Le dialogue interrompu : Fondane, Lupasco et Cioran
1. Introduction
Fondane a connu et fréquenté la plupart de grands Roumains de Paris, de Brancusi à Eliade. La Roumanie était, certes, leur lien matriciel. Parmi les nombreux amis et connaissances de Fondane, Lupasco et Cioran étaient ses proches amis. La philosophie était leur passion commune. Mais, comme nous le verrons par la suite, il y avait entre eux un lien encore plus puissant, plongé dans les profondeurs de l’inconscient. Fondane était de deux ans l'aîné de Lupasco. Peu de temps après la publication, en 1935, de la thèse de Doctorat d'État èsLettres de Stéphane Lupasco Du devenir logique et de l'affectivité [1], méditation approfondie sur le caractère contradictoire de l'espace et du temps révélé par la théorie de la relativité restreinte d'Einstein, Fondane veut faire sa connaissance. Ainsi commence une des amitiés intellectuelles et spirituelles les plus exemplaires de ce siècle. Leur amitié, courte par la décision du destin mais d'une grande intensité, couvre tous les aspects
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de la vie et elle se prolonge dans la mort et même au delà de la mort. La passion de leur vie était la compréhension de l'être, audelà des aléas du temps et de l'histoire. Cioran a connu Fondane bien plus tard, grâce à Lupasco, et s’il a désiré le rencontrer c’était plutôt pour l’interroger sur Chestov, référence majeure des intellectuels roumains de la période d’entre les deux guerres mondiales. L'amitié entre Lupasco, Cioran et Fondane a laissé de traces écrites durables. Ainsi Fondane publie en 1943 une étude intitulée "D’Empédocle à Stéphane Lupasco ou "la solitude du logique"" [3] sur le deuxième livre de Lupasco L'expérience microphysique et la pensée humaine [4]. Dans cet ouvrage, paru en 1941, Lupasco assimile et généralise l'enseignement de la nouvelle physique la physique quantique dans une véritable vision quantique du monde. Il s’agissait d’un acte de courage intellectuel et moral dont l’importance n’a pas échappé au regard attentif de Fondane, dans un monde fortement dominé par le réalisme classique. En 1947 Lupasco publie un émouvant témoignage sur Fondane dans "Cahiers du Sud". Avec grande discrétion Lupasco évoque leur dernière entrevue : "Il y a trois ans, en mars 1944, dans une petite pièce de la préfecture de Police à Paris, à l'odeur dense et caractéristique, devant l'oeil morne de jeunes agents désoeuvrés sur leurs banc, je voyais Fondane pour la dernière fois. Avec sa soeur, arrêtée la veille en même temps que lui [...] il consolait une petite jeune fille, qu'un car de gardes mobiles avait cueillie au sortir d'un lycée, pour l'envoyer à Drancy, et qui pleurait atrocement. Je le vois debout, sous le jour sale de cet aprèsmidi de fin d'hiver, me regardant de ses clairs yeux bleus, aux multiples lueurs, jaillissant de son masque ravagé, si digne, si calme, avec ce sourire affectueux et narquois, indicible, devant mon émotion, que je contenais mal" [5]. Maintenant l'épisode est connu. Jean Paulhan prévient Lupasco et Cioran de l'arrestation de Fondane, pourtant de nationalité française, et de sa sœur, qui était de nationalité roumaine. Lupasco et Cioran obtiennent la libération de Fondane, mais Fondane refuse de quitter le camp de Drancy sans sa soeur [6]. Il meurt gazé à Birkenau. Il est étrange que, seulement quelques jours 2
avant son arrestation, Fondane demande à Lupasco de lui faire rencontrer Robert Lacoste, un des principaux chefs de la Résistance. Nous ne savons pratiquement rien de la teneur de la discussion qui a eu lieu dans l’appartement de Lupasco, en présence d’un autre résistant, Robert Monod. Le témoignage discret de Lupasco laisse entendre qu’il a été plutôt question de la philosophie de la politique que de la politique ellemême. Cioran nous a laissé, lui aussi, un beau témoignage sur Fondane dans ses Exercices d’admiration [7]. Fondane laissa à sa mort un bon nombre de manuscrits. Dans une longue lettre du 5 juillet 1946 adressée à Yvonne et Stéphane Lupasco, l'épouse de Fondane, Geneviève, écrit : "J'ai constaté, à ma grande satisfaction, que le manuscrit que j'avais déjà apporté à Kolbsheim, de L'Être et la Connaissance, était beaucoup plus au point que la copie de travail que je vous ai montrée dernièrement et qui m'avait tant désespérée" [8]. Cet essai sur Lupasco ne sera publié que 54 ans après la mort de Fondane [9]. Par une étrange coïncidence, il est paru le jour même d'un important colloque dédié à l'oeuvre de Lupasco et qui a eu lieu à l’Institut de France [10].
