

l'histoire de Port-Royal. Oraison funèbre de Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans.

NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE

gination

« Dieu

cours

le

le

le rétablir,

de ses successeurs pour l'exercer, des

et

« pour rétablir sa liberté tions intrépides,

entendre sur

les

A

»

(i).

chacune de

on voudrait demander à

viennent ses informations,

et les

humaines

plus général des choses

:

des Assyriens et des Babyloniens pour

s'est servi

« châtier son peuple, des Perses pour « dre

33 S

mêmes

et,

d'Alexan-

Romains ces asser-

l'auteur d'où lui

comme moyen

sujets le prédicateur

de contrôle, de Cromwell

théosophes des gentils.

Un

premier progrès de

la

philosophie conduisit à res-

dans l'explication des

treindre,

historiques, l'action

faits

directe des dieux, et à lui substituer celle d'un pouvoir abstrait, la

on ne

part plit

Providence, qui, sans être une divinité (car nulle lui a dressé d'autels, ni

par délégation

rendu de

On

les fonctions.

sagesse divine chargée d'exécuter, dans

monde, des desseins

suivis.

Mais

culte),

en rem-

personnifie en elle la le

gouvernement du

la difficulté reste la

même

de savoir quels sont ces desseins.

Les historiens antérieurs à Voltaire ont un peu abusé de la

Providence dans leurs

récits.

servent d'une façon plus discrète,

d'un

moyen

quand

ils

illusion,

oratoire,

Ceux de nos le

jours s'en

comme

plus souvent

pour cacher leur ignorance des causes,

n'ont pas su démêler les véritables, ou pour faire s'il

leur répugne de les dire. «

On

ne peut,

écrit

« Thiers, s'empêcher de reconnaître qu'au-dessus des des« seins de l'homme planent

les desseins

« plus sûrs, plus profonds que

supposé que de

tels

de

les siens (2).

la

Providence,

» Mais

comme,

desseins existent, personne n'en peut

parler pertinemment, les alléguer, c'est ne rien dire. Guizot,

racontant

la

chute du ministre Clarendon, croit devoir faire

intervenir la Providence

:

«

On

a attribué la chute de Cla-

« rendon aux défauts de son caractère

(1) (2)

et à

quelques

Discours sur l'histoire universelle, III» partie, eh. Histoire du Consulat et de l'Empire, ch. xxn.

1

et

faits

vm.

336

-l'histoire et les historiens

« ou «

la

à quelques échecs de sa politique... C'est méconnaître

grandeur des causes qui décident du

sort des

hommes

« éminents. La Providence, qui leur impose une tâche

« rude, ne

« leur passe « ment (i).

si

point avec tant de rigueur qu'elle ne

les traite

point de faiblesse et qu'elle les renverse légère-

» Voilà qui est entendu

qu'un décret motivé de

la

:

il

ne faut pas moins

Providence pour mettre à bas un

premier ministre. Mais un peu plus loin l'auteur ajoute

:

« Clarendon se trompa sur son époque,

il

« événements auxquels

» Cela explique

mieux

les

choses

et

avait assisté

il

(2).

méconnut

les

rend superflue l'immixtion d'une Pro-

vidence.

Une

fois entré

dans

phase scientifique,

la

humain

l'esprit

exclut l'action divine de toutes les catégories de faits dont il

a trouvé les lois et finit par écarter l'explication théolo-

gique pour ne plus s'enquérir que des causes naturelles. Le « Nec deus intersit (3), » convient à la science mieux encore qu'à la poésie dramatique. Du moment, en effet, où la raison reconnaît dans les choses un ordre conprécepte

:

stant, elle

ne peut plus concilier

l'arbitraire

la régularité des faits

d'une volonté révocable, gouvernant

le

par coups d'autorité, se laissant invoquer ou fléchir,

avec

monde et

con-

séquemment variable comme les prières ou les mérites des hommes. Partout où la science constate des rapports fixes entre les phénomènes, partout où elle arrive à les prévoir et

donne

le

moyen de

les diriger,

les attribuer à des dieux.

place alors l'hypothèse d'agents s'est

il

n'est plus possible

La notion de

accomplie par degrés dans

fictifs.

de

rem-

Cette substitution

les diverses sciences

L'astronomie, longtemps dominée par fit

lois expresses

de

faits.

l'esprit théologique,

d'abord présider des dieux aux déplacements des astres.

Apollon (1)

dirigeait le soleil,

Discours sur Vhistoire de

Phœbé la

(2) Id.

(3)

Horace,

Ad Pisones,

v.

191.

la lune, Jupiter,

révolution d'Angleterre.

Mars,

NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE

Vénus, Saturne, Mercure,

les

33y

planètes alors connues... Mais,

à partir des spéculations de la philosophie grecque, les tra-

vaux des astronomes ruinèrent

une époque voisine de nous,

ces croyances en signalant

du

des révolutions

la régularité

ciel.

Néanmoins, jusqu'à

la science a gardé,

comme un

témoignage de son imperfection, des traces d'interprétation

Au xvn

théologique.

e

siècle,

on pouvait encore opposer à

Galilée le merveilleux de la Bible et l'en accabler.

mettre en branle rétablir

cartes

système planétaire

le

(i),

qui conçoit

nisme, charge Dieu de

mouvement (3).

le

lui

donner, « pour

et la

mécanique

fait

la

foudre

a débuté par le

;

;

n'ayant

symbolisme théo-

hommes,

lançait

Apollon vainqueur dissipait

les

;

;

déchaînait ciel

;

«.

aucune mention

Neptune commandait aux flots de la Vulcain présidait aux applications du feu Eole

ténèbres et les nuées

mer

mettre en

céleste se trouve entière-

logique. Jupiter, maître des dieux et des

de

Des-

(2).

« chiquenaude » dont se scandalise

», cette

ment établie sur des lois. De même, la physique traits

le

Enfin, depuis Laplace, la science,

de l'action divine,

et

pour en

monde comme un grand méca-

plus besoin de cette hypothèse », ne

les

puis,

de temps à autre l'ordre sujet à se déranger

même,

Pascal

pour constituer

divine

juge nécessaire l'intervention

Newton

Echo

les

vents

Iris

;

déployait son écharpe dans

le

répétait les sons, etc. Mais, lorsqu'on eut assigné

des lois à ces phénomènes, leur attribution à des dieux n'eut plus de sens, et dut être abandonnée. Seuls, les acci-

dents de la météorologie, qu'on ne savait pas prédire et

qu'on ne pouvait conjurer, sont surnaturelles.

Au xm

démons malfaisants (1)

e

siècle,

restés l'objet d'explications

Albert

le

Grand impute

à des

la neige, la grêle, les brouillards...

De

Principes mathématiques de philosophie naturelle, un, scolie

général. (2)

Newton, Optique.

(3)

Pensées, édit. Havet,

II,

148.

22

l'histoire et les historiens

338

nos jours même,

les

orages dévastateurs, les inondations,

comme

sont parfois présentés

sécheresses,

les

des châti-

ments du ciel. Les paysans des campagnes lui demandent des changements de temps propices à leurs cultures, et les matelots, dans la tempête, invoquent la Vierge et les saints...

Les autres sciences tendent à parcourir, d'une allure plus même chemin. On a cru longtemps à des créations

lente, le et à

des transmutations miraculeuses de substances. Main-

tenant, grâce

ne

aux progrès de ne

se crée, rien

que

la

se

chimie, on

la

sait

que rien

perd des éléments de la matière,

composition des corps

déterminée par des

est

immuables dont nos industries font chaque jour

et

lois

d'utiles

applications.

La

biologie, encore fort incomplète, laisse subsister,

l'opinion du vulgaire, une

théologiques. dantes,

On

remercie la Providence des récoltes abon-

croît des troupeaux, de la prospérité des familles;

attribue au courroux des dieux les disettes, les épizooties,

on

épidémies

les

la

du

dans

foule de vestiges des croyances

;

on implore du

à peu ces

faits

cessation des fléaux,

ciel la

guérison des maladies... Mais

physiologie ramène peu

la

à leurs causes naturelles, remplace les dépré-

cations par des pratiques d'hygiène,

tinuent de solliciter des miracles,

et.

si

les

malades con-

médecins ne croient

les

plus guère qu'à ceux qu'ils prétendent opérer. L'histoire, la plus tard

venue

et la

moins avancée des

sciences, parce qu'elle les dépasse toutes en complexité, devra effectuer à son tour

une évolution

pareille.

La connais-

sance, en devenant plus exacte, aura forcément pour résultat

de bannir

comme et

elle l'a

le

de substituer

dogme

surnaturel

exclu du le

du monde des faits humains, des phénomènes physiques,

monde

principe des conditions déterminantes au

des finalités providentielles. Partout où la science

porte sa lumière, le mystère cesse,

le

merveilleux s'évanouit

:

« Les miracles, dit Montaigne, sont selon l'ignorance où

NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE

« nous « ture

(i).

Une à

sommes de

33g

non selon Tordre de

la

na-

»

troisième classe de faits qu'on ne pouvait imputer ni

l'initiative

ni à

tion,

la nature,

de l'homme, puisqu'ils échappent à sa direc-

une ingérence divine, parce

semblent se

qu'ils

produire sans dessein arrêté, sans suite et sans but, a été

du hasard ou de là fatalité, agents aveugles dont l'incohérence est donnée pour loi aux accidents qui paraissent n'en pas avoir. Leur influence est censée amener les occurrences imprévues, les rencontres fortuites, les concours aléatoires d'effets, et nous distribuer mise au compte de

la fortune,

à l'aventure, sans choix

chances heureuses

ni raison, les

ou contraires quévtraverse incessamment notre Les écrivains des âges où tiers le

« La fortune,

(3)

elle

gouvernement du monde

»

;

et ailleurs

:

les

La

les

couronnes qu'elle va

Ce

poser, en se jouant, sur d'autres fronts (5).

la



un

lieu

prédominance en la

histoire.

fortune qui

(1) Essais, I, 22. (2) « Fortuna gubernans »

(4) (5)

commun

ou

oratoire

n'est pas

poétique

;

d'historiens accordent à ces causes irrationnelles

pouvoir de

Ci)

toutes

fortune est d'un

affaires

dépeint arrachant à grand bruit

simplement

de

dispose «

les (2).

humaines ou, pour parler seule y exerce son empire (4). » Horace la

grand poids dans

« plus juste,

le

Démosthène,

déclare

« choses à son gré

nombre

volon-

pouvoir des causes occultes. Lucrèce, qui nie

dieux, livre à la fortune

«

vie.

la foi décline célèbrent

Thucydide ne

déjoue

tous les

croit

qu'au

calculs

(6).

(De rerum natura, V, 108).

Harangue pour Ctésiphon. Première Olynthienne. « Hinc apicem rapax Fortuna cum stridore acuto Sustulit, hic posuisse gaudet. »

(Odes,

Histoire de la guerre du Pélop., V, 75, 102, etc. 18, 64 (6)

;

I,

78, 122

;

II,

11,

I,

87

;

34.) IV, 17,

l'histoire et les historiens

340 Quinte-Curce

Velleius Paterculus (2) parlent de « la

(1) et

du destin ». De l'avis de Tite-Live. la « suite des choses humaines cède à sa loi (3) ». Tacite dit

force invincible

« entière

hésiter entre le destin et le hasard

comme

cause des acci-

Pour les événements « anciens et modernes, plus s'impose à moi la pensée que « tout n'est que jeu dans les affaires humaines (5). » Machiadents de l'histoire

« moi, plus

je

en termes exprès

(4), et déclare

rappelle dans

vel partage ces doctrines fatalistes

« peuvent seconder

la

:

«

ma mémoire

:

« Les hommes,

Fortune, non

non

dit-il,

opposer

s'y

;

ils

rompre (6). » Voltaire présente volontiers l'histoire comme un enchaînement de circonstances fortuites. Il écrit « Sa sacrée Majesté le Hasard « peuvent

tisser sa toile,

la

:

« décide de tout

(7).

» Frédéric

II,

toriques, se plaît également à dire

« Notre seigneur

le Destin....

:

dans

ses ouvrages his-

« Sa Majesté

le

Hasard...

» Sans l'avouer avec une

si

brutale franchise, des historiens de nos jours croient encore

à ces mystérieuses puissances. Naguère, l'idée du

antique inspirait

les

de Mignet. Michelet parle de « « d'airain

et

de sa main de

Cependant, de toutes

les

la nécessité,

fer (8)...

destin est la

raison, car elle se résout en

et

de sa chaîne

»

hypothèses que

cevoir pour rendre compte des

du hasard ou du

Fatum

Histoires de la révolution de Thiers

l'esprit

faits, l'action

de

la

peut confortune,

moins propre à contenter

la

mots qui n'ont pas de sens.

Loin de constituer des causes

réelles,

ces agents

fictifs

Fatum Fatorum

» (Histoire d'Alexandre, IV, 6). vis » (Histoire romaine, IL 57). immobilis rerum humanarum séries nectitur

(1) « Inevitabile est (2) « Ineluctabilis (3)

«

Fati

lege

{Annales, XXV, 6). Histoires, I, 18. (4) Annales, VI, 22 (5) Annales, III, 18. Les mots de Fatum, nécessitas, destinatio. Fortuna, sors, fors, casus..., reviennent continuellement sous la plume de Tacite. (6) Discours sur Tite-Live, II, 29. (7) Lettre à Mariott, 26 février 1767. (8) Histoire de France, la Réforme, ch. xiv. ;

NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE

34 1

représentent des effets sans cause, c'est-à-dire

un pur néant.

Antithèse de l'idée de

de constance naissance

et

hasard, qui exprime

rend toute étude

et

ne

« dit Aristote,

« compte

loi, le

(i).

pour

l'a

nulle science n'en tient

» Dans un système régi par des

même

la

participation

peu à peu

sède

découvre

soumet Des

monde

L'ordre du

chaos.

nent

lois,

il

n'y

de place pour des accidents fortuits,

a pas

et

manque

« Nulle spéculation,

inutile.

objet,

introduisaient leur discordance,

ou

le

de régularité, ne peut être un objet de con-

les causes,

lui

tous

l'action

n'est

science dépos-

dont

faits

les

elle

arrache par lambeaux son empire

aux

lois

du

calcul.

auxquelles les historiens subordon-

production des événements,

l'homme,

aucune

La

hasard.-

ses caprices apparents

trois influences

la

proteste contre la souveraineté

du

fortune de

la

car. s'ils y en feraient vite un

ils

divine

et

libre

le

arbitre

contingences

les

donc acceptable pour

la science.

nifications de causes cachées constituent

de

fortuites,

Ces person-

un simple aveu

d'ignorance. Mais, outre que l'esprit est alors déçu par des explications qui n'en sont pas, les attributions de ce genre

ont cela de fâcheux que, sans rien apprendre de

empêchent de

elles

la

L'embarras redouble lorsque, au

ment

la vérité,

chercher. lieu

d'examiner séparé-

met en présence, c'està-dire en opposition et en conflit. Dès qu'on les fait s'exercer ensemble, et cela est inévitable puisque aucun d'eux ne suffit à rendre compte de tout, leur antagonisme conduit à une inextricable confusion d'idées. La liberté humaine, l'omnipotence divine, les caprices de la fortune, les jeux du ces agents imaginaires,

hasard

et les arrêts

du

on

destin, considérés

sances rivales. qui se disputent (i)

Métaphysique. VI. «

Du

2.

hasard

les

des puis-

le gouvernement du monde,

— De même il

comme

Lafontaine

n'est point

:

de science. » (Fables, U, i3.)

l'histoire et les historiens

342

sont de flagrantes antinomies

plongent

et

dans un

la raison

abîme de contradictions. en

Si,

effet,

des dieux nous mènent,

nous inspirent

s'ils

nous meuvent alors que nous croyons

et

ment, notre

part,

le ciel, tenir la

nos volontés rebelles peuvent

si

Providence en échec, incliner

dieux à nos désirs par des prières ou offrandes,

même

si

dans leurs décrets

(1), c'est la divinité

tresse

de notre le

(3),

vie,

soutenaient

les

et

et

la

déraison

la

grandeur

est

Il

n'est pas

moins malaisé

(2). Si la

fortune est maî-

comme

l'affirment

s'agiter ? Si,

moralistes latins,

les

tragiques

le sort

au contraire,

comme

l'homme

lui-même

fait

d'énergie et de prudence,

(4), si, à force

donné de vaincre sance

si,

dont

les

des

Destin décide sans nous de nos destinées, à

quoi bon vouloir

son destin

gagner par

hasard

en défaut.

la raison et le

grecs

les

notre intelligence trouve de

atteinte et la sagesse

de concilier

que

initiative n'est qu'illusion et notre liberté

mensonge. D'autre braver

agir spontané-

il

le

lui est

adverse, que deviennent sa puis-

son irrévocabilité

?

Enfin, l'action

divine

et

la

fortune se démentent réciproquement, à moins d'accorder

que

le

hasard dispose d'un pouvoir qui limite celui des

dieux ou que

la

Providence a des distractions dont abuse

Fortune. Sans trop se soucier de logique,

la

beaucoup

croient à la Providence en gros et au hasard en détail. Les

anciens mettaient

la

Fortune au-dessous de Jupiter, mais

(1) « Que l'on se mette une fois à discuter les arrêts de la Provi« dence, et l'on ne trouvera que trop d'occasions de dire, soit à « propos des événements de la vie humaine, soit à propos des phéno« mènes naturels, que les choses arrangées de certaine façon eussent «. été mieux que comme elles sont » (Strabon, Géographie, IV, 1, § 7). (2) « Pour que notre libre arbitre ne soit pas détruit, j'estime, dit « Machiavel, que la fortune peut être maîtresse de la moitié de nos « actions, mais qu'elle nous laisse ou à peu près le gouvernement de « l'autre moitié. » (Le Prince, ch. xxv). Est-ce là une proportion bien exacte ? Quelle balance de précision peut-on employer pour de si

délicates pesées ? (3)

Sophocle,

(4) «

Fabrum

Œdipe roi. suse quemque

esse fortunae. »

NÉCESSITÉ DE LOIS EN HISTOIRE ils

subordonnaient

les

mêmes

dieux

343

du Destin.

à l'empire

Les historiens évitent en général avec prudence de se pro-

noncer sur

les limites respectives, le

concert ou

quoique

distincts,

de ces agents présumés,

le

désaccord

également

absolus. Des théologiens ont cherché à concilier

de l'homme la

grâce

;

et la

mais

puissance divine par

dogme

le

A

leur tour,

de

philosophes ont

les

imaginé force beaux systèmes qui n'ont

même

de leurs auteurs,

et

main téméraire

qui unt touché d'une

questions s'y sont brûlé

La science

liberté

subtil

n'ont réussi qu'à charger la croyance

ils

d'un mystère de plus.

personne, pas

la

été

compris de

plusieurs de ceux

redoutables

à ces

les doigts.

doit écarter résolument toutes les théories qui

font de la vie

humaine un

jouet que se disputent, dans les

ténèbres, l'initiative d'une volonté sans règle, l'arbitraire

des dieux

admettre

et

les

de

fantaisies

comme

et connaître,

fortune.

la

choses, que des influences générales et fixes.

domine et dirige l'ordre Tout est régi par des lois. fiquement

l'histoire

ou

humains ont de

faits

Elle ne peut

explication rationnelle des

Un

principe

entier des recherches -positives Il

l'instituer sur l'étude

de ce que

les

régulier et de constant, éliminer les

causes occultes, proclamer bien haut que l'activité de raison

obéit aussi

:

faut renoncer à établir scienti-

à des

lois

prendre à tâche de

et

la

les

découvrir. Sans doute, les lois qui gouvernent les êtres intelligents

gager

que

sont plus complexes celles

dont

les

nismes vivants subissent l'empire leur indéfectibilité est la

«

les

même.

;

moins bruts

faciles

ou

les

mais, en tant que

à dé-

orgalois,

Elles expriment toujours

rapports nécessaires qui résultent de la nature des

« choses

(i)

et

corps

i)

».

Montesquieu, Esprit des

lois,

I,

i.

CHAPITRE

II

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

Que

seront ces lois de l'histoire ?

que nous en donnions pas

faite

;

On

ne doit pas attendre

formule, puisque

la

notre rôle se borne à indiquer

la science n'est

comment

il

sera

spéciales

aux

possible de les découvrir.

y aurait à

Il

d'abord des

établir,

diverses séries de

expliquer la totalité des

une

puis

faits,

faits.

loi

lois

générale qui

Essayons de

puisse

les pressentir.

1"

1

LOIS SPÉCIALES DE L'HISTOIRE

Les

lois

spéciales

sont de deux sortes, d'ordre ou de

rapport. Les premières montrent la similitude des choses, et les

secondes, leur connexion. « Les ressemblances con-

« stantes qui lient

les

« sions constantes qui

« appelle leurs Il

lois,

les

non dans

et les succes-

unissent ensemble sont ce qu'on

lois (i). »

ressort de cette définition

les faits (i)

phénomènes entre eux

même

qu'il faut

chercher des

les faits accidentels et singuliers,

communs

et réguliers.

Stuart Mill, Auguste

Comte

mais dans

Laissons de côté, du moins

et le positivisme, p. 6.

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

provisoirement, célébrité

de

les particularités

trompeuse

;

considérons

345 malgré leur

l'histoire,

les

fonctions de la vie

humaine, des lois ne tarderont pas à se révéler. Plus tard, une fois connu, il sera possible d'expliquer par

leur ordre

elles les accidents,

variables devant suivre

les

la loi

des

constantes.

LOIS D ORDRE

Reconnaître des

production des sistant

dans

lois d'ordre revient à constater ce

faits

la durée.

Quelques-unes des

séries

un

siècle,

sur lesquels la statistique a, depuis

plus de lumière, donnent déjà le régularité, indice

de

que

la

a de général dans l'étendue et de per-

lois.

moyen de

de relevés

répandu

le

discerner une

Citons-en des exemples.

Dans un groupe de population, sous des influences déteret de civilisation, les faits de la vie commune, qui constituent des fonctions, ne varient que dans d'assez faibles limites, si on les compare à des intervalles peu distants. Ainsi les nombres relatifs aux mariages, aux

minées de milieu

naissances et aux décès se répètent d'une année à l'autre

avec une sensible égalité.

duction

en

est

de

même

pour

la pro-

utiles, le transport

et

des marchandises sur les voies de circu-

l'activité

du commerce intérieur et extérieur, les le montant des épargnes, le produit

des voyageurs lation,

Il

consommation des choses

et la

transactions financières,

des

impôts,

dans toutes

etc.

les

Un

ordre analogue

peut être observé

sphères de l'activité humaine, dans

les

quantités d'œuvres d'art admises aux expositions, les publications de librairie, le tirage des journaux, les lettres expédiées parla poste, etc. là

On

retrouve encore de la régularité,

où l'on ne s'attendrait guère à

faits

d'exception

tels

que

la rencontrer,

les instances

dans des

en séparation de



l'histoire et les historiens

346

corps, les accidents de personnes, les suicides, les crimes ou délits et

Tâge,

même

la

nature des crimes ou des délits,

l'état civil, le

sexe,

le

degré d'instruction des accusés...

Si ces chiffres étaient constants, leur expression serait la

formule de

monde, loi

de

il

la loi.

On

naît à très

l'égale

sait

que, dans tous

les

peu près 21 garçons pour 20

proportion des sexes dans

directement de la permanence

et

les

pays du filles.

La

naissances ressort

de l'universalité du

fait.

une loi physiologique et non d'ordre rationnel. En général, une certaine variabilité est inhérente aux fonctions delà raison. Lorsque ces irrégularités, qui dépendent

Mais

c'est là

en partie d'influences accidentelles, ont un caractère fluctuation,

on

les

ramène à

la loi

par

l'artifice

des moyennes

qui exprime, à l'aide d'un chiffre abstrait, mais non ce qu'ont de stable les

successifs

même

ordre

et parfaite-

D'ordinaire, la comparaison des relevés

montre que

leurs

inégalités

gression ascendante ou descendante.

La

forment une proloi

doit alors être

cherchée, non plus dans la constance invariable des

mais dans Il

la

fictif,

phénomènes changeants, pourvu que

l'observation porte sur des faits de

ment homogènes.

faits,

constance de leur variation.

résulte des recensements périodiques opérés depuis

siècle

chez

de

les

peuples civilisés,

un

que leur population aug-

mente avec plus ou moins de vitesse, d'où l'on peut induire, pour chacun d'eux, une règle de progression appelée, en démographie, phase de doublement. En 1868, était

de

terre,

25

ans pour

cette

phase

49 pour l'AnglePrusse, de 67 pour la Russie et de

les

Etats-Unis, de

de 54 pour la la France (1)... La natalité française décroît d'une

198 pour

façon régulière

décennale

et

continue. Alors que, pour la période

1801-1810,

on comptait 325 naissances par s'est abaissé, dans les périodes

10,000 habitants, ce chiffre

décennales suivantes à

(1)

3 16,

Annuaire Deherain, 1870,



309,

p. 3 12.



289,



274,

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE



267,



264,

constatées pour

par ménage,

moyenne,

etc.

s'est élevée

dans

le

la

Des

245...

nombre

des mariages,, celui des enfants

aux divers

mortalité

âges,

longévité

la

Ainsi, en France, la durée de la vie

moyenne

de 29 ans en 1776 à 40 ans en 1843, gagnant,

de deux mois par année

cet intervalle, près

On

347

sont également

d'ordre

lois

voit encore

miques, que

les

,

par

nations

(1).

relevés des fonctions

les

écono-

développent suivant

civilisées

une progression continue leurs moyens d'action sur pouvoir de

leur

nature,

production,

rendement des cultures,

rale, le

échanges du commerce,

Prenons

les

comme exemple

les

l'extraction

produits industriels, les

opérations

la houille

:

sa

Europe double régulièrement, depuis un de quinze ans. Ce

Pour

la

le

financières,

etc.

consommation en siècle,

par périodes

signalé par Brongniart, a été vérifié

fait,

en Angleterre, en France, en Belgique États-Unis,

la

miné-

et

en Prusse.

Aux

doublement s'opère par périodes de sept ans.

production du

de doublement, dans

le

fer,

depuis un demi-siècle, la phase

monde

civilisé, est

d'environ douze

ans. •Des recherches analogues seraient à poursuivre dans tousles

ordres de

faits

L'art,

statés.

numériquement con-

susceptibles d'être

l'instruction, la moralité, la condition poli-

tique et sociale voient s'accomplir dans le sein des foules

des changements dont tion,

il

importerait de connaître la direc-

L'étude de chaque série de

l'étendue et la vitesse.

relevés conduirait à la découverte d'une loi de fonctionne-

ment.

On

contestera peut-être

le titre

de

lois à

des formules de

progression qui varient suivant les temps et les lieux, tandis

que des

lois véritables

devraient avoir

un

caractère absolu

de généralité, de pérennité. Ce ne sont pas en lois formelles

3

mais plutôt

De Quatrefages, Rapport sur 47

(1) p.

et définitives,

.

les

effet là

des

les indications

de

progrès de ïanthropologie r

l'histoire et les historiens

348

moins bornées à découvrir. Sous la diversité de ces règles particulières, on entrevoit une tendance commune à progresser et, lorsqu'il sera bien établi que tous les peuples civilisés avancent plus ou moins vite dans le même sens, on pourra dégager une loi d'ensemble qui ramènera les lois

précédentes à l'unité et rendra compte de leurs inégalités

par

les

ne faut pas,

Il

des

conditions spéciales où elle s'applique.

faits

d'ailleurs, s'attendre à trouver

humains

simples de la nature.

nombre

trop grand

dans l'ordre

phénomènes plus La production des premiers admet un

la stricte régularité des

d'influences intercurrentes et de modi-

fications éventuelles

pour ne pas impliquer dans

quelque chose de variable

et pour ainsi dire de Leur contingence s'explique par diverses causes,

nous amène à étudier une autre

ses lois flottant. et

cela

sorte de lois.

LOIS DE RAPPORT

Les

lois

de rapport nous font pénétrer plus avant que

lois d'ordre

dans

la

lieu

de se borner à grouper en séries

elles

expliquent leurs variations. Toutes

pliquent à découvrir, dans <:ause à effet qui et

les

subordonne

les

les séries les

faits similaires,

les

phénomènes,

permet de concevoir leur ensemble

ment de

les

connaissance des choses parce que, au

sciences s'ap-

cette relation

de

unes aux autres

comme un

enchaîne-

rapports. Cette recherche, plus difficile en histoire

que partout

ailleurs, à raison

de

complexité des

faits,

est

impraticable dans l'ordre des singularités qu'étudient

les

la

historiens et ne peut aboutir à des résultats précis

que dans

l'ordre des fonctions.

Un événement est le produit d'une

multitude d'influences

qui s'entrecroisent, agissent de concert ou en conflit

se résolvent en combinaisons infinies

d'effets.

et

Comment

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

349*

reconnaître, dans ce pêle-mêle sans fin d'accidents, ceux

qui dépendent l'un de l'autre par une relation directe

médiate de causalité

?

L'embarras

est

extrême

ou

et tous les

historiens l'ont ressenti. « L'histoire, dit Saint-Simon, est

d'un genre entièrement différent

<

connaissances. Bien que tous

« et particuliers qui « l'autre « ment

et si

« suit

;

il

composent soient cause

la

autres

les

de

l'un

que tout y soit lié ensemble par un enchaînesingulier que la rupture d'un chaînon ferait

manquer ou pour

«

de toutes

événements généraux

les

est

moins changer l'événement qui

le

le

pourtant vrai qu'à la différence des arts et

« surtout des sciences où un degré, une découverte conduit « à un autre certain, à l'exclusion de tout autre, nul évé-

« nement général ou

n'annonce

historique

particulier

« nécessairement ce qu'il causera

et fort

souvent fera très

« raisonnablement présumer au contraire. Par conséquent. « point de principes ni de

point d'éléments, de règle

clef,

« ni d'introduction qui, une

« esprit, pour lumineux, solide « puisse

le

bien

fois

et

compris par un

appliqué

;

d'où résulte la nécessité d'un maître con-

« tinuellement à son côté qui conduise de

«

lié

dont

serait toujours

la

lecture

et

La conclusion de Saint-Simon dont chaque historien

est étrange

croit tenir l'emploi,

clef, ni règle

pour les maîtres que pour

fait

absolument ignoré

Le maître

pas dans des explications de

« ni principes, ni

en

fait

apprenne ce qui, sans

nécessairement

science et suppose des savants.

t-il

soit,

conduire de soi-même aux événements divers

« de l'histoire « un récit

qu'il

faits

qu'il

ne

:

il

(i).

nie

invoque,

se

» la et

trompera-

qui ne comportent

» ? L'ignorance est la

les

par

elle,

disciples

et

même

ce sont des

aveugles qu'on donne pour guides à d'autres aveugles.

Les

faits

accidentels ne peuvent pas être scientifiquement

expliqués, parce qu'il faudrait connaître toutes les influences

(1)

Mémoires, Introduction.

35o

l'histoire et les historiens

qui ont concouru à les produire et mesurer avec précision la part

de chacune

brables

et

d'elles.

Or, ces influences sont innom-

toujours mal définies. Les moindres

même, de

l'aveu des historiens, ne devraient pas être négligées. Mais,

dans quelque

détail qu'ils entrent,

moins encore à

toutes signaler,

Trop de

ils

les

n'arrivent point à les

apprécier exactement.

circonstances leur échappent. Parmi celles qu'une

enquête insuffisante leur sur lequel

livre, ils font

un choix hasardeux On n'a donc pas

tombent rarement d'accord.

ils

du problème

toutes les données

et,

tandis que, pour la

science, la cause d'un effet est l'ensemble bien

causes qui

connu des

déterminent, en histoire, la cause présumée

le

d'un événement

une circonstance jugée principale entre

est

beaucoup d'autres dont

la

plupart restent ignorées, ce qui

laisse tout incertain.

En

matière d'accidents, on ne peut établir que des rap-

ports

hypothétiques.

Tout

est

subordonné à des contin-

gences sans nombre dont une seule, venant à manquer, aurait entraîné d'interminables séries de nouvelles consé-

quences. Pascal prétend que,

si le

nez de Cléopâtre eût

été

plus court la face de la terre aurait changé. Accordons-lui

que

cette

cause a influé sur la suite des événements

;

il

sera

bien obligé de convenir qu'une infinité de causes analogues

ont contribué à produire

l'état

actuel

du monde

et travail-

lent encore à le modifier. Celle qu'il isole et qu'il exagère

dans une intention d'ironie philosophique n'a pu exercer sur l'ensemble qu'une part infinitésimale d'action. la vraie

cause

?

Dans

la totalité des petits accidents

genre que nul ne connaît. Autant dire que nous

condamnés, en

fait

l'œuvre l'histoire

le

s'y

sans être déterminés par des lois

incohérente

«

sera

de ce

sommes

de causes, à une ignorance incurable.

Les événements qui remplissent nos histoires et s'y suivent



du

hasard.

juxtaposent et

semblent

Schopenhauer appelle

rêve confus et pénible de l'humanité ».

On

pourrait encore la comparer, selon l'expression poignante

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

de Shakspeare, « à un conte « bruit

et

grand

des

celle

faits

est

réguliers

faits singuliers.

effet, liées

un

par

35

idiot,

».

fructueuse

aussi facile

et

que malaisée

et stérile

Les fonctions de

par des relations nécessaires

dans

la raison sont,

et

I

avec grand

mais qui n'a aucun sens(i)

fracas,

La recherche des causes dans l'ordre des

fait

en

concourent toutes

ensemble à former un système logiquement coordonné. Dès qu'on examine sous lois

cet aspect les choses

Une

corrélation manifeste unit par exemple la produc-

tion des éléments de subsistance et l'état

de

humaines, des

de rapport se révèlent.

la

l'industrie développe

chez

ou

le

mouvement

population. Celle-ci augmente chez les civilisés dont

les

les

ressources

par l'étendue naturelle des pâturages

chez

;

elle

est stationnaire

barbares qui vivent du produit de troupeaux limités

les

sauvages qui,

épuisent peu à peu

leur

;

elle

tend à décroître

aux gains de

réduits

approvisionnement

Malthus avait proposé, pour exprimer

le

chasse,

la

de proies.

rapport entre

l'accroissement des ressources et celui de la population,

une formule mathématique dont l'exactitude ne s'est pas partout vérifiée. Ainsi aux Etats-Unis, malgré la brièveté de

la

phase de doublement,

augmentent plus

vite

les

encore que

la

moyens de subsistance population

et leur

excé-

dent peut entretenir un large commerce d'exportation. France, au contraire, alors que

rapidement,

la

la richesse

population s'accroît avec toujours plus de

lenteur. Des influences trop complexes empêchent

gner une

simple à

loi

est manifeste et partout

mentent

On

la

En

générale progresse

la diversité



les

des cas. Mais

d'assi-

rapport

le

moyens de subsistance aug-

population augmente aussi.

constate, dans les relevés annuels

du nombre des

mariages, des variations qu'à première vue on serait tenté d'attribuer (i)

au

Macbeth,

libre jeu des volontés individuelles

a.

V,

se. 5.

;

mais

il

l'histoire et les historiens

352 ressort

de tableaux comparatifs dressés en Angleterre

portant sur une période de plus d'un

d'unions contractées dépend de

de l'abondance des récoltes.

moyenne

la

On

que

siècle,

se

et

la quantité

des salaires

et

marie davantage quand

moins quand sévissent les chôLe meilleur moyen de multiplier les

la vie est assurée et facile,

mages

disettes.

et les

mariages n'est donc pas d'en prêcher

comme

la théorie,

font les moralistes, ou d'édicterdes peines contre le célibat, à l'exemple de législateurs anciens, mais d'accroître l'aisance

commune de

de rendre moins lourdes à porter

et

les

charges

la famille.

Les causes qui font varier plus évidentes encore.

les

tables de mortalité sont

La durée de

moyenne

la vie

est sou-

mise à des influences dont on peut mesurer Faction. La nature du climat, la pureté de vie,

le

mode

maladies régnantes, voilà depuis deux

des eaux,

l'air et

d'alimentation,

le

les facteurs

siècles, la longévité

le

genre de

degré de bien-être,

de

la mortalité.

moyenne

les

Si,

a presque doublé

chez quelques peuples d'Europe, cela tient surtout aux progrès de l'aisance et de l'hygiène publiques.

