4 Maintenant Pour L'eternite

  • Uploaded by: ZL
  • 0
  • 0
  • May 2020
  • PDF

This document was uploaded by user and they confirmed that they have the permission to share it. If you are author or own the copyright of this book, please report to us by using this DMCA report form. Report DMCA


Overview

Download & View 4 Maintenant Pour L'eternite as PDF for free.

More details

  • Words: 28,762
  • Pages: 66
MAINTENANT POUR L'ÉTERNITÉ Jean Dutertre

Table des matières 1 - L'Univer-bloc relativiste L'Horloger (d'Espagnat) Ronds dans l'eau Figure 01 (inversion d'une onde) L'Entropie a encore augmenté (Henry Bergson) Figure 02 (tirage de 6 pièces) Figure 03 (rien n'est moins probable) Où se cache le futur? Figure 04 (trois événements relativistes) Le Grand Rouleau Maintenant pour l'éternité L'Envers du Temps Figure 05 (Un Univers-bloc) Résurrection Résumé 1 2 - L'Univers Quantique Le Quantum d'Action de Planck Les "Incertitudes" La Mécanique ondulatoire L'Espace des phases La Physique des gamins Le Monde est discontinu Un Photon et quatre miroirs Figure 06 (un Photon et quatre miroirs) Figure 07 (un Photon et quatre miroirs 2) Figure 08 (une bombe) Les "Ondes de probabilité" En termes simples Le Jardin aux sentiers qui bifurquent Figure 09 (addition de vecteurs) L'Inégalité de Bell Un Tout non-séparable Univers Parallèles Le Multivers Résumé 2 3 - La Somme de toutes les Histoires Une Histoire de chat Cas de Conscience L'Action libre Figure 10 (un "instant" présent) Figure 11 (une "ligne de vie") Figure 12 (les "lignes d'une vie" dans le multivers) Pourquoi la Conscience? Tout faire avec Rien La Fin du parcours Résumé 3 Bibliographie

1 - L'UNIVERS-BLOC RELATIVISTE L'étang est lisse, miroir gris sous le ciel gris. Près de la rive, un petit monde, sable, brins d'herbes diverses, et de minuscules bestioles qui vont à leurs affaires. Vus d'ici, les gestes de ces bestioles paraissent désordonnés. Que l'on fixe son attention sur l'une d'elles, ne serait-ce que quelques instants, et l'on soupçonne volontiers le projet: on cherche, on amasse ou collectionne, on s'active en vue de quelque chose de délicieusement vague ou de méticuleusement précis. Tout évoque l'expression de Jacques Monod qui définit ainsi la vie: un objet muni d'un projet. L'Horloger

- C'est une vue de l'esprit. En biologie, pas plus qu'en physique, il n'existe rien qui soit véritablement un projet. Des réactions physiques, ou physico-chimiques, s'entraînent nécessairement les unes les autres... c'est tout. - Vous voulez dire que ces événements sont corrélés? C'est un point de vue déterministe, je vois! - Ce n'est pas un point de vue, c'est de la logique solide et sûre. Les projets, autrement dit les "causes finales", cela n'existe plus depuis le seizième siècle. - C'est dommage, vraiment. Aristote, parmi les cinq "causes" qu'il décrit, conçoit sans hésitation la cause finale. L'idée de Dieu, par exemple, est inséparable de celle de projet. Pour Bernard d'Espagnat: On ne remarque pas toujours assez qu'à l'époque de Dante la notion que les personnes instruites avaient de Dieu était beaucoup moins celle d'un Dieu créateur, ou "horloger" (notion qui bien entendu était présente elle aussi à leur esprit, mais en retrait) que celle d'un Dieu, cause finale (entendons: un Dieu tel que la finalité la plus haute de l'homme et du monde fut de parvenir "un jour" à s'unir à lui pour l'éternité). C'est à cette notion là, extrêmement motivante pour la vie intérieure que nous devons en grande partie, sans doute, les trésors, par exemple, de l'art primitif italien. Et ce n'est qu'après Galilée que, la propagation d'une vision mécanistique du réel ayant rendu paradoxale la notion dont il s'agit, les penseurs durent se contenter d'une conception jusqu'alors tenue, d'après Burtt, pour plus grossière et populaire, à savoir celle d'un Dieu créateur. Ils ne pouvaient en effet, sans contradiction avec leur savoir, guère attribuer d'autre rôle à Dieu que celui d'avoir donné la "chiquenaude initiale" à l'univers. Mais il est clair que même le zèle théologique d'un Newton ou d'un Maxwell ne pouvait réussir à conférer à cette conception nouvelle d'un Dieu essentiellement " horloger " le caractère d'une vision qui, pour l'esprit, fut aussi "porteuse" que la précédente.