2. De la noncontradiction comme pacte avec le diable
Je dois avouer avec franchisse que j’ai éprouvé un sentiment de malaise en lisant L’Être et la connaissance Essai sur Lupasco. Tout d'abord le manuscrit est resté inachevé. Ensuite, au moment de la rédaction de ce manuscrit, Lupasco n'avait publié que deux ouvrages sur les quinze qui forment la totalité de son oeuvre et donc le jugement de Fondane ne pouvait être que partiel et fragmentaire. Enfin, l'absence de tout appareil critique dans l'édition qui a été publiée rend inintelligible l'enjeu du débat lancé par Fondane. Mais ce sentiment de malaise est heureusement contrebalancé par la révélation apportée par ce livre sur l'ampleur de la propre pensée philosophique de Fondane, audelà de la philosophie de son maître, Léon Chestov.
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L'admiration que Fondane éprouve pour la philosophie lupascienne est indiscutable. D'autant plus grande sera son exigence. "Ce n'est pas une petite révolution que celle qui enlève à la pensée d'identité la domination despotique du réel et l'amène modestement à la partager avec sa victime, la pensée de nonidentité [...] Ni l'une ni l'autre n'est le logique qui, d'après Lupasco, est la seule relation des deux. C'est là une révolution réelle et dont les conséquences pourraient être incalculables..." [11] écrit Fondane. Dès le début du livre il est évident ce qui attire Fondane dans la philosophie lupascienne : pour Fondane, cette philosophie "ouvre sous nous l'abîme sans issue de la contradiction infinie [...]" [12]. Fondane fait référence ici au premier principe de la logique classique, le principe d'identité. Cette logique est fondée sur trois axiomes ou principes: 1. Le principe d’identité
: A est A.
2. Le principe de noncontradiction : A n’est pas nonA. 3. Le principe de tiers exclu
: il n’existe pas un troisième terme T (T de "tiers inclus") qui est à la fois A et nonA.
L'option de Fondane est claire. Il pense remplacer le principe de noncontradiction par le principe de contradiction : A est nonA. Du coup, le principe d'identité se dédouble : A est à la fois A et nonA. Il est intéressant de remarquer que cette option est aussi celle d'Alfred Korzybski, qui, en 1933, sous la pression des paradoxes de la mécanique quantique, a proposé un système de pensée nonaristotélicien, à une infinité de valeurs [13] et qui a eu comme émule le célèbre écrivain de sciencefiction Alfred Van Vogt, auteur de l’ouvrage Le monde des Ā [14], que Boris Vian accueillis et traduisit avec enthousiasme. Il est intéressant de noter que Cioran luimême mettait en doute le principe d'identité. Dans l'entretien accordé à Lea Vergine, Cioran évoque sa courte carrière de professeur de lycée, en ces termes: "L'élève répondait: "Un phénomène psychique est instinctuel, normal". Et moi: "Ce n'est pas vrai, tout ce qui est psychique est anormal, non seulement ce qui est psychique, mais
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aussi ce qui est logique", et j'allais jusqu'à ajouter: "Le principe d'identité luimême est malade."" [15] L'option de Fondane est dans la droite ligne de Chestov qui, dans son ouvrage Les révélations de la mort [ ], écrit: "Mais il faut croire que le principe de noncontradiction n'est nullement aussi fondamental qu'on nous le dit [...]. [...] la vie n'a pas été créée par l'homme; ce n'est pas lui non plus qui a créé la mort. Et, tout en s'excluant elles coexistent dans l'univers, au désespoir de la pensée humaine qui est obligé d'admettre qu'elle ignore où commence la vie et où commence la mort [...]" [16] Pour Fondane le principe d'identité équivaut à un pacte avec le diable : "...la soif d'une connaissance de plus en plus certaine [...] a poussé Aristote et toute l'histoire de la philosophie et des sciences à signer, avec le diable, le pacte du principe d'identité" [17]. Et Fondane se met à se demander si Lupasco ne cède pas à la même tentation. Ce "pacte avec le diable" est