On

signale,

dans

les relevés

nelle, des inégalités qui

annuels de

s'expliquent par

d'autres données. D'une part, en ratifs établissent

tions et le

prix

effet,

empruntés à divers pays montrent que

Si l'on suit

une fonction

série

(1) «

(2)



la relation

Malesuada famés.

des

condamna-

des documents

la criminalité décroît

(2).

dans

très spéciale

développements historiques, on voit

une

rapprochement

des tableaux compa-

un rapport entre le chiffre du blé (i); de l'autre,

lorsque l'instruction progresse

ses

le

la justice crimi-

de cause à

qu'ils

le

cours de

composent

effet est directe et très

»

Compte général de l'administration de la

Justice criminelle en



France pendant Tannée 1867, Rapport VIL En France, sur 499 condamnés à mort de 1860a 870, la proportion des illettrés s'élevait à 96 %. 1

INDICATION DES LOIS DE LIIISTOIRE

353

apparente. Dans une industrie donnée, chaque invention

découle d'inventions antérieures

que

conception de ont

qui

science,

prépare d'autres

œuvre

telle

procèdent d'œuvres

l'idéal

servi de

d'art, telle

de conceptions

et

modèle ou d'ébauche... Dans chaque étroitement

vérités,

les

en

et

De même,

réalisera l'avenir...

forment une suite

liées,

logique de corollaires où les notions déjà connues con-

La mathématique tout un enchaînement de déductions qui dérivent

duisent à des inférences nouvelles. entière est

l'une de l'autre et se prolongent à l'infini...

même

Les fonctions spéciales qui composent un ont entre

elles

des rapports d'interdépendance et se prêtent

de mutuels secours. Des industries

du

fer

et

comme

la

production

construction des machines contribuent par

la

leurs progrès à ceux de tous les arts et métiers...

poétique semble être

sement des

le

arts plastiques

auxquels il fournit un idéal

intimement à toutes

si

comme

les autres

pourrait aller loin sans son aide...

de défauts, de vertus

et

la

les

cycle

et

des

mathématique

qu'aucune

Nombre de

se

ne

d'elles

qualités et

de vices, forment entre eux une

société naturelle et ne se séparent guère...

mœurs,

Un

préliminaire obligé de l'épanouis-

sujets à traiter... Telle science

mêle

groupe

De même,

les

institutions et les lois sont solidaires et s'ex-

pliquent les unes par les autres... Enfin, des corrélations indirectes et très étendues unissent les

de fonctions. Entre

divers groupes

comme

raison,

entre les appareils de l'organisme,

échanges de services, des actions exercées subies dont la résultante est vie

humaine son

un

moyens de (t)

Il

de

y a des

des réactions

consetisus qui

l'art

des

donne à

matériaux

d'exécution..., à la science, des

vulgarisation suffit

et

il

la

unité.

Ainsi l'industrie procure à

et

facultés de la

les

citer

les

(i)...,

à la

morale,

emplois du verre

et la

facilités

et

des

d'étude

des conditions découverte de l'im-

primerie.

23

l'histoire et

354

d'activité..., à l'organisation

ciation en rapport avec

le

lb^ historiens

modes

des

politique,

L'art ne se borne pas à réaliser la beauté pure

tout de l'idéal.

Le beau complète

gances du luxe à

un

tion a dans la science

vérités générales par des

nent des

lois...

En

elle

l'idéal

met en

L'imagina-

vérifiées, devien-

propose aux vertus un type

supérieur de perfection et inspire

qu'on a défini «

il

rôle actif et sert à pressentir les

hypothèses qui,

morale,

;

Futile et ajoute les élé-

satisfaction des besoins...

la

d'asso-

genre d'existence.

le

du devoir

sentiment de l'honneur

La

»...

art délicat qui gagnerait à être plus

politique est

un

souvent exercé par des

gens de goût...

La

science, principal

agent des progrès de l'industrie,

corrige ses routines aveugles et lui

éclaire ses procédés,

apprend à dégager

la pleine

utilité

moindre dépense de matière, detemps

des choses avec

etdefrais... Elle

la

ouvre

à l'art de plus larges horizons et l'empêche de s'égarer en lui

donnant de la

réalité

une idée plus

nette et plus juste... L'in-

struction est en outre moralisatrise les fausses

:

elle détruit les erreurs,

croyances, enseigne les lois de la vie

et

montre

les

conséquences inévitables de nos actes qui constituent leurs sanctions. «

Le chemin de

« sous la porte delà vérité

la vertu, a-t-on »... L'état

pu

peuples dépend de leur état intellectuel, car rationnelle est

de

la

science appliquée

n'ont de liberté qu'en

dire, passe

politique et social des la politique

les

et

proportion de ce qu'ils

hommes ont de

lumières...

La

vie

morale intéresse toutes

les facultés

puisqu'elle les dirige, les discipline

de la raison

règle.

et les

D'utiles

vertus président à la production des richesses et en font le

de

meilleur emploi... l'art

un but où

le

La morale indique aux beau

se

confond avec

guide sans l'asservir... Elle augmente

la

le

même

bien

et

le

valeur des con-

naissances positives par l'application qu'elle en a

aspirations

fait...

Elle

l'ambition de soumettre aux prescriptions de la

INDICATION DES LOIS DE LTIISTOIRE

conscience

dans

le

la politique,

355

d'ordinaire trop peu scrupuleuse

choix de ses moyens...

Enfin, l'influence des institutions sociales et politiques s'étend sur tout.

La

développement de

prospérité matérielle d'un peuple, le

ses arts et

de ses connaissances, son

caractère moral se trouvent en partie dépendre des lois qui le

régissent et de la manière dont

il

est gouverné...

Nous devons nous borner à ces indications sommaires. La tâche des historiens sera d'analyser le vaste détail de ces rapports, de rattacher à chaque cause les séries d'effets qui

en découlent

et

de mettre en lumière

ou médiate des diverses

sortes

la corrélation directe

de fonctions.

A

mesure

qu'une étude attentive substituera, dans l'explication des

phénomènes

influences

historiques, les

normales qui

les

déterminent à des concours fortuits d'accidents, on verra choses se

lier,

leurs conséquences logiques se

l'histoire apparaître

comme un

ne restera plus qu'à chercher

les

déduire

et

système rationnel dont

il

la loi générale.

in LOI

GÉNÉRALE DE L'HISTOIRE.

Au-dessus des

lois

— DU PROGRES

d'ordre, qui disposent les faits par

séries à raison

de leur ressemblance,

qui rattachent

les séries les

et

unes aux autres par un

causalité, les sciences visent à établir

résume

les

que leur

même tibles

une

loi

lien

de

suprême qui

précédentes et les ramène à l'unité en faisant voir

spécialité résulte

de

la différence

principe d'action est appliqué.

tion est

des lois de rapport,

un admirable exemple de

La

loi

des cas où le

de

la gravita-

ces généralisations suscep-

de rendre compte d'une classe entière de phénomènes.

L'esprit

remonte

cause simple

et

ainsi

,

de cause en cause

,

jusqu'à une

irréductible qui explique tout sans avoir

l'histoire et les historiens

356

elle-même besoin d'explication. L'histoire serait également tenue de formuler une loi d'ensemble qui régisse dans leur condition loi,

la

plus diverse la totalité des faits humains. Cette

déjà pressentie, sera, croyons-nous, la loi

du progrès.

I

HISTOIRE

L'esprit

humain

clairement

l'idée

DE

L'IDEE

DE PROGRÈS

n'est arrivé qu'assez tard à concevoir

de progrès. Quoique cette notion dût,

semble-t-il, se dégager

du

spectacle de tous les gains réalisés,

des

des inventions de l'industrie, des créations de

l'art,

découvertes de la science, des aspirations de

morale

des améliorations d'ordre politique, elle se formuler avec netteté.

l'espèce

Il

fallait

la

et

a mis longtemps à

d'abord se représenter

humaine comme animée d'une' même

vie qui se

continue dans la suite des générations, alors que chacune d'elles n'avait lait

en outre

conscience que de son existence propre.

être

assez avancé dans

naître qu'on avait parcouru

la carrière

Il fal-

pour recon-

un peu de chemin. Tant que

période historique fut très courte, on ne put guère y distinguer des phases d'évolution. L'ignorance du passé,

la

l'insuffisance des termes de

comparaison,

le

penchant qu'ont

les

hommes

du

présent, enfin les démentis que la théorie

à regretter les âges écoulés plutôt qu'à se louer

du progrès

mal interprétés, autonon seulement des réserves

paraissait recevoir d'une foule de faits

risèrent longtemps à son égard, et

des doutes, mais

même

de formelles négations.

Les plus anciens mythes de l'Orient proclament que

le

genre humain, soumis à une loi de dégénérescence continue, va du bien au mal, du mal au pire, et s'abaisse au lieu de s'élever. Dans la Ge?ièse, l'histoire de l'humanité commence par une chute et une malédiction. Chassé du paradis terrestre

dont

il

n'a joui qu'un

moment,

le

couple primitif

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE est

banni dans un monde de misère, de

leur (i). Plus tard

même

Jéhovah

35y dou-

travail et de

fait périr

dans un déluge

sa descendance devenue perverse et ne laisse vivre qu'une famille pour repeupler la terre d'une postérité qui ne vaut (2). Le législateur mythique de l'Inde partage du genre humain en quatre âges ou yougas

guère mieux l'existence i° l'âge

de

:

(kritayouga)

la perfection

2

;

de

l'âge

la foi

ou

du complet accomplissement des devoirs religieux (trêtayouga) 3° l'âge du doute ou de l'obscurcissement des croyances religieuses (dvaparayouga) et 4 l'âge de la ;

;

perdition (kaliyouga) qui constitue l'âge actuel

(3).

Hésiode

expose une suite analogue d'âges d'or, d'argent, d'airain de héros], et la

et

de

« dévorants

développe

maux

et les

au fond de

reste

Le dernier a vu

fer.

disparaître la justice

pudeur, « ne laissant aux mortels que

la

de Pandore

la boîte

même fable des quatre

en beaux vers que

le

les

chagrins

sans remède ». L'espérance seule

monde empire

(4).

âges

Ovide reprend

(5).

et

Horace affirme

de génération en géné-

ration (6)...

Une peu à «

moyenne entre

sorte d'opinion

rageant

et la

ses divers âges

:

«

Il

soleil, dit l'Ecclésiaste...

« doit être à l'avenir: ce qui

Pour Machiavel

et

Vico,

recommencent sans (1) (2) (3) (4) (5) (6)

Genèse, ch. Ici.,

ce pessimisme décou-

croyance au progrès tient que

11

fin

monde

varie

n'y a rien de nouveau sous

Ce

o^ui

le

a été autrefois est ce qui

encore (7).»

s'est fait doit se faire

les

un

le

choses humaines parcourent

et

cercle fatal (8).

et ni.

ch. vi.

Code des lois de Manou. Les Travaux et les Jours, v. 42-105 et 109-201. Métamorphoses, I, 89-150. « Damnosa quid non imminuit dies «

«

Progeniem vitiosiorem. (Odes,

(7) Ecclésiàste,

1.

?

Œtas parentum pejor avis tulit « Nos nequiores, mox daturos

9.

III,

» 6, v. 45.)

10.

(8) Machiavel, Discours sur Tite-Live (corsi e ricorsi délie cose umane).

;

Vico, Scien^a nuova,

lib.

V

358

l'histoire et les historiens

On

trouve pourtant exprimée dès

les

temps anciens,

et

une précision singulière, l'idée d'une loi de progression. Le mazdéisme enseignait que le mal ne serait pas éternel, mais qu'un jour viendrait où Ahriman, prinparfois avec

cipe de ténèbres, s'inclinerait devant

lumière, cesserait de

mal

(i).

d'un dieu

combattre

le

et

Ormuz, principe de ne causerait plus de

Le christianisme fait racheter par l'immolation les fautes du monde déchu, promulgue la bonne

comme supérieure la loi nouvelle à l'ancomme avait déjà fait Platon, assigne la perpour but à l'activité des hommes (2). Saint

nouvelle et oppose cienne. Jésus, fection divine

Paul demande « que nous croissions en toutes choses (3)». et

Vincent de Lérins ajoute

« non changement...

Il

:

«

Il

doit y avoir progrès et

faut qu'avec les âges et les siècles

«

de sagesse il y ait accroissement d'intelligence « science, pour chacun comme pour tous (4). » ,

Ce sont

et

de

surtout les poètes et les philosophes de la période

gréco-romaine qui se

firent

les

révélateurs de

l'idée

de

Le temps marche, dit Eschyle, et c'est un grand « maître (5). » Dans un admirable chœur d'Antigone,

progrès. «

Sophocle célèbre avec enthousiasme

les

conquêtes opérées

par l'homme sur la nature, malgré la jalouse envie des dieux. Lucrèce consacre une partie du cinquième livre de

son poème à exposer

les

progrès de la race

humaine

(6), et

qu'amène le cours des nature humaine pour essentiel-

Virgile admire la grandeur de l'ordre siècles (7).

Cicéron tient

la

Yaçna, 3o, 3 1, 47. Soyez parfaits comme votre père céleste est parfait » (saint « Le souverain bien est de devenir semblable à Matthieu, v, 48). « Dieu dans la limite du possible » (Théétète, 176). (3) Èpitre aux Éphésiens, vi, 15. (1) (2)

(4)

(5) (6)

(7)

«



Commonitorium. Prométhée, scène dernière. « Usus et impigrae simul experientia mentis Paulatim docuit pedetentim progredientes. » (De rerum natura, V, 1450.) « Magnus ab integro soeclorum nascitur ordo. » {Églogue IV, 5.)

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

lemcnt progressive prit

nouvelles

que

et

plus sûres

les

(i). Il

regarde

humain découvre par les

(2).

comme

tin,

évident que

notions

les

plus récentes sont en général

Pline remarque, en mainte occasion.

Sénèque

».

progrès futurs de la science

(4).

croit fer-

Saint Augus-

humain

qui a fourni à Pascal la comparaison du genre

homme

avec « un

l'es-

l'application et l'étude des vérités

« combien la vie humaine a gagné (3)

mement aux

35()

qui subsiste toujours

et

qui apprend

« continuellement », a soin d'indiquer par où la comparaison pèche, c'est que, chez l'individu, la vieillesse entraîne le

dans l'humanité,

déclin, tandis que,

croissante (5). Saint

comme

progrès

le

générale des choses et particulièrement de la

loi

science (6)

perfection

elle est

Thomas d'Aquin admet

«

:

Il

paraît naturel, dit-il, de parvenir graduel-

« iement de l'imparfait au parfait. C'est ainsi que nous « voyons, dans les sciences spéculatives, que ceux qui ont

« philosophé

les

premiers

ont enseigné

diverses

choses

« imparfaites qui ont ensuite été enseignées plus parfaite«

ment par

leurs successeurs.

« choses pratiques, car

les

Il

en

est

de

même

dans

les

premiers qui se sont appliqués à

« trouver quelque chose d'utile à l'humanité, ne pouvant « tout observer d'eux-mêmes, ont institué diverses choses « imparfaites, en défaut sur une foule de points,

leurs

et

« successeurs les ont changées et en ont institué d'autres

moins de

« qui s'écartent

l'utilité

commune

(7).

»

Quae (1) « Perspicuum sit ipsam per se naturam longius progredi « etiam nullo docente profecta ab iis quorum, ex prima et inchoata « intelligentia, gênera cognovit, confirmât ipsa per se rationem et « perfecit » (De Legibus, I, 9). :

(2)

Académiques,

(4) (5) (6)

(7)

Quantum

I, 4, et II, 5. vita profecerit » (Hist. nat.,

XIV, 5). Questions naturelles, VII, 25, 3i et suiv. De civitate Dei, X, 14 et De Quœstionibus LXXXIII, quaest. 18. Summa theologiœ, prima, secundae quaest., 98, 106, 107. La Fontaine formule la même loi en deux vers « D'abord il s'y prit mal, puis un peu mieux, puis bien, Puis enfin il n'y manqua rien. »

(3) «

(Fables, X,

:

9).



Quintilien avait déjà dit

:« Si

nemo

plus eiîecisset,

l'histoire et les historiens

36o

A

partir

du xvn°

en plus claire

siècle, l'idée

deux grands ouvrages

et ses

sciences.

Son adage

:

de progrès devient de plus

Bacon en a une intuition

et précise.

traitent

très nette,

de l'accroissement des

mun-

« A?itiquitas sœculi juventus

di (i) », signifie que nos ancêtres les plus reculés étaient en réalité les plus jeunes,

sommes,

qui

sages que les

les

moins expérimentés.

nous

C'est

à vrai dire, les anciens, plus instruits et plus

hommes du

passé. «

L'homme,

dit

de

même

« Descartes, est une créature imparfaite qui tend toujours à

« quelque chose de meilleur

Leibniz affirme

et

de plus grand qu'elle-même. »

la perfectibilité

en ces termes

:

« Videtur

« hotno ad perfectionem venir e posse ». Enfin pour Bossuet, «

raison d'être ».

la perfection est la

Néanmoins,

il

Ce mot résume tout. du xvm e siècle

faut arriver jusqu'au milieu

pour voir ces vagues notions de progrès,

si

longtemps incer-

taines et débattues, prendre corps, s'ériger en

prétendre constituer une

système

et

L'honneur de cette coordination décisive appartient à Turgot qui, dans deux loi

formelle.

discours prononcés en Sorbonne (1750), eut

une

poser, avec

une force

progressive

du genre humain

et

(2). Il

cours entier de l'histoire, à tous sation

(le

mot même

le

mérite d'ex-

clarté souveraines, l'évolution

a été créé par

en

les lui).

fait

l'application

éléments de la

Herder

de l'idée de progrès toute une philosophie de

toire (4), et la

civili-

Condorcet, adoptant

ces grandes vues, les développe et les exagère (3). tire

Lessing en trouve

la

au

l'his-

confirmation jusque dans

révélation religieuse (5).

La

théorie d'une loi de progression est désormais entrée

co

quem

%

2, § 7).

sequebatur, ratibus

adhuc navigaretur

Novum organum,

»

(Instit.

orator.,

I, 1, aphor. 84. Histoire des progrès successifs de ïesprit humain, Œuv. compl. 1844, t. II, p. 587. Voy. aussi Plan de deux discours sur l'histoire, universelle, Id. id., p. 626, 642. (3) Esquisse des progrès de l'esprit humain. (4) Idées sur la philosophie de l'histoire.

(1) (2)

(5)

Éducation du genre humain.

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

dans

domaine des

le

idées générales. Elle ressort, avec

évidence croissante, de l'étude de tous

mieux on connaît

36 I

les

ordres de

une

faits et,

La

plus sa vérité s'impose.

l'histoire,

science de l'humanité doit chercher en elle son couron-

nement

et sa

conclusion.

II

m

NÉCESSITÉ RATIONNELLE DU PROGRES

De quelque manière qu'on n'est possible

de

s'accumulent,

d'accroissement.

en toutes choses

comme un

Force clairvoyante

gressif d'activité. effets

veuille définir la raison,

concevoir que

la

elle a

(i),

aspire sans cesse à réaliser, par l'exer-

n'implique une idée d'amélioration

suit

les

L'homme, cédant à une tendance au mieux son

peut rien désirer, sentir, rêver, penser, vouloir et

et

dont

et rectrice

pour attribut un pouvoir indéfini

cice de ses facultés d'action, la plénitude de

formes

il

principe pro-

et

être. Il faire,

ne

qui

de progrès. Sous des

dans des conditions infiniment diverses,

il

pour-

constamment le bien-être par les pratiques de ses bonheur par ses affections, la beauté par les

industries, le

créations des arts, la vérité par les recherches des sciences, la perfection

par ses règles de conduite,

rapports sociaux

;

et lorsque,

rencontre, par méprise ou

au

les

comme

mal ou

d'une déchéance

supporter. Elle place

dans

ses il

par infortune, la souffrance,

la peine, la laideur, l'erreur, le

s'en afflige

la justice

lieu de ces biens enviés,

même

saurait l'atteindre et ne peut

et

son but

que

s'en

l'iniquité, sa raison

ne se résigne pas à si

haut qu'elle ne

rapprocher.

De

là,

l'immensité de nos désirs, en disproportion choquante avec

de petites

(i) «

«

garde

et courtes joies,

L'homme

nécessairement ses actions vers ce qu'il rebien » (Aristote, Politique, I, i). «Inclinât in mephilosophie latine. dirige

comme un

« lius », dit la

nos rêves de beauté dont nulle

3Ô2

l'histoire et les historiens

oeuvre n'exprime

l'idéal, la curiosité

toujours inassouvie de

nos esprits

et les ambitieuses visées d'une perfection imposCes instincts démesurés, ces prétentions excessives, que l'on tient parfois pour un signe de misère et d'infirmité,

sible.

sont au contraire la force

et la gloire

de notre nature, une

vocation permanente au progrès, une promesse

et un gage de grandeur. Ces vastes besoins nous incitent à des déve-

loppements sans

En

prenant

fin.

la direction

de notre vie, la raison s'applique

à l'étendre dans tous les sens. Elle prête à l'organisme le

secours de lumières moins bornées que celles de l'instinct et lui

procure, par d'ingénieux artifices, les satisfactions que

la

nature rendait à la

fois

nécessaires et difficiles. Elle

règle le désir, aplanit ses voies et l'aide à conquérir, par

sagesse,

un peu de bonheur. Son goût délicat

choisit,

parmi

des réalités imparfaites, les éléments dispersés de la beauté, et les

rieur.

combine dans des œuvres conformes à un idéal supéAvide de savoir les raisons des choses, elle observe,

réfléchit,

découvre par degrés

la vérité et se

fait

une idée

logique du monde. Jalouse de ne relever que d'elle-même et

de se gouverner par ses propres

peu à peu de

la

conditions du milieu elle

arrache

lois,

elle

s'affranchit

tyrannie que faisaient peser sur et les

les êtres à leur

elle

les

accidents de la fortune. Enfin,

isolement

et à leur faiblesse

en

leur assignant des fonctions dans des séries hiérarchiques.

Ainsi, toujours en lutte contre les difficultés de l'existence, elle

concerte ses efforts, utilise les ressources à sa portée,

profite des

ou franchit

moindres avantages, trouve des les obstacles et

tire

biais,

de ses erreurs

tourne

même

d'in-

structives leçons.

Dès gagner.

lors qu'elle s'exerce, la raison

A

ne peut donc que

suivre son développement normal dans une exis-

d'homme, on la voit sans cesse en progrès. Elle est mieux éclairée et plus sûre dans l'adolescent que dans l'enfant, dans l'homme fait que dans le jeune homme, dans le

tence

INDICATION DES LOIS DE I/HISTOIRE vieillard

que dans l'homme

fait.

Alors

363

'

même

que

le

corps

perd chaque jour de sa vigueur, jusqu'aux approches de la

décrépitude sénile, la raison accroît encore son fonds

d'expérience tient

et

de réflexion. Malgré l'affaiblissement qui

au déclin des organes plus qu'à sa propre caducité,

triomphe en partie des jusqu'à la

La

lois

de l'évolution vitale

elle

et s'enrichit

fin.

suite de ces progrès, arrêtée chez les êtres individuels

par la brièveté de la vie

comme

par des lacunes

des con-

et

tingences de toute nature, n'atteint jamais chez eux de

bien grands développements, quoique personne n'arrive à

toucher



les

les limites

lent, leur l'effet

de sa perfectibilité

mais, dans l'espèce,

;

progrès de tout genre se transmettent et s'accumu-

de

accroissement virtuel est vraiment indéfini. Par

la solidarité

qui unit

les

hommes entre eux,

et

de

la

réversibilité qui fait se continuer les générations, les gains

de chacun profitent à tous, entrent dans

mun

et,

une

fois acquis,

le

patrimoine com-

ne se perdent plus. Cette accumu-

lation de progrès est exprimée par le terme de civilisation.

L'humanité

se civilise, c'est-à-dire

son bien-être,

ses jouissances,

d'action, ses rapports sociaux. C'est

composé de tout dont

ce

que

la richesse est

le

augmente avec

le

temps

lumières, son pouvoir

ses

comme un

trésor dévie

passé a trouvé de meilleur, trésor

en proportion du nombre des exis-

tences qui ont contribué à

le

former,

et

dont

la

transmission

rend toujours plus considérable l'influence exercée par

morts sûr

En

les

les vivants.

outre, le progrès a

pour résultat de développer

les

aptitudes de l'espèce. Les facultés humaines, fortifiées et affinées

parleur application même, gagnent sans cesse en

étendue, en délicatesse, en capacité de perfectionnement. Le cerveau, registre organisé d'expériences, garde la trace des

impressions reçues, se modèle sur son activité passée

et fonc-

tionne de mieux en mieux, avec plus de latitude

et d'ai-

sance. Les descendants naissent d'autant plus industrieux,

3

l'histoire et les historiens

64

moraux

artistes, intelligents,

et sociables

que

ascendants

les

l'ont été davantage...

humaine

L'espèce

donc à

obéit

la

d'une croissance

loi

continue, d'un devenir sans terme assignable. Le progrès

développements de

est la règle des

soit

l'admettre

seule à

nature

mais nulle part

;

grandeur

et d'éclat.

de

cécité

monde

;

la raison.

Non

qu'elle

progrès est partout dans la

le

ne se révèle avec autant

il

Le monde physique

le réalise,

de

malgré

agents, par l'infaillibilité de leurs lois

ses

vivant y aspire par d'inconscients instincts

manité seule l'accomplit avec intelligence

;

;

la le

l'hu-

Le

et volonté.

progrès est à l'activité de la raison ce que la gravitation est

aux mouvements des masses;

et,

de

même

que, sous

l'in-

fluence de leurs attractions mutuelles, les astres devaient

dans un certain ordre

se colloquer ainsi les être

temps

et

humain

des orbites,

et décrire

doués de raison devaient progresser avec

améliorer leur condition d'existence. Le

le

monde

gravite vers la perfection. Loin d'être en désaccord

avec l'ordre de la nature, l'achèvent.

Leur principe

régit l'ensemble

ses

progrès

le

du monde animé. « Le

« nature, pour tous

« développement où

les ils

confirment

et

se rattache à la loi de vivre (1) qui

êtres,

véritable état de

est le plus

puissent atteindre

haut point de

(2).

»

III

FORMULE MATHÉMATIQUE DE LA LOI DE PROGRESSION _

Ainsi

dans

présentée

du progrès

n'est

déterminer, par des vitesse

c

(1)

O

dans

7:o0o;

(2) J.-B. Say.

généralité

mesures précises,

du mouvement

ses effets

sa

eïvoci

On

d'Épicure.

de

la

le détail

l'activité

loi

voudrait

l'amplitude et

qui nous emporte, suivre

les diverses fonctions

tqu

sommaire,

qu'une inférence logique?

la

de

humaine,

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

apprécier

les

du progrès edle de xvii c

influences variables qui est.

le

365

modifient.

La théorie

de nos jours, à peine arrivée au point où

du

gravitation se trouvait parvenue au milieu

la

Une

siècle.

d'astronomes admettaient alors

foule

l'attraction

comme

cause de

ments des

astres

mais,

;

la

pesanteur

et

des déplace-

formule

faute de connaître la

exacte de son action, la plupart des conséquences échappaient.

blème

Wrenn

Newton donna

la solution

peu à peu, tout

et,

Hooke,

et les

une grande

loi,

les

mathématique du proContrne jadis les

s'éclaircit.

penseurs de notre âge pressentent

entrevue plutôt que démontrée, qui serait

du

susceptible d'expliquer dans son ensemble l'évolution

genre humain.

y aurait à la convertir en vérité d'ordre mathématique, afin d'en pouvoir tirer de longues suites' de Il

déductions. S'il n'était

jectures,

sion

pas téméraire de proposer à cet égard des con-

on pourrait essayer d'adapter à

la loi

de progres-

une formule analogue à celle de la gravitation. De que celle-ci agit en raison directe des masses et en

même

raison inverse

du carré des

distances, le progrès semble

fectuer en raison directe de la

ment

somme

s'ef-

des gains antérieure-

réalisés et en raison inverse des obstacles qui s'oppo-

sent à leur diffusion dans le

monde. Développons

Chaque progrès accompli devient un moyen procure des

facilités

l'origine, la raison

A

ne pouvait avancer qu'avec une peine

une lenteur extrêmes, car est,

d'action et

pour en accomplir de nouveaux.

apportait de secours. «

« capitale

cette vue.

elle avait tout à faire et rien

En

comme on

tout,

remarque Aristote,

dit, le

début

:

mais

la

le reste et

lui

chose

c'est aussi la

« plus malaisée... Le point de départ une fois trouve, « bien plus facile de trouver

ne

et

de l'accroître

il

est

(i).

»

Les premiers progrès de l'humanité naissante ont exigé

(i)

Logique,

3 3.

366

l'histoire et les historiens

sans doute une prodigieuse durée que laissent présumer

inductions de la science sur

la

les

longueur des temps de

préhistoire et l'immobilité relative

où languissent

tions sauvages. L'évolution est ensuite

les

la

popula-

devenue plus rapide

à mesure que la civilisation gagnait, car elle était à la fois

mieux armée. « Nous voyons que, de nos vitesse du progrès dans les arts et dans les

plus forte et

« jours,

la

« sciences est en raison directe de l'accroissement des con-

« naissances

;

nous devons donc nous attendre, en

« nos regards en arrière dans

jetant

passé, à trouver la trace

le

« d'un ralentissement du progrès augmentant selon la même

en raison de

«

loi,

«

civilisation.

De

de

l'état

que

le

l'infériorité telle

sorte

d'avancement de

la

progrès d'un millier

« d'années, à une époque reculée, peut correspondre à celui « d'un siècle dans

les

temps modernes,

et

qu'à mesure que

« nous nous reportons à des temps plus reculés, nous ver« rons l'homme ressembler de plus en plus à la brute et

« partager avec

elle cet attribut

« imite exactement « cédé

(i).

»

Il

faut

et

qui

donc admettre que

qu'une génération qui

la fécondité

l'a

pré-

du pro-

sont en raison directe de

grès, sa vitesse d'accroissement,

son développement. Une force dont doit, comme celle qui régit la chute mouvement accéléré.

La seconde condition du progrès facilité

fait

en toute chose celle

les effets

s'accumulent

des corps, produire

le fait

dépendre de

des communications entre les êtres

humains

un

la

qui,

tous ensemble, ont mission d'y concourir. Plus ceux-ci sont isolés

dans l'étendue, moins

ils

peuvent aisément échanger

leurs gains et associer leurs efforts. Ce qui rend la sauvagerie si

stationnaire, ce n'est pas seulement l'insuffisance des pro-

chaque groupe du dehors et le réduit

grès acquis, c'est aussi la séquestration de

qui l'empêche

(i)

de

rien

recevoir

Charles Lyell, Ancienneté de l'homme, 19.

INDICATION DES LOIS DE L*HISTOIRE

367

lui-même ou dans son voisinage

à ce qu'il trouve par

immédiat. L'Afrique a constitué jusqu'à nous une sorte de

monde fermé aux

influences extérieures. L'Europe et l'ex-

trême Asie sont restées longtemps étrangères l'une à L'ancien continent a, pendant des siècles

grands progrès

l'autre.

accompli de

,

développé des systèmes de civilisation

et

sans que l'Amérique y prît aucune part... Mais lorsque des communications faciles et suivies s'établissent entre les

hommes,

tous sont appelés à bénéficier des acquisitions

Deux

de chacun.

causes amènent ce résultat.

L'exploitation, toujours

de la nature,

fait

vivre sur

mieux raisonnée, des ressources un territoire donné des multi-

tudes croissantes d'êtres humains. Plus civilisation s'abaisse,

niveau de

le

la

plus la population est rare et clair-

semée. Tandis que dans FAmérique du Nord, un sauvage

dont Tunique industrie consiste à poursuivre besoin,

cours mesurant en moyenne 78 milles carrés superficie pourrait nourrir 2 5, 000

320 habitants par mille

carré,

toutes choses égales d'ailleurs, est

le gibier,

a

pour assurer sa subsistance, d'un terrain de par(1), la

civilisés,

comme

en

même

à raison

de

Belgique. Or,

une population condensée

beaucoup plus progressive qu'une population éparse.

La preuve actifs

ressort

du

de civilisation,

une routine

contraste entre

et les

les

campagnes,

villes,

foyers

engourdies dans

séculaire.

Le perfectionnement des moyens de locomotion conduit un résultat de plus d'importance encore, en réduisant les distances ou du moins le temps et la peine nécessaires- pour les franchir. Il y a un siècle, la vitesse moyenne des voitures publiques ne dépassait pas (arrêts compris) deux kilomètres

à

par heure. Elle est présentement de quarante-quatre sur les

voies

ferrées,

transports,

ce

qui constitue, pour

un accroissement dans

(1) Schoolcraft,

Tribus indiennes.

le

la

rapidité des

rapport de 22 à

1.

368

l'histoire et les historiens

Conséquemment, un serait

maintenant aussi

la fin

du xvm e

quoique

L'Europe, dont

le

myriamètres de côté

parcouru qu'aurait pu

l'être,

à

un territoire d'un myriamètre carré, du premier soit 484 fois plus grande. France constitue environ

la

est aujourd'hui plus

sous

vite

22.

siècle,

surface

la

de

territoire

facile à

parcourir que ne

vingtième,

le

l'était celle-ci

règne de Louis XVI. L'Amérique, à huit jours de

navigation de l'Europe, s'en trouve plus rapprochée pour

nous que ne

de

l'étaient l'une

l'autre,

pour

les

anciens, les

La poste, les télégraphes moyens de communica-

rives opposées de la Méditerranée.

téléphones

et

complètent

ces

tion universelle. Grâce à eux, la raison, douée d'une sorte d'ubiquité, entretient avec tous les lieux de la terre des

ou

relations rapides

même

presque instantanées. La

civili-

sation, partout présente et active, peut ainsi opérer dans le

monde

entier ses semailles

et.

sa moisson.

Des deux influences que nous venons d'indiquer représentent, l'une la

force accumulée, l'autre

tances à vaincre, la première est toujours accrue,

sans cesse diminuée. Par suite de ce double tesse la

les la

et

qui

résis-

seconde

effet,

la

vi-

de progression s'accélère continuellement, car plus

civilisation

deviennent

se

développe,

aisées, et,

tacles, plus ils se

moins

répandent

plus

les

les

communications

progrès rencontrent d'obs-

et se multiplient.

IV

MODES SPÉCIAUX DE PROGRESSION

Nous n'avons encore là qu'une formule générale, trop explicite pour le nombre des cas qu'elle doit régir. Voyons comment la loi du progrès s'applique aux diverses peu

séries

de

faits

qu'est tenue

chaque fonction spéciale de conditions particulières,

il

d'étudier la

l'histoire.

Comme

raison s'accomplit dans des

y aurait à distinguer autant de

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE sortes de lois

que

qui se laissent

est aisé

Il

le

de'

modes

d'activité.

369

Mentionnons

celles

plus clairement discerner.

de reconstituer l'ordre des phases que

progrès

le

des arts utiles a dû logiquement traverser. Pris à son

origine première,

toute industrie acquise,

il

alors

que,

dépourvu de

réduit aux indications de

était

l'homme a forcément débuté par vivre, comme animaux ses pairs, des éléments de subsistance qu'il

l'instinct, les

autour

trouvait préparés

venus sans culture

de

s'emparer sans trop de peine ou de

de se

vêtir,

tations,

de

il

il

nu,

allait

de

c'est-à-dire

lui,

de chétives proies dont

et

et,

péril.

il

fruits

pouvait

Faute de moyens

incapable de construire des habi-

devait se contenter des moindres abris. Cet état

faiblesse et d'indigence est appelé « état de nature ».

Au

sortir

de

la

condition animale,

le

raison eut pour résultat la découverte

des armes.

contre

les

L'homme

animaux,

premier

du

put alors lutter sans

comme fonds

les exploiter

effort

de

la

feu et l'invention

désavantage alimentaire,

se couvrir de leurs dépouilles et fonder sur l'organisation

de

la

rieur

chasse ou de

la

pêche un genre de vie déjà bien supé-

au précédent.

Une

fois

en situation de défaire tous

se contenta plus de les vaincre, vir.