- C'est grotesque. A l'extrême rigueur c'est vrai j'aurais pu vous concéder l'idée d'un Dieu horloger, responsable du "point de départ" de l'univers. A partir de là, tout ce qui s'ensuit procède nécessairement de quelques lois physiques de portée universelle.

-

De

sorte

que

pour

vous,

-

Cela ne peut être mis en doute.

l'avenir

est

nécessairement

issu

du

passé?

Ronds dans l'eau

Un moucheron s'active ainsi au dessus de la surface lisse de l'étang. Il s'approche de l'eau, un peu trop peut-être et hop! une carpe effleure la surface, gobe le moucheron, disparaît avec lui dans les profondeurs. Minuscule drame instantané. Il n'en persiste qu'un rond dans l'eau, un cercle, qui grandit, indéfiniment, atteint la rive de l'étang et s'y perd. Maintenant tout est revenu au calme. -

Vous avez vu l'onde qui s'est propagée à toute la surface de l'étang?

-

Oui, comme vous, bien sûr.

- Les physiciens appellent ces ondes des ondes retardées. Vous qui aimez la physique et les lois déterministes... - Oui, encore une fois. Et alors? - Alors? Toutes les lois physiques sont symétriques par rapport au temps. Elles sont Tinvariantes, dans le jargon scientifique, c'est à dire qu'une loi "fonctionne" aussi bien quand on remplace "T" (le temps) par "moins T" dans la formule mathématique. Les formules mathématiques des ondes - quelles qu'elles soient, radio, lumineuses, sonores, celles de la surface des étangs - sont symétriques. D'où il résulte qu'à côté des ondes retardées (on les dit retardées car elles suivent leur cause) les lois physiques, dont vous faites si grand cas, supposent également des ondes avancées. -

Des quoi? - Des ondes avancées, des ondes qui convergent vers leur cause. - Vous voulez rire? - J'ai l'air de rire? Vous faites confiance à la physique et, en particulier, à la physique de Newton et suivants, c'est ça? - Oui, cela va sans dire. - Alors cette physique connaît les ondes avancées. Je n'y puis rien et ce n'est pas moi qui les ai inventées. - En avez-vous vu? - Non. Cela ne veut pas dire qu'elles n'existent pas. - Personne n'en a vu.

- Je répète, cela ne veut pas dire qu'elles n'existent pas. De plus, il faudrait savoir ce qu'est le temps, et le sens du temps, pour en parler. Bien, pourquoi pensez-vous qu'elles n'existent pas? Après tout, il suffirait qu'au bord de cet étang les petits grains de sable, les petites herbes, fragments de feuilles, les animaux minuscules, soient agités de telle façon extrêmement précise et coordonnée pour qu'une onde surgisse, se propage vers le

milieu de l'étang, en un cercle concentrique. Après tout, l'onde circulaire qui s'est étalée tout à l'heure a bien été absorbée par tous ces éléments minuscules. Il suffirait donc, même si cela devait étonner Karl Popper , qu'ils reprennent tous le même mouvement, en sens inverse bien sûr, pour qu'un onde convergente se dirige vers le centre de l'étang. -

J'aime bien, moi aussi, ce "il suffirait"! Tout cela serait hautement invraisemblable, et ne suffirait pas du tout. - Je ne sais pas. A moins que, par une étrange aberration de l'esprit, vous ne considériez pas l'application des lois physiques de la même façon quand il s'agit du passé et quand s'agit du futur. - Justement si, c'est tout à fait différent!

-

Ah bon. Pour vous? Pour vous seul, alors... car, en physique et je viens de le dire, les lois sont symétriques par rapport au temps. Vous n'avez pas le droit de faire deux poids deux mesures. A moins que vous ne soyez plus "métaphysique" que vous ne le pensiez! - Enfin quoi, pour créer cette onde avancée dont vous parlez, il faudrait une extraordinaire coordination de tous ces millions d'élément minuscules autour de l'étang, et une synchronisation peu croyable, car tous les points du rivage sont à distance inégale du centre. Quel mécanisme impensable pourrait donc ainsi être mis en oeuvre... cela semble d'une telle parfaite évidence... De plus, cette onde ne convergerait pas vers sa cause, ce serait une onde à l'envers, certes, mais sa cause, ce

sont

les

brins

d'herbe.