profond, car, pour Fondane, il signifie le renoncement à la connaissance intérieure au nom d'une connaissance mentale, logique. Le diable est celui qui sépare : il nous sépare de nousmêmes, catastrophe ontologique dont seul un poète peut prendre la juste mesure. Fondane saisit pourtant avec finesse la portée de la dialectique lupascienne entre identité et altérité, dans le processus d'actualisation : "Toute actualisation [...] donne lieu, par réaction, à une production d'idées, de formes, d'éléments objectifs, qui est autre chose qu'ellemême. Et il résulte de là ce paradoxe étonnant qu'une pensée d'identité est le produit d'un existant qui ne tient pour réel que l'irrationnel, et qu'une pensée irrationnelle est le produit d'un existant qui ne tient pour réel que l'identité" [18]. Le sommet de l'intuition de Fondane est atteint quand il comprend, contrairement à toutes les apparences, que la logique de Lupasco est, en fait, une logique de noncontradiction : "De qui Lupasco tientil cette science? du logique spontané qui actualise des hétérogénéités? non, du logique élaboré de noncontradiction. Ce n'est donc pas à une philosophie de la contradiction, comme on nous invite, que nous avons affaire, mais à une philosophie identifiante qui porte sur le contradictoire" [19]. 5
La conclusion de Fondane est stupéfiante par sa profondeur prémonitoire. En effet, ce n'est qu'en 1951 que Lupasco publie Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie Prolégomènes à une science de la contradiction [20]. Dans ce livre Lupasco présente une formalisation axiomatique de la logique de l'antagonisme, formalisation qui respecte le principe de noncontradiction. Mais, à cause de la notion de tiers inclus, la confusion persiste même aujourd'hui : beaucoup de commentateurs de la philosophie lupascienne sont convaincus qu'elle viole le principe de noncontradiction. Le malentendu est engendré par la confusion assez courante entre le principe de tiers exclu et le principe de noncontradiction. La logique du tiers inclus est noncontradictoire, en ce sens que le principe de noncontradiction est parfaitement respecté, à condition qu’on élargisse les notions de "vrai" et "faux" de telle manière que les règles d’implication logique concernent non plus deux termes (A et nonA) mais trois termes (A, nonA et T), coexistant au même moment du temps. C'est une logique formelle, au même titre que toute autre logique formelle : ses règles se traduisent par un formalisme mathématique relativement simple. La compréhension de l’principe du tiers inclus il existe un troisième terme T qui est à la fois A et nonA s’éclaire complètement lorsque la notion de "niveaux de Réalité" est introduite. J'ai formulé cette notion dans une série d'articles parus en 1983 et elle a trouvé sa formulation plénière en 1985, dans mon livre Nous, la particule et le monde [21]. Pour obtenir une image claire du sens du tiers inclus, représentons les trois termes de la nouvelle logique A, nonA et T et leurs dynamismes associés par un triangle dont l’un des sommets se situe à un niveau de Réalité et les deux autres sommets à un autre niveau de Réalité. Si l’on reste à un seul niveau de Réalité, toute manifestation apparaît comme une lutte entre deux éléments contradictoires. Le troisième dynamisme, celui de l’état T, s'exerce à un autre niveau de Réalité, où ce qui apparaît comme désuni est en fait uni, et ce qui apparaît contradictoire est perçu comme noncontradictoire. 6