Il

utiles

animaux,

il

ne

les asser-

parvint à réduire en domesticité les espèces les plus

dont

fiques lois.

les

troupeaux se multiplièrent sous

Nourri de leur

de leurs toisons,

il

et

mieux

ses paci-

et

de leur chair, habillé

lors

une abondance moins

lait

connut dès

péniblement acquise le

les

mais entreprit de

assurée. Ainsi fut inauguré

régime pastoral. Plus tard encore,

il

apprit à retirer de la terre, fertilisée

par des procédés agricoles, les inépuisables richesses de

la

création végétale. Quoique beaucoup de peuples sauvages se soient, avant même de posséder des animaux domestiques, livrés à d'intéressants essais de culture,

ils

n'ont

24

5jO

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

pu constituer

qu'un jardinage

ainsi

La

restreint.

force

des espèces auxiliaires et leurs engrais étaient, en

effet,

pour donner à l'agriculture son plein développement. Le vrai régime agricole est postérieur au régime nécessaires

pastoral.

sommes

Enfin, Tâge où nous

arrivés travaille à

une large exploitation des

le régime industriel par

établir

richesses

minérales, par la transformation des produits des trois

règnes de la nature, en vue de

nos besoins,

et

par

les

adapter aux exigences de

échanges d'un commerce universel.

les

Ces progrès, qu'on doit tenir pour

les

plus importants

de tous, puisqu'ils ont pourvu aux nécessités de

qu'aucun autre n'aurait les

principales

l'histoire

cole

ou

été possible sans eux, caractérisent

ères de la civilisation

en cinq phases

sauvage ou chasseur,

la vie et

l'état

:

dont

ils

partagent

animal ou de nature. Tétat

pastoral ou barbare, l'état agri-

l'état

policé, et l'état industriel

ou

civilisé.

Il est moins facile de reconnaître la loi d'évolution des phénomènes affectifs, à cause de leur extrême variabilité.

L'opinion

commune

même

refuse

d'accorder que la

civili-

hommes plus heureux. que ses maux et, comme elle a

sation ait pour effet de rendre les

Chaque génération ne

sent

toujours moins de bonheur qu'elle n'en désire, elle se tient

pour plus mal partagée que ne doit pas être érigée en

ses aînées.

Mais

grief contre la

cette illusion

civilisation.

serait

déraisonnable d'exiger d'elle du bonheur tout

car le

bonheur

à

est le prix

de

la sagesse.

Son

nous procurer des éléments de bonheur

d'en tirer parti sation multiplie

et

rôle se ;

être privés

siers plaisirs

à

borne

nous

d'en faire le meilleur usage. Or, la civili-

évidemment

les

occasions de jouissance. Le

pire châtiment de ceux qui méconnaissent serait d'en

c'est

Il

fait,

et

ses

avantages

de se trouver réduits aux gros-

d'une vie tout animale.

A

suivre

l'homme dans

la série des états que nous venons d'indiquer,

il

est visible

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

que, d'âge en âge. passions, accru le

un mot

qu'il est

nombre des biens auxquels

devenu plus capable de désir

que consiste

C'est en cela

le

La

progrès.

7

I

diversifié ses

a raffiné sa sensibilité,

il

3

aspire, en

il

et

d'émotion.

ne

civilisation

nous devait

et ne pouvait donner rien de plus. Pour juger des métamorphoses qu'elle est susceptible d'opérer dans nos affections, il suffit de considérer ce

a fait d'un sentiment

qu'elle

simple

et primitif

comme

l'amour. Alors qu'à un stade inférieur du progrès

ne

il

dépasse guère chez l'homme ou plutôt n'atteint pas ce

qu'on peut observer chez quelques espèces animales,

étendu

et

compliqué par degrés au point de

même on compare

Si

il

s'est

se transfigurer.

l'amour sensuel des anciens,

le

seul

qu'aient chanté les poètes de la période gréco-romaine, et

l'a-

mour moderne, épuré par le culte religieux et chevaleresque de la femme au moyen âge, on voit quels changements se sont accomplis en moins de vingt siècles.

Le manque d'analyse méthodique des phénomènes de rend malaisées à distinguer

la sensibilité

On

développement.

une période

initiale

sentiments égoïstes,

ont eu longtemps

la

sans cesse menacés, sur

eux-mêmes

les

phases de leur

peut néanmoins admettre que, durant

analogue à l'enfance de l'homme, les

prédominance. Faibles, besogneux les êtres

la

toutes leurs affections. Lorsque, ensuite, à

moins

longue prévaloir.

emporté durant la

de

sympathie. la

mieux garan-

passion se répandit dans l'ordre des sentiments

altruistes qui, la

et

humains devaient concentrer

force d'ingénieux artifices, leur existence fut tie,

les

plus impérieux mais les plus bornés,

A

le

circonscrits et plus variés, devaient à

A la crainte

et à l'aversion

premier âge, succédèrent

mesure, en

effet,

que

les

la

qui l'avaient

confiance

et

puissances hostiles

nature, désarmées et assujetties par la civilisation,

devenaient inoffensives ou trouvant dans

le

même

monde moins

bienfaisantes,

l'homme,

de périls à redouter, plus

de choses à aimer, put s'attacher à

elles

et

en jouir avec

3

l'histoire et les historiens

72

une plus tranquille

Une

sécurité.

fleur

de tendresse

dans son cœur

joie sereine s'épanouit alors

si

et

de

longtemps

insensible et tourmenté.

Le progrès dans Fart est presque généralement contesté. Les admirateurs du passé triomphent trop aisément quand opposent à

ils

de

élite

médiocrité d'œuvres contemporaines,

la

encore débattues

souvent mal jugées,

et

chefs-d'œuvre

par

consacrés

le prestige

siècles. C'est là

mal poser

de ce genre,

conditions ne sont pas égales

les

manquent de lumières ou

problème. Dans

le

d'une

l'admiration

des

les parallèles et

les juges

La question du progrès non si telle œuv/e récente telle œuvre du passé, car on

d'équité.

esthétique revient à se demander, est inférieure

ou supérieure à

ne peut émettre à lières, la

cet égard

que des appréciations particu-

décision finale étant réservée à l'avenir, mais sim-

y a aujourd'hui dans œuvres que jadis. Laissons donc

plement

s'il

le

monde

les

plus de belles

professeurs d'esthé-

tique discuter la prééminence des genres, des écoles et des

maîtres: cessons de mettre en antagonisme les anciens et les

modernes, également grands cfuand

considérons dans son ensemble fécondité de cela

même

l'art

:

nous

le

et

que sa production

son sens propre de

est continue. L'idéal

la beauté. C'est là

de diversité sans

et

« progresse quand

« beauté

».

Il

il

Selon

la

la

;

;

la

change,

chaque génération a

un principe d'évolution

formule de

Littré, « l'art

devient autre en restant conforme à

ne faut donc pas

mieux dans

jours

fin.

sont grands

trouverons toujours en progrès par

goût se modifie de siècle en siècle

le

ils

suivons dans ses phases

demander de

lui

même direction,

mais de

la

faire tou-

faire toujours

bien dans des directions différentes.

On de

s'autorise surtout,

la brièveté

pour nier

des époques où

il

le

progrès dans

l'art,

atteint sa perfection et

des longs âges de déclin ou de transition qui les séparent.

Ces

inégalités,

loin de démentir Ta théorie, s'expliquent

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

par

nombre. La mission de

de

l'art est

temps, d"où résulte pour

tous réaliser avec

les

lui la nécessité

par intervalles. Toutefois,

le

de se renouveler

de continuité n'admet que

la loi

des tranformations graduelles

et

oblige les conceptions de

beauté à parcourir une série de phases, dont chacune

la

voit

produire un ordre régulier de développements

se

partant de la grossièreté,

dépassant ensuite

et,

dans

boursouflure

la

la perfection

but, vise à

le

et finit

la

chercher

faut

il

commencer un

des

ailleurs

la

mesure,

Ce

(i).

l'idéal

qu'il

étant alors

beautés nouvelles

autre cycle. Ces transfigurations de

correspondent aux changements de siècles glorieux

dans

grandeur, tombe

par la corruption

y avait de beauté dans cet aspect de épuisé,



l'idée

:

arrive à la naïveté, puis à

l'art

un moment

l'élégance, atteint

et

3j3

confirment. L'idéal comporte des aspects sans

elle et la

l'art

Mais

la civilisation.

les

du beau s'incarne dans des œuvres

achevées ne peuvent venir qu'au terme d'assez longues

Les âges intermédiaires, jugés à

périodes.

travaillent à opérer ces grandes

tort

même

de décadence, qui semblent ramener

barie,

ne laissent pas de concourir au progrès

parent

de

loin

les

stériles,

métamorphoses. Les temps

Les

renaissances.

à la bar-

l'art :

impasses

ils



préils

conduisent forcent à changer de voie.

dans son ensemble

L'art

suivent une

loi

et

chaque

augmente dans

au plein

et

en particulier

de complication croissante. La poésie va

de l'ode à l'épopée, puis au drame tecture

art

les

et

au roman

monuments

enclôt plus d'étendue avec

le

(2).

L'archi-

rapport du vide

moins de matière,

c'est-à-dire accroît la hardiesse et la légèreté de ses construc-

tions.

(1)

IV,

La

sculpture, bornée d'abord à imiter les créations de

Cournot,

Traité de l'enchaînement des idées Jondamentales,

14.

(2)

Le roman

est

un genre poétique: « Tout écrivain capable d*écrire quand il n'aurait jamais

« un bon roman est plus ou moins poète, « écrit un vers de sa vie » (Walter Scott).

l'histoire et les historiens

374

cherche ensuite à en réaliser

la vie.

de la forme, puis par après

être

parvenue à

forcée d'y ajouter la

l'idéal

par

la perfection

rendu de l'expression. La peinture,

le

du dessin,

correction

la

magie de

s'est

De même

ef-

la

couleur,

la

mélodie. Ta complétée

musique, longtemps restreinte à

la

par l'harmonie.

Ces divers

arts ont eu

l'architecture,

romaine,

en Orient,

la peinture, à la

successivement la

prééminence,

la

sculpture, à l'époque gréco-

Renaissance

la

;

musique,

sensitif et le plus suggestif des arts, paraît le

le

plus

mieux en

rap-

port avec les besoins esthétiques des peuples modernes.

Hegel tient qu'à travers ces manifestations séculaires

exprime

ses

conceptions à l'aide d'éléments matériels gra-

duellement atténués. Dans

domine

;

lité

l'art

oriental, la matière pré-

en Grèce, l'élément matériel

sont en équilibre; dans

matière

et la

l'art

réduit au rôle de simple signe. trois

mière, symbolique, où l'idée se cherche



l'élément idéal

et

chrétien, l'idée l'emporte sur la

croissante caractériserait ainsi

sique,



l'art

elle se

trouve

;

la troisième,

:

Une

phases la

spiritua:

la pre-

seconde, clas-

romantique, où

elle

se dépasse... (i).

Enfin,

le

goût, affiné par

une longue culture, devient Dans l'appréciation des

plus compréhensif et plus large.

œuvres, nous avons sur

un sens

critique

anciens l'avantage de posséder

les

mieux exercé, moins

particulier.

Nous

pouvons goûter les chefs-d'œuvre de tous les pays et de tous les temps, comprendre les formes les plus diverses du beau

et

multiplier nos jouissances d'admiration au lieu de

nous confiner dans un

Tandis que

l'art

idéal exclusif (2).

obéit à des lois de mutation et de renou-

e II partie, préambule. Yoy. Schiller, VÈducation esthétique du genre humain, et E. Véron, Du progrès intellectuel de l'humanité, supériorité des arts modernes sur les arts anciens, 862.

(1)

Hegel, Esthétique,

(2)

1

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

vellement,

séquente. L'un semble voyager dans

qui l'oblige à gravir

ce

de

l'idéal

l'autre

;

en tous sens

et

con-

un pays de montagnes,

descendre alternativement

à

et

cime en cime,

afin d'atteindre, de

375

une progression régulière

la science suit

sommets

plus hauts

les

avance dans une plaine unie

prolonge

et

ses explorations.

Auguste Comte a systématisé

indiquée par Turgot,

la loi,

humain,

d'après laquelle les conceptions générales de l'esprit

exprimées d*abord sous forme de symboles théologiques,

tra-

versent ensuite une phase d'interprétations métaphysiques et se

La

constituent enfin à

l'état

de connaissances positives.

religion, la philosophie et la science représenteraient les

degrés de l'initiation des esprits à la vérité

Durant chacune de ces phases,

la

(i).

pensée parcourt des

stades déterminés. Les religions paraissent avoir pour point

de départ sauvages

commun

fétichisme,

le

elles personnifient

;

dans un polythéisme des dieux à l'unité

du monde va

se

:

restreint, les forces

de

la

nature

et les

monothéisme ramène la pluralité enfin la croyance en un dieu distinct perdre dans les profondeurs du pan-

l'homme

facultés de

à toutes les populations

après en divinités spéciales,

le

;

théisme.

Cousin a exposé, d'après

Hegel, une

loi

d'évolution

mentale qui aurait donné pour objet aux spéculations de l'esprit,

l'infini

dans

puis,

fini (2).

le

Une

se succéder

en Orient,

monde autre

Il

et le

serait

fini

dans un ordre constant le

mysticisme plus

en

Grèce

et à

Rome,

proposée par Cousin, amènerait à

loi,

tèmes de philosophie, cisme

le

chrétien, le rapport entre l'infini et le

les

quatre grands sys-

sensualisme, l'idéalisme,

(3)

:

mais

le scepti-

cette loi paraît contestable.

simple d'admettre que

la

pensée

débute

Turgot. Hist. des progrès successifs de l'esprit humain, et Comte, Coufs de philosophie positive, t. IV, pp. 463 à 503. (2) Hegel, Philosophie de l'histoire, et Cousin, Cours d'histoire de la philosophie moderne, Leç. 4 a 7. (i)

A.

(3)

Cousin.

Id., Leç.

4a

21.

3

76

par

l'histoire et les historiens

par l'analyse à la critique

la foi naïve, arrive

conclut

et

à la négation.

Diverses tentatives ont été faites pour classer

dans un ordre à

logique et historique.

la fois

essayé ailleurs (1) de montrer que

dont

les sciences particulières et la multiplicité

la

si

les sciences

Nous avons

l'on écarte, d'une part

délimitation est arbitraire

confuse, de l'autre les sciences appliquées

qui n'ont qu'une valeur pratique, tout ce que nous pouvons

connaître des grands aspects de la nature se répartit en sept sciences générales, savoir:

logique, science des réalités

des grandeurs des masses laires

;

2

l'Ontologie positive ou

la

Mathématique, science

Dynamique, science de

la collocation

Physique, science des actions molécu-

la

4

;

5° la

;

3° la

;



Chimie, science des combinaisons atomiques:

6° la Morphologie, science de la structure des formes

7 une science de

des réactions exercées ou subies par les êtres dans

Quant

des idées par

à l'expression

logie établit

que

les

langues évoluent

le

à traduire les nuances

successive

:

le

et

et les

milieu.

le

langage, la philo-

et se

devenant toujours plus analytiques, plus Elle les rattache

;

leurs fonctions, c'est-à-dire des actions et

transforment en

claires, plus aptes

modifications de la pensée.

à trois types dont l'apparition aurait été

système monosyllabique ou isolant, encore

représenté par le chinois

;

le

système à désinence ou agglu-

tinant, conservé dans les langues dravidiennes et améri-

caines

;

et le

système à flexion ou organique, propre aux

langues sémitiques

et

aryennes

Lorsqu'on veut appliquer des qui,

faits

moraux, on

comme

le

(1) 3 11.

Théorie des sciences. iMûller, Leçons sur

Max

loi

la

le

du progrès à

la classe

aux préventions de ceux

Nestor de Ylliade ou

sont disposés à soutenir que

(2)

la

se heurte

(2).

le vieillard

d'Horace,

monde empire de

généra-

science du langage, 1864,

p. 3 10,

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE tion en génération et n'a jamais été

mauvais que de

si

uniquement

notre temps. Pour beaucoup de moralistes, attentifs

au mal

voudraient guérir,

qu'ils

377

la civilisation

une influence plutôt dépravante que moralisatrice. Les plus modérés pensent que la moralité humaine ne varie guère aux différents âges et oscille autour d'un niveau aurait

constant

(i).

Une

nous, qu'en cela,

étude plus attentive fera voir, croyons-

comme

raison progresse avec

Quoique

des devoirs

la théorie

temps anciens

et se

en tout

le reste, l'activité

de

la

temps.

le

pu

ait

ressemble assez chez

être fixée dès les

peuples

les divers

qui ont constitué une morale, la valeur d'estime attachée

aux différentes vertus change suivant les époques lieux, et c'est là un principe d'évolution. Le type de fection

pour

morale

les

pour

et

n'était pas le

Épicuriens

les chrétiens,

groupe,

Stoïciens, pour les païens

les

pour

les

hommes du moyen

Chaque

pour ceux de nos jours.

chaque

même dans Athènes et à Sparte,

pour

et

chaque

les

et

la per-

état

profession

âge et

de civilisation,

particulière

préco-

nisent certaines vertus et admettent certains défauts. Des

été

autorisés par les lois

« l'inceste,

le

une

rons

par

les

les

délits,

mœurs. « Le

ont

larcin,

des pères, tout a eu

et

actions vertueuses

(2).

»

La

prostitu-

institution religieuse en Orient, l'infanticide

permis à Sparte

même

ou par

meurtre des enfants

« sa place parmi tion a été

ou de

par nous de crimes

qualifiés

actes,

et à

les poètes,

Rome, dans

le travail, autrefois

la pédérastie tolérée,

le

monde

ancien.

tenu pour servile

et

mendicité, que répriment nos polices, était

pour des ordres monastiques,

etc.

De

chantée

Nous hono-

dégradant

un

cette

;

la

acte pieux variabilité

d'appréciations résulte pour la morale une tendance à se et la malice du monde en général reste la même. » Pensées, édit. Havet, t. II, p. 124). Voy. aussi Buckle, Histoire de la civilisation en Angleterre, ch. iv. (2) Pascal, Pensées, t. I, p. 38. (i) «

(Pascal,

La bonté

l'histoire et les historiens

378

développer dans

le

sens des courants de

Le tempérament moral

conditions d'existence

les

la civilisation (1

).

modifié d'âge en âge suivant

s'est

Alors que

et d'activité.

sau-

les

vages chasseurs contractent, à vivre de proies, des habitudes

de

férocité, les

lage

;

les

nomades ont des goûts d'aventure

populations agricoles, plus douces

et

de

pil-

et sédentaires,

se plient à l'empire des lois...

D'autre part, la moralité de •

l'homme

moins

est

produit

le

d'une initiative personnelle, s'exerçant sur un fonds vierge,

que

l'effet

d'une organisation cérébrale transmise avec

la

vie et qui dispose l'individu à répéter les actes accomplis

par ses ascendants. Cette organisation se développe sous l'influence de la civilisation (2). L'hérédité fait ainsi peser

sur nous

le

poids accumulé des siècles et l'espèce se donne

à elle-même une sorte d'éducation séculaire.

Nos vertus

sont la résultante de la perfection réalisée par tous

hommes

de bien qui nous ont précédés

;

de cet âge où nulle notion de devoir ne réprimait

mauvais

instincts.

SI

le

mal

paraît

les

nos vices un legs

grand encore,

les

c'est

que le sens moral, le dernier acquis, est par cela même le moins généralisé, le plus faillible. Bien des siècles devront s'écouler avant qu'il devienne, chez le grand nombre, capable de fonctionner sans trop d'écarts. Nous avons derrière nous, après des cycles d'animalité brutale,

de longs

âges de sauvagerie féroce et seulement quelques

de civilisation. Néanmoins,

le

siècles

progrès est déjà sensible.

Des anthropologistes soutiennent que le type naturel de l'homme, reconnaissable chez une foule de sauvages ou de barbares, c'est le criminel qui vit de rapine et tue sans

remords. L'honnête

homme,

chez qui

le

sur l'intérêt propre, serait une création et

devoir prévaut

non

le

moindre

chef-d'œuvre de la civilisation. Le progrès moral ressorti(i)\V. Lecky, Histoire de la

magne, (2)

morale européenne d'Auguste

869. Létourneau, V Évolution de 1

la

morale, 1887.

à Charte-

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

clairement de

rait alors

qui ne

le

moyenne

1

.

la

En

sont pas.

accusés

1

proportion des criminels à ceux France^ on compte à peine, en

le

mal

en

traduits

100,000 habitants. C'est donc

beaucoup sur

(i).

379

Sans

ne pourraient durer. Malgré

la

le

cour

cela,

nos sociétés civilisées

complication croissante des

mieux en mieux

rapports et des intérêts, l'ordre est de

que

garanti, preuve manifeste

pour

d'assises

bien qui l'emporte, et de

les

volontés se règlent et

obéissent à des lois.

En somme, lités

notre liberté

accrue de toutes

s'est

d'action que la civilisation procure.

les faci-

Nous avons

le

choix entre des tâches sans nombre qui exigent plus de résolution pour les entreprendre, plus de fermeté pour

les

accomplir. Les motifs intéressés, tout puissants dans

premier âge,

comme

chez

les enfants, se

degrés au sentiment supérieur de l'obligation morale.

sanctions gagnent en précision et rité.

On

les a

Les

conséquemment en auto-

longtemps empruntées

soit à des prescriptions

légales qui laissaient réputer licite tout ce

n'avait pas su prévoir

le

subordonnent par

ou pu atteindre,

que

le législateur

soit à des

croyances

religieuses non moins propres à corrompre la moralité qu'à l'affermir,

parce qu'elles attachent plus d'importance à

d'insignifiantes pratiques de dévotion qu'à de solides vertus

et

suggèrent aux fidèles l'espoir d'obtenir du

par des prières

et

ciel,

des offrandes, des faveurs imméritées,

Buckle loue Hutcheson d'avoir chassé de sa philosophie, « avec un souverain mépris, ces préjugés qui... avaient dépeint notre nature comme un assemblage de vices et rendaient les hommes incapables de voir combien sont nombreuses nos véritables vertus

(i)

« «

«

« quelle

immense somme d'abnégation, de

bienveillance, de charité désintéressée a toujours existé; tout ce qu'il y a de bon encore dans les pires créatures, et comment, à prendre la moyenne ordinaire du monde, le désir de faire du bien à ses semblables est plus fréquent que le désir de leur faire du tort, la bonté plus commune que la cruauté et le total des actions méritoires de beaucoup plus élevé que celui des mauvaises » (Buckle, Hist. de la civi-

« libre et «

« «

« «

lisation

passions,

en Angleterre, p.

165).

ch.

xx,

et

Hutcheson,

Essai

sur

les

38o

l'histoire et les historiens

ou de

fléchir

courroux des dieux

le

l'expiation de fautes nelles et

vraiment indéfectibles doivent conformité des actions à

stricte

la

d'éviter

et

ainsi

commises. Des sanctions plus rationcherchées dans

être

reconnue, dans

la loi

l'approbation de la conscience et l'austère satisfaction du

devoir accompli.

Enfin, des lois d'évolution progressive ont eu pour résultat d'organiser la famille, la cité, l'État,

même

l'ensemble

des nations civilisées.

L'union conjugale, fondement de toute société entre êtres

plus

humains, fixe..

devenue, avec

D'une promiscuité

les

comme

comme

lois,

en Grèce

et à

ou de

bestiale

et

tempo-

liaisons

en Orient, puis toléré par

Rome, pour

nogamique des peuples de

les

temps, plus étroite

le

on a passé au régime polygamique, d'abord consacré

raires,

par

est

la famille se

chrétiens.

coordonnent

et

les

mœurs

aboutir au régime

Peu à peu,

mo-

éléments

les

s'harmonisent. La femme,

longtemps esclave de l'homme, tend à devenir son égale: les enfants, livrés

dans

le

principe à l'omnipotence pater-

nelle, sont ensuite protégés contre ses abus...

Les institutions politiques ont tour

le

gouvernement d'un

ment de classes nement de tous

fait

prédominer tour à

seul (monarchie), le gouverne-

dirigeantes (aristocraties), puis

gouver-

le

(démocratie). Plus l'aisance et l'instruction

se répandent, plus l'accession

aux droits politiques

s'étend.

Les historiens n'ont pas su mettre ce progrès en lumière

publics et

choses

du

et

des foules.

les

rôle des gouvernants,

ils

oublient

améliorations réalisées dans

Mais, lorsqu'on étudie

les

à constater un gain réel

un méchant tour

romain plus

et

continu.

Ce

le

condition

droits

du grand on trouve

élite,

serait

assurément

à Tacite que de montrer

libre sous les Césars,

fond des

la

nombre de préférence aux privilèges d'une jouer

des pouvoirs

trop préoccupés de l'appareil

que,

parce

même

sous

le

monde

les

pires,

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

que sous

République,

la

même

38

I

en son meilleur temps.

L'aristocratie seule perdit à l'établissement de l'empire, et

ce sont ses plaintes

provinciaux balance de

que nous entendons: mais

la

masse des

des affranchis, qui pèse davantage dans la

et

l'histoire, accueillit

comme un

Pendant quatre

nistration impériale.

bienfait l'admi-

siècles,

qu'on croyait perdue, descendit parmi

les

la

eurent plus sous Auguste que sous Sylla, plus sous ftins

que sous

les

Césars, plus

Théodose

seurs de

ou Trajan.

et

même

sous

liberté,

humbles.

Ils

les

en

Anto-

les ineptes succes-

de Constantin que sous Marc-Aurèle

L'état social

du moyen

âge, politiquement

si

décrié, l'emporte sur les plus brillantes républiques de l'antiquité

:

au

il

elles sur l'exploitation

a opéré la transformation de la servitude en

Ce mouvement de

servage.

comme

fondé

lieu d'être

des esclaves,

libération graduelle

l'universel affranchissement des démocraties

'dans

en

le

cours de l'âge historique, on pouvait

siècle, le

pour

compte de

masses,

les

la

ces progrès,

somme de liberté

gouvernements

crue. Les

faire,

Si,

de siècle

on reconnaîtrait que, s'est

représentatifs

plus libres qui aient jamais été dans

aboutit à

modernes.

le

graduellement ac-

modernes sont les monde, et cela com-

pense toutes leurs imperfections.

Au

point de vue des relations internationales,

les

peuples,

malgré l'apparence contraire, tendent à remplacer d'antagonisme

Chez et

les

non

et

de guerre par celui d'union

civilisés, la lutte

permanente.

On

pour l'existence

se dispute,

et

l'état

de paix.

est générale

sans accord possible, les

terrains de chasse, les meilleurs pâturages, les territoires fertiles.

Tout étranger

lorsque

le

est

tenu pour ennemi

régime industriel

l'avantage de

fait sentir

(i).

Plus tard,

aux groupes humains

produire sans trouble et d'échanger sans

risque, les intérêts cessent d'être opposés et deviennent solidaires.

(i)

Tandis que, pour

Le double sens du

les

latin hostis

sauvages, la guerre est une

en témoigne encore.

l'histoire et les historiens

382

question de vie.

une profession

rir,

un

fléau,

pour

et,

les

barbares,

un moyen d'acquépour

lucrative, elle constitue

une ruineuse

folie,

et les

gnent qu'en vue d'établir une paix durable

On

argue,

il

pour contester

est vrai,

les civilisés

plus sages ne s'y rési(i).

tendances paci-

les

fiques de la civilisation, des conflits qui trop souvent met-

tent aux prises les peuples les plus avancés, de l'exagération

armements

des

militaires,

des

qui

haineuses

rivalités

s'élèvent entre d'ambitieux voisins, et de la condition précaire d'une paix toujours menacée.

de Saint-Pierre apparaît alors

Pax perpétua ne semble convenir

rique, et l'inscription

qu'aux cimetières.

méconnaître que, guerre,

il

Il

y aurait néanmoins injustice à

progrès n'a pas jusqu'ici supprimé la

en a beaucoup atténué il

suffit

valide

n'allait

maux. Pour juger de la le présent à ce que Alors qu'à l'origine chaque les

de comparer

nous retrace du passé.

l'histoire

homme



si le

différence des âges,

Le rêve du candide abbé le comble du chimé-

comme

qu'armé

(2), prêt

à combattre en

toute rencontre, nos armées modernes recrutent à peine

i/ioo e de

la

population, laissant

fiques travaux.

La

lutte,

le reste

adonné

jadis continue,

est

à de paci-

maintenant

intermittente et séparée par de plus grands intervalles de L'antiquité ne

paix.

nous a transmis que des

récits

de

guerre et de conquête. Par la place que ces conflits tiennent

dans

les

annales des peuples, on peut mesurer celle qu'ils

ont occupée dans leur existence. L'histoire de

Rome

qu'un long combat où, victorieuse pendant dix

siècles, elle

finit

par être vaincue.

Le moyen âge

fut

n'est

une sanglante

mêlée. Lorsque, en 1041, Grégoire VI établit la trêve de

Dieu qui

interdisait de se battre,

chaque semaine, du mer-

Pax quaeritur bello » (devise de Cromwell). Thucydide, parlant des premiers temps de Ja Grèce, dit « Toute la Grèce portait le fer, parce que les habitations étaient sans « défense et les communications peu sûres jusque dans la vie pri« vie, on imitait les barbares qui ne quittent jamais leurs armes. » (1) «

(2)

:

;

(1,6).

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

3 8 3-

credi soir au lundi matin, plus les grandes fêtes et le carême, cet

allégement parut un bienfait signalé aux populations

xvn e

siècle,

peu de sécurité que dans l'enceinte des

villes,

incessamment

foulées. Jusqu'au

En

fortifiées...

outre,

à

mesure qu'on

l'époque actuelle, la guerre se

de cruauté.

A

fait

il

un

n'y eut

presque toutes

se

rapproche de

avec moins de ravages

peuple vaincu. Plus tard, on se contenta de

le

et

du

l'origine elle entraînait l'extermination

réduire en

esclavage, puis de le dépouiller de ses biens. L'Irlande a été la dernière

victime de ce droit barbare. Le droit public

limite maintenant les exigences

même

ou

au paiement des

du vainqueur à une rançon de la guerre. Le temps

frais

viendra où l'extorsion d'une province

et la dénationalisa-

un crime contre

tion brutale de ses habitants paraîtront civilisation. —

la

Enfin, depuis la Renaissance, la diplomatie,

d'institution vénitienne, entretient auprès de

chaque puisde

sance des représentants chargés d'aplanir

les difficultés

détail et de régler les questions litigieuses.

Par suite de rap-

ports multipliés, les États de l'Europe réalisent déjà

communauté

sorte d'unité fondée sur la être

un

jour

le

des intérêts. Peut-

système fédératif ou l'arbitrage des neutres,

dont toute guerre trouble t-il

une

l'activité

normale, parviendra-

à rendre plus rares entre les peuples les conflits occa-

sionnés par des rivalités politiques.

On la

ne doit donc admettre qu'avec réserve

la

théorie de

concurrence vitale dont des pessimistes voudraient faire

la loi

fondamentale de

l'histoire.

En

conditions essentielles de vie, cette

loi

ce qui concerne les

s'impose,

il

est vrai,

aux groupes humains avec la même rigueur qu'aux espèces d'animaux. Par là s'expliquent l'âpre lutte

aux

êtres et

des intérêts sur

le

terrain

économique,

la

violence des

revendications populaires, l'éternel antagonisme de ceux qui possèdent

et

de ceux qui ne possèdent pas. Dans ces

limites, la loi est encore

une condition de progrès,

puis-

qu'elle assure par sélection la prépotence des plus forts,

l'histoire et les historiens

384

des mieux armés pour

c'est-à-dire des plus énergiques,

combat de

l'existence, des plus dignes,

triompher

et

Mais

ment

de vivre.

moins

d'autres lois

la nécessité

de

l'état

cruelles restreignent heureuse-

de guerre qui,

s'il

était

général

permanent, aboutirait vite à l'anéantissement de

et

pèce.

La

cas, l'avantage est

la division

Aux

l'es-

pour l'existence n'a pas pour unique moyen

lutte

d'action la force brutale ou la ruse perfide

de

le

par conséquent, de

du

;

dans une foule

mieux encore obtenu par

travail et les solidarités qu'elles

l'association,

impliquent.

instincts belliqueux, la raison peut opposer les senti-

ments de bienveillance qui, selon

les

plus nobles esprits de

l'antiquité (i), ont présidé à l'institution de la famille par

l'amour, à celle des Etats par collective (2). à l'union

philanthropie

la

et

le

même

charité.

patriotisme, sorte d'amitié

de tous

les

Mieux

les

hommes êtres

par la

humains

réussissent à se dégager de la tyrannie des besoins matériels et

de

la

passion aveugle, pour entrer dans la sphère

supérieure de vie où se développent ralité, la justice,

plus

le rôle

et le progrès lui substitue

de

la

l'art, la

science, la

mo-

concurrence vitale décroît

l'harmonie des

réciproque, l'émulation civilisatrice.

Ce

efforts, l'assistance

résultat se produit

à mesure que les plus impérieuses nécessités de l'existence sont régulièrement

satisfaites.

La

loi

de raison l'emporte

alors sur la loi de nature et procure à tous, sans nuire à per-

sonne,

la

jouissance du beau, l'intelligence du vrai, l'encou-

ragement au bien

et le respect

des droits

non

garantis par

la force.

porte les hommes à se réunir, c'est moins leur fai(1) « Ce qui « blesse que le lien de bienveillance mutuelle, que cet amour qui naît « au foyer domestique, s'étend de la famille à la cité et qui est con« sommé par l'union de tout le genre humain » (Cicéron, Lois, I, i3 République, I, 26 Des fins, I). (2) Aristote et Platon définissent la cité « une société d'amis ». Au moyen âge, les communes flamandes s'intitulaient souvent Amitiés on disait ï Amitié de Gand, de Bruges, etc. ;

;

:

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

385

Nous croyons donc pouvoir conclure que tous les modes l'activité humaine évoluent conformément à une loi générale de progrès. Chaque génération a eu sans doute,

de

comme ment

la nôtre, ses souffrances particulières qu'elle a vive-

senties et qui, presque toujours, l'ont

pour son temps

;

mais

le

mal

rendue injuste

passe, le bien reste, et la con-

dition humaine, prise dans son ensemble, va s'améliorant

d'âge en âge. Jamais la vie n'a

nombre, aussi large nos

villes,

le

et facile

paysan

L'homme

pour

le

plus grand

jours. L'artisan

de

de nos campagnes ont à peu de

aisé

de bien-être que

frais plus

été,

que de nos

les

rois

de l'époque homérique.

de goût trouve, dans un choix sans cesse accru

d'oeuvres d'art, des jouissances plus variées que n'en purent avoir, durant des siècles en apparence privilégiés,

Un

temporains de Périclès ou des Médicis. sait

les

con-

esprit cultivé

actuellement plus de choses qu'Aristote. Telle vertu

une plus saine intelligence et une du devoir que l'inutile héroïsme ou les mortifications de saints légendaires. Le citoyen des démocraties modernes est plus libre dans son obscurité que devenue vulgaire

atteste

pratique plus virile

l'orgueilleux

ciennes.

En

maître d'esclaves dans tout, le

commun

les supériorités d'autrefois.

teurs

du

présent,

il

des

les

aristocraties an-

hommes

arrive à dépasser

Non, quoi que disent les détracdu passé. Malgré

n'y a rien à regretter

ses lacunes et ses misères, notre âge est préférable à tous

ceux qui

l'ont précédé (i).

Comme Sthénélus dans Homère,

nous pouvons rendre grâces au meilleurs que nos devanciers

(1)

ciel d'être

mieux partagés

Buckle tient notre siècle pour « le plus grand, sous presque tous le monde ait jamais vu » (Hist. de la civil, en

« les rapports, que Anglet., ch. xx). (2)

et

(2).

Hf-EtÇ toi 7raxepwv

(xey'

cxjxeivoveç

c$)(0(as6 Vivai

(Iliade, IV, 405.)

25

386

l'histoire et les historiens

INFLUENCES PERTURBATRICES

Le

progrès, c'est là l'objection la plus ordinaire, ne s'ac-

complit pas partout. et toujours avec

la régulière

unifor-

marche comporte des phases de précipitation ou de ralentissement, des temps d'arrêt, parfois même de formelles régressions. Ces variations sont mité d'une

loi

simple. Sa

dues à diverses influences parmi lesquelles nous nous contenterons d'indiquer la nature des milieux géographiques, aptitudes spéciales des groupes humains, les stades de

les

leur évolution vitale et les accidents de l'histoire.

Le monde

terrestre est

un

théâtre inégal d'action qui, par

ses ressources et ses obstacles,

aux développements de

impose certaines directions humaine. Le climat, la

l'activité

configuration des territoires, leurs produits utiles, leur degré

de

fertilité,

sentiments,

l'impression le

même

qu'ils produisent sur les

goût, l'esprit ou le caractère, décident en

On

partie de la destinée des peuples.

heure que

l'histoire

est

sous

a reconnu de

l'étroite

bonne

dépendance de

la

géographie. Déjà Hippocrate signalait l'action exercée par le

milieu sur la vie humaine

tiers le rôle historique

qu'ils

Strabon explique volon-

(i).

des peuples par la nature des régions

ont habitées. La première analyse méthodique de

ces influences est

due à Bodin

particulièrement sur

celle

(2).