- Pas vraiment... car ce mouvement des brins d'herbe, grains de sable et autres, il est l'exact inverse de ce qui a été d'abord provoqué par la carpe. Il faudrait un mécanisme hautement improbable pour mettre en oeuvre cette inversion j'en conviens - à moins d'inverser le sens du temps - mais... la vraie cause, ce serait encore la carpe, et dans ce dernier cas une future carpe. Il faudra préciser tout cela, vous verrez qu'on y viendra de façon très claire, au prix d'un changement radical de point de vue c'est vrai. La causalité suppose-t-elle un sens du temps, c'est ce qu'il faut savoir, et je persiste à penser que vous ne regardez pas le passé et le futur dans le

même

esprit,

ce

que

tout

physicien

devrait

pourtant

faire.

- Mais si, je vous assure. Il n'existe pas de biais dans ma façon de voir les choses. Il n'existe pas non plus d'onde qui converge vers le centre d'un étang, jamais, car la coordination de tous les éléments périphériques de cet étang est hautement improbable, un point c'est tout. - Tandis que dans l'autre sens? - Dans l'autre sens, pas de problème. - Bien. Le débat est mieux circonscrit. Hautement improbable et impossible, cela fait deux choses et cela ne fait pas une loi. Dans ces conditions-là, ma question est à condition que les seules lois physiques soient prises en compte, j'insiste mais il faut bien insister - quelle est la probabilité d'une mouche, quelle est la probabilité

d'une carpe? - Euh... c'est à dire... comment ça? - Vous m'avez dit que vous n'aviez aucun présupposé différent selon qu'il s'agit de l'avenir ou du passé. Soit. La coordination des brins d'herbes, c'est vous qui l'avez écartée d'un revers de main comme "hautement invraisemblable"... - Sauf à la placer après l'onde, dans le futur!

Figure 01

A - Lumière réfléchie sur un miroir. B - Lumière réfléchie sur un miroir à conjugaison de phase. (Solution approchée simple, le catadioptre ou le plastique rétroréfléchissant: Scotchlite de 3M. "Pour la Science" n°104, juin 1986). C - Comme en "B" mais à travers un verre cathédrale. La lumière revient sans dispersion vers sa source.

-

A mon tour, je demande, en ce qui concerne la cause de l'onde retardée, si l'existence dans notre univers d'organismes aussi incroyablement complexes que la mouche et la carpe n'est pas encore plus invraisemblable. Songez à l'anatomie, à la physiologie, aux nerfs, aux hormones, à tout l'appareil génétique qui organise ces nerfs et ces hormones, à tous les processus qui régulent ensemble tous ces mouvements... oui, quelle est la probabilité d'une carpe? Ne cherchez pas, parce que cette probabilité, elle est - compte tenu des seules lois physiques pratiquement nulle. Seulement, voilà où le bât blesse: la coordination de quelques brins d'herbe vous étonne tandis que celle d'organismes animaux incroyablement complexes vous semble naturelle. Ils existent, vous les prenez comme ils sont: or ils sont invraisemblables!

-

Les

animaux

sont

naturels...

puisqu'ils

existent.

- Eh bien voyons! Non, invraisemblance pour invraisemblance, il va vous falloir expliquer d'abord l'existence des carpes et des mouches. Ah ha! Sinon, vous ne vous en sortirez pas: l'onde retardée n'est pas plus vraisemblable que l'autre. Ce sont vos habitudes qui tiennent le passé pour donné, et l'avenir à naître, qui vous la rendent si évidente. Il en va de même de votre présupposé en faveur des causes initiales et c'est votre idée métaphysique a priori de la causalité elle-même qui devrait être réexaminée. - Excusez-moi mais... enfin... le passé n'a rien à voir avec l'avenir: je me souviens du passé,

j'ignore

l'avenir.

- Belle formule, nous en reparlerons. C'est votre définition du sens du temps? - En gros, oui. Je poursuis. Un événement passé peut être la cause d'un événement à venir, quand il survient ce dernier est donc corrélé avec l'événement passé qui l'a entraîné... Comment et par quel miracle un événement passé pourrait-il dépendre d'avance

d'un

événement

à

venir

encore

inexistant?

- C'est tout simple et c'est même évident sauf si vous vous accrochez à votre présupposé, - d'ordre métaphysique j'insiste - d'une différence fondamentale entre le passé et l'avenir, que la physique ignore. C'est simple, et vous l'avez exprimé vousmême en disant qu'un événement passé est corrélé avec un événement à venir dont il est la cause? -

Eh bien... oui, en effet...