C’est la projection de T sur un seul et même niveau de Réalité qui produit l’apparence des couples antagonistes, mutuellement exclusifs (A et nonA). Un seul et même niveau de Réalité ne peut engendrer que des oppositions antagonistes. Il est, de par sa propre nature, autodestructeur, s’il est séparé complètement de tous les autres niveaux de Réalité. Tout cela Fondane ne le savait pas. Mais il a eu l'intuition fondamentale de la non contradiction de la philosophie lupascienne, vue, il est vrai, plutôt comme un défaut qu'une vertu : "Qu'allaitil faire Lupasco de cette immense liberté que sa nouvelle définition du logique mettait entre ses mains? écrit Fondane. À peine en possession de son nouveau logique, Lupasco ne songe plus à la critique radicale dont il est armé, il ne songe qu'au moyen de faire bénéficier les sciences de sa découverte et s'empresse donc d'édifier une nouvelle connaissance. Et tout de suite sa contradiction se transforme en une noncontradiction : sur l'abîme qu'il avait créé, il jeta un lien; [...] sa contradiction même devint un mur que l'on ne pouvait sauter, et dont la porte ne pouvait s'ouvrir à personne car il l'avait scellée par le principe de noncontradiction" [22]. Terrible reproche. Pour Fondane, il y a chez Lupasco un refus de Dieu au sein de sa logique : sa philosophie est une nontologie, "une sorte d'ontologie du nonêtre" [23]. Fondane connaît, certes, le rôle que Lupasco attribue à l'affectivité. Mais, l'affectivité lui semble être surajoutée, à côté de la connaissance : "Ce qui est resté hors de la connaissance, à la porte, ce n'est rien de moins que l'Être; et ce qui mieux est, seul l'Être ne peut entrer dans la connaissance; car, s'il y entrait, adieu la connaissance! Heureusement pour nous, il n'y entre pas " [24]. On reconnaît bien ici la tonalité des échanges entre Lupasco et Fondane, toute faite de passion pour l'être et la connaissance. Lupasco écrit dans son témoignage : " [...] pour Fondane [...] je logicisais, j'enfermais dans l'univers de la contradiction, essentiellement logique, ce par quoi justement il croyait fuir, le logique et aborder à ce havre d'une liberté métalogique, qui était Dieu même, le Dieu d'Abraham, de Jérusalem, par opposition à ce Dieu d'Athènes, qui n'en était pas un [...] On comprend sans doute que j'étais son plus troublant adversaire. Et la violence de nos discussions, que n'interrompaient ni le froid, ni la faim, ni les bombes, ni même les angoisses de 7
l'occupation et de la résistance en témoignait, on peut dire, avec éclat" [25]. Lupasco conclut par une question, aujourd'hui encore d'actualité, car le mystère de Fondane reste entier : "Que voulait il, cet Homme?" [26].
Que voulaitil, cet Homme?
Il est pratiquement impossible de répondre à cette question. On peut toutefois l'approcher en formulant d'autres questions. Un premier point de vue intéressant est exprimé par Cioran : "À la vérité, il ne s'intéressait pas tant à ce qu'un auteur dit mais à ce qu'il aurait pu dire, à ce qu'il cache, faisant ainsi sienne la méthode de Chestov, à savoir la pérégrination à travers les âmes, beaucoup plus qu'à travers les doctrines" [27]. C'est précisément ce que Fondane fait dans le cas de Lupasco : il lui demande de lui montrer ce qu'il cache, il lui demande d'aller plus loin encore. Fondane rêve d'une véritable révolution qui révèle l'Être dans toute sa splendeur de participation à la connaissance. Son esprit prémonitoire se manifeste une fois encore dans ses imprécations à l'encontre de Lupasco, contenues dans l'article publié dans "Cahiers du Sud" : "Il fait du logique un devenir, mais un devenir fermé, immanent à luimême, hostile à l'intrusion, dans son sein, d'un troisième terme (N.B. : c'est nous qui soulignons) [...] Il répugne encore à voir dans son logique pur quelque chose qui n'est ni identité, ni divers, mais un audelà du divers et de l'identique [...] " [28]. A mon sens, la conclusion que tire de ce débat Michael Finkenthal, dans sa préface à L’Être et la connaissance, n’est pas justifiée. Michael Finkenthal écrit : « Dans le langage lupascien, il aurait voulu fonder une philosophie de l’affectivité, une philosophie rendue impossible par le système lupascien même. Finalement donc, ce système, tel que l’a connu Fondane, ne pouvait le guider vers la sortie du labyrinthe » [29]. Une sortie du labyrinthe existe pourtant et la clé est fournie par le tiers inclus. Il ne peut pas y avoir de philosophie exclusive de