Montesquieu, qui

du climat

que reproduire ce qu'avait dit son prédécesseur du xvi Buffon attache surtout de l'importance au

(2)

Des airs, des eaux et des lieux. Méthode pour étudier l'histoire,

(3)

Esprit des

(1)

lois, liv.

XIV

à XVIII.

ch.

V

et

insiste

(3), n'a guère

sol

e

siècle.

et à ses

République, V,

fait

1.

pro-

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

ductions naturelles

(i),

387

parce que la conformation

et

les

ressources des lieux disposent les peuples à vivre de chasse

ou de pêche, de troupeaux ou de moissons, favorisent ou arrêtent l'essor de l'industrie, ouvrent ou ferment les voies commerciales, isolent ou rapprochent ports de

l'homme avec

la

les Etats...

Les rap-

nature ont été exposés, dans leur

généralité la plus étendue, par Karl Ritter (2), et plus spécia-

lement par Lotze «

nomènes

(3).

« La cause première de tous

« dit Buckle, la quadruple influence

« riture. rappelle

du

historiques et la cause unique

du aux

sol et des

formes de

du

phé-

climat, de la nour-

la surface terrestre.

»

Il

historiens que « partout le doigt de la nature

« est sur eux

que

et

l'histoire

de

l'esprit

humain ne peut

« être comprise qu'en la reliant à l'histoire

« de l'univers matériel « L'humanité

les

progrès, c'est,

est

(4).

Un mot

»

aux aspects

et

résume

ces idées

:

fonction de l'univers. »

La plupart

des inégalités constatées dans la marche du avancement rapide dans les fertiles vallées du Nil, de l'Euphrate, du Gange et du Yang-tse-Kiang, sa riche diversité dans les régions accidentées de l'Europe, son immobilité dans les déserts d'Afrique ou d'Asie s'expliquent progrès, son

par l'influence phiques.

Une

loi

des conditions

climatériques

pérée à l'expansion de la civilisation et

l'y

restreindre (5).

L'espace, large d'environ 3,3oo kilomètres,

compris, dans l'hémisphère boréal, entre

(1) «

La

géogra-

et

générale semble assigner la zone dite tem-

terre fait les plantes

;

la

terre

qui se trouve 2 5 e et le 55 e

le

et les plantes

font les ani» (Des ani-

maux la terre, les plantes et les animaux font l'homme maux sauvages, introduction). Le Tasse avait déjà dit «

;

:

Simili a se gli

« La terra abitator produce. »

(Gerusalemme Erdkunde. (3) Microcosme, Idées sur humain, VI.

liberata,

I,

62.)

(2)

de la civilis. en Anglet., ch. Hegel, Philosophie de l'histoire.

(4) Hist. (5)

l'histoire naturelle et l'histoire

11,

fin.

du genre

l'histoire et les historiens

388

degrés de latitude, nourrit en

de

tiers

la

popude

qu'il représente à peine le tiers

du globe, tandis

lation

deux

effet les

Dans cette région, propice entre toutes, la nature ne se montre ni trop féconde, ni trop stérile. Au lieu d'accabler l'homme par l'excès ou par des continents.

la superficie

lïnsuffisance de ses forces productrices, elle le stimule et se laisse vaincre par lui. D'après

indiquée par Herder le

et

une autre

par Hegel (i)

loi,

plus obscure,

la civilisation suivrait

comme

cours apparent du soleil et se déplacerait

lui

d'Orient en Occident.

De même que les individus, les peuples et les races humaines ont en propre des aptitudes spéciales et se partagent des tâches diverses dans l'œuvre complexe de la civilisation. Quelle variété de dons naturels l'histoire nous elle

fait

avec

admirer chez le

Hébreux,

Phéniciens,

mands, Anglais, ricains!..

est d'en

le

Français,

Alle-

Espagnols, Russes, Anglo-Améa son génie auquel

cours de son existence

;

reste fidèle

il

mais l'impuissance où

changer borne son rôle historique à des fonc-

déterminées

tions

groupes ethniques étudiés par

Grecs, Romains,

Italiens,

Chacun d'eux

durant tout il

les

plus de soin, Égyptiens, Assyriens, Hindous,

et transitoires.

Des peuples nouveaux

font successivement leur apparition sur la scène

du monde

viennent y déployer leurs qualités caractéristiques, en rapport avec les exigences de la civilisation renouvelée. Si et

difficile qu'il soit

influence,

cette

ethniques, naître

pour Il

il

un des

de

saisir

variable,

des

aptitudes

faut en tenir compte, sous peine de

facteurs les plus actifs

l'histoire,

un principe de

du

Une

progrès.

Il

mécony a

là,

diversité sans fin.

importe encore de distinguer dans

des phases d'évolution. (i)

sous la multiplicité de ses aspects

essentiellement

loi,

la vie

des peuples

déjà connue des historiens

Hegel, Philosophie de l'histoire.

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE anciens,

fait

stades analogue à celle dont

Dès

êtres individuels.

de Pythagore écrivait

« meurent

389

parcourir aux sociétés politiques une suite de

comme

le

v

e

compose

se

siècle

l'existence des

avant notre

ère,

un

disciple

« Les sociétés naissent, croissent

:

des

hommes, pour

comme nous

« d'autres générations de sociétés,

et

être remplacées par

serons,

d'hommes (i). » non moins de netteté la même qui ne tarde pas à devenir un lieu commun de

« nous, remplacés par d'autres générations

Polybe

exprime

idée (2)

avec

philosophie historique. Cicéron,

mien Marcelin

retrouvent

(3)

Sénèque, Florus

dans

l'histoire

AmRome

et

de

quatre des âges de la vie humaine, la naissance, l'enfance, l'adolescence et la virilité. Leur patriotisme n'ose pas pour-

suivre jusqu'au bout

parallèle et prévoir le déclin de la

le

moins encore son terme fatal mais une expérience plus longue nous prouve que, sous l'inéluctable loi vieillesse,

;

de toute existence

apogée de force rent. Si triste

finie, les sociétés,

après avoir atteint leur

et d'éclat, s'affaissent,

que

soit

dans

languissent et

l'histoire la

disparition d'Etats autrefois glorieux, ces

décadence

meuet

la

phénomènes ne

doivent pas faire douter du progrès, puisque

la substitu-

tion de peuples jeunes à des peuples épuisés prépare à la civilisation,

pour continuer l'œuvre immortelle, des coopé-

rateurs toujours dispos et vaillants.

On

pourrait

individuelle de

humain

signaler

l'homme

a traversés.

pondant à la

même

et

L'état

une analogie entre l'évolution que le genre

la suite des âges

animal

la gestation, et l'éveil

de

de

nature

corres-

la raison, à la naissance,

phase de sauvagerie, consacrée à pourvoir, par des invenDe

nature de V Univers (nepiTOuIlavTOç.)

(i)

Ocellus de Lucanie,

(2)

« Est cujuslibet corporis aut civitatis naturale aliquod crescendi

la

tempus. dein florem statumque suum obtinendi, ac demum vertendi ad interitum » (Polybe, Fragments, édit. Schweighœuser, VI, 51). Sénèque, dans Lactance, Ex libris (3) Cicéron, République, II, Senecœ fragmenta ; Florus romaine, avant-propos Histoire A'mmien Marcelin, XVI, 6. 1

,

;

;

l'histoire et les historiens

390

tions élémentaires,

représenterait

siologique.

une

aux exigences des premiers besoins, où domine la vie phybarbare, dans la turbulente activité

sorte d'enfance,

L'état

duquel prévalent l'ardeur des passions tures,

pleine de fougueux désirs.

épanouis dans

la

La

goût des aven-

et le

correspondrait à l'adolescence du poésie et

genre humain,

l'art se

sont ensuite

temps qui vont de l'antiquité semblent caractériser une époque

série des

orientaleàla renaissance, et

de brillante jeunesse où

les facultés

tion, prenant leur essor, ont fait

qui relèvent de l'imagina-

prédominer, dans

l'activité

du beau idéal. Nous sommes entrés depuis peu dans une phase de virilité réfléchie dont la rationnelle, le sens

tâche principale paraît devoir sciences. Espérons

être

la

constitution des

qu'un jour, quand sera venu

l'âge

de

la

pleine maturité, la raison calme, éclairée et maîtresse d'elle-

même,

attribuera à la moralité en retard la prééminence

qui lui est due

;

et

qu'enfin la sagesse, fruit de l'expérience

les siècles, établira, dans les lois politiques une mesure supérieure d'équité...

de tous ciales,

Rappelons, pour terminer, se le

les accidents

mêlent incessamment à l'ordre de troubler

ou

le

servir.

Des

faits

et so-

nombre qui humaine pour

sans

la vie

sans règle apparente,

résultant de coïncidences fortuites, de rencontres imprévues

ou de nécessités latentes, exercent sur la marche du progrès une influence jugée très grande dans le détail, quoiqu'elle soit peu appréciable dans l'ensemble. Cette classe d'actions

comprend tous

les

événements de

l'histoire.

en ont tellement exagéré l'importance la

mentionner, en attendant que

Les historiens

qu'il

nous

suffit

la science puisse

en

de

rat-

tacher les causes et les effets aux lois générales des fonctions.

Les différentes influences que nous venons d'indiquer qui varient selon les lieux,

les

groupes,

les

temps

et

et les

INDICATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

3g

I

circonstances, tantôt concourent et tantôt se neutralisent, ce qui a pour résultat d'accélérer la

quand le

toutes sont favorables, de

faire

rétrograder

quand

le

elles

marche du

suspendre ou

lui

de progression

interprétées, elles

ordre.

Comme

;

mais

elles

ne

la

même

sont contraires.

anomalies font quelquefois méconnaître loi

progrès

la

constance de

contredisent pas.

montrent seulement

la

de

Ces la

Mieux

complexité de son

une armée en marche, l'humanité a des qui frayent la voie, un gros de

éclaireurs d'avant-garde

troupes qui avance d'un pas régulier, puis des traînards

et

des malades qui représentent des non-valeurs. Mais, à considérer l'ensemble

l'armée progresse et

et

malgré ces

fait

du chemin.

irrégularités

partielles,

CHAPITRE

III

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

Les

lois

expression

comme

n'ont de valeur pour la science que exacte des

faits.

Tant que

l'accord

entre la

théorie et la réalité n'est pas clairement établi, les lois sont

de simples conjectures, plus ou moins plausibles, non d'indubitables vérités.

que

tel est le

posées en histoire. la

Il

ne nous coûte pas de convenir

caractère de la plupart de celles qu'on a proreste

Il

preuve de leur justesse.

donc à les démontrer en faisant Toutes les sciences de faits, obli-

gées de procéder par hypothèse à la découverte de leurs lois,

suivent une

règle applicable à

marche pareille. La conception d'une un ordre entier de phénomènes anticipe

en

effet

la

formuler,

de

les

Une

loi

est,

jamais.

sur

un

ralise,

sur leur connaissance, car,

certain

s'il

pour on n'aboutirait

fallait attendre,

avoir tous étudiés,

au début, une induction échafaudée

nombre de

faits

connus

et

que

l'esprit

géné-

sauf à lui faire subir ensuite, autant que possible,

contrôle de tous les

faits

Aussi longtemps que épreuve, on

connaissables de

la loi résiste

même

victorieusement à cette

n'a rien à lui opposer et l'on doit la tenir

vraie, jusqu'à ce

le

nature.

pour

faits nouveaux ou mieux observés un démenti, auquel cas il faut ou modi-

que des

viennent

lui infliger

fier la loi

pour qu'elle

se prête à régir l'exception notée,

la rejeter si elle s'y refuse

absolument.

On essaie ainsi

ou

succès-

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE sivement diverses hypothèses

que

tive,

ne

et l'on

concorde avec

celle qui

retient,

l'intégralité

3g3 en définides

faits.

Lorsque Kepler cherchait à déterminer la courbe des orbites planétaires, il tenta de leur appliquer différentes sortes de

aucune ne répondait à toutes les données du problème. L'ellipse seule ne laissait pas subsister de diffi-

lignes dont

cultés et fut •

admise à

de

titre

loi.

Cette démonstration des lois par les

épreuve suivant que

triple

les faits

mesure

décrits avec précision, à

faits

comporte une

ont pu être observés et

qu'ils se produisaient,

fragments épars dans

qu'ils apparaissent par

les

ténèbres

d'un passé perdu, ou enfin qu'ils sont cachés dans éventualités de l'avenir.

modes de

les

quelles clartés ces trois

peuvent projeter sur

vérification

hypothétiques de

Voyons

ou

les lois

encore

l'histoire.

£

Ter

CONFIRMATION DES LOIS PAR LES FAITS OBSERVES ET CONSTANTS

Une

première épreuve, directe

et significative,

consiste à

confronter les lois de l'histoire avec l'ensemble des sont

mieux connus

le

ment avec cité

afin

de voir

si

elles

eux. Les autres sciences, à raison de la simpli-

phénomènes

plus grande des

qu'elles étudient, n'ont

en général besoin, pour instituer leurs

nombre de

faits

dont

car tous les

lisée,

mêmes

conditions

la

faits ;

varient sans cesse,

pour

qui

faits

cadrent exacte-

connaissance

lois,

que d'un

est aussitôt

petit

généra-

analogues se produisent dans

les

mais, en histoire, où ces conditions il

faut réunir de longues séries de faits

vérifier leur loi d'évolution.

Les

faits

qui s'accomplissent sous nos yeux sont

aisés à connaître

dans leur entier détail

et

ont

le

le

plus

plus de

valeur probante. C'est donc à eux qu'il convient de recourir

l'histoire et les historiens

3g4 tout d'abord il

comme moyen

bien court

est vrai,

de contrôle. Le présent

on devait

si

le

serait.

borner à son actualité

passagère, puisqu'il s'écoule et fuit continuellement. Mais

comme

nous pouvons considérer la

phase historique,

n'étant pas

moins dignes de

contemporains. chercher

importe

Il

contenues dans classées.

Dans

moyen de

de

les histoires

l'état

que ceux des historiens

foi

d'utiliser ces

données

et

d'y

des lois supposées. Toutefois, pour

la justification

servir efficacement

présente toute la durée de

témoignages des historiens passés

les

preuve, les indications

ont besoin d'être préalablement

d'illogique désordre



elles

nous sont

présentées, pêle-mêle avec des récits d'événements et de particularités sans intérêt

dire

aucun

lois et c'est Il

sens.

Il

pourquoi

pour

ne

la science, elles n'ont

serait pas possible d'en

les historiens

faut laisser de côté,

pour ainsi

dégager des

n'en ont su établir aucune.

dans leurs œuvres confuses, tout ce

qui est vain détail, accident pittoresque ou dramatique, tout ce qui a pu être altéré par l'imagination, la passion ou le

préjugé, ne retenir que les mentions de faits généraux et

les distribuer

par fonctions distinctes.

On

verrait alors les

choses humaines se coordonner, se suivre signification très nette.

de nos histoires le

Il

et

prendre une

y aurait donc à scruter

comme un immense

recueil

le

répertoire de faits, à

dépouiller avec soin et à répartir ce^ matériaux suivant

un programme rationnel, afin de mettre des lois en lumière. La mine est d'une incroyable richesse. Quiconque y fouillera y trouvera des trésors. Nous avons essayé d'appliquer cette méthode à quelques parties de l'histoire des arts utiles (i).

Des recherches méthodiques poursuivies dans les si, pour

diverses sortes de fonctions feraient vite reconnaître

chacune stabilité

d'elles,

il

y

a,

Les

l'âge

historique,

progrès,

ou régression.

Prenons un exemple

(i)

durant

Forces

et

supposons que l'on veuille

de l'industrie

et

vérifier

Conquête du monde animal.

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE la loi

en vertu de laquelle

les

3g5

éléments de subsistance

et la

population augmentent avec la civilisation. Les relevés de

un

statistique opérés depuis

permettent d'abord de

siècle

constater que, chez tous les peuples civilisés, l'agriculture

rendement des

a élevé le

de

la

que

production,

population

la

richesse.

Non

récoltes,

commerce

le

s'est

l'industrie les chiffres

somme des échanges, en même temps que

la

accrue

seulement chaque pays nourrit plus d'habi-

tants qu'il y a

un

siècle,

mais encore

commune

Partout l'aisance

et la

il

les fait

durée de

accomplie durant

s'est

les

mieux vivre.

la vie

ont sensiblement gagné. Pour vérifier ensuite évolution

et

la

si

moyenne

même

la

siècles antérieurs,

il

faudrait compulser les histoires et y recueillir tous les ren-

seignements

à ces deux classes de

relatifs

faits,

aussi loin

que des indications formelles permettraient de remonter.

Un

semblable

que

les

comme

dispersées rait

mettant à profit

passagères, lation.

l'on

La

soupçonner

sans en

monde

le

la

récits,

ont

montrecycle

sauf quelques fluctuations

civilisé a,

richesse et en popu-

trouverait confirmée, d'une façon générale,

comparait ensuite

moyenne de

mentions

commencement du

constamment progressé en

loi se

les

la valeur,

au hasard dans leurs

sûrement que, depuis

historique, le

si

travail,

historiens,

des richesses

l'état

et la

densité

population chez des sauvages, des barbares,

des demi-civilisés

des peuples très civilisés.

et

Chacune des fonctions de

l'activité

humaine,

l'art,

la

cience, la moralité, l'organisation politique, serait à étudier de

même, au

point de vue de la vérification des lois

qui s'y rapportent.

de preuves, que

On établirait

ainsi, par

un premier ordre

diverses classes de faits réguliers

les

et,

conséquemment, l'ensemble de la vie humaine sont régis par une loi de progression. La tâche que nous assignons à l'histoire sera laborieuse et

triage et la

longue puisqu'elle implique

accumulés jusqu'ici

;

mais,

le

le

documents historiques programme de recherches une

mise en ordre de tous

les

396

l'histoire et les historiens

fois tracé, elle

ne présente pas de

difficultés particulières,

et c'est pourquoi nous n'insistons pas davantage. Les résul-

fourniront une base indiscutable pour instituer en

tats

histoire des lois confirmées par des séries de faits certains.

II

EXTENSION DES LOIS DE L HISTOIRE AUX FAITS ANTERIEURS

A L'OBSERVATION. RESTITUTION DU PASSÉ PERDU

Plusieurs preuves valent mieux qu'une. Les esprits les

plus difficiles à satisfaire, c'est-à-dire les meilleurs, sont en

démontre

droit d'exiger qu'on

ment que par un nombre la courte

durée de

mination, ignore, a

par

de

faits,

l'histoire autre-

observés pendant

période historique,

et

dont

la déter-

de lacunes ou de méprises qu'on

suite

pu admettre beaucoup

la certitude que faits

la

les lois

limité de

d'erreurs. Ils veulent avoir

posées régissent la totalité des

les lois

non seulement connus, mais même à

connaître. Ces

réserves n'offensent ni n'embarrassent la science qui, tou-

jours en quête de clartés nouvelles

empruntée à Dante Florence

:

la

(1).

et décisive consiste à

de l'ordre particulier où

mais qui ne le

doit adopter la devise

« Provando e riprovando »

La preuve catégorique la loi

,

donnée par Galilée à l'Académie de

et

elle a été

transporter

reconnue exacte,

rend encore que vraisemblable, dans l'ordre

plus général des

faits.

En

appliquant ainsi

la règle à la

multitude infinie des cas qui ont pu ou qui pourront produire, on la

fait

aller

possibles, et elle ne peut si

elle est fausse,

au-devant de tous

manquer

ou solidement

les

d'être bientôt contredite, établie,

si elle

est vraie,

puisque, d'une part, une seule exception la ruine,

(1)

Dante, Paradiso, ca.

III, terz.

1.

se

démentis

et

que,

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE de l'autre, l'unanimité constante des

faits

ne

3o,7

laisse subsister

aucun doute. Cette vérification secondaire des lois par la justesse de leurs déductions se fonde sur la concordance soit des

antérieurs à l'observation directe,

faits

soit des

faits

éventuels qu'elle n'atteindra que plus tard.

Toute

loi vérifiée

la série entière

on ne

car

de

la

dans

de ses

présent livre à nos spéculations

le

effets

dans

les

faits

loi si,

en défaut.- Elle

la durée, elle se trouvait

de régir tous

passé et dans l'avenir,

le

comme

concevrait plus

à est

un moment donc tenue

semblables ou analogues, à quelque

date qu'ils aient pu ou puissent se produire. Cette généralité

logique des lois autorise, d'une part, à reconstituer, d'après

de légers indices, des

dont nul souvenir

faits

depuis longtemps accomplis

de

n'est resté;

l'autre, à prévoir

des

et

faits

futurs en affirmant par avance les conséquences nécessaires

de principes bien

établis.

Dès

lors,

notre esprit, n'étant plus

arrêté par les limites de l'observation, s'installe en maître

dans

le

temps

illimité.

Retrouvant ce qui

tant ce qui n'est pas encore,

prophétique, des choses.

et il

connaît à

Chaque

il

n'est plus, pressen-

a la double vue, rétrospective

Comme

la fois le présent,

le

le

pontife d'Homère,

passé et l'avenir

science en possession de lois vérifiées restitue

aisément, par induction, un passé inabordable

L'astronomie, par exemple, étant donné

d'un

(i).

astre, la

courbe de son orbite

et

et la

durée de sa révo-

lution, retrouve sans peine la place qu'il occupait

à

ciel

un moment

tres astres

tions

précis,

compare

également connus,

sa

marche à

fixe l'instant

ou de leurs oppositions

et les

suit

travers les siècles avec autant de certitude

ne

les

(0

avait perdus de



vue dans

le

t'êOVTOC TOC T

le

de leurs conjonc-

théoriquement à

que

si

champ du

£<7<70[/.EVa 7TpO

dans

celle d'au-

jamais on télescope.

/

7)8*1 T(*

perdu.

la situation actuelle

T 'êOVTOC

(Iliade,

I,

70.)

l'histoire et les historiens

398 C'est

un

jeu pour

les

astronomes d'indiquer

ou de lune

l'heure d'une éclipse de soleil

de

la terre

jour et

le

un

visible en

lieu

y a quelques milliers d'années, et leurs calculs,

il

plus sûrs que les supputations des annalistes, ont servi à débrouiller le chaos des chronologies anciennes. Grâce à ce secours inespéré,

événements

on a pu déterminer, la date de quelques dans la durée et marquer le

reculés, s'orienter

point de départ d'ères ou d'époques

La

(1).

géologie, science rétrospective, expose la genèse

globe terrestre, ses phases d'incandescence initiale refroidissement graduel, la superficie, les

le

chaînes de montagnes,

d'immersion

d'émersion des

et

la paléontologie, éclairée

comparée, reconstruit à

du de

dépôt successif des strates de

soulèvements qui en ont modifié

l'âge relatif des

encore

et

les

continents...

par

les lois

De même

de l'anatomie

de débris informes

l'aide

l'aspect,

alternances

les

types

d'espèces disparues, les classe d'après leurs affinités zoolo-

giques

et

trouve dans ces étonnantes résurrections

des lois d'évolution dans

la série

la

preuve

animale.

Hérodote mentionne une éclipse de soleil, survenue pendant une bataille entre les Lydiens et les Mèdes, sous le règne de Cyaxare (Histoires, I, 74). La date en a été ainsi fixée à l'an 597 avant notre ère. (Arago, Astronomie populaire, XXII, 6.) L'Egypte, qui ne comptait que par règnes, manquait de chronologie suivie. Les calculs de Biot ont rattaché à l'an i3oo avant notre ère le commencement de la période sothiaque (correspondant au lever héliaque de Sirius), qu'une inscription du temple de Médinet-Abou faisait coïncider avec la douzième année du règne de Rhamsès II, ce qui a rendu facile le classement des autres règnes, antérieurs et postérieurs. (Fr. Lenormant, Histoire ancienne des peuples de VOrient, t. I, p. 3oo.) Des indications d'éclipsés, trouvées dans les inscriptions cunéiformes, ont encore donné le moyen de marquer des points de repère dans l'histoire juive (Voy. Oppert, la Chronologie biblique fixée par les éclipses des inscriptions cunéiformes.) Des mentions de phénomènes astronomiques ont également servi de base à Colebrooke et à William Jones pour reporter au xiv e siècle avant notre ère la rédaction des Védas, d'une si grande importance pour l'histoire de l'Inde ancienne (Lenormant, Id., t. III, p. 442). Enfin, les synchronismes notés avec soin par les historiens chinois entre les révolutions du ciel et les accidents de la politique ont rendu facile la vérification de leur chronologie dont Biot a démontré la constante exactitude. (1)

totale

Citons-en quelques exemples

:

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

A

3 99

l'exemple des sciences qui précèdent, l'histoire doit

aussi franchir l'horizon borné des faits rapportés dans ses

spéculer sur les âges antérieurs à la tradition,

annales,

oubliés et vérifier dans

rétablir des faits

du

le

vaste

champ

passé, ouvert à ses investigations, les lois présumées de

humaine.

Factivité

Malgré

nombre

le

notre espèce.

nent

de leurs

et l'étendue

qu'une bien

riens ne racontent

La comparaison de

ce qu'ils

de

la vie

« ments de notre histoire,

mer

que

et

L'humanité a

il

L'âge historique ne

mais

;

même manquent à la mer (i).

les

commence

peuples

D'autres ont depuis

»

tardivement conscience d'elle-même.

cette condition

ancienne, pour

la

yeux sur les monu-

semble, ditMontesquieu, que tout

les rivages

pris

les

qu'à partir de l'époque où

des témoignages purent être recueillis et transmis par ture

de

nous appren-

de ce qu'on voudrait savoir réduit presque à rien

et

connaissance du passé. « Quand on jette

« est

écrits, les histo-

petite part

fait

s'est

les

réalisée à

l'écri-

une date peu

plus avancés en civilisation.

leur entrée sur la scène de l'his-

toire et tous n'y ont pas encore pris place.

Au

sortir

de

la nuit

qui enveloppe et nous cache la suite

des âges de la préhistoire, de vagues lueurs, du

annoncent l'approche du

l'Orient,

mythologiques dont

le

côté de

jour. Écartons les légendes

sens obscur et l'âge incertain sont,

comme

l'aube naissante,

clartés.

Les plus anciens documents nous reportent, pour

un mélange de

ténèbres et de

l'Egypte (2) et pour la Chaldée (3), de quarante à cinquante siècles

avant notre

ère,

pour

la

Chine à vingt-sept, pour

les

Esprit des lois, XXX, i i. d'Egypte remonterait à 5004 ans avant notre ère, si l'on regarde comme successives toutes les dynasties mentionnées par Manéthon; mais, si plusieurs ont été simultanées, il faudrait descendre à 3893 ans suivant Lepsius ou même à 3623 d'après Bunsen. (3) Sir H. Rawlinson admet qu'en Assyrie la phase historique (i)

(2) L'histoire

remonte à

5

1

50 ans.

l'histoire et les historiens

400

Hébreux à vingt-deux, pour l'Inde et la Perse à vingt. Ces marquent la borne extrême de l'histoire narrative. Encore se réduit-elle, d'abord, à la mention de quelques noms propres ou de faits isolés. Au delà, on ne peut ni désigner chiffres

un personnage,

un événement,

ni affirmer

une

ni fixer

date.

Voilà pour

le

vieux

monde

En Europe,

oriental.

l'âge

Quoique

historique s'est ouvert beaucoup plus tard.

les

poèmes homériques nous fassent remonter jusque vers le xn e siècle, l'histoire positive de la Grèce part seulement de l'ère des Olympiades, établie en 776. A Rome, la chronologie est sans fondement assuré avant le milieu du v e siècle (1). Les contrées de l'Ouest et du centre de l'Europe n'ont d'histoire qu'à dater de la conquête romaine, celles

du Nord

de

et

l'Est,

de leur accession au christianisme,

huit ou dix siècles après.

On

peu de chose de

sait

la

Gaule

avant César, de l'Allemagne avant Charlemagne, des peuples Scandinaves

monde et

et slaves

avant

milieu du

le

moyen

âge.

Le

arabe n'est connu que depuis Mahomet. L'Afrique

l'Amérique furent révélées par

les

grandes découvertes

des xv e et xvi e siècles. L'extension des colonies européennes

récemment encore, porté dans une foule de régions lumière de l'histoire. Néanmoins, la phase préhistorique continue pour les populations sauvages ou barbares qui plus

a,

la

se

ne rédigent pas d'annales

et

ne sont pas en rapport avec

les

nations civilisées. Cela exclut de la science ce qui reste inexploré de l'Asie,

l'Amérique

et

une

des noirs,

l'Afrique

de l'Australie,

partie

de

régions circumpolaires, en

les

tout près de la moitié de la superficie

du

globe.

Six à sept mille ans pleins de lacunes pour les plus vieux

empires du monde, vingt-cinq siècles l'Europe, dix ou quinze pour trois

(1)

le

ou quatre pour l'Amérique, un pour Mommsen,

Histoire romaine,

II,

9.

le

Sud de

Nord

et l'Est,

pour

centre, le

l'Australie et la

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE Polynésie,

donc tout

voilà

embrasser du passé de

fait

cette

que

C2

notre espèce

!

hommes

ont vécu

?

la

des

série

Par delà ce terme

si

1

nous

Quand même

période serait aussi bien connue qu'elle

que représenterait-elle dans

40

l'histoire écrite

l'est

temps

mal



court., se

les

sont

écoulées des phases d'une longueur indéterminée, durant lesquelles l'humanité n'a pas cessé d'évoluer. C'est d'abord

du bronze, dont la fin coïncide avec le commencement de l'âge historique, mais dont le point de départ serait c'est ensuite un âge probable à placer beaucoup plus haut du cuivre qui a dû le précéder. Au delà se déroulent l'âge l'âge

;

de

dont

de

la pierre polie et surtout l'âge

le

laps remplit toute la période quaternaire, d'une durée

totale

la pierre

éclatée,

qu'on évalue à plus de deux cent mille ans

dant ces milliers de

siècles, la

(i).

Pen-

nature a plusieurs fois changé

d'aspect, les climats se sont modifiés, de grandes espèces

d'animaux, maintenant émigrées ou disparues, ont successivement prédominé

Comme,

dès

le

persion,

sur

divers

passé antérieur, l'origine les

la

Ce

n'est

pas tout encore.

période quaternaire,

la dis-

du globe, de races huimplique un long de l'homme doit être maintenant

continents

maines déjà caractérisées cherchée dans

(2)...

début de

et distinctes (3),

profondeurs de l'âge

signale des traces jusque dans

tertiaire, et l'on

les terrains

en

de l'époque mio-

De même que les origines du monde, celles de l'homme reculent, à mesure que l'investigation avance, dans un prodigieux lointain, et dépassent en ancienneté tout ce que l'imagination avait pu rêver. cène...

(1) (2)

De Mortillet, le Préhistorique, p. 627. Dans une seule des périodes de la

pierre éclatée, celle



France les habitants des cavernes, Lartet a distingué 2 ° l'âge du i° Tâge du grand ours des cavernes (Ursus spelœus) mammouth (Elephas primigenius) 3° l'âge du renne (Cervus tarandus) et 4 l'âge de l'aurochs (Bison europœus) (Annales des sciences naturelles, 1861, p. 217). (3) De Quatrefages, Introduction à l'étude des races humaines, Questions générales (1887).

vivaient en

:

;

;

;

26

l'histoire et les historiens

402

Comparée

à ces intervalles dont la conquête s'impose

désormais aux ambitions de

la science, la brièveté

de notre

phase historique semble vraiment dérisoire. Les historiens

ne font connaître qu'un

moment

de

la vie

science ne peut plus se contenter de

tout

si

humaine. La

peu

;

il

lui faut

le passé.

L'impuissance de

l'histoire littéraire à

combler une aussi

vaste lacune est irrémédiable et absolue. Pour tout écrivain

de

récits, ces siècles

dans leur

sans nombre., perdus dans leur nuit

et

Durant un

si

silence, sont

long espace de temps,

muets le

et inénarrables.

monde

a sans doute

vu

des multitudes de personnages et d'événements

dignes d'être célébrés que ceux dont

annales

;

il

se produire

non moins

est parlé

mais, de tant de gloire éclipsée, ni

dans nos

un écho,

ni

un

rayon ne sont parvenus jusqu'à nous. De ce passé dont l'immensité

on ne

les accable, les historiens

ne peuvent rien dire:

leur en a rien dit (i).

C'est

qu'à l'inverse de l'histoire des particularités,

ici

arrêtée par

un insurmontable

obstacle, l'histoire des fonc-

tions va étaler la fécondité de ses ressources, dissiper peu à

peu

les

ténèbres d'âges ignorés et projeter sur leurs plus obs-

curs problèmes

un jour imprévu. Par cela même que. dans on a reconnu des rapports, des

l'ordre des faits réguliers,

enchaînements, des stades d'évolution

;

il

devient possible

d'établir entre eux des connexions logiques, de les unir par

groupes, de

les suivre

par séries, de sorte que la connais-

sance d'un seul conduit à celle de beaucoup d'autres. Alors que, pour raconter

le

moindre

d'une foule d'informations qui

(i)

fait, la

tradition a besoin

circonstancient

« Vixere fortes ante Agamemnona Multi Sed omnes illacrymabiles Urgentur, ignotique longa Nocte, carent quia vate sacro. » (Horace, Odes,

tout

;

iv, 9.)

le

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE détail,

une longue

403

à la science d'un léger indice pour autoriser

suffit

il

d'inférences

suite

de déductions. Chaque

et

fragment révèle un ensemble. Le moindre objet façonné

l'homme résume une

par la main-de

civilisation.

Comme

avec un débris de squelette ou une empreinte de coquille

un type perdu,

paléontologiste reconstruit

rang dans l'échelle des êtres l'historien, interprétant

le classe

le

à son

décrit son genre de vie,

et

quelques vestiges d'une génération

humains échappés aux ravages du temps, fait revivre des peuples sans histoire et marque leur niveau à l'étiage du progrès. On arrive par diverses voies à ces oubliée, fossiles

restitutions.

Indiquons

les principales.

L'archéologie, qui interprète

le

témoignage des choses, a

singulièrement étendu, depuis un siècle, Thistoire. Ses recherches ont

de

la civilisation

des auteurs

de

la vie

domaine de

le

éclairé les côtés intimes

gréco-romaine que n'avait pu par

anciens, toujours ressassés

Pompéi, exhumée de détails

mieux

nous a

ses cendres,

romaine sous

faire l'étude les

érudits.

initiés à tous les

Césars. Les hypogées de

les

l'Etrurie ont livré les secrets de la civilisation tyrrhénienne, et

un savant de nos

l'ouvrage où

les seules

énigmatique s'il

(i), est

nous avait

Claude sur nous

est

l'histoire des

le livre écrit

Etrusques

mieux connue par

ou de Diodore. Les

les

les

lées,

(1)

(2)

et si

même

L'antique Egypte

travaux des égyptologues

capitales de la

Chaldée

et

de l'Assyrie,

sous la poussière de leurs

bien effacées de la terre que leur empla-

était

décrites, et

(2).

l'être,

par l'empereur

légendes suspectes d'Hérodote

ensevelies depuis vingt siècles

monuments

l'existence de ce peuple

plus instructif que n'aurait pu

été conservé,

contemporains que par

cement

jours a reconstitué, d'après

données de l'archéologie,

un problème, ont

été retrouvées, fouil-

l'histoire perdue de Bérose aurait moins

Noël Desvergers, PÉtrurie Suétone, Claude, 42.

et les

Étrusques, 1864.

l'histoire et les historiens

404 de prix que

les

résultats obtenus par

Hier encore, l'archéologie

ou Héthéens

(1)

nos assyriologues. peuple des Hittites

restituait le

dont aucun écrivain de

période clas-

la

sique n'avait parlé et dont la Bible., ainsi

que

les inscrip-

nom. La mythologie comparée, rapprochant les croyances religieuses des divers peuples, les commente, fixe le sens des symboles, établit entre les mythes des rapports de similitions hiéroglyphiques, avaient seulement livré le

tude ou de dérivation, découvre sous le

souvenir de

de l'évolution de

humain durant

l'esprit

des allégories

le voile

faits véritables et restitue ainsi

quelques pages

l'âge protohisto-

rique.