- Il en résulte, ou alors je ne sais plus ce que c'est qu'une corrélation, c'est bilatéral une corrélation, que l'événement à venir est corrélé avec l'événement passé? - Attendez... - Enfin, c'est oui, ou c'est non? - C'est à dire, oui, à partir du moment où il a eu lieu... - Qu'est-ce que c'est que ça, maintenant... Vous me parliez bien d'un événement à venir? Qu'est-ce que cela veut dire: "quand il a eu lieu"? Il est bizarre (j'ai dit bizarre?) votre événement à venir qui a eu lieu! - Vous m'avez pris en défaut quelque part, j'ai dû perdre le fil.

- Aucunement: relisez le tout. Vous verrez. - Je verrai, mais ce dont je suis sûr, c'est qu'un événement à venir ne peut être la cause d'un événement passé, puisqu'il n'existe pas. - Pour vous, si je vous suis bien - enfin, j'essaie de vous suivre - un événement passé existe? - Bien sûr! - Où ça? - ... dans le passé... enfin non, ce que je veux dire c'est qu'il a existé. Ce qui a existé correspond à un fait. - Mais cet événement n'existe plus? - Non. A proprement parler, non. - Comment peut-il être la cause de quoi que ce soit? - Mais par corrélation, des événement successifs sont corrélés entre eux, et constituent une chaîne ininterrompue de cause à effet... - Seul l'instant présent existe, votre chaîne disparaît continuellement? - La chaîne, oui, non pas ses effets. - Les événement futurs "quand ils auront eu lieu" pour parler comme vous, seront alors corrélés aussi avec des événements maintenant passés? Ils seront l'effet de votre chaîne de cause à effet? - Oui. - C'est bien votre point de vue de la causalité, point de vue solide et sûr? - Oui. - A ce moment-là votre chaîne de cause à effet aura disparu sans que pour autant ses effets en soient annulés? - Evidemment, oui, mais je discerne mal où vous voulez en venir. - Oh que si, vous discernez bien. Vous venez d'admettre l'existence d'une chaîne continue de cause à effet entre un événement futur et un événement passé, c'est bien ce que nous venons de dire, une chaîne de corrélations déterministe. Toutefois, les corrélations qui lient deux événements, et sur ce point la physique T-invariante est formelle, ces corrélation sont symétriques par rapport au temps. La chaîne future - qui est appelée à apparaître puis à disparaître, comme la chaîne passée, sans que ses effet en soient annulés - est aussi rigoureusement reliée au passé que chaîne passée peut l'être au futur... L'Entropie a encore augmenté!

- Ce raisonnement respire le sophisme! Par ailleurs, le sens du temps est déterminé de façon très physique par l'augmentation de l'entropie. Je cite Henri Bergson: ... Il en est autrement du second principe de la thermodynamique. La loi de dégradation de l'énergie, en effet, ne porte pas essentiellement sur des grandeurs. Sans doute l'idée en naquit, dans la pensée de Carnot, de certaines considérations quantitatives sur le rendement des

machines thermiques. Sans doute aussi, c'est en termes de mathématiques que Clausius la généralisa, et c'est à la conception d'une grandeur calculable, "l'entropie", qu'il aboutit. Mais la loi resterait vaguement formulable et aurait pu, à la rigueur, être formulée en gros, lors même qu'on n'eût jamais songé à mesurer les diverses énergies du monde physique, lors même qu'on n'eût pas créé le concept d'énergie. Elle exprime essentiellement, en effet, que tous les changements physiques ont une tendance à se dégrader en chaleur, et que la chaleur elle-même tend à se répartir d'une manière uniforme entre les corps. Sous cette forme moins précise, elle devient indépendante de toute convention; elle est la plus métaphysique de toutes les lois de la physique, en ce qu'elle nous montre du doigt, sans symboles interposés, sans artifices de mesure, la direction où marche le monde. Elle dit que les changements visibles et hétérogènes les uns aux autres se dilueront de plus en plus en changements invisibles et homogènes, et que l'instabilité à laquelle nous devons la richesse et la variété des changements s'accomplissant dans notre système solaire cédera peu à peu à la stabilité relative d'ébranlements élémentaires qui se répéteront indéfiniment les uns les autres...

-

La première fois que j'ai lu ce passage, j'ai été fasciné par cette expression, la plus métaphysique de toutes les lois de la physique, avant de comprendre que, précisément, le défaut venait de là. Combien de physiciens se sont attachés à démontrer la flèche du temps à partir de l'entropie... Boltzmann lui-même, qui en donna une interprétation mécanique, n'y est pas parvenu. Newton, qui a créé la physique classique, n'avait pas vu qu'il introduisait la réversibilité dans la mécanique, alors que la science, et avant elle le bon vieux bon sens, considérait l'irréversibilité comme allant de soi. Vous savez comment Boltzmann a dû se résoudre à expliquer l'augmentation de l'entropie? Son premier calcul, mécanique, liait le nombre de chocs entre deux particules animées de telle et telle vitesse à la proportion de telles particules dans le gaz.