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l’affectivité. L’affectivité et le tiers inclus se trouvent dans une relation d’unité des contradictoires. L’affectivité sans le tiers inclus n’est qu’un mot vide. Fondane est mort trop tôt. En 1951 son voeu eut été comblé. Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie Prolégomènes à une science de la contradiction est un livre prophétique et inaugural : avec lui, le tiers inclus acquière ses pleins droits dans la philosophie contemporaine. "La logique dynamique du contradictoire se présente [...] comme la logique même de l'expérience, en même temps que comme l'expérience même de la logique" écrit Lupasco [30]. Pour Lupasco la logique est bien "l'expérience même de la logique" : le sujet connaissant est impliqué luimême dans la logique qu'il formule. "L'expérience" est ici l'expérience du sujet. Le caractère circulaire de l'affirmation "logique comme expérience même de la logique" découle du caractère circulaire du sujet : pour définir le sujet il faudrait prendre en considération tous les phénomènes, éléments, événements, états et propositions concernant notre monde, et de surcroît l'affectivité. Tâche évidemment impossible : dans l'ontologique de Lupasco le sujet ne pourra jamais être défini. Tout ce que la logique peut faire c'est expérimenter un cadre axiomatique bien défini. Il y a, chez Lupasco, trois types de tiers inclus [31]. Le tiers inclus logique est utile sur le plan de l'élargissement de la classe des phénomènes susceptibles d'être compris rationnellement. Il explique les paradoxes de la mécanique quantique, dans leur totalité, en commençant avec le principe de superposition. Plus loin encore, de grandes découvertes dans la biologie de la conscience sont à prévoir si les barrières mentales par rapport à la notion de niveaux de Réalité vont graduellement disparaître. Cela va pouvoir montrer la fécondité du tiers inclus ontologique, impliquant la considération simultanée de plusieurs niveaux de Réalité. Le troisième tiers le tiers secrètement inclus est le gardien de notre mystère irréductible, seul fondement possible de la tolérance et de la dignité humaine. Sans ce tiers tout est cendres.
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C'est peutêtre ce tiers que cherchait Fondane, à la frontière entre la poésie, la mystique et la philosophie. Le tiers secrètement inclus est l’autre nom de l’affectivité. Dans la lettre déjà citée, Geneviève Fondane écrivait : "Je viens, par hasard, de découvrir plusieurs pages sur la mystique, étonnantes, et si chrétiennes qu'elles en deviennent trop chrétiennes [...] C'est par excès qu'il devient hétérodoxe" [32]. Cioran cherchait lui aussi ce tiers, mais sa posture, dans toute son oeuvre, est celle du négateur du tiers et de Dieu luimême. Dans sa monographie sur Cioran, Simona Modreanu remarque avec grande subtilité: "Ne pouvant adhérer ni à un "oui" spontané, ni à un "non" torturé, Cioran adopte d'abord une logique, ensuite une sorte de métaphysique du tiers inclus [...] , fondée sur la "volupté de la contradiction" et une certaine noblesse de la lamentation qui dilue ses pleurs dans les subtilités du paradoxe." [33] Mais laissons le dernier mot à Benjamin Fondane. Dans une lettre inédite adressée le 23 juillet 1943 à Stéphane Lupasco, il écrit: " On écoute la radio ; on suit les cartes ; on fait sa promenade quotidienne au Jardin des Plantes ; on, on, on. Oui, mais moi, dans tout cela? [...] Je dois vous avouer qu'en ce moment je lis un bouquin sur la Logique, qui me prépare au gros événement de la vôtre [...] L'alerte continue. Ou plutôt le silence plein de bombardements virtuels, potentiels, que saisje ? Ça ne finit pas, de ne pas finir [...] Je reprends mon bouquin." [ 34]
Basarab NICOLESCU Physicien théoricien au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) Membre de l’Académie Roumaine Président du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires (CIRET), Paris, France
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NOTES ET RÉFÉRENCES