La

du langage,

philologie comparée, cette archéologie

comme sur des fossiles d'idées. Mommsen, n'est autre chose que le

spécule sur les mots

«

toire,

dit

« progressif de

la civilisation.

Le langage

« et l'interprète des succès obtenus;

« révolutions des

« secrets «

:

arts

des

et

« L'histableau

est l'image vraie

c'est

en

lui

mœurs déposent

que

les

tous leurs

archive vivante où l'avenir ira encore chercher

la science

« évanouie

quand

(2).

la

tradition directe des

» Les altérations subies par

changements d'acception,

les variations

de

temps les

se sera

mots, leurs

la syntaxe, etc.,

signalent les transformations de la pensée. Toute la vie intellectuelle

d'un peuple se retrouve dans sa langue. Les

racines d'une langue mère, transmises à des langues déri-

vées, l'analogie la parenté des

même

idiomes

des procédés grammaticaux attestent et

permettent d'en suivre

la filiation.

La confrontation du sanscrit, du zend et des langues européennes a mis hors de doute la provenance commune de tous les peuples qui les parlent (Hindous, Iraniens, Grecs, Latins, Celtes, Germains,

grande importance pour

et ce

fait,

d'une

si

mais dont nul sou-

H. Sayce, The monuments of the Hittites, the Hittites, 1886. Histoire romaine, I, 2.

(1) A.

The empire of (2)

Slaves...), l'histoire,

et

H.-W. Wright,

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

4o5

venir n'était resté, est aujourd'hui plus certain que

si

des

mentionné sans preuves, sur la foi de On est même parvenu à reconstituer sous

historiens l'avaient

vagues traditions.

nom

le

péens,

d'Aryas et à

(les

Purs), la nation

mère des Indo-Euro-

décrire son état de civilisation, d'après le sens

des radicauxconservésdans leslanguesde sa nombreuse postérité (i).

Ce

peuple, antérieur à l'histoire, nous est mainte-

nant mieux connu que ne l'étaient naguère

ou

le

Maroc. Le

même mode

le Japon, le

Thibet

d'investigation, appliqué

aux

autres familles de langues (sémitiques, touraniennes, indochinoises, malayo-polynésiennes, américaines, africaines), réussira peut-être

un jour à

débrouiller

le

chaos des

ori-

gines ethniques.

Franchissons

la limite



traditionnelles de l'histoire

;

s'arrêtent toutes les

entrons dans

la

données

morne immen-

mémoire des hommes ne garde aucun souvenir. Nous sommes en plein inconnu. La science ne renonce pas, néanmoins, à y porter sa lumière. Chaque vestige humain que le hasard fait découvrir sert à restituer un passé perdu, avec d'autant plus de certitude qu'il était des temps dont la

sité

plus simple.

On peut alors raisonner par analogie en prenant

pour terme de comparaison sation.

degrés inférieurs de la civili-

les

L'étude des populations sauvages ou barbares, à

tort négligée par les historiens

parce qu'elle montre

dans

les

temps de

le

mieux

,

ce

est ici

d'un grand secours

que l'humanité a pu

être

la préhistoire.

A-t-on la bonne fortune de trouver en place des débris humains dans une couche sédimentaire non remaniée? La détermination géologique du terrain fixe l'ancienneté du dépôt et le rattache à un des âges de la chronologie du globe. L'examen des ossements caractérise le type de population et en rapproche la race

(

i

)

A. Pictet, Origines

inconnue de

indo-européennes ou

les

celle des races

Aryas primitifs.

l'histoire et les historiens

406 connues qui

lui

ressemble

méthode analogue,

les



le plus.

une

Interprétés par

humaine

produits de l'industrie

four-

nissent d'inappréciables renseignements sur les conditions d'existence

du groupe ethnique. Les armes

de combattre,

manière de

les outils, sa

disent sa manière

travailler.

Selon que

ces engins sont de bronze, de cuivre, d'os, de corne, de

ou de

pierre polie

pierre éclatée,

ils

dénotent des états

très

du coup de poing de silex, dont s'armait le sauvage des temps primitifs, aux armes emmanchées, aux pierres lancées avec la fronde ou aux flèches projetées par la détente de l'arc. Les harpons, différents de civilisation.

hameçons,

filets et

font

connaître

haches,

couteaux,

et

y a loin

nasses prouvent que la pêche était usitée ses

Les

procédés.

scies,

meules à broyer

tiers,

Il

percuteurs,

outils,

gouges, alênes, polissoirs, mor-

le

grain, etc., révèlent les

moyens

d'action et l'état des industries primitives.

Les débris de repas sont surtout

gnent sur

le

régime alimentaire

genre de vie des populations. Par des rebuts de cuisine, on voit était

significatifs.

la

nature

et la

peuple qui

le

si

Ils

rensei-

conséquemment sur

et

le

proportion

les a

laissés

chasseur, pêcheur, pasteur ou agriculteur, quelles

espèces sauvages

il

poursuivait de préférence,

non des animaux domestiques,

s'il

quelles plantes

il

élevait

ou

propageait

par la culture...

Les

gîtes qui

ont servi de demeure nous apprennent

si

leurs habitants savaient se faire des huttes de bois, des

cases sur pilotis

ou

s'ils

cherchaient

abris sous roche, des cavernes dont

ils

un

refuge dans des

devaient disputer la

jouissance aux fauves. Les grattoirs, racloirs silex

témoignent

qu'ils

dépouilles de leurs proies

et lissoirs

préparaient pour s'en vêtir ;

les

poinçons

savaient les rattacher et les coudre

;

et aiguilles qu'ils

les fusaïoles et

pesons,

navettes et molettes de tisserand, qu'ils s'exerçaient à et

à

tisser.

ocres, des

Des objets de parure,

colliers

oxydes colorés pour peindre

de les

ou le

filer

bracelets, des

corps, attestent

DEMONSTRATION DES LOIS DE L HISTOIRE

une immémoriale

et instinctive coquetterie.

de poterie signalent

la

condition de l'industrie céramique,

forme de ces produits en indique

la

et

407

Les spécimens

les

usages.

Des

coquilles marines trouvées loin des plages, des haches en jadéite, des grains

de corail, de

d'ambre ou de

jayet,

calais,

ou des relations commer-

font supposer de longs voyages ciales étendues...

Mille détails de moeurs ressortent des moindres indices.

La présence, parmi

les restes

calcinés ou

pour extraire

brisés

de

festins,

d'ossements humains

la moelle, trahit des habi-

tudes d'anthropophagie. Rencontre-t-on,

comme

à Solutré,

des crânes de vieillards aux mâchoires édentées, on en peut induire que la vieillesse était honorée et entourée de soins, car, avec le

régime Carnivore, des individus sans dents ne

pouvaient vivre que de morceaux de choix ou spécialement apprêtés. Des os de squelette fracturés par accident, puis réduits et guéris, font

présumer quelques connaissances de

chirurgie et une assistance donnée aux malades pendant qu'ils étaient incapables

de pourvoir à leurs besoins. Cer-

taines altérations pathologiques, constatées sur des osse-

ments, ont décelé quelques-unes des maladies auxquelles étaient

sujettes

les

populations

préhistoriques

(i).

Les

trépanations opérées avec des outils de silex, sans provo-

quer d'ostéite

(2),

supposent une pratique chirurgicale assez

avancée...

Des

essais d'ornementation, ciselures et dessins

recherche de formes élégantes,

la

mes les

et

les

au

trait,

reproductions d'hom-

d'animaux révèlent, jusquedans d'informes ébauches, et le sentiment de l'idéal. Des pierres

tendances du goût

dressées ou levées,

monuments

initiaux de l'architecture,

(1) Arthrite, maladie des mâchoires... Un tibia du dolmen de Maintenon et un crâne du dolmen de l'Aumède ont présenté des traces irrécusables d'affection syphilitique (De Mortillet, le Préhistorique, p.

606 (2)

et 607).

Le docteur Prunières n'en a

crânes.

constaté

qu'un

cas

sur vingt

l'histoire et les historiens

408

témoignent qu'on savait déplacer, à grand renfort de bras, de pesantes masses stabilité durable.

probablement

disposer dans des conditions de

et les

Des

dans un os creux ont

sifflets taillés

signaux de chasse,

servi à émettre des

et

des

tubes d'os d'oiseaux, disposés en flûte de Pan, ont peut-être fait

entendre

Pendant

les

dant toute

premiers sons d'une musique sauvage.

long âge de

le

la

durée de

pen-

la pierre taillée, c'est-à-dire

période quaternaire, l'absence

la

de traces authentiques de sépulture semble indiquer une sauvagerie

profonde, l'abandon des morts

absolu de croyances

et

défaut

le

Lorsque, avec l'âge de

religieuses.

des sépultures

animaux domestiques, apparaissent intentionnelles, un mobilier funéraire, des

rites religieux,

des fétiches, des talismans ou amulettes, on

la pierre polie

et

des

en peut induire un rer les

état d'esprit

armes, des objets de paru

même, avec

les

nouveau. L'usage d'entere,

des aliments, des chars

morts présumés partis pour un monde

prouve que l'on croyait à une existence pos-

invisible,

thume. Enfin, l'importance des monuments funéraires correspond à les

celle

de l'association politique

et

montre,

comme

bâtons de commandement, qu'on obéissait à des chefs...

Ainsi, tout ce qui porte l'empreinte

pensée de l'homme

est

pour

la science

du travail et de la un document pré-

cieux, d'une valeur supérieure à celle de stériles et vains récits

de particularités. Les collections

et les

musées où, de

nos jours, on recueille avec une vénération pieuse reliques de la haute antiquité, seront,

mieux que

les

les

corps

d'annales qui encombrent nos bibliothèques, les archives

de l'histoire future.

On où

voit la différence des

la tradition

montre.

Un

première

et les

ignore

exemple

méthodes

et se tait,

fera

la

et

des résultats.



science affirme et dé-

concevoir l'impuissance de

la

ressources de la seconde. Supposons qu'on

vienne de mettre au jour, dans unetombelle d'âge inconnu, des ossements

d'homme

et

d'animaux, des armes, diverses

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

Les questions surgissent en foule aussitôt;

sortes d'objets...

mais

409

sont de deux sortes, particulières ou générales, et

elles

tandis que l'histoire narrative est muette sur les unes,

répond avec netteté aux autres

chéologie



:

l'ar-

Quel

fut

l'homme, notable en son temps, dont on vient d'ouvrir

nom,

sépulture ? Quels ont été son les

événements de son existence

manque pour

dire, car tout

?

la

sa famille, sa nation,

Voilà ce qu'on ne peut

établir la biographie

du person-

nage. Cela, toutefois, importe peu, puisqu'un récit de ce

genre ne

ferait

que surcharger notre mémoire d'incidents

dont beaucoup d'autres plus intéressants sont justement oubliés.

— Mais

problème, autrement posé, comporte

le

une solution précise

humain état

:

A

de civilisation

tions dévie et

des

hommes

nous

il

pour

l'histoire

a-t-il

vécu

?

de son pays

et

de son temps

la

connaissance

? Ici tout parle et

L'interprétation des moindres vestiges leur

signification très étendue.

est possible

du genre Dans quel

Quelles étaient ses condi-

que peut-on en induire pour

instruit.

donne une

et profitable

quelle race appartenait cet inconnu ?

Avec de

tels indices,

de reconstituer un milieu historique.

Toutes ces sciences nées d'hier

et

vraiment plus histo-

riques que l'histoire, l'archéologie, la linguistique, l'ethno-

graphie, offrent

donc à

l'étude des choses

préciables secours pour tradition,

le

restituer,

humaines d'inapde

la

Ces flambeaux à

la

malgré

passé de notre espèce.

main, nous pouvons nous engager dans

la

le silence

nuit des temps,

dissiper en partie ses ténèbres et rétablir des notions qui

semblaient à jamais perdues. toire ancienne, telle récits

Les

En moins

siècle,

l'his-

qu'on croyait la savoir d'après

les

des historiens, a presque entièrement changé d'aspect.

vieilles civilisations

de l'Orient, naguère encore

térieuses, sont revenues à la lumière.

dans

d'un

les

tumuli,

les

Les

monumerits mégalithiques,

lacustres de la Suisse, les crannoges

si

mys-

fouilles opérées

d'Irlande, les

les cités

terramare

l'histoire et les historiens

410

d'Italie, les tourbières et les

mark,

cavernes

les

kioekken-mœddings du Dane-

les abris

et

de

la

France

et

de

la

Bel-

gique, ont révélé des populations dont la plupart vivaient

dans une sauvagerie profonde...

Ces les

restitutions qui

tiennent du prodige

mieux que

et,

miracles des thaumaturges, rappellent les morts à la vie,

ne sont que

ébauches d'une science qui

les

des jeux

s'essaie,

d'Hercule au berceau. Laissons ces recherches, encore récentes et

et s'étendre

si

incomplètes, se poursuivre pendant des siècles

si

à toutes les régions

du globe,

leurs résultats se

coordonner, de vastes lacunes se combler,

verra

et l'on

le

passé s'illuminer de clartés croissantes. L'avenir écrira sur

preuves l'histoire du genre humain, depuis sa phase d'animalité native jusqu'à l'époque, voisine de nous, où

il

a

pu

se

raconter lui-même, histoire bien différente de celle que les historiens nous ont faite, puisqu'elle ne mentionnera ni

nom

propre, ni

tater

que des données générales,

faits

communs, mais

moins

un accident mémorable, histoire

ne pourra cons-

relatives à des foules et des

vraiment scientifique

positive par la rigueur de sa méthode,

certitude de ses inductions,

que

globe ou de l'évolution de la

vie.

Les

et

lois

de

un

celle

l'histoire, transportées

de

la

et

comme

non

par la

formation du

dans ce champ indéfini

de spéculations, y trouveront, nous en avons la ferme assurance, une éclatante confirmation. Elles ne seront plus

seulement probables, sera

reconnu

elles

deviendront certaines quand

qu'elles s'appliquent

non moins exactement qu'au présent borné. La grès,

que

les historiens

il

au passé sans bornes loi

du pro-

n'ont pas su dégager de leurs narra-

tions sans fin, ressort déjà plus clairement des inférences

de

la préhistoire

torique.

Ne

que de l'étude mal

sera-t-elle

faite

de

la

période his-

pas démontrée jusqu'à l'évidence,

à mesure qu'on reculera dans le passé,

on trouve

d'une sauvagerie toujours plus bestiale

?

traire, écarter

comme un

Il

si,

les vestiges

faudrait, au con-

vain mirage l'idée d'une marche

DEIV10NSTRATI0N DES LOIS DE L'HISTOIRE

ascendante de notre espèce gines, idéale,

les

d'un état paradisiaque,

l'accablant

témoignage d'une

Mais,

besoin de

le dire,

assertions de la science

;

tout

I

en se rapprochant de ses ori-

si,

on venait à découvrir

est-il

41

et,

traces

dans

d'une perfection les

âges suivants,

dégénérescence

graduelle.

rien n'infirme jusqu'ici les

dément

les rêves

de

la poésie.

III

APPLICATION DES

LOIS

DE L HISTOIRE AUX FAITS EVENTUELS.

PRÉVISION DE L'AVENIR

Si

grand que

soit

en histoire

des restitutions du

l'intérêt

passé, le pouvoir d'émettre des prévisions a bien plus de

prix encore, parce que, d'une part,

il

soumet à une épreuve

décisive la justesse des lois proposées, le

moyen

et,

de

l'autre,

donne

d'en faire l'application à la conduite de notre

vie.

La démonstration

la

plus catégorique des

d'une

lois

science consiste à charger l'avenir d'en opérer la vérification

permanente. Tant que, pour étayer leur vraisemblance, on ne dispose que d'un nombre limité de le

présent ou rétablis dans

le passé, la

faits

observés dans

certitude n'est pas

entière, car bien des exceptions ont pu échapper. Mais, quand on affirme par avance la généralité des faits éventuels, on doit vite reconnaître si, en effet, la règle posée les régit

tous, parce

malie, ne

que chaque

fait contraire,

passant à

d'ano-

l'état

manquera pas d'être signalé. Si donc promptement démentie, et le premier

la loi est

fautive, elle sera

fait

qui l'infirmera la ruinera. Si, au rebours, elle est exacte, elle sera

confirmée par

verra se former avec

le

la totalité

des

faits

prévus

et l'on

temps une accumulation de preuves à

laquelle nulle prévention ne résistera. C'est cette expérience

sans cesse renouvelée et toujours avec succès

qui

rend

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

412

inébranlable notre croyance en la

des lois naturelles.

fixité

Nous nous dans que nous en tirons à tout moment, nous ne fions à leur ordre parce que,

les inférences

trouvons

les

jamais en défaut.

Outre l'avantage de démontrer jusqu'à parfaite évidence des lois étudiées,

la justesse

méthode

cette

dans

a,

la

Ce qui rend

pratique, les conséquences les plus étendues.

inestimable la valeur des connaissances positives, c'est que les lois

qui règlent

le

cours des choses permettent à

la

raison d'agir en vue de leurs résultats nécessaires et d'en diriger

les

contingences dans

de nos

sens

le

intérêts.

« Savoir, c'est pouvoir, dit excellemment Bacon... La science «

puissance de l'homme se correspondent de tout

et la

« point

et

tendent au

« sommes de

la

même

but

c'est

;

l'ignorance où nous

cause qui nous prive de

l'effet,

« peut vaincre la nature qu'en lui obéissant, « principe,

« but ou

effet

ou cause dans

moyen dans

les sciences

la

car

et ce

on ne

qui était

la théorie, devient règle,

pratique

» Descartes compare

(i).

à des arbres chargés de fruits. Celle qui serait

trouvée stérile ne mériterait guère d'être cultivée.

La

faculté de prévoir avec certitude est le signe auquel

on reconnaît qu'une science bien

établies,

on en

tire,

est faite.

pour

les

Là où des

lois

sont

éventualités futures, des

conséquences sur lesquelles on peut compter. Là, au contraire,



l'on n'a

qu'un soupçon de

émettre des conjectures

et toute

vérité,

Lorsque l'astronomie a déterminé volutions

d'un

système

on

est réduit à

prévision est aventurée.

d'astres,

les elle

éléments des

ré-

en état

de

est

prédire leurs situations respectives à une date fixée.

Almanachs

et

annoncent

les

nos Tables de

phénomènes

qu'on admirerait davantage

(i)

Nopum organum,

I,

aphor.

la

célestes si

i

avec une

l'on était

et 3.

Nos

connaissance des temps précision

moins habitué à

la

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE voir se vérifier constamment. effets

les

données

;

La physique

chimie,

normales de

la biologie,

;

organique. Toutes

la vie

sonnées de nos arts se fondent sur des a vérifiées,

méthode sur

et

la

même

conditions

combinaisons qui doivent résulter

les

d'un mélange de substances

fonctions

les

pratiques rai-

les

que l'expérience

lois

nous ne pouvons rien entreprendre avec nature sans nous proposer des résultats

voulus, cherchés

Pour

prédit de

de ses agents appliqués dans des la

4l3

et

conséquemment prévus.

son tour preuve d'aptitudes scientifiques,

faire à

l'histoire serait aussi rait à rien si elle se

tenue de prévoir. Son

utilité se rédui-

bornait à nous apprendre ce qui n'est

plus et nous laissait ignorer ce qui doit être. Soumettons-la

donc à cette nouvelle épreuve et, dût-elle y perdre les derniers lambeaux de son prestige, demandons-lui ce qu'elle autorise de prévisions fondées. La réponse nous fixera sur la de son savoir

réalité

Une ment

les

sur le profit qu'on en peut attendre.

les

doutes,

ils

sont incapables de la fournir.

ce qui concerne les particularités de la vie

objet exclusif de leur étude, le

pour embarrasser cruelle-

historiens, car cette preuve qu'on exige d'eux et

qui lèverait tous

En

et

pareille question" est faite

ils

humaine,

ne peuvent que pressentir

probable, peser des chances et préjuger l'inconnu. L'his-

toire des fonctions est seule à

même

de prédire

le certain.

DE LA PREVISION DES FAITS SINGULIERS

Prévoir est impossible dans l'ordre des

faits

que

les

his-

toriens subordonnent à des influences occultes. Dès qu'ils

font intervenir,

comme

cause des événements, la libre ini-

de l'homme, une action divine ou providentielle, les caprices de la fortune ou les arrêts du destin, ils doivent

tiative

renoncer à rien prédire avec certitude, puisque

les

décisions

l'histoire et les historiens

414

de ces agents échappent à toute règle dont on puisse

rai-

sonner à coup sûr. Notre volonté personnelle, versatile, révocable, sujette à des retours, à des contradictions sans circonstances

Que

fin,

tourne avec

les

girouette au souffle des vents.

pourrait-on affirmer d'elle qu'elle ne démente à l'occa-

sion ?

dans

comme une

Quand

nul n'est assuré de persister jusqu'au bout

ses résolutions les

mieux arrêtées, qui oserait se porter ? Rarement les hommes exécutent

garant de celles d'autrui

ce qu'ils décident, tiennent ce qu'ils promettent et font ce

qu'on attendait d'eux.

Il

n'y a place, en cette matière, qu'à

des conjectures, combien faillibles

et

souvent déçues, nos

mécomptes de chaque jour le disent assez clairement. Quand on attribue à l'action divine le gouvernement du monde, on devrait conclure à la résignation du fatalisme pour ce qu'un

être tout-puissant

même

sagesse, sans

édicté

dans sa toute-

chercher à pressentir

« Les événements régis par

desseins.

ses

des volontés

surnaturelles

« peuvent bien laisser supposer des révélations

;

mais

ils

« ne sauraient évidemment comporter aucune précision « scientifique dont la seule pensée constituerait un sacri«

lège (1).

pénétrer il

serait

le

» Alors secret

même,

d'ailleurs,

qu on J

réussirait à

des intentions providentielles,

comme

déraisonnable de prétendre y rien changer,

il

ne

resterait qu'à s'humilier et à se soumettre.

Enfin

le rôle

assigné à la fortune dans la production des

accidents de la vie

de présumer cécité (2).

humaine ne nous donne aucun moyen

ses caprices et frappe notre clairvoyance

Un événement

de

qui se prépare ou qui s'accomplit

admet une infinité de chances intercurrentes entre lesquelles on ne peut faire un choix raisonné, car c'est bien souvent la plus insignifiante ou (1)

(2)

la

mieux cachée qui l'emportera.

A. Comte, Cours de philosophie positive, leç. 48. « Nescia mens hominum fati sortisque futurse. » (Enéide, X, 501.)

DEMONSTRATION DES LOIS DE L HISTOIRE

415

moindre élément de variation dans l'ordre que nulle logique ne lie, leur suite va s'engager dans une route nouvelle et s'écarter de

Introduisez

le

instable de hasards entière

plus en plus de celle qu'elle semblait devoir suivre. «

« Fortune, disaient les Grecs, chemine sur « d'un rasoir à mettre

en

démontre

la

dans

le

dans

les

double impuissance où l'on et

de

les

de

accidents est

de

les

La

tranchant

» L'influence des petites causes,

(i).

lumière

passé

le

si

aisée

l'histoire,

expliquer

prévoir dans l'avenir, car, lorsque

tout dépend ainsi de tout, rien ne dépend plus de rien.

Les

faits

d'un concours d'actions tou-

fortuits résultent

mal déterminées. L'ignorance où l'on est de leur nombre, de leur force, de leurs conflits ou de leur accord, empêche de certifier celle qui, en réalité, prévaudra. Notre jours

prévoyance se borne à imaginer des conjectures auxquelles notre témérité se

fie,

mais plus souvent démenties que con-

firmées par l'événement, parce que, parmi les occurrences multiples,

une seule

est affirmée, la raison,

qui cherche le

probable, ne pouvant se rencontrer que par exception avec

qui admet tout

la fortune,

le possible.

«

« ment, dit Guichardin, prenez par écrit

A les

chaque événeconjectures de

« quelque sage personnage, relisez-les à quelque temps de «

là, et

vous trouverez qu'elles

« aussi bien que « nouvelle année « ments de ce

les :

monde

(2)

»

!

Nous raisonnons au hasard suffit

que

négligée, séries

la

peu près à chaque

tant est grande l'incertitude des événe-

Alors que nous croyons avoir il

se sont réalisées à

prévisions des astrologues

sur ce que le

le

hasard amène.

plus de chances de réussir,

fortune s'en réserve une seule, inaperçue ou

pour

avoir

le

droit

de

la

produire, avec des

inattendues de conséquences qui bouleversent nos

plans, déconcertent notre sagesse et dérobent le succès aux

(i)

(2)

'EttI ÇupOU 1<7T0CT0» <XXfX7]Ç.

Guichardin, Ricordi politici

e civili.

4 6

l'histoire et les historiens

J

mieux combinées. « Tant

entreprises les

chose vaine

c'est

que l'humaine prudence Et, au travers de « nos projets, de nos conseils et précautions, la fortune «

frivole

et

!

« maintient toujours la possession des événements

(i).

»

Dans de telles conditions, il faut n'être pas médiocrement présomptueux pour se flatter de prévoir des éventualités. Quel peuple, s'endormant en paix, réveiller

en guerre

et,

est sûr de ne pas se vainqueur aujourd'hui, de n'être pas

vaincu demain ? Qui garantiraque, au hasard de

un bon

ne sera pas suivi d'un

roi

Marc-Aurèle n'aura pas dira

comment

Commode

la naissance,

roi détestable et

pour

héritier (2) ?

que Qui

doit finir telle aventure, tourner telle révo-

lution ? Les questions de ce genre,

Sphinx de

le

rarement

la politique

tranchées

par

expie son audace à tenter

ner

énigmes. Les

les

animaux

astucieux

»,

incessamment posées par aux Œdipes en fonction, sont

eux, le sort

et

plus

d'un

téméraire

ou son inhabilité à devi-

hommes d'Etat « ces perfides et comme les appelle Adam Smith (3), ,

s'arrogent la mission d'exploiter les contingences futures et,

sans rien savoir de l'avenir, prétendent néanmoins tout

régler.

Ce

sont de simples empiriques qui se font

liaires

de

la fortune et les serviteurs

du hasard.

point parmi eux de savants qui calculent juste. dirigent,

non par méthode, mais par

les

auxi-

Il

n'y a

Tous

se

inspiration, d'après

des pressentiments obscurs. Réduits, faute de

lois, à

des

marchent à l'aventure au triomphe ou à l'insuccès. Qui est heureux passe pour habile qui échoue

expédients,

ils

;

court grand risque d'être réputé maladroit. Ainsi, en

La

arriver.

fait d'accidents,

rien n'est assuré, tout peut

seule chose certaine, c'est qu'il y aura de l'im-

Montaigne, Essais, I, 23. « Coupez-vous la gorge vingt ans, Messieurs les fous, versez des « torrents de sang pour avoir Germanicus et Agrippine dignes de « régner ils vous feront présent de Caligula » (Joseph de Maistre, (1)

(2)

;

Lettres). (3)

De

la richesse

des nations, IV,

5.

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

417

prévu. Le sage a soin de lui ménager une large part dans

encore cette part,

ses projets, et

dence de petite.

la

faire

La prévision des choses

deux que

qu'il ait la pru-

presque toujours trop

fortuites est

engage contre

la raison

chances diverses, mais où qu'il est

grande

si

se trouve-t-elle

,

un

fortune

la

jeu hasar,

avec des

gain n'est jamais sûr. Tout ce

le

permis de dire, dans

l'attente

de l'événement,

c'est

mot de César « Aléa jacta est (i) ». Nous agitons les dés d'une main fiévreuse. Qu'amèneront-ils ? C'est le secret le

:

de l'avenir, les

contre nous,

et,

dés sont pipés

Quoique

le sort a la partie belle,

parce

(2).

les historiens

tude des événements,

ils

n'ignorentpas

la perpétuelle incerti-

ne laissent pas de croire que

la

con-

naissance du passé, venant en aide aux perplexités du présent, peut

nous

faire profiter des leçons

de l'expérience

et

trancher nos hésitations par l'exemple des cas analogues déjà survenus. Thucydide compose,

«

afin

que

si,

par la suite,

« blables, on voie, en jetant

« ce

qu'il est utile

de

en leçons

l'histoire

pragmatie l'école, un

(TroavaaTixY,);

traité

les

son histoire,

yeux sur ce qui a

faire (3) ».

de mettre

dit-il,

arrive des événements sem-

il

Polybe

et appelle

se

été écrit,

propose aussi

son œuvre une

voulant indiquer, par ce terme de

de politique en action, « à l'usage des

«

hommes

«

et tacticiens...

«

servir, le reste est stérile et sans application (4) ».

d'État, des administrateurs, légistes, diplomates

« plus salutaire «

même

Enlevez, ajoute-t-il, à l'histoire ce qui peut

avantage de

et principal

— « Le

l'histoire, dit

Tite-Live, c'est d'exposer à vos regards, dans

de

un

« cadre lumineux, des enseignements de toute sorte qui « semblent vous dire

:

Voici ce que tu dois faire

« tu dois éviter, dans ton intérêt (1)

Suétone, Cœsar, 32.

(2)

Oi xu 3oi Aloç

comme

et ce

de! eùirurtouat (proverbe grec).

è

de la guerre du Péloponèse, Histoire générale, I, 1 et 2 XII, 25.

(3) Histoire (4)

I,

que

dans celui de

22.

;

27

la

8

l'histoire et les historiens

41

« chose publique

»

(i).

Commynes

est

persuadé que

les

princes tireraient beaucoup d'avantage de l'étude des his-

voyent largement... de grans frauldes,

toires. « esquelles se

« tromperies «

faict...

parjurements que aucuns des anciens ont

L'exemple d'ung Et

« sieurs... «

et

est assez

pour en

me semble..., un homme saige

moyens de rendre

faire saiges plu-

l'ung

ce

est,

« toires anciennes et apprendre à se conduire

« entreprendre saigement par

« nos prédécesseurs»

aux

«

« propos ont une

loi

:

par

En conséquence,

il

garder

et

et

exemples de

les

recommande

d'entretenir auprès

d'eux

gens de robbes longues » qui « à tous

et

Amyot

icelles et

ignorants »

seigneurs

« quelques clercs

enfin

(2).

grands

des

d'avoir leu les hys-

au bec ou une hystoire

« L'histoire est une reigle

(3) ».

Citons

instruction

et

« certaine qui, par exemple du passé, nous enseigne à iuger « du présent

et

à prévoir l'advenir affin que nous sçachions

« ce que nous devons suivre ou appeter

La

« fuyr etesviter...

nous faust

et qu'il

lecture des histoires est

une eschole

« de prudence... Aussi list-on qu'Alexander Severus, très « sage

«

et

vertueux empereur de Rome, toutes

fois qu'il avoit à délibérer

« quence, tant au

faict

de

la

En

les histoires (4).

renommez de sçavoir

»

consultant de la sorte, Alexandre Sévère pouvait trouver

occasion d'apprendre un peu d'histoire ces

;

mais

conférences beaucoup de lumière pour

cultés pendantes ?

Nous ne

posent

(2)

la

retirerait-il

de

sortir des diffi-

l'oserions soutenir.

n'enseigne point aussi clairement que

(1)

quantes

guerre que de gouvernement,

« appeloit tousiours ceulx qui estoient

« bien

et

de quelque chose de consé-

L'histoire

les historiens le

sup-

conduite à tenir dans une conjoncture donnée,

Annales, préface. Mémoires, III, 6.

(3) Id., id.

Préface à la traduction des Hommes illustres de Plutarque, et Histoire Auguste, Lampride, Alexandre Sévère, 15. (4)

DEMONSTRATION DES LOIS DE L HISTOIRE et les maîtres clercs qui

ne sont pas pour cela

4IQ

ont toujours « une histoire au bec »

les conseillers les plus sûrs.

Voltaire, dissertant sur l'utilité de l'histoire, a l'étonnante

naïveté de prétendre que « les fautes passées servent beau-

« coup en tout genre... L'histoire du tyran Christiern peut

« empêcher une nation de confier « tyran

et le

:

désastre de

le

pouvoir absolu à un

Charles XII devant Pultawa

« avertit un général de ne pas s'avancer dans l'Ukraine sans « avoir de vivres

(i) ».

Suivant Bacon,

le récit

des fautes

de Clément VII, si bien décrites par Guichardin, serait excellemment propre à guérir de l'irrésolution et de l'incons-

comme

tance,

opiniâtreté

:

celui des fautes

marcher avec son

moment

de Phocion, d'une extrême

l'exemple de Caton d'Utique apprendrait à siècle... (2).

Enfin Bayle, oubliant un

son scepticisme, qui pourtant n'aurait jamais été

mieux placé, tient qu'avec une belle sentence de Tite-Live ou de Tacite on peut retourner une assemblée, ramener à l'obéissance des esprits mutinés, « et voilà

« étouffée dans son berceau

(3).

une guerre

civile

»

Tant de candeur surprend chez des philosophes. Les exemples sont-ils vraiment instructifs à ce point? Le premier tyran exposé au autres impossibles?

byse

et

pilori

La

fin

de

l'imprudence de Charles XII

sement à Napoléon ? N'y grades parmi

les lecteurs

a-t-il

rendu tous les prémuni Cam-

l'histoire a-t-il

de Cyrus

a-t-elle

a-t-elle servi d'avertis-

plus d'obstinés ni de rétro-

de Plutarque, d'irrésolus ni d'in-

constants parmi ceux de Guichardin ? Si l'histoire était aussi efficace

pour

les corriger, les

hommes

seraient sans excuse,

car jamais les mauvais exemples ne leur ont l'expérience

même (1)

p.

De

les

montre

qu'ils

manqué. Mais

ne nous instruisent guère,

moralistes nous reprochent d'être plutôt enclins

Vutilité de l'histoire,

Œuv.

compl., Genève,

1768,

t.

10. (2)

(3)

De

et

la dignité et de Vaccroissement des sciences, I. Dissertation contenant le projet d'un dictionnaire critique.

VII,

l'histoire et les historiens

420

Si les fautes des

à les imiter.

en préservaient

pères

les

y a longtemps que le monde serait parfait "1 Quand nos propres sottises ont tant de peine à nous amen-

enfants,

(

il

.

pouvons-nous beaucoup attendre de

der,

Imprudents

et faillibles

vement dans

mêmes

les

mêmes

les

celles d'autrui ?

par nature, nous tombons successi-

comme

erreurs

les

oiseaux dans

parce que, où d'autres se sont laissé

pièges,

prendre, chacun espère se sauver.

Quelques auteurs insistent de préférence sur l'histoire

rieux exemples.

modèles

l'utilité de'

pour nous exciter aux grandes choses par de glo-

et

Ils

nous présentent

leur ressembler. «

On

ne peut,

la

comme

des

généreuse envie de

dit Valère

hommes

« transport la vie des grands

héros

les

voudraient nous inspirer

Maxime,

(2).

lire

sans

» Plutarque, en

se faisant leur historien, déclare poursuivre

un but moral

De son

côté, Froissart

pour se

«

les autres et

pour lui-même

propose de « registrer les

et

honorables aventures

(3).

mettre en perpétuelle mémoire et

d'armes... afin que les

faits

« preux aient exemple d'eux encourager en bien faisant (4) ». Enfin, tous les hagiographes ont eu le pieux désir d'exposer

aux

fidèles les vies des saints

Le dessein toriens vrai,

est

comme des

assurément louable

;

s'exagèrent-ils l'efficacité de

comme on

le

s'allumer en

lui,

mais peut-être les l'émulation.

S'il

hisest

rapporte, que les lauriers de Miltiade

empêchaient Thémistocle de dormir tait

exemples à imiter.

(5)

;

que Scipion sen-

au souvenir des exploits de

ses ancê-

termine son Histoire de la guerre de Sept ans par ces « C'est le propre de l'esprit humain que « les exemples ne corrigent personne les sottises des pères sont per« dues pour les enfants. Il faut que chaque génération fasse les sien« nés... » (2) «Exsultat animus maximorum virorum memoriam percurrens » (1)

Frédéric

réflexions

II

moins optimistes:

;

(Factorum dictorumque memorabilium,

lib. IV, 3, §

i3).