[1] Stéphane Lupasco, Du devenir logique et de l’affectivité, Vol. I « Le dualisme antagoniste et les exigences historiques de l’esprit », Vol. II « Essai d’une nouvelle théorie de la connaissance », Vrin, Paris, 1935 ; 2e édition : 1973 (thèse de doctorat) ; La physique macroscopique et sa portée philosophique, Vrin, Paris, 1935 (thèse complémentaire). [3] Benjamin Fondane, D’Empédocle à Stéphane Lupasco ou « la solitude du logique », Cahiers du Sud, n° 259, Marseille, 1943. [4] Stéphane Lupasco, L’expérience microphysique et la pensée humaine, P.U.F., Paris, 1941; 2e édition : Le Rocher, Collection « L’esprit et la matière », Paris, 1989, préface de Basarab Nicolescu. [5] Stéphane Lupasco, Benjamin Fondane, le philosophe et l’ami, Cahier du Sud, n° 282, Marseille, 1947 ; texte réédité in Benjamin Fondane, Non Lieu, n° 23, Paris, 1978. [6] Olivier SalazarFerrer, Benjamin Fondane, Oxus, Collesction « Les Roumains de Paris », Paris, 2004, p. 224229. [7] Cioran, Exercices d’admiration – Essais et portraits, Gallimard, Collection « Arcades », Paris, 1986, p. 151158. [8] Geneviève Fondane, lettre à Yvonne et Stéphane Lupasco du 5 juillet 1946, inédit, archives Alde LupascoMassot. [9] Benjamin Fondane, L’Être et la connaissance Essai sur Lupasco, Editions Paris Méditerranée, Paris, 1998, préface de Michael Finkenthal. [10]
Stéphane Lupasco L’homme et l’oeuvre, Le Rocher, collection
« Transdisciplinarité », Monaco, 1999, sous la direction de Horia Badescu et Basarab Nicolescu.
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[11] Benjamin Fondane, L’Être et la connaissance Essai sur Lupasco, op.cit., p. 28. [12] Ibid., p. 29. [13]Alfred Korzybski, Science and Sanity, The International NonAristotelian Library Publishing Company, Lakeville, Connecticut, 1958 (la première édition date de 1933). [14] A. E. van Vogt, Le monde des Ā, J’ai lu, no 362, Paris, 1981, traduit de l’américain par Boris Vian. [15] Cioran, Entretiens, Gallimard, Collection "Arcades", Paris, 1995, p. 134135. [16] Léon Chestov, Les révélations de la mort, Plon, Paris, 1958, p. 13, préface et traduction de Boris de Schloetzer. [17] Benjamin Fondane, L’Être et la connaissance Essai sur Lupasco, op.cit., p. 56. [18] Ibid., p. 43. [19] Ibid., p. 58. [20] Stéphane Lupasco, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie Prolégomènes à une science de la contradiction, Coll. « Actualités scientifiques et industrielles », n° 1133, Paris, 1951 ; 2e édition : Le Rocher, Collection « L’esprit et la matière », Paris, 1987, préface de Basarab Nicolescu. [21] Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, Le Mail, Paris, 1985 ; 2e édition : Le Rocher, collection « Transdisciplinarité », Monaco, 2002. [22] Benjamin Fondane, L’Être et la connaissance Essai sur Lupasco, op.cit., p. 92. [23] Ibid., p. 62. [24] Ibid., p. 65. [25] Stéphane Lupasco, Benjamin Fondane, le philosophe et l’ami, op.cit., p.59. [26] Ibid., p. 60. [27] E.M.Cioran, Exercices d'admiration Essais et portraits, ch. "Benjamin Fondane", pp. 155156.
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[28] Benjamin Fondane, D’Empédocle à Stéphane Lupasco ou « la solitude du logique », op.cit. [29] Michael Finkenthal, in Benjamin Fondane, L’Être et la connaissance Essai sur Lupasco, op.cit., p. 20. [30] Stéphane Lupasco, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p. 21. [31] Basarab Nicolescu, Le tiers inclus De la physique quantique à l'ontologie, in Stéphane Lupasco L’homme et l’œuvre, op.cit., p. [32] Geneviève Fondane, lettre à Yvonne et Stéphane Lupasco du 5 juillet 1946, op. cit. [33] Simona Modreanu, Cioran, Oxus, Collection « Les Roumains de Paris », Paris, 2003, p. 197. [34] Benjamin Fondane, lettre à Stéphane Lupasco du 23 juillet 1943, inédit, archives Alde LupascoMassot ; l'adresse du destinataire est la suivante : Monsieur Stéphane Lupasco, La Chapelle d'Abondance, Hôtel des Cornettes, Haute Savoie.
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