Vie de Paul-Emile, 1. (4) Chroniques, prologue. Ailleurs, il dit vouloir « exemplier (ins« truire par exemple) les bons qui se désirent avancer par armes » (Id.,A. i388). (5) Plutarque, Vie de Thémistocle. (3)

DEMONSTRATION DES LOIS DE L 'HISTOIRE très.,

marcher sur leurs

l'ardeur à

traces

(

i

que César

et

;

)

42

I

ait

versé des larmes de regret de n'avoir encore rien accompli de

mémorable à c'est

l'âge

où Alexandre avait déjà conquis l'Asie (2);

que ces ambitieux de renommée étaient prédestinés à

sentir

de

douleurs

telles

ils

;

mêmes dans la voie où d'autres aux hommes du commun, le

avaient précédés.

les

de

récit

trouble pas, d'ordinaire, leur quiétude.

chaque

admirent de loin

Ils

en augmenter

le

nombre.

de héros, l'intention ne tudes spéciales

et

stances propices.

faire

les égaler,

componction

jour, les fidèles entendent avec

panégyrique des saints sans

beaucoup

d'efforts

savent que, pour jouer

Ils

suffit pas. Il faut

Quant

héroïques ne

faits

sans être tourmentés du désir de

les illustrations et,

engagés d'eux-

se seraient

le

pour

le rôle

de plus des apti-

un concours extraordinaire de circonNe serait-il pas d'ailleurs contradictoire de

vouloir ériger en règle ce qui n'est loué qu'à

d'excep-

titre

tion ?

Lorsque

les

historiens

cherchent dans

les

événements

passés des leçons applicables aux événements futurs,

commettent une prodigieuse méprise, faits singuliers

chacun d'eux

même

est leur singularité

pareilles

et

,

qui, faisant de

se reproduire

conséquemment

ne

,

entre eux que des assimilations, trompeuses.

acteurs diffèrent et qu'il suffit

ils

propre des

le

de causes locales

la résultante particulière

momentanées, ne permet à aucun de conditions

car,

et

dans des

comporte

Comme

les

du moindre incident pour

tout changer, les choses ne gar/lent pas longtemps leur faux air

de ressemblance,

même

et celles

qui paraissent

finissent toujours autrement.

En

commencer de

outre, l'histoire est

assez riche d'exemples pour que, dans chaque occurrence,

on puisse en invoquer pour

(1)

Salluste, Jugurtha, 4.

(2)

Plutarque, Vie de César.

et contre.

Corneille

fait dire

à

.

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

42 2

Auguste, indécis entre

de César

les destinées

contraires de Sylla et

:

Mais l'exemple souvent n'est qu'un miroir trompeur Et l'ordre du destin qui gêne nos pensées N'est pas toujours écrit dans les choses passées Quelquefois l'un se brise où l'autre s'est sauvé, Et par où l'un périt, un autre est conservé (i). »

«

;

:

Il

n'y a

toire

en

dont

le

donc

rien à espérer des enseignements de l'his-

de particularités. Le passé n'a pas de leçons

fait

présent puisse profiter

et

nous arrivons toujours

novices à des situations toujours nouvelles qui n'est pas tous stérilité

les

d'une fausse science quand

il

écrit

« ancienne n'est peut-être utile que de la « que

(2).

jours de son opinion, juge :

Voltaire.

mieux

la

« L'histoire

même

manière

par de grands événements qui sont

l'est la fable,

le

« sujet perpétuel de nos tableaux, de nos poèmes, de nos « conversations, «

Il

dont on

et

tire

de beaux

faut savoir les exploits d'Alexandre

« travaux d'Hercule

traits

de morale.

comme on

sait les

»

(3).

Tout au plus pourrait-on admettre que l'histoire, lue avec réflexion, suggère une sorte d'expérience abstraite, de philosophie générale, dont l'application

est

toujours

délicate et fort incertaine. « Je considérai, dit Louis

XIV,

« que la connaissance de ces grands événements que

«

monde

a produits en divers siècles, étant digérée par

« esprit solide « dans

effet l'utilité

(1)

et agissant,

de

Cinna, A.

Le

l'histoire.

II, se.

pouvait servir à

importantes

les délibérations

(4).

fortifier la

»



se

le

un

raison

borne en

reste est illusion pure. Régler

1

Qui sera sûr que la règle générale se rapporte au cas singulier, « au hasard obscur de ce jour ? Qui peut savoir, qui peut prévoir ? » (Michelet, Histoire de France, t. VII, la Renaissance, ch. xn.) t.

(2)

«

(3)

Nouvelles considérations sur

l'histoire,

Œuv. compl.. 1768,

VII, p. 9. (4)

Mémoires pour servir

Périgny

et Pellisson),

1806,

à Vinstruction t.

I,

p.

290.

du Dauphin (rédigés par

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE la politique

42 3

du jour sur des préceptes déduits d'accidents

antérieurs serait se montrer chimérique à plaisir. intuition des

hommes

ont pratiqué

livres,

La

vive

d'Etat qui, au lieu de pâlir sur les

la vie

de leur temps

et s'inspirent

de ses

besoins, est préférable au vain savoir d'érudits qui, ayant

fréquenté les morts plus que les vivants, ne connaissent bien que les âges évanouis. Les meilleurs historiens ne font

pas

les

plus clairvoyants ministres. Pour sauver

mieux valent un paysan laboureur

péril,

une bergère

natus,

d'échalas

ayant

le

comme

sens

dont

toire

du

comme

un État en

comme

Cincin-

Jeanne d'Arc ou un fendeur

Lincoln, ne sachant rien du passé, mais présent,

l'esprit,

que de doctes professeurs

d'his-

hanté d'hallucinations pédantesques,

s'égare à poursuivre entre des situations dissemblables de

décevantes analogies. Tel pensait recommencer en France qui marchait à une révolution

la révolution d'Angleterre

inédite et a perdu Louis-Philippe en lui promettant le sort

de Guillaume d'Orange

(i).

Il serait donc logique et sage de renoncer à prédire les événements futurs autrement qu'avec réserve et sous forme

dubitative, car là

où nulle science

cience est aventurée. Mais

si

n'est exacte, toute pres-

vive est la curiosité de l'avenir

qu'on n'a pu se résigner aux suites d'un pareil aveuglement ni

le

« Tousiours béants après

croire sans remède.

« choses futures (2)

», les

de chimères plutôt que de

hommes se

ont préféré se repaître

résoudre à ignorer ce

pouvaient savoir. « Embabouinés de «

trice

»

et

les

la

science

qu'ils,

ne

divina-

« donnant auctorité à toute façon de prognos-

(1) Sur le parallèle si mal à propos rêvé par M. Guizot, voy. son Histoire de la révolution d'Angleterre (1826), t. I, et II, et le Discours en tête des derniers volumes (1850). Lui-même a reconnu son erreur « Nous avions, écrivait-il, l'esprit plein de la révolution « de 1688, de son succès, du beau et libre gouvernement qu'elle a :

« fondé... » (2)

Montaigne, Essais,

I,

3.

l'histoire et les historiens

424 « tiques

(1) », ils

ont essayé de percer, à l'aide de pratiques

On

superstitieuses, les ténèbres impénétrables de l'avenir.

a vus interroger les Dieux, consulter les astres,

les

préter les songes, évoquer des ombres, épier le vol

ou

le

des victimes, mettre

chant des oiseaux, scruter

les entrailles

en œuvre

plus étranges

les artifices les

inter-

et

ne réussir qu'à

tromper, par de fantastiques visions, l'âpre désir qui les tourmentait. L'histoire

abonde en

récits

de présages, d'avertissements

de signes, témoignage de l'universelle

et

folie.

Le passé

a

vu

se produire force prophètes, sybilles, oracles, pythonisses,

devins, sorciers, astrologues,

etc.,

qui tous affirmaient pos-

séder une connaissance surnaturelle de l'avenir profession de la vendre à la crédulité des sots

et faisaient

Mais

(2).

ils

avaient soin de formuler leurs prédictions en termes vagues, obscurs, embarrassés, propres à faire suspecter leur lucidité

ou leur bonne

foi.

Ceux mêmes qui, se disant inspirés de le mieux informés, ne laissaient pas

Dieu, auraient dû être

d'exprimer confusément phéties de Zacharie,

même, «

si

les

peu

choses.

claires,

Spinoza

cite les

pro-

au dire du prophète

lui-

comprendre sans une explication; « et Daniel, même avec une explication, ne put* com« prendre les siennes (3) ». Les Centuries de Nostradamus (1 555) ont mis à la torture des commentateurs assez naïfs qu'il

ne put

les

pour chercher un sens à des logogryphes rendus intentionnellement ténébreux afin qu'on pût y trouver ce qu'on voudrait.

Ce on

n'est point ainsi qu'il faudrait

le savait.

devrait pas,

(1)

La

comme on

Montaigne, Essais,

II,

Qui inventa cet art « rencontra un imbécile » (2)

«

annoncer

l'avenir,

prévision gagnerait à être explicite. le

fait

communément,

19. (de prédire) ?



se

On

si

ne

borner à

Le premier fripon qui mœurs, Discours

(Voltaire, Essai sur les

préliminaire). (3)

Traité théologico-politique, ch.

et Daniel, xn, 8.

11;

voy. Zacharie,

1,

9 et

10,

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

sommaire de quelque éventualité d'ordre géné-

l'indication ral et plus

se

mêle à

gagne à

42 f>

ou moins probable, parce qu'une part qu'on peut deviner

la réussite et

la loterie.

diction d'un

de

serait aisé

Il

événement

surprenante exactitude

citer des cas

(i)

mais

;

les il



la pré-

accomplie avec une

spécifié s'est

ne tirent pas à conséquence, car

aléatoire

comme on

prévisions de ce genre

serait plus facile

encore

d'en citer bien davantage que l'événement a démenties. spéculer sur ce qui relève

chance de rencontrer

Autant vaudrait cela

des soldats à la cible pendant

faire exercer

le

blanc sans que

prouve son adresse. Une prescience véritable devrait

énoncer en détail lorsqu'ils

marquer être

du hasard, on a toujours une une foule de rencontrer faux.

juste et

L'un deux pourra mettre dans

la nuit.

A

les choses.

De même que

prédisent une éclipse de soleil, l'instant

partielle,

précis et la

annulaire

ou

astronomes,

les

ont soin d'en

durée, de dire enfin

totale,

si elle

doit

d'indiquer les

régions où elle sera visible, les voyants qui, en histoire, liraient

clairement dans l'avenir, devraient désigner

les

acteurs, le lieu, la date, spécifier les incidents et les suites

de l'événement annoncé, en un mot avec autant de précision que passé.

Mais,

outre

que cela

les

le

raconter par avance

historiens

quand

il

est

impliquerait contradiction,

puisqu'on pourrait souvent pourvoir à un accident prévu et

l'empêcher d'arriver, qui a jamais entendu parler de

divinations pareilles

prophétie formelle,

?

On

ne

citerait

pas

nette, circonstanciée,

un exemple de dont

l'antério-

(1) Durant tout le cours du xvin» siècle, nombre d'esprits clairvoyants ont prévu l'approche d'une grande révolution, et l'on a dressé des listes de ces curieux pronostics formulés parfois avec une précision singulière). Prévost-Paradol a signalé d'une façon saisissante l'imminence du choc entre la France et la Prusse (La France nouvelle, fin). Victor Hugo, dix ans avant que personne n'y songeât, avait annoncé le retour des cendres de Napoléon (« Dors, nous t'irons chercher... » Voy. Chants du crépuscule, A la Colonne, pièce datée du 9 octobre i83o). H. Heine a prédit le renversement de la colonne Vendôme par des mains françaises, etc.

l'histoire et les historiens

426

authentique (1). Toutes dans un vague prudent, s'enveloppent de nuages, cachent sous des emblèmes, s'expriment par figures ou

rite soit certaine et la réalisation

se tiennent se

allégories,

que

réclament des commentaires non moins douteux

le texte (2),

ne montrent rien, en

et

ce qu'elles prétendent

définitive,

de

découvrir. L'événement accompli,

on dispute pour savoir

c'est

si

bien de

lui

que

l'oracle

voulait parler. Chrétiens et Juifs interprètent contrairement

prophéties de la Bible relatives à la venue d'un Messie.

les

Les

premiers

assurent qu'il

seconds, à qui seuls

il

était

Les prophètes avaient oublié d'être L'ambiguïté exception,

ils

est si

bien

la loi

deviennent

tandis que

arrivé,

est

les

promis, l'attendent encore

:

clairs.

des oracles que lorsque, par

explicites,

la

suspecte

science

men-

aussitôt leur date. Rencontre-t-elle dans l'un d'eux la

tion de quelque circonstance précise, le présent lui paraît

trop tôt instruit des la

faits

prophétie antidatée.

Il

du lendemain,

est

en

effet

et elle

déclare

de règle pour

la cri-

tique historique que l'indication expresse d'une particula connaissance, non au futur, mais au Ce moyen de contrôle sert à fixer la date des non datées « Tant que les prédictions sont

larité

en implique

passé

(3).

prophéties

:

« minutieusement conformes à l'histoire, « certain

qu'elles

on peut

être

sont postérieures à l'événement. Dès

« que cet accord cesse,

la

date cherchée se révèle

(4).

»

(1) L'unique exemple d'une clairvoyance aussi lucide serait la Prophétie de Calotte, où est indiqué, à la date de 1789, le sort de personnages connus qui devaient mourir tragiquement pendant la Terreur. Mais cet opuscule de Laharpe, son meilleur titre littéraire, n'a paru qu'en 8o3. (2) Pascal convient que certaines figures de la Bible paraissent « un « peu tirées par les cheveux » [Pensées, édit. Havet. t. II, p. 1). que Cyrus, (3) Bossuet admire comme un miracle de divination deux cents ans avant sa naissance, ait été nominativement désigné par Isaïe 'Discours sur l'histoire universelle, II e partie, ch. vi et Isaïe, xliv, 28). Mais le merveilleux cesse d'étonner quand on sait que cette partie d'Isaïe a été composée du vivant du conquérant. cr octobre 863. On a (4) Albert Réville, Revue des Deux Mondes, 1

i

1

DEMONSTRATION DES LOIS DE L HISTOIRE

Les modernes semblent un peu revenus de sans être tout à

natoire,

discrédit manifeste

;

les

;

défaut

;

monde en sur

ses conjectures

tant de fait

cier le sort plus

les autres,

se

les

pronostiqueurs fassent

Chacun émet ;

à l'occasion

mais,

parmi

mêlent de prédire, nul ne

que vanter sa les

tireuses

le

qui rencontre juste doit remersagacité.

Il

arrive

même

bornés se trompent moins

esprits

parce que, leur courte vue les empêchant de

regarder à grande distance,

ils

attendent volontiers que les

événements soient accomplis pour subtils,

bonne aventure,

l'événement prochain

et celui

qu'en cette matière

que

que

est plein.

présomptueux qui

avec certitude,

astrologues

ont peine à ne pas mourir de

etc.,

n'est pourtant pas

le

et les

deviennent rares depuis qu'on ne

brûle plus, et les diseuses de

Ce

Les oracles sont en

nécromanciens

les

les sorciers

de cartes, somnambules, faim.

427 folie divi-

on ne croit plus guère aux prophètes,

en leur pays ni ailleurs; ont disparu

guéris.

fait

la

les

annoncer. Les esprits

qui prétendent voir venir les choses de loin, sont

plus sujets à se compromettre. Le génie, spéculer sur

un long

ambitieux de

avenir, a naturellement le privilège

des plus grosses absurdités. Le candide Mickiewiçz, qui

Napoléon pour une façon de Messie, l'a gratifié du don de prophétie, inséparable de l'emploi (i). Mais, si le héros a pu émettre, sur de rapides campagnes que son tenait

ascendant dirigeait, quelques prévisions

justifiées,

il

ne sut

apparemment prévoir ni les suites de la guerre d'Espagne, ni l'issue de la campagne de Russie, ni Waterloo, ni Sainte-Hélène. Plus clairvoyant ou moins téméraire, il aurait évité sa malencontreuse fin.* Lorsque, ensuite, éten-

dant sur l'avenir un regard dont

l'intérêt

propre ne troublait

pu reconnaître ainsi le date exacte où fut écrit le livre de ï Apocalypse, dans la seconde moitié de l'an 68 (Voy. Valkmar, Commentaires sur l'Apocalypse de Jean, 1862). l Eglise officielle et le messianisme. (1) Mickiewiçz,

de Ségur, Histoire

et

Mémoires,

II,

3o.

Voy. aussi

l'histoire et les historiens

428

plus la lucidité,

a dit, d'un ton d'oracle

il

:

« Dans cin-

« quahte ans l'Europe sera républicaine ou cosaque », la prophétie avait, semble-t-il, deux chances de se réaliser

une

puisqu'elle posait

bien

!

;

les

deux

noir.

Le prophète

Eh

L'Europe

qu'est-il arrivé ?

n'est ni républicaine, ni cosaque.

dans

du blanc au

alternative

Les temps sont révolus

-s'est

trompé

sens.

DE LA PRÉVISION DES FAITS RÉGULIERS

Nous

est-il

donc

interdit de prévoir

devons-nous renoncer à pressentir

nous aurions à

les

connaître

un

croire ce qu'affirment les poètes,

les

si

avec certitude et

choses futures quand

grand

que

la

intérêt ? Faut-il

prudence des dieux

couvre à dessein l'avenir d'une nuit profonde,

bonté

même

que leur

et

nous condamne à l'ignorance pour ne pas

nous ôter l'espoir (1) ? Aujourd'hui est-il seul à nous et demain appartient-il sans réserve à la fortune ? S'il en était ainsi, notre activité n'aurait pas de sens, car nous ne pouvons rien projeter dans

l'avenir,

rien exécuter dans

le

présent, sans donner pour but à nos efforts des résultats

déterminés par avance. Pour que notre volonté s'exerce,

il

lui faut des fins à poursuivre, des suites d'effets à préparer,

«

(1)

Lucain

fait

Prudens futuri temporis exitum

Caliginosa nocte premit deus Ridetque si mortalis ultra Fas trépidât. » (Horace, Odes, dire à Jupiter

III,

29.)

:

« Sit subitum quodcumque paras, sit cœca Mens hominum fati liceat sperare timenti. ;

futuri

» {Pharsale,

II,

15.)

de témérité criminelle le fait de vouloir sonder l'avenir, et condamne ceux qui s'en sont rendu coupables au supplice de marcher à reculons, le cou tordu, les veux tournés en arrière (Inferno, XX).

Dante

traite

DEMONSTRATION DES LOIS DE

L HISTOIRE

429

et qui ne saurait rien prévoir n'aurait pas de raisons d'agir.

En

phénomènes naturels, notre latitude mesure sur ce que nos connaissances autorisent de prévisions motivées. Dans l'ordre des faits humains, la ce qui concerne les

d'action se

même

condition s'impose.

Séparons d'abord les fonctions,

nous

Il

l'histoire n'est pas incapable

de

les accidents,

sans règle assignable, et

soumises à d'expresses

domine

la

fique.

faut en prendre notre parti

Il

montrer que

reste à

la remplir.

Les premiers, où

lois.

contingence, échappent à la prévision scienti:

jamais on ne pourra

prédire sûrement de simples éventualités. Imaginer sible,

évaluer des chances

élever

un échafaudage de

conjectures, c'est à quoi se réduit

notre prévoyance bornée.

événements, « turnes » des

En

cela, toutefois, elle n'est pas

pour nous diriger à travers

inutile car,

clartés,

les

occurrences des

que Bacon appelle « noc-

recherches

ces

et

pos-

le

base mouvante,

sur cette

et,

qui consistent à recueillir des lueurs plutôt que

absolument

sont

Nous spécu-

nécessaires.

lons sans cesse sur des combinaisons aléatoires. Leibniz et

même

d'Alembert ont l'art

détail, à ce et

non une

le certain.

et

que

de conjecturer au-dessus de

l'art

qu'il s'applique

l'existence a de relatif.

science.

Il

indique

le

le résultat

le

le

mieux, dans

un

c'est là il

le

art

n'affirme pas

probable qui arrive

plus souvent déçus dans nos prédictions

des événements.

donc prudent de

Mais

probable^

Or, ce n'est pas toujours

nous sommes

par

mis

de démontrer parce

dire,

A chaque

comme

le

inférence,

il

devin Tirésias

serait

:

«

Ce

« que j'annonce s'accomplira ou ne s'accomplira pas (i) », réserve

rarement exprimée

qu'il

faut

sous-en-

toujours

tendre.

Les

lois seules autorisent,

une

nue, des prévisions infaillibles. (1)

«

Quidquid dicam aut

fois leur exactitude

Comme

recon-

l'ordre qu'elles dé-

aut non. » (Horace, Satires,

erit

II,

5.)

43o

l'histoire et les historiens

terminent

est général

marche des

et

constant, on peut déduire, de la

présents ou passés, celle des faits futurs,

faits

sans avoir à craindre d'être démenti par l'événement

moins que sur lequel

ne

la loi il

soit fausse.

Voilà

imposées par des

se

lois et d'accidents

importe de pouvoir à

il

à

faut bâtir.

Sans doute, puisque notre vie ces,

,

fondement solide

le

compose de

la fois prédire le certain et pres-

sentir le probable. Notre activité s'exerce fixe qu'elle doit suivre, et

nécessités

subordonnés à des chanau sein d'un ordre

parmi des circonstances variables

qu'elle peut en partie modifier. Elle a

donc

intérêt à con-

naître cette double condition des choses, car elle les régit alors par la direction des faits contingents et se régit elle-

même

par la considération de lois

strictes.

Mais

la pres-

cience des accidents est incertaine et secondaire, tandis que la

connaissance des

lois est essentielle,

parce que les induc-

tions qu'on en tire ont des applications générales et

ne

trompent pas. Cette connaissance, c'est dans' l'étude de l'histoire qu'on doit la chercher.

Deux

sciences, qui

dépendent

d'elle,

mais

qui participent encore de son imperfection, la morale et la politique, ne pourront se constituer à l'état positif et acquérir

toute leur valeur utile qu'en prenant pour base les lois de la vie

«

On

humaine.

l'histoire

pourrait les définir l'une et l'autre « de

appliquée ».

La morale théoriquement établie comme exposé de devoirs, manque d'efficacité parce que, se référant à un ,

idéal abstrait de perfection plutôt qu'à d'indéfectibles lois, elle n'a pas

un

caractère suffisamment impératif.

Son auto-

rité se fonde sur des croyances religieuses ou des systèmes

philosophiques

,

œuvre d'imagination

et

non de

science

dont l'exactitude ne peut pas être démontrée, et, d'autre part, elle emprunte ses sanctions à des hypothèses invérifiables. lois,

La morale

prouvées par

scientifique trouvera l'histoire,

de

un jour dans

l'activité

les

humaine, des

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE obligations plus étroites et des sanctions

moins

/\.3

I

incertaines.

L'hygiène, partie intégrante de la morale, est déjà constituée sur cette base et devra servir de modèle aux autres

Le principe général

sections de devoirs.

hommes

les

sera d'astreindre

à mettre, suivant ce qu'ils ont de raison, leur

progrès individuel en harmonie avec à se civiliser

comme

le

progrès de l'espèce,

à tendre au

elle et

même

but par

le

développement, aussi complet que possible, de toutes leurs facultés.

La

politique n'a guère été jusqu'ici que

sur des accidents tout à faire l'histoire

;

devrait,

elle

méthodiquement

aura mis en lumière

grès et les

moyens de

l'art

de spéculer

au contraire, consister sur-

l'application des lois. les directions

le servir, la

science

que

Quand

suit le pro-

du gouvernement

aura pour objet, non plus de courir des

sera créée. Elle

aventures, de trouver des expédients et de saisir des opportunités au vol, mais bien de satisfaire, lois

connues,

les

conformément à des

besoins généraux des peuples. Telle n'est

pas d'ordinaire l'habileté des chefs d'Etat, plus occupés de tenter la

fortune des

événements

,

dont

l'imprévu leur

échappe, qu'attentifs à veiller au fonctionnement de la vie publique, dont leur ingérence malencontreuse trouble

trop souvent

cours. Par l'autorité de ses lois et la rigueur

le

de ses déductions,

la

science corrigera cette fausse sagesse

des gouvernants.. Elle montrera qu'il est insensé de pré-

tendre régir

les

peuples autrement que par des lois établies

qu'on doit mettre, à prévenir

les

et

accidents perturbateurs,

autant de prudence que, d'ordinaire, on met de témérité à

les

provoquer.

le

Des applications de ce genre donneront enfin à l'histoire haut rang -qui lui appartient parmi les sciences. Elle est

encore

la

moins pratique

Les sciences de

elle sera

;

un jour la plus féconde.

effet que le gouvernement des choses l'histoire nous livrera le gouvernement de notre propre activité. Elle justifiera pleinement

la

nature ne nous livrent en ;

,

l'histoire et les historiens

432

alors le titre d'« institutrice de la vie lui

a décerné par avance Cicéron.

tresse.

Avec

elle,

il

s'agit

Nous

C'est la science maî-

de nous-mêmes

Voyons donc comment l'ordre des faits

(magistra viiœ) que

»

il

et

est possible

de notre tout.

en,faisons de pareilles chaque jour.

dans

d'établir,

humains, des prévisions raisonnées

et sûres.

Nombre de gens

seront étonnés peut-être d'apprendre qu'ils voient claire-

ment

l'avenir. Ils sont prophètes,

le savoir.

mais

ils

Non

et

bons prophètes, sans

sans doute que la présomption leur

Aveugles où

la placent à contre-sens.

de clairvoyance,

ils

sont clairvoyants





ils ils

manque

se

;

piquent

se réputent

aveugles.

Autant nos conjectures sont aventurées en matière de

faits

singuliers, autant nos prévisions sont exactes

quand

elles

Nul de nous ne

sait ce

que,

par suite d'événements imprévus, un avenir,

même

pro-

spéculent sur des

faits réguliers.

chain, peut lui apporter de joie ou de peine, de succès ou de revers. Les faveurs et les coups de la fortune surprennent

toujours. Alors

précède

et le

même

qu'on

s'y attend, l'inquiétude qui les

saisissement qui les accompagne montrent que

l'on n'y comptait pas trop.

raisonnant d'après

le

Au

contraire,

chaque homme,

cours bien connu des choses, sait avec

certitude quelles seront,

même à terme éloigné, les conditions

normales de son existence, actes les plus réfléchis.

prévisions motivent nos

et ces

Nous savons, par exemple, que

l'évo-

lution vitale nous fera successivement passer de l'enfance à

l'adolescence

,

traverser la jeunesse

,

jouir de la virilité

atteindre la vieillesse, et toucher enfin son terme à la

dont

le

moment

mourrons,

et l'occasion

c'est là,

comme on

futurs; mais où, quand,

Une

prévision

si

loi

mort

Nous

a dit, le plus certain des

comment? Personne ne

nette d'une part

plète de l'autre, tiennent à ce

d'une

sont seuls mystérieux.

,

une ignorance

que notre mortalité

le si

sait.

com-

résulte

générale et notre mort d'un accident particulier.

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

Dans la

433

nous nous dirigeons souvent par considération de règles plutôt pressenties que formulées. de

le détail

la vie,

Nous obéissons à plus de

lois que nous n'en croyons connous devons à l'accord de notre conduite avec elles

naître et

ce

que notre

activité a

de fécond. La santé ne s'acquiert

ne se conserve que par l'observation des la

beauté réalise

idéal

:

la vérité

;

méthodes logiques de la science la perfectionne par une pratique assidue des devoirs

découvre par

se

convenances du goût

les

et

de l'hygiène

lois

vertu se

les

;

;

l'équité se

fonde sur

le

respect des droits réciproques.

que nous poursuivons avec tant d'ardeur

ces biens

Tous

et si

peu

de succès ne peuvent être obtenus que conformément aux lois

de

de

les

la raison. C'est folie

implorer du

conquête.

y a et

donc

ciel. Ils

de

Nous en possédons



les

attendre de la fortune ou

doivent être notre œuvre ce

et

notre

que nous avons mérité.

Il

des résultats certains que nous pouvons prévoir

que nous devons chercher. Ainsi seulement nous réus-

sirons à mettre

un peu d'ordre dans notre

accidents qui la traversent, car ces accidents être

prévus

et

vie,

malgré

même

les

peuvent

en partie conjurés.

La prescience des choses humaines gagne en étendue

et

en précision lorsqu'elle spécule sur des données générales,

moins exposées à l'action des causes perturbatrices. Les parnous trompent, parce qu'elles dépendent de mille

ticularités

hasards mais ;

loi.

les généralités

sont sûres elles représentent ;

la

L'influence des accidents, très grande, presque souve-

raine sur les individus, s'atténue graduellement dans les séries et, tandis

que

la vie précaire

nement de circonstances,

des êtres est

l'espèce évolue avec

un enchaî-

une

majestueuse que trouble à peine, par intervalles,

régularité la

fortune

des événements.

Lorsque, dans un groupe donné de population, la constance d'un système de faits soit à osciller autour d'une

moyenne

fixe, soit

à croître ou à décroître régulièrement, a

28

l'histoire et les historiens

434 été

constatée pendant-

un

assez long espace de temps,

même

peut prédire la continuation du

connue,

le

fonctionnement va de

soi.

A

marche

la statistique ont-ils signalé la

phénomènes communs,

classes de

ordre.

peine

La

on

fonction

les relevés

de

suivie par quelques

déjà la puissance de

et

l'induction se prouve par des prévisions justifiées.

comme exemple

Citons

tables de mortalité

les

où sont

indiquées, pour chaque âge, les chances de survie et de

mort. Elles autorisent, pour des collections d'individus, des

que

calculs aussi sûrs

chaque individu

les

pronostics seraient erronés pour

pris à part.

Ces données servent de base

aux opérations des tontines, assurances, rentes viagères, caisses de retraite, etc., et leur justesse est assez grande pour assurer aux compagnies qui les entreprennent les bénéfices qu'elles cherchent.

Les le

faits

mieux

économiques dont

étudié,

l'ordre

facile à saisir,

,

a été

comportent une certaine latitude de prévi-

sion. Les tableaux de la production, des transports, des

échanges

et

de

la

consommation montrent, par l'état du sera, pour une phase pro-

développement antérieur, quel développement

chaine,

le

trie, le

commerce,

ultérieur. L'agriculture,

la finance règlent

l'indus-

incessamment leurs

le passé donne la mesure. une prévoyance étendue, fondée sur une science plus précise, que les civilisés se distinguent surtout des sauvages. Mieux instruits des lois de la vie, ils savent pres-

opérations sur des besoins dont C'est par

y pourvoient à l'avance par des satisfactions sur lesquelles ils puissent compter.

sentir les nécessités futures et

On pourrait les faits

de

même prévoir, à. l'aide de

leur généralité. Si l'on avait, par

miné

la direction

recherche ou

la

que suivent

une étude le

attentive, déter-

goût public,

moralité commune, on

prédire les stades où l'évolution conduit.

nombre

relevés spéciaux,

d'ordre esthétique, intellectuel ou moral, pris dans

des artistes, de leurs œuvres

et

serait à

Une

l'esprit

de

même

de

statistique

du

des préférences du

DEMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE public, laisserait discerner

littérature,

ment que temps

se porte le

courant de

l'ins-

nationale. Des indices font pressentir l'éclosion

piration

d'une



435

la

le

début d'un cycle

d'art,

germination d'avril annonce

aussi claire-

les fleurs

du prin-

Ainsi encore l'analyse des travaux, mémoires et

(i).

publications scientifiques montre dans quelles voies s'en-

gage

la

ment

explorées, sont appelées à faire les plus rapides pro-

curiosité

des esprits

grès. Enfin, les tables

doit espérer

de

Tout

est

la

moralité publique

y a matière à prévision dans

gouvernements ont

les

s'il

hasard des parties dont

les

qu'on per-

et

péril. les

intérêts collectifs

Autant

la gestion.

d'Etat sont téméraires et coupables le

quelles sciences, active-

la criminalité révèlent ce

ou craindre de

mettent au législateur d'aviser

dont

et

quand

ils

chefs

les

engagent avec

peuples sont l'enjeu, autant

sont éclairés et bienfaisants lorsque, attentifs à étudier

besoins et

les

ressources de la nation,

lopper sa vie dans rations.

le

ils

ils

les

s'appliquent à déve-

sens de ses exigences et de ses aspi-

Administrer, voilà

leur

mission

véritable.

Les

manquent pas pour organiser les services en vue des fonctions qui les réclament. Chaque Etat civilisé lumières ne

sait assez

exactement ce que, dans l'exercice prochain,

aura d'impôts à recouvrer, de dépenses à

faire,

il

de travaux

à entreprendre, de soldats à lever, d'arsenaux à entretenir,

d'enfants à instruire, de procès civils ou criminels à juger, etc., et

même

il

arrête ses dispositions en conséquence.

à noter que, dans

Il

est

la préparation de leurs budgets,

Malherbe a eu le pressentiment d'un grand siècle littéraire ce que je puis vous dire, c'est que nous allons, à mon avis, « entrer en un siècle où les mérites seront et plus considérables et plus « considérés qu'ils ne furent jamais » {Lettre, 15 février 161 8). Grimm a de même prévu le grand siècle allemand « Depuis envide petits « ron trente ans, l'Allemagne est devenue une volière « oiseaux qui n'attendent que la saison pour chanter. Peut-être ce « temps glorieux pour les muses de ma patrie n'est-il pas éloigné » {Lettre au Mercure, 1750). D^s signes avant-coureurs d'aurore se montrent actuellement en (i)

«

:

Tout

:

Russie...

l'histoire et les historiens

436

les ministres des finances se

dement des impôts, que de

blique,

au mouvement de

lié

genre, et leur budget

quoique naturellement optimiste, fautif

est

des

recettes,

sur l'ordre

constant des

économiques, au

faits

souvent dérangé par

les

moins

d'ordinaire

que leur budget des dépenses, parce que l'un

l'autre est

pu-

la richesse

du produit, subordonné à des

l'emploi

éventualités de tout

rendent mieux compte du ren-

se

fonde

lieu

que

accidents imprévus de la

politique courante.

C'est principalement la civilisation

qu'il

quand on considère l'ensemble de

est possible d'émettre des

prévisions

sûres et à longue portée, car leur certitude a pour base des lois

confirmées par toute une suite de

faits

sur la régularité

desquels l'influence des événements est presque insensible.

La courbe de

l'évolution que le passé a suivie devra

festement se prolonger dans l'avenir,

continue s'impose à

titre

et l'induction

maniqui

la

de conséquence logique. Essayons

d'indiquer quelques-uns des progrès futurs, sans pouvoir, toutefois, le faire avec autant d'assurance terait,

qu'on

le

souhai-

parce que la science n'est pas encore assez avancée.

Les prévisions qui suivent sont simplement une ébauche des inférences qu'on pourra plus méthodiquement

tirer

des

de l'histoire quand elles seront mieux établies. Nous croyons d'abord pouvoir admettre en toute con-

lois

fiance

que

la loi

de progression qui, depuis l'origine, a

fait

se développer d'âge en âge la vie de notre espèce, ne cessera pas de la régir, jusqu'ici

et,

comme

ce

mouvement s'est opéré nous sommes en

avec accélération de vitesse,

droit de présumer qu'il deviendra de plus en plus rapide.

Quand on compare celui

où nous

la

le

point d'où l'humanité est partie

voyons

arrivée,

quand on

réfléchit

l'accumulation continue de gains que représente

et

à

la civili-

sation, l'avenir peut être envisagé sans crainte et autorise

de vastes espérances. D'une manière ou de

l'autre, le pro-

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE grès s'accomplira. Mais rait suffire. Il

On

une affirmation

veut pressentir en quoi

dénombrements

ressort des

âfi'J

vague ne saupourra consister.

aussi il

effectués depuis

un

siècle

que. dans tous les pays civilisés, la population augmente

moins

plus ou elle a

en

Dans

1880.

sentants, purs chiffre 1

avec

vite,

ressources créées.

les

En Europe

passé de 144,000.000 de têtes, en 1788, à 341,000,000 autres

les

parties

ou métis, du

même

du monde,

les repré-

groupe, se sont élevés du

de 10,000,000, en 1810, à celui de 82,000,000, en

885. Le

presque

nombre

triplé

des civilisés de souche aryenne a donc

en moins d'un

population la plus active, l'existence,

siècle.

Cet accroissement de

mieux armée pour

la

mis en regard de

l'état

la lutte

la

de

stationnaire des nations

du dépeuplement des régions restées sauvages, indique clairement quelle sera, dans un avenir prochain, la condition respective des races humaines. La plus civilisée marche à la conquête du monde. Les races inférieures seront absorbées, refoulées ou anéanties. Le prodigieux essaimage qui, depuis un demi-siècle, a disséminé barbares

plus

de'

et

10,000.000 d'Européens, rendu plus

par la puissance et les

le

facile

encore

bas prix des transports, déversera sur

contrées fertiles et peu habitées

du globe

la

population

des pays où elle surabonde. Près de 5oo,ooo émigrants

d'Europe

Ce

se dispersent

courant

suffirait,

chaque année dans

en un

siècle,

le

monde

(1).

à peupler de 5o, 000, 000

d'habitants des territoires nouveaux...

La puissance d'expansion dont, depuis la civilisation

les

temps anciens,

n'a pas cessé de faire preuve, passant des

peuples modernes à leurs colonies, amènera la prise de possession de toute la terre.

A

l'aube de Tère historique,

quelques centres de culture apparaissent sein de la barbarie les

ou de

la

perdus au

sauvagerie universelles, Après

vieux empires isolés de l'Orient,

(1)

comme

la civilisation hellé-

320,000 Anglo-Germains, 40,000 Scandinaves,

1

20,000

Latins...

l'histoire et les historiens

j.38

nique

montre

se

Au

nante.

petit

la

première communicative

monde

mieux uni, monde chrétien, animé de plus vaste et

conquête. Enfin,

envahit

et

rayon-

monde romain, que remplace au moyen âge le

grec succède le

l'esprit

de prosélytisme

à partir de la renaissance,

la terre habitable,

domine

et

de

ce dernier

les races arriérées, et le

moment approche où une civilisation progressive imposera au monde entier son hégémonie et son unité. A voir ce qui

s'est fait

en quelques générations,

se représenter,

peuplées

d'ici

est-il

et florissantes, l'Australie rivale

assimilée, l'Afrique

même

téméraire de

deux Amériques

à peu de siècles, les

de l'Europe, l'Asie

investie et pénétrée ? Partout la

civilisation avance, la barbarie recule, la sauvagerie disparaît.

Maîtresse de toutes les ressources du globe, la popu-

humaine prendra librement son

lation

aujourd'hui

dont

quart à peine portent

le

le titre

peuplé d'environ

de

civilisés, pourrait,

et

essor.

i,5oo, 000,000

Le monde, d'habitants

dont moins encore méritent

par une meilleure exploitation

des forces productrices de la nature, nourrir une population

double, triple, décuple peut-être sera-t-il

Combien

le

progrès ne

pas plus rapide quand, au lieu de 400,000,000 de

civilisés qui,

les

comptera des

ils

ne feront que

?...

seront ces progrès futurs?

continuer

il

présentement, y collaborent,

milliards de coopérateurs actifs

Que

(1).

Comme

progrès passés dans toutes les directions sui-

vies par l'activité

humaine,

il

n'est pas impossible

de

les

prévoir.

Des

séries d'inventions, quelques-unes

coup d'autres imprévues, viendront tions

déjà faites

dans

les

arts

imminentes, beau-

s'ajouter

utiles

aux inven-

pour accroître

la

milliards (1) La surface émergée du globe mesure environ 14 d'hectares. A ne compter en moyenne qu'un habitant par hectare fia Belgique en compte deux), le globe pourrait contenir 14 milliards d'êtres humains.

DEMONSTRATION DES LOIS DE LTIISTOIRE L'âge industriel

richesse générale.

modifiera sûrement

que ne

l'ont fait,

chasseur, effet

les

et

^.3g

à peine.

Il

conditions de la vie humaine plus

durant

pastoral

commence

âges antérieurs, les régimes

les

parce

agricole,

pour

aura

qu'il

d'adapter toutes les productions de la nature aux con-

venances de nos besoins.

saura mieux employer les

Il

mo-

teurs usuels, discipliner des forces encore inappliquées et faire travailler, à la

décharge du labeur humain, des agents

infatigables de puissance plies

aux tâches

plus diverses

les

par une mécanique ingénieuse. Le xix e siècle a été

de

vapeur,

la

qui

tricité

le

xx e sera probablement

servira

l'incalculable

d'intermédiaire

énergie

que

les

le siècle

nous

pour

le siècle

de

l'élec-

assujettir

mouvements des

fluides

déploient à la surface du globe. Des procédés plus rationnels, les

conformes aux indications de

corrigeront

la science,

pratiques défectueuses de nos industries et procureront

à moins de

frais des produits meilleurs. L'idéal du progrès économique serait de ne rien laisser perdre d'utilisable et de tourner à notre avantage toutes les propriétés des choses, celles même qui sont réputées nuisibles, comme quand on tire

des remèdes de poisons.

faune

et la flore

La

fertilité

de

la terre accrue, la

du globe épurées par une

sélection intel-

ligente et sans cesse perfectionnées, les richesses minérales extraites à profusion

du

sein de la terre, les matières pre-

mières subissant des séries d'élaborations qui multiplient leurs usages et épuisent leur utilité offertes

;

des facilités croissantes

au libre parcours de l'étendue pour

les choses, les distances

personnes

les

supprimées sur terre

et

sur mer,-l'air

et

lui-même devenant, grâce à l'aéronautique, un océan sans modes de communication instantanée faisant

rivages, des

correspondre

les esprits

dans

le

monde

présentement, semble possible, passant à pli, et

entier l'état

;

tout ce qui,

de

fait

accom-

bien des progrès, tenus pour impraticables, rendus

aisés par d'habiles artifices, voilà ce l'avenir...

que promet

et

donnera

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

440

Sous l'influence des conditions nouvelles faites à l'actihumaine, les éléments supérieurs de la civilisation

vité

progresseront également. Attiré par plus de biens, agité désirs, l'homme cherchera dans leur satisun bonheur moins insuffisant. Sa sensibilité, avi-

de plus de faction

vée

et affinée, le

rendra plus capable d'aimer

Ses passions gagneront, les unes en

en délicatesse, toutes

que

de

préférence

sur les sentiments

de

légitimes

quand et

il

était exalté

«

maux

et

par

le

besoin ou

si

du beau,

goût

devra

l'âme

est

que

commune dans l'avenir. les hommes céderont

à l'amour de

du bien, au sentiment de

précaires

dont

la nature,

joies plus

celles qu'ils

leurs

du

à la recherche

dans ces nobles aspirations des

moins

com-

autres. » Cette disposition,

deviendra plus

rare,

à des sentiments plus larges,

l'attrait

danger,

le

ceux

de

beaucoup à ceux des

au

long-

Descartes, d'être peu sensibles à leurs

Moins concentrés sur eux-mêmes, blables,

si

exigences

les

soi avait d'exclusif et d'implacable

Le propre

«

c'est, dit

actuellement

longue

la

des affections sympathiques, bienveillantes

généreuses.

« grande,

que

déve-

se

à

tyrannie a

la effet

autres

les

conjecturer

seront plus facilement

la personnalité

place à

faire

dont

mesure en

que l'amour de

blées, ce

l'emporteront

et

égoïstes

A

temps prédominé.

peut

moins bornés,

sentiments altruistes,

les

lopperont

intensité,

On

en diversité.

de jouir.

et

et

sem-

vrai,

à

trouveront

hautes, surtout

ont demandées jusqu'ici à

des attachements particuliers...

Des critiques moroses affirment que se dépravant et

ques, l'art,

de

que

où prévaut

la vulgarité

l'utilitarisme,

le

des tendances démocratidoit

faire désespérer

produit essentiellement aristocratique.

croire

au

dément tout

le

bien passé.

fondé

de

Le sens de

goût public va

ces

Nous

sinistres oracles

l'idéal,

de

refusons

que

partie intégrante

DEMONSTRATION DES LOIS DE L HISTOIRE de

ne peut s'oblitérer

la raison,

aura dans

émus

produira

se

il

Tant

et se perdre.

des

il

par une critique séculaire

en

et

harmonie avec Le goût, formé

l'admiration

moins national

et

goût des beautés lointaines

facilité

et

des voyages,

singulières

et

titue l'exotisme, enfin l'étude des

nature

La

plus humain.

aspects

de cosmopo-

intelligente

modèles plus divers, sera plus compréhensif

le

si

qui

et

des sujets que leurs

cons-

variés de la

de l'humanité fourniront aux ouvriers de

et

des motifs

y

surgira des artistes et des

œuvres

d'autres manières de concevoir la beauté.

lite,

qu'il

1

des imaginations rêveuses, des cœurs

des esprits délicats,

et

poètes,

monde

le

44

l'idéal

devanciers n'ont pu

connaître. Rien n'autorise à présumer que la source des

chefs-d'œuvre soit sur

le

point de tarir et que la civilisa-

de sa plus belle parure, se trouve désormais

tion, privée

et à la laideur. Il y a place, dans pour des chefs-d'œuvre sans nombre. Seront-ils

vouée au prosaïsme l'avenir,

égaux en mérite, inférieurs ou supérieurs à ceux du passé

La

postérité en décidera.

suffit

au progrès de

« chants « tés »

les

(1).

l'art.

Ils

?

seront autres et beaux, cela

Homère

constatait déjà que « les

plus nouveaux sont les plus volontiers écou-

La

littérature et les arts, toujours

en quête de

beautés nouvelles, évolueront à travers des renaissances successives.

On

verra sans doute paraître encore de grands

de brillantes éclosions dont nous ne pouvons pas plus nous faire une idée qu'un Égyptien de l'époque pharaonique n'aurait pu pressentir l'art grec, un contemporain de Périclès, l'art chrétien, ou un homme siècles esthétiques,

du moyen

âge,

la

renaissance.

La matière ne

fera

pas

défaut aux inspirés. Les poètes de l'avenir auront à dire

en beaux vers, dans des langues neuves douées d'un génie

dans nouveaux

original, des idées qui n'ont pas encore été exprimées

perfection

la

;

les

élever sur de

Odyssée, ch. I, 351. De même Pindare jeunes chansons » (Olympiques, ix).

(1)

les

architectes, à

!

:

« Vive le vieux vin et

L HISTOIRE ET LES HISTORIENS

442

types, avec des matériaux préparés par l'industrie (métaux,

monuments

verre....) des

du vide au

plein sera

hardis

de

l'expression

;

les

;

le

rapport

les sculpteurs,

forme

à concilier la beauté plastique de la

psychique



et légers

démesurément accru

et

la

beauté

à retracer

peintres,

les

scènes pittoresques de la vie et les aspects de la nature dans

des œuvres qui uniront à la précision du dessin

de

la

couleur

;

enfin, les musiciens,

à

le

charme

traduire avec les

ressources toujours plus habilement combinées de la mélo-

die et de l'harmonie, ce qu'ont de plus ineffable les

émo-

tions et les rêves de la sensibilité idéale...

Nos

sciences,

si

jeunes encore que plusieurs semblent à

peine sorties du berceau, ne manqueront pas de procurer,

par des recherches mieux dirigées

et plus suivies une moins incomplète des phénomènes de l'univers. L'étendue de leurs découvertes ne dépend que du perfectionnement des méthodes, de l'application et de la durée de ,

explication

l'étude.

A

siècles,

que ne peut-on pas espérer de l'avancement de nos

considérer tout ce qu'on a trouvé depuis trois

connaissances

d'ici à

quelques milliers d'années

?

Redisons,

avec Sénèque, que la nature révélera peu à peu ses secrets aux investigateurs qui sauront l'interroger et que, loin d'être initiés à ses mystères, nous ne sommes encore que dans le vestibule

du temple

(i).

Nous

aussi,

avec un prophétique enthousiasme vérités à la

Par

nous pouvons célébrer

les

mondes nouveaux de

conquête desquels marchent nos sciences

la rigueur

de

ses analyses,

la

(2).

mathématique pénétrera

toujours plus avant dans la détermination des rapports

(1) (2)

Questions naturelles, VII, 3i et suivants. « Venient annis sœcula seris Quibus Oceanus vincula rerum Laxet, et ingens pateat tellus, Tethysque novos detegat orbes Nec sit terris ultima Thule. » (Sénèque, Médée, A. II, chœur.) ;

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

443

entre les grandeurs et des écoliers résoudront en se jouant

problèmes qui arrêtent nos plus éminents géomètres.

les

L'astronomie, franchissant

les

bornes du

monde

planétaire,

objet de ses premiers travaux, prendra possession de l'univers stellaire,

champ

infini ouvert à

ses spéculations.

sique éclairera, par l'ingéniosité de ses expériences,

des actions moléculaires,

modes de

et,

s'efforcera de

de

le détail

cessant de les distinguer par nos

perception, expliquera la diversité de leurs effets

par des modes définis de

celle

La phy-

mouvement

subordonner à une

la gravitation.

que, plus tard, elle générale analogue à

loi

La chimie, appliquant

des procédés

plus efficaces d'analyse et de synthèse, saura décomposer et

recomposer un nombre croissant de substances, amener

les

corps réputés simples à un état de simplicité plus grande

des séries imprévues de composés, puis débrouiller,

et créer

par une faits

loi

d'atomicité générale, le confus ensemble des

de combinaison. La science des formes complétera ses

répertoires de types spécifiques, actuels le détail

de leur structure,

ou disparus, décrira suivant leurs analo-

les classera

gies et leurs différences, et les rattachera tous à

d'évolution.

degrés

les

Enfin

une

mystères, encore impénétrables, de la vie et de

la pensée...

Un besoin

rendra

langues plus analytiques, moins infidèles à

les

loi

par

la science des fonctions élucidera

toujours accru de précision

même

pression des idées. Peut-être

les

et

de clarté l'ex-

diversités linguis-

tiques, dues à la séquestration des groupes, s'effaceront-elles

peu à peu, par suite de rapports continuels, langue, supprimant la principale barrière esprits, s'établira-t-elle

sation.

La

dans

le

monde

et l'unité

de

qui sépare les

avec l'unité de

civili-

philosophie, s'écartant de plus en plus des arides

régions de la métaphysique, bornera son rôle à systématiser les plus

hautes généralités des sciences

gions elles-mêmes,

par l'élimination

mythes, du surnaturel, des symboles seront amenées à chercher

;

et les

reli-

graduelle de leurs et

un principe

des hypostases, d'unité

dans

la

l'histoire et les historiens

444

conciliation de l'esprit scientifique et

du sentiment

reli-

gieux, de manière à ne plus admettre pour révélation que

pour dogmes que les lois de l'ordre cosmique pour culte que l'accomplissement du devoir (i)... l'évidence,

La plupart des

moralistes

moins

,

et

aux vertus

attentifs

acquises qu'aux vices à corriger et trouvant toujours très

défectueuse la moralité humaine, admettront difficilement qu'elle puisse gagner

reconnaître qu'elle

dans l'avenir puisqu'ils

gagné dans

ait

compte de

tient surtout

la

de contester ses progrès

nuera d'avancer dans

moralité moyenne,

se refusent à

pourtant on il

est difficile

de ne pas croire qu'elle conti-

et le

le passé. Si

même

sens.

La

substitution de

mœurs

plus douces à l'antique brutalité, l'atténuation de la

misère

et

ralisée

de son influence dépravante, l'instruction géné-

exerçant son

manquer de

action

réduire la part

moralisatrice

du mal

,

ne pourront

qui, selon la doctrine

d'Aristote, représente le bien en puissance, et d'augmenter celle

du mieux qui

comme un

le réalise

en

regarde

acte. Si l'on

le

mal

défaut d'adaptation des êtres à leur milieu, on

conçoit que les exigences de la vie sociale devront tendre

à l'amoindrir toujours davantage, sous

mœurs

sion des

genres

de

et

progrès,

des

lois.

Par

l'homme,

la

l'effet

conduit

double répres-

même à

davantage, ajoutera de nouvelles obligations à ses devoirs et

remplir.

rendra plus parfaite

La morale,

la vertu

des autres

entreprendre la

liste

de

qui saura les tous

cessant d'être théologique ou méta-

physique pour devenir scientifique, trouvera des sanctions indéfectibles dans les conséquences de lois démontrées et

sous leur discipline sévère, l'agent humain, de moins en moins asservi aux fatalités du milieu, obéira plus librement aux prescriptions de la pure raison... Herbert Spencer croit

(i)

Voy.

conclusion.

Goblet d'Alviella, V Évolution religieuse contemporaine,

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

prédominance future des mobiles

à la

445

altruistes sur les ten-

dances égoïstes, c'est-à-dire au développement de d'abnégation

et

de

« encore cet état moral,

dans

« déjà à l'œuvre,

«

« produire. Ce qui ne «

cependant on peut suivre

hommes,

des

les relations

mieux doués, chacun des

les

hommes

même

se présente alors,

le

un

et fort,

et

ce qui

voir

pour

le

chez ces

faible degré,

nous pouvons

progrès de l'évolution,

« l'espérer, habituel

et

qui sont

facteurs nécessaires

qu'à certaines occasions et à

« deviendra avec

l'esprit

« Quelque éloigné que paraisse

sacrifice.

maintenant

est

la

« marque d'un caractère exceptionnellement élevé, pourra

marque de tous les caractères. En effet, la nature humaine la meilleure est à « portée de la nature humaine en général (i)... »

« devenir

la

« dont est capable

L'état d'inquiétude et de malaise



se débattent

1

es

ce la

peu-

ples contemporains dispose les esprits timorés à concevoit

des prévisions assez sombres

de

l'avenir.

une crise damnées réclament

et parfois

à désespérer il

est

vrai,

transitoire entre les institutions anciennes, con-

à prendre fin et les les

de considérer

nouvelles que

institutions

exigences du régime industriel. Mais

exemples du passé pour

les

d'une dissolution sociale. Chaque

péril

même

Les sociétés humaines traversent,

il

suffit

se rassurer sur le

fois

que

la civilisa-

tion s'est transformée, lorsque, au début des phases chasseresse, pastorale et agricole,. l'humanité a



se plier à des

conditions d'existence profondément modifiées, elle a subi des épreuves analogues qu'on pourrait appeler des maladies

de croissance, et

et,

loin d'y périr, elle en est sortie plus forte

mieux ordonnée. Après une période de troubles

révolutions, Tordre se rétablira sûrement,

jours

fait

jusqu'ici, car

il

sera plus

comme

Les Bases de

la

de

que jamais nécessaire.

Des modes d'organisation moins défectueux que

(i)

il

et

a tou-

morale évolutionniste, conclusion.

le

nôtre

l'histoire et les historiens

446 sauront mieux

travail.

L'es

de

faire la part des droits

des inégalités sociales,

et répartir

tous.,

économistes démontrent que

économiques a pour

réduire l'écart

avec équité

les fruits

résultat nécessaire de faire bénéficier

toujours plus largement les classes laborieuses

mulation des capitaux



prix (i).

du

jeu des lois

le

La tendance

de l'accu-

des avantages du crédit à bas

et

des gouvernements de l'avenir,

travaillant à supprimer les derniers vestiges d'oppression légale, sera d'élever la liberté

l'autorité

maximum

au

au minimum. Partout

la

substituant aux privilèges de classe l'intérêt bre.

Au

et

de réduire

démocratie prévaudra,

du grand nom-

lieu .de tout prodiguer à des favorisés, les sociétés

futures accorderont davantage à l'amour et à la pitié pour les

humbles,

et

atteindront ainsi

justice. Elles créeront

tiques.

un plus haut degré de

de nouveaux types d'institutions poli-

« L'avenir lointain, dit Herbert Spencer, tient en

« réserve des formes de vie sociale supérieures à tout ce que « nous avons jamais imaginé

(2).

» Les peuples de notre

antiquité classique n'ont su instituer la liberté qu'au sein

de gouvernements municipaux,

et les

philosophes, maîtres

de rêver des réformes idéales, ne pouvaient concevoir,

même

en utopie

,

ni

possibilité

la

d'États

libres

sans

esclaves (3), ni l'unité de grands États maintenus autrement

que par

le

despotisme.

Une

république modèle ne devait

pas compter plus de quelques milliers de citoyens

En

dépit de ces théories

,

les

peuples

de grands États sans caste servile

gouvernements de (1) (2)

et

(4).

modernes ont eu sans tyrannie. Les

l'avenir se constitueront, tout porte à le

Paul Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses. Introduction à la science sociale, conclusion.

(3)Aristote, Politique, I, 1. ne porte qu'à 5,040 dans ses Lois et à 1,000 dans sa République, le nombre des citoyens d'un état bien ordonné « Toute « cité gouvernée par de sages, lois sera très grande quand elle ne « pourrait mettre sur pied que mille combattants. Vous n'en trou« verez que très difficilement une aussi grande chez les Grecs et les « Barbares » {République,\W{. (4) Platon

:

DEMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE croire,

dans

447

sens d'une grandeur croissante des agglomé-

le

rations et d'une indépendance relative de leurs parties. C'est la

forme fédérative qui aura chance de prévaloir. D'abord cité, puis étendue à la nation, l'association poli-

réduite à la

tique reliera des groupes d'États, puis finira pas embrasser

l'ensemble et

même

des États.

A l'exemple des Cantons suisses

des États-Unis d'Amérique,

indépendantes s'unir

que de

et

se

isolées

,

combattre

nationalités, jusqu'ici

les

trouveront plus avantageux de

proclameront, en fondant

et

les

États-Unis du monde, l'alliance universelle. Ce que notre patriotisme régional a d'exclusif, de jaloux l'égard des peuples étrangers est

devra

s'effacer

la collectivité

Fétat

pour

faire place à

et d'hostile

à

un reste de barbarie (1) et un sentiment plus large de

humaine. Alors que

la

guerre était presque

normal de peuples opposés par leur égoïsme, une

paix féconde deviendra l'intérêt et solidaires.

commun

de peuples unis

Les fédérations de l'avenir ne comprendront

pas mieux nos querelles internationales, nos antagonismes d'États, nos compétitions d'influence, nos

neux, nos tueries féroces

et

nous ne comprenons aujourd'hui grecques ou

les

longtemps tournées contre

la

la

les

rivalités

haine

rui-

lui,

et l'envie

du progrès la

civili-

ces forces si

remplaçant, entre

de nuire par

des cités

Une

guerres sans fin de la féodalité.

sation supérieure mettra au service

humains,

armements

nos dévastations stupides, que

les

groupes

coopération et

bienveillance réciproque...

Dans cet ordre nouveau, une prépotence légitime et reconnue appartiendra aux peuples les plus civilisés. Tout semble indiquer que, après l'Europe, l'Amérique du Nord est destinée à exercer cet empire du plus digne. Comblée de tous les dons de la nature,

(1)

isolée

de voisins barbares,

« Nations, mot pompeux pour dire barbarie! « L'égoïsme et la haine ont seuls une patrie,

« La fraternité n'en a pas.» (Lamartine, Recueillements poétiques, La Marseillaise de

la paix.)

l'histoire et les historiens

448

peuplée par sélection des éléments

les

plus progressifs de la

population européenne, moins exposée que

Sud

ments

continent du

adultères, elle a l'ambition et la certitude d'un rôle

glorieux à remplir.

du

soleil,



le

jour

La

suivant

civilisation qui,

le

cours

va d'Orient en Occident, portera dans ces régions,

commence quand

plendissant éclat.

Comme

maintenant l'Atlantique, féré

le

à compromettre la pureté de sa race dans des croise-

du monde

que baignent

futur.

ses

le

Sur

il

s'achève chez nous, son res-

jadis la Méditerranée,

grand Océan sera

les rivages

eaux parsemées

le

comme

bassin pré-

des quatre continents

d'îles

enchantées, s'ins-

talleront les nations les plus prospères, les plus puissantes

du

globe.

Trop

loin de ce centre, les peuples de la vieille

Europe, déchus de leur primauté, ne pourront plus

la dis-

puter à d'ardents compétiteurs. Plusieurs, actuellement à l'apogée de la gloire et de la fortune, seront couchés, lut-

teurs vaincus, dans la poussière de l'arène. Peut-être

nos

capitales,

aujourd'hui

si

brillantes,

se

même

réduiront-

un jour, comme celles du passé, à des amas de ruines sans nom, perdues dans des déserts peuplés de fauves, où viendront fouiller les archéologues de l'avenir... Ce sont là les retours de l'histoire dont la tristesse se dissipe (1) quand on considère l'ensemble. L'essentiel et l'inévitable, c'est que l'humanité ne cesse pas d'avancer. elles

Tels sont quelques-uns des progrès futurs qui nous font

simplement prolongée et Chacun en peut rêver beaucoup d'autres, dont

voir par avance la civilisation

agrandie.

la prévision est

échappent à « qui

est

moins

sûre, et bien

la prévision.

Si,

davantage encore qui

comme on

a dit, « rien de ce

raisonnable n'est impossible (2)

»,

que ne peut-

(1) « Pourquoi m'affligerais-je si je prévoyais que, dans dix mille « ans, une nation barbare s'emparera de notre cité. » (Cicéron, Tusculanes, I, 3y.) Il ne croyait pas Alaric si proche.

(2)

Charles de Rémusat.

DEMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

449 on pas attendre d'une raison toujours plus active et mieux éclairée ? Devant nous s'ouvre une carrière dont on ne saurait tixer le

Nous

terme.

n'y avons

que

fait

premiers pas

les

nous sommes plus près du point de départ que de

monde,

finale. « Si le

« millions d'années, «

et

ne

fait

il

et

borne

la

dit

Labruyère, dure seulement cent

est

encore dans toute sa faiblesse (i)

presque que commencer. Nous-mêmes, nous

« touchons aux premiers

hommes

et

aux patriarches

et

:

qui

« pourrait ne pas nous confondre avec eux dans des siècles «

si

reculés ? Mais

l'on juge par le passé de l'avenir,

si

« quelles choses nouvelles nous sont inconnues dans les

«

arts,

dans

les

dans

sciences,

la

nature

et,

j'ose le dire,

« dans l'histoire ? Quelles découvertes ne fera-t-on point ? « Quelles dilférentes révolutions ne doivent-elles pas arriver

« sur toute

la face

de

la terre

dans

« Quelle ignorance est la nôtre

« que

celle

et

empires

les États et les

1

quelle légère expérience

de six ou sept mille ans

(2)

!

»

Ce ne sont là, il est vrai, que des pressentiments mais la science du passé en autorise l'espoir, et l'on peut dire de ;

la prévision

d'un meilleur avenir ce qu'Aristote dit poéti-

quement de

la justice,

«

pie, plus

Après lisation,

que

la part il

y

qu'«

l'étoile

du

elle réjouit l'œil

du matin. »

soir et l'étoile

du bien dans

les

développements de

à exposer celle

aurait

qui la contem-

du mal.

la civi-

Un

excès

d'optimisme a discrédité les rêves de la plupart des penseurs qui, spéculant sur la perfectibilité jecturer son état futur.

Tout

Nous ne l'acquérons qu'à

humaine, ont voulu condans le progrès.

n'est pas gain

titre

onéreux

;

il

ne nous

est

pas

(1) L'abbé de Saint-Pierre tenait l'humanité pour très jeune et. comparant son existence à celle de l'homme, il la disait à peine arrivée à la raison s'éveille, vers sept ans et demi. Fontenelle octogé1 âge où Dix ans », « Quel âge me donnez-vous ? naire lui ayant demandé répondit l'abbé ce n'était pas un médiocre éloge. (2) Caractères, xu. :



:

29

45o

l'histoire et les historiens

donné, mais vendu, parfois

même assez chèrement.

Ses avan-

tages se paient par des inconvénients qu'il faut subir.

âges précédents ont eu leurs

les

aura son

lot

de douleurs. C'est

maux et là

Comme

leurs peines, l'avenir

une loi de nature,

l'effet iné-

vitable de la contingence des choses. Si quelques-unes de

nos causes de souffrance sont susceptibles d'être atténuées avec

le

temps,

elles

ne disparaîtront jamais tout à

une

d'autres acquerront

fait

;

intensité qui les rendra de plus en

redoutables. Bornons-nous à indiquer celles qui se

plus

laissent le plus clairement entrevoir.

La en

humain

civilisation affine le type

lui le

système nerveux

;

mais

prédominer

et fait

elle débilite

ainsi l'orga-

nisme, expose sa délicatesse à plus de désordres inflige des conditions précaires

foule croissante de l'équilibre est

de

On

vie.

maux dont nous sommes

rompu

entre l'activité

le

et

lui

voit par la

assaillis.

Déjà

du cerveau, qui entraîne

une dépense exagérée, et celle des organes, qui ne peut opérer que des réparations insuffisantes. D'une part les privations qu'impose

la

misère,

de l'autre

que

excès

les

facilite

la

richesse, l'abus d'excitants usuels (alcool, tabac, opium...),

des infractions continuelles aux lois de l'hygiène, produisent plus de désordres que la médecine n'en peut guérir.

maladie tend à devenir

l'état

nous éloigne de

que

la civilisation

où,

par

était

adapté à son milieu,

instable,

pour est

les

l'effet

naturel des civilisés.

d'une longue

civilisées sont plus

ou moins maladives.

domestiquées ou

On

dans

les

peut apprécier

compare les habià ceux des campagnes et ceux-ci si

l'on

à quelqu'une des tribus chasseresses.

dégénère vite

comme

tandis que l'espèce sauvage

ce que nous avons perdu de vigueur

même

vital artificiel,

Pour l'homme,

les races cultivées,

tants des grandes villes

mesure

accoutumance, l'organisme

et les plantes,

généralement saine,

La

condition originelle

rend l'équilibre

déranger.

plus facile à

animaux

elle

la

A

La population Que

centres d'activé civilisation.

deviendra-t-elle sous cette influence généralisée et persis-

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE tante ? Les pronostics des médecins

dance prochaine de n'avoir plus

vue normale,

45

1

menacent notre descen-

ni dents, ni

ni "corps bien constitué,

cheveux, ni

organe sain, ni

ni

fonction régulière, ni force de résistance pour traverser, sans souffrance et sans péril, les crises qu'implique l'évolution de la vie.

La

dentition chez les enfants, la puberté dans l'ado-

ménopause seront

lescence, la gestation, la parturition et la

des

épreuves toujours

affaiblis.

plus dangereuses pour

des

êtres

Enfin, au lieu d'éliminer, à l'exemple de la nature,

avec une impitoyable mais salutaire rigueur,

les

malvenus,

infirmes, la civilisation les entoure de soins,

les débiles et les

réussit à les faire vivre, et sauvegarde à

son détriment des

générations languissantes qui ne naissent que pour souffrir.

Plus on

plus, sous l'influence de toutes ces causes, et

ira.

surtout par et

d'un surmenage à

l'effet

psychique,

nombre des

le

des névropathes

brés

,

lieu

de craindre que

un grand tinction

hôpital,

môme

amenée par

physiologique

des fous augmentera.

et

le

la fois

valétudinaires, des déséquili-

monde ne

finisse par

Il

y aurait

ressembler à

sinon à un hospice d'incurables.

de l'espèce

L'ex-

humaine pourra un jour

la difficulté croissante

être

de maintenir son exis-

tence parmi des causes sans cesse aggravées de faiblesse et

de danger...

Les progrès des arts utiles ont sans doute beaucoup accru nos ressources, mais nos appétits

et

nos convoitises ont

augmenté plus encore. Les exigences de des bornes

;

soif

la

fluités inutiles n'est

de luxe n'en a pas,

loir être bien,

nous faisons dont

on

lui

La

et,

à force de vou-

par se trouver toujours mal. Nous

les esclaves

et,

de super-

délicatesse devient d'autant plus

accorde davantage

finit

les satisfactions

est pénible,

nature avaient

pas moins impérieux que celui du bien-

être le plus nécessaire.

tyrannique qu'on

la

et le désir

d'une multitude de besoins factices

sont illusoires alors que leur privation

comme nous

nous n'ignorons pas, au sein

ne pouvons

même

suffire

à tous,

de l'abondance, une

l'histoire et les historiens

452

En

dénûment.

de

sorte

richesses enviées entraîne

production

de

ces

dans leur répartition des

iné-

outre,

la

galités d'où résultent, pour quelques-uns l'opulence, pour beaucoup la misère, rendue plus atroce par le contraste. La dont souffrent surtout les peuples plaie du paupérisme ,

un nombre

riches, réduit biles à

une condition

pire

croissant de déshérités ou d'inha-

que

tout étant pris et accaparé,

celles des

On

est

le

affective, l'extension

les

développements de

de nos désirs

et

en accroissement de bonheur, car notre capacité

jouissances. Plus agité,

même

l'homme

son bonheur plus de conditions.

il

joie et multiplier le

la

somme

Il

le

chose

et

il

Il

a beau chercher partout

nombre de

lui

Il

devenir qu'il met à

ses attachements,

ne réussit qu'à rendre son contentement aussi

obtenir qu'aisé à troubler.

de nos

heureux.

n'est pas plus

d'autant moins de chance de

un peu de

la vie

l'ardeur de nos passions

de souffrir semble augmenter plus vite que a

compter

sont réduits

et

secours de la charité publique...

fondé à douter que

se résolvent

même pas

du hasard

sur les libéralités de la nature ou à implorer

sauvages parce que,

ne peuvent

ils

manque

difficile à

toujours quelque

peut être atteint dans tout ce qu'il

Or,

a.

comme

une résultante d'ensemble et qu'une peine un peu vive empêche de goûter tous les plaisirs, il ne saurait y avoir pour lui que des moments de quiétude. En vain d'austères philosophes nous recommandent de renoncer la félicité est

aux biens

fragiles et périssables,

de rechercher ceux qui

moi

durent, de nous détacher de notre à l'abnégation

un bonheur stoïque

;

et

de demander

nous ne pouvons chan-

ger la nature des choses ni celle de nos affections. L'égoïsme est indestructible.

On

croit

pouvoir

le restreindre

assurant une part légitime de satisfactions

;

il

ne

en

lui

s'en con-

tente pas et réclame de nouveau, avec des exigences accrues,

sous forme de vanité. Qui ne

sait

que

sont plus intraitables encore, parfois les

les

amours-propres

même plus

féroces

que

intérêts? Ainsi l'homme, tourmenté de plus de désirs qu'il

DEMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

453

n'en peut combler, est partagé entre l'impatience de jouir des biens qu'il convoite, la crainte de les perdre quand il les possède, et

le regret

d'en être privé lorsque la fortune les lui

a ravis ou, pis encore, lorsque, au sein

sance,

il

en trouve

A

la satiété.

même

de

la jouis-

travers tant d'émotions qui

l'ébranlent, la sensibilité sans cesse avivée et d'autant. plus délicate, devient

si

tendre,

en foule,

saillir

facile à blesser

si

rose la froisse et l'endolorit.

qu'un

de

pli

Les chagrins viennent-ils

l'as-

plus la force de résister. L'ennui,

elle n'a

le

spleen, le dégoût de l'existence sévissent surtout chez les

peuples

civilisés

,

et

le

nombre

croissant des

suicides

une perversion profonde des sentiments les plus naturels. Nous sommes donc d'autant moires heureux que nous voulons l'être davantage. Toute joie semble atteste

d'ailleurs dérisoire à qui rêve

nous à

le

était

donné d'en

un bonheur

jouir, l'idée seule

parfait, et,

de sa

s'il

fin suffirait

corrompre...

Une

haute culture du sens esthétique

plus de dégoûts que de plaisirs.

lui

La Fontaine

Les délicats sont malheureux Rien ne saurait les satisfaire (i).

«

prépare encore l'a dit

:

;

Rarement, en

effet,

il

leur est

»

donné de rencontrer des

beautés qui les ravissent, tandis que les laideurs qui les

offusquent s'étalent devant eux à chaque pas. Le désaccord

ou les réalité toujours plus choquante

entre les vulgarités de la vie et les sublimités de l'art

raffinements du goût rend la

donne déjà la nausée à ceux qui voudraient ne pas sortir du monde imaginaire, vivre en plein idéal. Quoi que nous et

puissions faire et rêver, la nature ne se modèlera jamais sur

nos conceptions,

et

sa trivialité,

qui est la règle,

nous

la fera paraître d'autant plus laide que nous limiterons davantage nos choix à ses exceptions. D'autre part, à mesure

(i)

Fables,

II,

r.

l'histoire et les historiens

454 que

complique,

l'idéal se

de

ples, privilège

l'art

la

pure beauté des œuvres sim-

antique, est plus difficile à réaliser.

Peut-être l'avenir ne verra-t-il plus se produire de chefs-

d'œuvre accomplis.



devra

comme on

imperfections,

se contenter

d'œuvres inégales

en trouve tant d'exemples dans

moderne. Peut-être aussi

l'âge et

Il

quelques belles parties seront mêlées à de rebutantes

de

l'âge

de

grande invention

la

originalité passera-t-il sans retour. Obligés

la forte

d'avancer dans

les

voies frayées par de glorieux initiateurs,

les artistes seront réduits à l'imitation s'ils les la bizarrerie s'ils s'en écartent.

gloire, et le

ils

Avec moins de succès

peineront davantage dans leur lutte contre

sentiment amer de leur impuissance

découragement

Nos

suivent ou à

et

les

et

inclinera au

au désespoir...

pourront étendre en tous sens leurs

sciences

de

l'idéal,

re-

cherches, elles n'arriveront pas à découvrir l'entière vérité.

Loin de contenter nous

fait

mieux

ce

l'esprit,

concevoir

qu'elles

nous apprennent

l'étendue de

ce

que nous

ignorons, car tout problème résolu en soulève des séries d'autres. C'est

une interminable chaîne dont, un à un.

nous appelons à nous jamais savoir ni où

les

elle

anneaux, sans que nous puissions

commence,

ni

avons péniblement allumé, au sein de petit foyer

augmenter

de lumière l'éclat,

il

;



elle finit.

la nuit

Nous

profonde, un

quels que soient nos efforts pour en

sera toujours perdu dans l'immensité

noire qui nous enveloppe de toutes parts. Irritée par une curiosité d'autant plus vive qu'elle se sent la raison s'aperçoit

sances

.

c'est

toucher

vérités

même

pent à

la réflexion et

Kant,

l'idée

l'inconnu par plus de points. Les

qu'elle croyait le

de

de considérer

moins assouvie,

qu'agrandir la sphère de nos connais-

mieux posséder

lui

échap"

sont une apparence trompeuse. Depuis

la relativité

la science

de

la

connaissance nous oblige

comme un

mirage, une laborieuse

construction de l'entendement qui n'est nullement adéquate à la réalité vraie.

Il

faut renoncer

à pénétrer

le

mystère

DÉMONSTRATION DES LOIS DE l'hISTOIRE

455

des choses, car toutes nos explications prétendues aboutissent à l'inexplicable.

l'extrémité

des

Les plus grands

sciences

hommes peuvent

et

esprits,

parvenus à

ayant appris tout ce que

les

savoir, trouvent qu'ils ne savent rien et

sont amenés par un long détour à « une ignorance savante, qui se connaît (i)

Mais

».

cette

seconde ignorance

est plus

pénible à supporter que la première, parce qu'à une grande

une complète déception. Peut-être l'avemieux convaincu de notre radicale incapacité, en vien-

lassitude se joint nir,

à conclure, avec l'Ecclésiaste, que la curiosité de

dra-t-il

connaître n'est qu'inquiétude

et

tourment

d'esprit (2)...

Nous avons essayé de montrer, à rencontre de l'opinion commune, que la moralité moyenne des foules gagne et s'épure par degrés qu'ici,

comme

mais, ce point établi,

;

en toute chose,

être l'inévitable contre-partie

il

faut convenir

progrès du mal semble

le

A

de celui du bien.

vouloir entreprendre, l'activité

humaine

agitée, anxieuse, toujours en état

se

force de

compose une vie

de fièvre

de tension.

et

Telle est déjà l'existence des civilisés, surmenés par plus

de tâches qu'ils n'en peuvent accomplir. Dans cette lutte sans trêve pour surmonter les résistances des choses, la volonté, seule

vaincue.

contre tout,

Comparant

au prix de tant de fatigue déçue,

l'ont

est

lassée

vite

et

fatalement

alors l'inanité des résultats obtenus

elle juge,

et la

grandeur des ambitions qui

comme un

désabusé

de

la

« qu'aucun but ne vaut la peine d'aucun effort (3)

».

vie,

De

plus, les occasions de faillir se multiplient avec les obliga-

tions de

aux

bien

prises

faire,

avec

le

car

l'intérêt

devoir,

et la

exposent

des tentations plus nombreuses.

passion, toujours

notre

faiblesse

à

Les vices s'étendent à

raison des facilités qu'ils trouvent pour se donner carrière et,

comme

(1) Pascal,

n'est pire corruption

Pensées, édit. Havet,

art.

m,

que p.

celle

du

bien, les

18.

Quiadditscientiam additet laborem» {Ecclésiaste, Benjamin Constant.

(2) « (3)

il

1,

17, 18).

l'histoire et les historiens

456

dépravations des civilisés avilissent plus

que

la

nature humaine

des sauvages. Le sentiment

les brutalités

même

de

la

responsabilité semble se perdre chez les mauvais, qui font

mal sans remords, tandis que, chez

le

bons,

les

les exi-

gences du sens moral augmentent en proportion de moralité acquise,

A

de continuels scru-

et les meill-eurs, pris

pules, s'imputent à crime les

moindres imperfections...

mesure que nos relations

sociales

se

nos charges s'aggravent, car l'association

de services temps,

et,

les

chacun

plus on reçoit, plus

fait,

à

l'égard de

exagérée de ses droits

tagonisme des pres, la

tous les

un échange

intérêts,

la

autres,

de

En même parce que

une idée

ses devoirs. L'an-

compétition des amours-pro-

l'opposition des sentiments, la diversité des goûts, et

l'incompatibilité des caractères

rendent toujours plus fréquentes

de

développent,

faut rendre.

et insuffisante

contradiction des idées

êtres

il

est

chances de bon accord diminuent

se

la

humains,

conflit.

Les

les

lois,

plus funestes, entre les et

que des nécessités d'ordre public font

comme remède

établir

et

causes de mésintelligence, de discorde

à ce mal, imposent plus de restric-

tions qu'elles ne garantissent de droits, gênent les honnêtes

gens plus qu'elles n'arrêtent

membres de

la

les

autres,

communauté dans un

et

enlacent les

réseau de règlements,

d'obligations et de servitudes plus tyranniques encore que le

despotisme cruel mais restreint de

dons

ainsi

l'autre, et

la nature.

Nous

d'un côté ce que nous paraissons gagner

per-

de

de libres esprits ont pu regretter parfois, malgré

ses risques et ses dangers, l'indépendance sans frein de la

vie sauvage. Les gouvernements, institués pour organiser la

consacrent l'iniquité en donnant des formes légales

justice,

à l'oppression des faibles par

les forts,

des simples par les

habiles, des minorités par les majorités. Les abus deviennent-ils intolérables, l'unique correctif est le droit à l'insur-

rection

,

permanente de malaise et menace de Le progrès politique lui-même est une révolu-

cause

révolutions.

DÉMONSTRATION DES LOIS DE l'hISTOIRE

457

tion continue et ne peut s'accomplir sans trouble, puisque

chaque parcelle de

ou

liberté

d'égalité doit être

conquise

par la violence sur des détenteurs jaloux de leurs privilèges.

Ces perturbations, que traversent sans bares, sont funestes

du mécanisme que tous sont

aux

civilisés, à

péril les peuples bar-

cause de

la

complexité

social et de la. solidarité des intérêts qui fait atteints par

moindres

les

crises.

l'ordre plus général des rapports internationaux,

— si

Dans

la civi-

réduit les occasions de guerre entre les peuples,

lisation elle

en rend

que

le

effets

les

plus désastreux. Enfin, alors

régime fédératif parviendrait à supprimer

barbare de duel entre nations, rivalités et les guerres

il

cette

même forme

ne supprimera pas

de race, l'éviction

et

les

l'anéantissement

des populations réfractaires au progrès ou incapables de soutenir la concurrence vitale. Par la dépossession et l'écra-

sement des vaincus dans

la bataille

de

la vie, la civilisation

aura toujours son côté tragique, ses triomphes meurtriers...

Il

serait aisé

de noircir

Nous

tracer l'esquisse. s'en acquittent le

mal

le

tableau dont nous venons de

laissons ce soin

aux pessimistes qui

généralement avec succès. Admettons tout

qu'il leur plaira

de conjecturer pour l'avenir dans

les

limites de la vraisemblance. Balance faite, le bien l'emporte

néanmoins, puisque soit le prix

dont

hésiter tant

que

le

il

vie dure et s'accroît.

la faille

payer

le

Quel

que

progrès, payons-le sans

progrès sera véritable, car

il

vaut encore

mieux que ce qui n'est pas lui. D'ailleurs, ces maux si amèrement reprochés à la civilisation sont comme elle notre ouvrage et pourraient être atténués ou prévenus dans une large mesure. Ils tiennent en effet à ce que nous ne

sommes nous

le

pas assez raisonnables

et seraient fort

amoindris

si

devenions davantage. Les générations futures seront

contraintes, sous peine de mort, à l'être plus que nous.

Pour passé,

utiliser

au mieux

les

ressources accumulées par

pour en user sans en abuser,

elles

devront

le

faire

.l'histoire et les historiens

458

preuve d'une raison plus vigilante

dans

plus de tempérance

et

plus ferme, mettre

la satisfaction

des besoins, de

sagesse dans les passions, de rectitude dans les idées, de

morafité dans les actes, d'équité dans les rapports sociaux.

Les moindres écarts exposant à de grands raisonnables auront seuls chance

victimes de leur imprudence ou de leur

Aux

par une sélection civilisatrice. plète, l'empire

du monde

périls, les plus

de vivre. Les folie,

autres,

seront éliminés

com-

meilleurs la vie

et l'avenir illimité!...

Nos récriminations et nos plaintes se fondent principalement sur la contradiction entre l'infini auquel nous aspirons et le fini auquel la nature nous condamne mais il ;

seraitdéraisonnabled'opposer nos prétentions à ses exigences.

nous ne voulons pas perdre tous les bénéfices de son ordre, il faut nous résigner aux conditions d'une existence Si

finie, car

de

il

n'y en a pas d'autre possible.

la raison doit surtout consister à

La clairvoyance

reconnaître

les

bornes

assignées par la nécessité des choses à nos développements.

Le

progrès, qu'on a dit être « l'asymptote de la perfection ».

s'en rapprochera toujours l'atteindre.

Il

davantage sans pouvoir jamais

donc pas susceptible de devenir

n'est

infini

en étendue, en puissance ou en durée. Nous trouvons dans le milieu qui nous entoure et plus encore en nous-

mêmes,

d'infranchissables

monde où

tout est

fini,

limites.

Etres

finis

dans un

nous n'avons droit qu'à des

satis-

factions finies. Poursuivons avec ardeur celles qui sont à

notre portée, mais ne nous

au

seuil

parti. Si,

consumons pas en vains

efforts

de l'inaccessible. La raison doit en prendre son par des appétits insatiables de volupté, des désirs

immodérés de bonheur, un

idéal de beauté pure, des recher-

ches de vérité absolue, des visées de moralité parfaite, des rêves

d'organisation

sociale

d'où

toute

injustice

serait

exclue, elle ambitionne l'infini, elle a tort et ne se prépare

que des déceptions. La nature inexorable ne nous accorde

que des

plaisirs passagers,

dans

la stricte

mesure du besoin.

DÉMONSTRATION DES LOIS DE L'HISTOIRE

de rares

conformes à

et courtes, joies

la

^5g

mobilité de nos affec-

tions comme à l'insuffisance générale de leur objet, des vérités

bornées,

nous importe de connaître

les seules qu'il

nous puissions

faire

quelque chose

dont

et

des vertus inachevées

(i),

quf soient à perfectionner toujours, enfin des modes d'association qui. incapables de concilier tous les droits, prêtent

à des réformes sans et

Le

fin.

reste

échappe à nos atteintes

ne doit pas servir de but à notre

nous donc à

du

la loi

activité.

Soumettons-

du contingent qui domine parce qu'un seul, celui qui les résume

l'universalité des êtres

fini

et

tous, pourrait en être affranchi, mais, par cela

dérobe à notre compréhension. Si la limitation, l'obstacle, l'effort et la

a

mis ou

fini,

les

même,

il

peine, c'est qu'elle les

trouve partout elle-même. Renonçons à

l'in-

à l'absolu qui nous trompent et nous privent de ce

le fini

pourrait nous

offrir.

se

nature nous impose

la

que

L'indéfini a de quoi suffire à

toutes nos ambitions. Evitons, selon le conseil de Goethe,

de travailler en vue de perdre nos peines

l'éternité, si

mais tâchons de

;

nous ne voulons pas faire tenir

de jours qui nous sont comptés tout ce que d'excellent. sortir,

dans

nous avons

le

temps qui passe, dans

prise,

le

que nous vivons,

le

est précaire,

der longtemps,

il

faut

dont

la seule

comme il même de la

cœurs d'angoisse,

n'est

supprimer, ni

retar-

la

nous résoudre à

de s'insurger contre

la subir, car à

l'inévitable ?

terreurs imaginaires qui font l'horreur d'ôter à la

et

meilleur parti possible.

à la mort, terme toujours prochain,

en notre pouvoir ni de

moyen

peu

relatif sur lequel

dans ce monde où tout

idée remplit nos faibles

servirait

le

comporte

Renfermons-nous, puisque nous n'en pouvons

tirons-en, tant

Quant

dans

la vie

mort son aiguillon

du

Ecartons

trépas.

est

quoi les

L'unique

de voir en

elle

l'exécution d'une loi générale, la plus sage qu'il nous soit « Je suis intimement persuadée que ce que nous ne pouvons comprendre ne nous est pas nécessaire à savoir » (Lettre de M m ° du Deffand à Voltaire, 21 mars 1769). (i)

«

l'histoire et les historiens

460

donné de connaître, condition du progrès universel renouvellement. Appliquons-nous

l'éternel

prendre

l'utilité, la

des êtres

et

une amie tristesses,

nécessité de la mort,

qui, après

tant

d'agitations,

le repos, la

bien

et

elle

comme

d'épreuves

paix et l'oubli.

et

à

de

Aimons

la vie

pour ce qu'elle peut donner, mais ne faisons pas à

mort

l'injustice

de

de

com-

pour l'ensemble

pour nous-mêmes. Fions-nous à

nous versera

à

la craindre et sachons-lui plutôt gré

la

de

ce dont elle nous délivre. Notre dernière pensée doit être une double expression de gratitude pour la vie, qui nous a fait

goûter quelques-unes de ses joies,

non moins

et

pour

la

mort,

bienfaisante, qui vient trancher nettement toutes

nos misères.

TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION

,

LIVRE PREMIER OBJET DE L'HISTOIRE Chapitre

I

Chapitre

or .

II.

3

Définition de l'histoire

3

Agents de l'histoire | i. Valeur respective des des inconnus |

des arts

2.

Célébrités

Célébrités de

|

3.

|

4. Célébrités

|

5.

|

6.

|

7.

i3

hommes

célèbres

et

i3

3o 36

utiles

l'art

de la science. Célébrités de la vie morale Célébrités de la politique et de la religion. Considérations générales sur les agents de

56 67 76

l'histoire

Chapitre

III.

Faits

95

de l'histoire

1

ou événements réguliers ou de fonction

§

1.

Faits singuliers

|

2.

Faits

10

112 123

LIVRE DEUXIÈME PROGRAMME DE L'HISTOIRE Chapitre Chapitre

I

pr .

II.

Modes usuels de

147

répartition des problèmes.

Analyse raisonnée de

...

147 169

l'histoire

LIVRE TROISIÈME MÉTHODE DE L'HISTOIRE Chapitre

I**.

175

Méthode narrative §

1.

175

Valeur des témoignages

et crédibilité

de

la

176

tradition I

2.

Influences esthétiques

g

3.

Influence de l'intérêt et des passions.

§

4.

Influence des préjugés d'opinion

S

5.

§

6.

Influence des jugements moraux De la véracité des historiens et certitude

en

histoire

97 225 246 261 1

de

.

.

la

263

TABLE DES MATIERES

462

Pages

Chapitre

II.

Méthode |

1.

|

2.

statistique

Rôle et Valeur

utilité

de

289 290

la statistique

et crédibilité

des documents

statis-

3o6

tiques | |

de la 4. Rénovation de Histoire

3.

statistique l'histoire par

3 la

statistique.

1

1

317

LIVRE QUATRIÈME LOIS DE L'HISTOIRE Chapitre Chapitre

I

ar .

II.

325

Indication des lois de l'histoire

344 344

|

III.

1.

Lois spéciales de l'histoire i° Lois d'ordre 2 Lois de rapport.

345 348

Loi générale de l'histoire, du progrès ... i° Histoire de l'idée du progrès 2 Nécessité rationnelle du progrès .... 3° Formule mathématique de la loi de progression 4 Modes spéciaux de progression 5" Influences perturbatrices

355 356

Démonstration des lois de l'histoire | 1. Confirmation des lois par les faits observés

392

|

Chapitre

325

Nécessité d'établir des lois en histoire

2.

et constants |

2.

Extension des

de l'histoire aux

1

364 368 3

3

lois

86

g3

faits

antérieurs à l'observation. Restitution du passé perdu | 3.

36

Application des lois de l'histoire aux faits éventuels. Prévision de l'avenir 1" De la prévision des faits singuliers. 2 De la prévision des faits réguliers. .

.

.

.

396 411 41

3

428

ERRATA Page 24, note

— — —

1

3,

au

lieu

de P. de Rémusat, lise^ Charles de Rémusat.

53, ligne

4, au lieu de qui le jugent, lise^ qui la jugent.

88, ligne

4,

au

lieu de intétrêts, lise% intérêts.

i3, ligne'3o,flu lieu de

matin

d'hier

celles

;

sont, lise% matin

celles d'hier sont.

— — — — — — — —

244, ligne 28, au lieu de malechance, lise% malchance. 269, note 2, fin, au lieu de Thioret, lise^ Thierot. 273, ligne 16, au lieu de sincérité

!

lise^ sincérité.

371, ligne 23, au lieu de besogneux, lise^ besoigneux.

382, ligne

5,

au lieu de argue, lise% arguë.

395, ligne 27, au lieu de cience, lisez science. 402, ligne 25, au lieu de d'évolution lisez d'évolution. ;

408, ligne 16, au

lieu de

paru

e, 'li'sez

parure.

:

;

INDEX ALPHABÉTIQUE DES AUTEURS CITES OU MENTIONNES

Ablancourt (Perrot

d'),

r

85.

412 419; 429. Baillet, 194. Balzac, 237. -

;

AcCURSE, 184.

ACHENWALL,

3 10.

Actes des Apôtres, 112.

Baour-Lormian,

Aguesseau (d'), 285; 332. Albert le Grand, 33/.

Barbier, i5o.

Alfieri, 264.

Bayle,

Bavius, 5i.

Amiot (le P.), 160. Ammi en- Marcelin, 149; 184; 38 9

J.),

(J.

252

;

1

;

157; ;

1

Arago, 36 66. Aristobule, 187. Aristophane, 224. Aristote,

5; 69; 77; 147; 223; 232; 283

;

341

;

36 1

;

123 ;

;

285;

365; 3S4;

i8i; r i82

;

;

271

;

200

;

235, 248; 25i

273; 274; 276

268.

;

(La), 222.

béranger, 47. Berger de Xivrey, 267. BERNAL DlAZdelGASTILL0,228

Bertrand

(Joseph), 66.

Beulé, 264, 280. 314; 33

;

1

;

Akrien, 293.

Biot,

Aubigné (d'), 2i3; 226; 269. AUGER, 223. Aulu-Gelle, 20.

Blanc (Louis), 167. Block (Maurice), 296.

Bacon, 5g

Boileau, 48

159

;

64; 125; 145;

224; 23g

220

333.

Bichat, 63.

54.

;

;

256;258

;

Beaumarchais, 242

Bible, 294

449.

Arnauld,

199

;

Beaussire, 73.

;

;

58

1

85

Beaumelle

417.

446

83

33i; 419.

264.

Amyot, 1855237; 264; 33

325

1

268

.

Ampère

5i.

;

1

1

3,

398.

Boccaçe, 195 Bodin, 386.

53

280; 36o

3

;

;

BOISGUILBERT,

;

294.

49

;

52

;

55.

3 l6.

3o

4 66

INDEX ALPHABETIQUE

BOLLANDISTES, 193.

Bonald

(de),

1

265

270 274: 287 3i5 333; 359; 384; 389; 4 33; 448.

35.

Bongars, 333. Bossuét,

106;

53; 77; 98;

109

;

i63

;

164; 214

260

;

282

;

332

;

;

334

;

25o; 335

;

3o3

.

;

5

;

161

;

162

Corneille, 47;

52;28i;422.

5o;

Courier (P.-L.),

45^; 81

;

218;

224.

COURNOT,

Burton, 253. Byron, 3i 278; 323.

373.

3 7 5.

Cromwell,

;

382.

Callisthène, 187, 188. Daniel, 424.

Capitolin, 199.

Carlyle,

Caton,

17

78

;

Dante, 55

154.

;

263

20.

Cervantes, César, 200 2D2

208

229

;

;

;

;

65

;

67

;

224

428.

;

Deherain, 346. Démosthène, 112; 339. Denys d'Halicarnasse,

417.

Chamfort, 119, 244, 245. Chanson de Roland, 189.

2 12

216; 253.

Chapelain, 64. Charras, 23o.

Descartes, 5o; 101 283

Chassang, i85; 187; 239. Chateaubriand, 42 222 286.

Despois, 49.

Choisy

Destouches,

;

(l'abbé de), 222

;

;

289.

Chou-King, 121, 3i3. Chroniques de St-Dems, 191

;

Cicéron, 47; 70; 114; 127; 208 214; 221 247 263 ;

;

;

337

Desvergers

192.

;

63

264; 396

Daru, 254. Darwin, 63.

52. ;

:

Cousin (Victor), 17:07; 333;

399.

;

i5o:

418.

;

Copernic, 65.

379; 385; 38 7 Buffon, 216; 386; 387.

Bunsen, 333

COLEBROOKE, 398. Commynes, 134; i36:

;

Gondorcet, 36o. Constant (Benjamin), 260.

de), 260.

Buchon, 222. Buckle, 139; 140; i83; 224; 3 77

;

289; 375; 414.

Brongniart, 347. Bûchez, 333.

333;

;

Comte (Auguste),

36o ;'426. BOULAINVILLIERS, 3i6.

Broglie (duc

;

;

;

;

148; 202

36o; 412

;

53.

(Noël), 403.

Diderot, 280.

Didot (A. -F.), 33. Diodore de Sicile, 253 403.

;

282

DES AUTEURS CITES OU MENTIONNES

DlOGÈNE DE LAERTE, Dion Cassius, 86 g3. Dœring, 23o. DûNNELLY, 280. Doudan, 70 229.

I

Cj6

;

244.

Geoffroy de Montmouth,

;

goblet d'alviella, 444. Gœrres, 33 1. Gœthe, 25 38 52 72

54.

;

Dryden, 55 281. DuFRESNY, 269.

GOWER,

Dumas

Gray, io3.

(J.-B.), 60.

Green,

(Scipio), 284.

Eginhard, 189. Emerson, i5.

Grimm

55.

39.

(Jacob), 45. ;

Guevara, 257 268. Guibert de Nogent, 79. Guichardin, 55; 214; 269; ;

1.

Favre (Guillaume),

275; 4i5. Gui-Patin, 194; 263.

188.

Feillet, 72.

Guizot, 149; ;

;

Grote, 192 257. Guérard, 3i5.

97.

Eutrope, 3 1 5. Exode, 104; 25

Fénélon, 205

91

;

Grégoire de Tours, 180; 3i5. Grimm, 211; 435.

Epicure, 364. Eschyle, 38; 333; 358. ;

;

39.

Greene,

Euripide, 26

;

294; 459.

;

Dupleix

191.

Gibbon, 91.

;

Drommond,

467

Genèse, 190; 356.

244; 25

1

;

263.

272

180; 193; 229;

335

;

;

336

423.

;

Ferdouçy, 188.

Fermât,

Harcourt (duc d'), Havet (Ernest), 93

64.

Florus, 86

089.

;

Hegel, 36; 161;

FONTENELLE, 2l6; 285. Frazer,

i

Frédéric Froissart

387

19.

340; 420.

II, ,

1

52

i83;

167;

;

184; 199; 222

;

235

;

282

;

275.

;

FUSTEL DE GOULANGES, I44

;

374; 375;

388.

Heine (Henri), 425. Herder, 41 36o; 388. Hérodote, i5i; i85 ;

196

294 420. FURETIÈRE, 2IO.

1

179.

;

;

220

;

24b

;

282

292;3i3; 314; 33i ;

188;

;

;

283

;

398;

;

403.

HÉSIODE, 357.

4 5.

Hippocrate, 386. Histoire Auguste, 199.

Galiani, 128.

Galilée, 65

;

292.

Homère,

1

5

;

38

;

65 77 20 1 ;

;

;

1

INDEX ALPHABETIQUE

468 220 397

;

224; 33o; 33

;

441.

Lampride, 92 Lanfrey, 23o

385

Hooke, 65. Horace, 42; 52; 198; 201; 220; 336; 339; 357

402

Hugo 55

;

428

240

376;

429.

;

(Victor), 36; 48 ;

;

;

5i

;

54;

Hume, 248. Hutcheson, 379. huyghens, 65.

;

275.

;

337.

;

Larochefoucauld

23;

,

Lartet, 401. Las Cases, 275. (de), 194.

Laurent,

333.

Lecky, 378. Legrand, 53. Leibniz, 64; 244; 326

Lenormant

Jean de Damas, 195. Jésus, 264

265.

;

Johnson, 286.

Lepsius, 399.

Joinville, 149.

Leroy-Beaulieu

Jones (William), 398. JOSÈPHE, 2 3.

Lessing, 53; 36o.

Jove (Paul), 234; 235

;

Kant, 60

Kepler,

;

58

1

202.

;

238

;

70

267

;

LOTZE, 387. Louis XIV, 78

329.

Lucain, 16

65.

Kuenen,

Lucien

190.

,

47

io3

;

;

107

;

73

;

449.

La Fontaine, 217

;

341

39 ;

;

47

359

;

;

53

;

220;

de), 21.

;

5o

239

428.

;

2o5

;

;

207

;

220

;

;

25i. 358.

'>

;

(Charles), 366.

106

261;

;

125

Machiavel, 340

447-

Lambert (M me

;

422.

;

191

;

;

;

Lalita Vistara, iqb. 52;

3

Mably, 209 21 5 334. Macaulay, 44; 60; 64; io5;

453.

Laharpe, 426.

Lamartine,

1

(Paul), 446.

Lucrèce, 65 339 Luther, 100.

Lyell

Lacassagne, 75.

1

,

225

Labruyère

3

;

létourneau, 378. Lodge, 39. longuerue, 143. Longus, i85. Loriquet (le P.), 257; 268.

257.

Julien, 236.

Juvénal, 220

36o.

;

5

L'Estoile, 71, 245.

1

Justin, 141

18

(Fi\),

3 9 8.

JOUBERT, 232.



74;

97 ;'i63; 260.

Launoy

425.

;

Laplace, 63

93

;

;

Macrobe,

342 1

;

244

5;

77

;

14.

;

357.

;

248

25o

;

;

281.

293

;

DES AUTEURS CITES OU MENTIONNES

Maistre (Joseph 1

38

de), 101

;

1

35

;

179; 416.

;

214

Manilius, 2

35j.

M A RAT,

120.

;

198, 2o3;

218; 245

;

Montesquieu,

399.

16.

Manou,

77

;

246

;

263

;

;

3oi; 339; 416; 423; 424.

.

;

;

469 116

89;

;

134; 182; 186;

Malebranche, 285; Malherbe, 42 435 Malone, 39.

Manéthon, 282

47

54; 61

;

Marbaut, 267. Marc-Aurèle, 69. Marcellus (de), 42. Marguerite de Navarre, 273. Marivaux, 23 108.

5; 5o; 80; io3;

i32

;

137

;

202

242

;

259

;

285

386

;

2i3

;

;

326

;

;

237

;

343

;

399.

•MOREAU DE JONNÈS, 289. Morin (Le P.), 268. Mortillet (de), 401 407. ;

Muller Muller

(Jean de),

(Max), 45

193.;

220.

195

3 16-

;

;

;

Marlowe, 39. Marmier (Xavier),

Napoléon, 86; 87; 275 16.

Neuenbourg (Math, Newton, 63 64; 65

Martial,. 49.

Maspéro, 25

1.

;

Matthieu Paris, 191. Mémorial de Sainte-Hélène, 200

Mérimée,

1

54

1

33

;

2

i83.

Niebuhr, 277

;

278.

234

;

2 35

;

261

;

;

NOSTRADAMUS, 424.

Metternich, 229. Mézerai,

de), 192. ;

282.

206.

;

;

NlCÉTAS, 252.

Nisard, 197

252;

;

286

;

297; 428.

14

224

;

236

;

;

Nouvel Edda, 191.

279.

ocellus de lucanie, O'Méara, 84 87.

Mézières, 39. Méziriac, i85.

Michelet, 134;

1

35

;

25o

;

340.

Mignet, 340.

Ovide, 25

Mill

(Stuart), 96

Mille

et

;

100

;

I42;

257; I90;

400 404. 264 Montaigne, 19; 24; 38; 42; ;

;

357.

Paris (Gaston), 189*

Pascal, 40

272.

l37;

i

344.

une nuits, 189.

Mitford, 257. Molière, 39; 47; 53;

;

Onésicrite, 187.

Oppert, 398.

Mickiewtçz, 427.

MOMMSEN,

389.

;

160

;

377

;

;

42

;

5o; 75

164; 337

;

35o

34

359

;

;

!

426.

Pasquier (Estienne), 45 Patin, 44.

Payen,

1

;

35.

;

2^4.

INDEX ALPHABETIQUE

470 Peele,

QUINTILIEN,

39.

PÉTRARQUE, 3g Petty (Will.),

42;

\

232

5l.

186;

220

217;

35q.

;

3 16.

PHILINUS d'AgRIGENTE, 232.

Rabelais, 181, 224; 333; 334.

Philon le

Racan, 45.

Juif, jj.

233

;

;

358

;

224;

384

;

;

446.

Pline, 18; 27

253

;

266; 267;

;

Jeune,

2i5;

199;

;

2 32

5o

;

1

87

186

;

;

190

;

2 30

;

;

2 52

332; 38 9

;

;

2 3o;

;

244; 418; 420; 421. 140; i5o; 1 5 1

;

181

1

;

219; 221

;

253; 258; 322

;

;

;

259

;

;

;

218

;

286.

;

de), 228. ;.

42G.

de),

98; 119. Richter (Jean-Paul),

97

;

53.

RlLLIET DE CANDOLLE, 1^3. (Karl), 387.

24.

Rollin, 282.

5i.

Prévost-Paradol, 246

;

Riccobini, 39.

Roland (M me ),

;

;

206

;

Réville (Albert), 93

Ritter

417.

Pradon,

;

;

;

204 2o5 276 280

;

Richelieu (Cardinal ;

Pope, 27 55. Portalis, 82.

180

1

Retz (Cardinal

274.

Plutarque, 79 80

Polybe, i32

179.

Ramond, i32, 33. Rawlinson, 399. Rémusat (Charles de), 24 449 Rémusat (M me de), 269. Renan, i5 17 76; 149 180; 190

35g.

212; 2i3

219;

;

334.

;

;

Playfair (William), 292.

Pline le

236

;

Raleigh (Walter),

Pindare, 42 169; 441. Platon, 80; 82; 114; 269 290 Plaute, 181.

5i;i5o; 2o5

Racine,

Philostrate, 93. Pictet (Adolphe), 405.

5i

;

io3;

425.

;

Procope, 241 242 Prunières, 407. ;

Romancero, 189. Ronsard, 54 191. ;

Rousseau (J.-J.), 5o 68; 228. Ruinard (Dom), 194. ;

314.

;

Ptolémée, 100.

Saint

Augustin, 228; 237;

35 9

.

Quatrefages (de), 347; 401. QuESNAY, 82. Quételet, 75 3oi 302.

Sainte-Beuve, 41; 48; 53;


Sainte-Croix, 188.

;

188; 195; 196; 340.

;

210; 314;

1

14; 210

276

;

;

217

;

222; 275

;

3 18-

Saint Grégoire de Nazianze, 257.

DES AUTEURS CITES OU MENTIONNES

Sophocle, 342 Spartien, 3i5.

;

Saint Jérôme, 233. ;

;

Spinoza, 424.

358.

Staal (M ra e de), 273. Strabon, 86 5 141

358;

;

Saint-Pierre (abbé

de), 382;

Saint-Pierre (Bernardin

224

;

Strauss,

de),

(duc

de),

226

de),

238

106.

199

;

253

;

;

267.

SWETCHINE (M me ),

322.

233

234

;

229

;

Swift, 270. ;

Tacite, 20

441.

;

Salvien, 143.

82

1

;

25

;

33

71

;

i5o

;

Sannazar, 254.

180; 195

Sansovino,

2i3

;

219

;

238

;

240

;

246

;

249; 25o

3 16.

(J.-B.),

364.

Sayce, 404. Schiller, 44; 193

schlegel,

Taine, 62

53.

128; 270;

;

;

214

Tasse

(le),

5i

;

234

;

;

244; 245

;

2dï

253

;

340.

2 15.

;

121

21.

387.

;

;

Scott (Walter), Ségur (de), 211. Sénèque, 71 ;

3j3.

Thierry (Augustin),

78

;

241

;

284; 35g

;

38g

263

;

;

;

101

;

219

;

35i.

;

442.

;

Sévigné (M me de), 68; 25o. Shakspeare, 39 47 52 54 ;

212

;

226

;

80 178

Térence, 39 52. Thierry (Améde'e), 23o.

35o.

55

241

200

;

220

;

;

Tallemant des Réaux,

schoolcraft, 367. SCHOPENHAUER, 5l

265

199

;

78

;

i5i

;

257;27i;2y3; 3i5;

374.

;

;

417.

;

267.

;

349.

;

23o

;

403

;

Sully, 228

226

Say

229

;

3i5

;

240; 244; 249, 2505277;

Saint Thomas d'Aquin, 35g. Salluste, 20; 202; 2 13

i63;

;

342.

;

17.

Suidas, 190

;

;

237

;

Suétone, 97

i3o.

Saint-Simon (Comte

1 1

;

186

449-

Saint-Simon

358.

;

Spencer (Herbert), 445; 446.

Saint Luc, 24 325. Saint Matthieu, 265 Saint Paul, 2b5

47

SOCRATE, 283.

Saint Jacques, 94. Saint Jean, 5o 94.

;

246.

Thiers, 194. Thiers (Adolphe),

200

121

;

149

23i

;

244; 255

;

;

84; 87;

206

;

;

3

1

1

207

;

;

;

335;

340.

SlMONIDES, 267.

Thou

SlSMONDI, 276.

Thucydide, 9S

(de),

214

258.

;

;

195

;

212

Smith (Adam), 416.

33 9

;

3825417.

;

i5i;

2i3; 216

Smith, 280.

178; ;

294;

INDEX ALPHABETIQUE

472 Thurston, Timée, 190

Vincent de Lérins,

33. ;

Virgile,

240.

33

1

1

5

;

1

;

264;

;

195

212

2i3

;

246

254; 263

;

273; 282

340

;

417-

33

1

;

;

;

58

1

196

;

190; 191 ;

2 5o

;

2 53;

55

;

293;

i5o

1

;

Topin (Marius), 280.

240

;

Trogue-Pompée,

2

1

38.

1

58; 202.

Tschudi, 193.

5

35^.

i

93

;

i

;

9

i

36; 38; 5o

58

52

83

;

220

;

285

375.

;

2o5; 211

;

222

;

233

;

;

25o

;

252

;

1

;

Wace

;

269

237

253;

;

271

;

277; 279; 283;

419

;

;

q3

;

Voragine (Jacques 33

;

;

;

340

;

Vopiscus, 20

;

204

259; 260

;

145

;

159; 1(4

;

241

118

;

07;

;

272; 275

422

;

;

424.

i5o. de), iq3.

(Robert), 191.

Wagenfielt, 269.

420.

Valkmar, 427. Vaugelas, 45. Velleius Paterculus

,

240

;

333

;

340.

Vertot, 221 Vico, 29

1

;

;

;

;

64; 117

;

166

84;

(de),

Turgot, 3ôo turnebus, 54. Tyndall, 60.

o

3

;

VoLNEY, 268. Voltaire,

;

2i5

Tocqueville

8

358; 414.

TlRABOSCHI, 235.

Tite-Live, 19;

i

;

40

;

Walpole (Horace), 280. Wintherther (Jean de), WOLF, 40. Wright> 404.

192.

222.

;

224; 332

;

Xénophon, 25 282

357.

Victring (Jean

;

;

293.

de), 192.

Vies des Pères du Désert, iq3.

Zacharie, 424.

Vigneul de Marville, Vigny (A. de), 67.

Zeller, 192.

VlLLEHARDOIN,

1

VlLLEMAIN, 205

;

194.

ZONARAS, 282. Zozime,

5z.

220

;

lÔO.



2 58.

278.

TOURS, IMP.

E.

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