- Cela paraît naturel... - Oui, à ceci près que cette formule suppose ce qu'il voulait démontrer. Cela revient à dire que les vitesses de deux particules sont corrélées après un choc, mais non avant. Or cette supposition est déjà asymétrique, de plus elle est fausse. Il a ensuite pensé à un argument statistique: dans un volume quelconque, il y a beaucoup plus de combinaisons de molécules correspondant à une entropie élevée que de combinaisons à entropie basse (il y a énormément plus de façons de tirer trois pile et trois face, il y en a vingt, que de façons de tirer six pile, il n'y en a qu'une) donc, en passant au hasard de l'une à l'autre, l'entropie doit augmenter, c'est vrai (figure 02). Mais un tel raisonnement est bien sûr indépendant du temps, autrement dit, si l'on retournait vers le passé l'entropie augmenterait toujours... ce qui n'est pas. Il lui restait à dire, après Henri Poincaré, que le hasard - pour peu qu'on lui donne infiniment de temps - peut créer n'importe quelle situation. Il peut créer en particulier une sorte de "trou", une période où l'entropie étant devenue exceptionnellement basse, elle ne pouvait plus ensuite que croître. Mais il ne savait pas que l'univers était né tout récemment, il y a tout juste quinze milliards d'années, ce qui ne laisse pas au hasard

assez de temps pour créer des conditions aussi exceptionnelles... - Si exceptionnelles que ça? - Oh oui! Tenez, avez-vous jamais entendu parler de la thèse "créationniste"? - Oui. Très amusant. Certains tenants de la Bible au pied de la lettre assurent que le monde a été créé il y a sept mille ans, terre, ciel, étoiles et tout, carpes et mouches, et même les squelettes des dinosaures dans des couches géologiques d'apparence beaucoup plus ancienne, le tout d'un seul coup. - Cela vous paraît plausible?

000000

000001 000010 000100 001000 010000 100000

0 figure 02.

1

000011 000101 000110 001001 001010 001100 010001 010010 010100 011000 100001 100010 100100 101000 110000 2

000111 001011 001101 001110 010011 010101 010110 011001 011010 011100 100011 100101 100110 101001 101010 101100 110001 110010 110100 111000 3

111100 111010 111001 110110 110101 110011 011101 101101 101011 100111 011110 011101 011011 010111 001111 4

111110 111101 111011 110111 101111 011111 5

111111 6

LE TIRAGE DE 6 PIECES (on écrit zéro pour face et un pour pile).

- Tellement peu que c'est comique, de tels arguments n'ont même pas besoin d'être réfutés! - Pourtant, dans un verre de vin coupé d'eau, les molécules d'eau et les molécules de vin se déplacent au hasard, elles peuvent se retrouver séparées - rarement mais inévitablement vin d'un côté, eau de l'autre. C'est un tirage de loterie. Si toutes les particules constitutives de l'univers, par le simple jeu du hasard, se trouvaient brusquement, il y a sept mille ans, en telle disposition complète, terre, air, ciel, cette thèse créationniste serait réalisée. - Folie. C'est totalement incroyable, quel miracle faudrait-il, c'est bien pire que les brins d'herbe et les grains de sable autour de l'étang de la carpe. - On voit que vous n'avez pas idée de ce que peut être une probabilité: un univers qui se serait trouvé, il y a quinze milliards d'années et du seul fait du hasard, dans un état d'entropie aussi basse que celui qu'il a dû connaître pour évoluer jusqu'à nous aujourd'hui est inimaginablement plus improbable encore - tous calculs faits et Roger Penrose les a faits (figure 03), une chance sur dix puissance dix puissance cent vingt-trois - que cet

univers né tout fait, fossiles compris, il y a sept mille ans... - Non? RIEN N'EST MOINS PROBABLE

Figure 03.

Un sur dix à la puissance dix à la puissance 123... Dix puissance cent vingt trois, c'est 1 avec 123 zéros derrière. Pour chaque tranche de neuf zéros répétez "milliards de" ... un milliard de milliards de milliards de milliards de... Ce sera le nombre de zéros à mettre après le premier un du dénominateur de cette fraction. Ce nombre fantastique de zéros est inimaginable, on sait que le nombre total de particules de l'univers connu est seulement de 10 puissance 80, un nombre infiniment moins grand...

-

Mais si. Ce qui n'empêche pas qu'actuellement les physiciens tombent d'accord

pour expliquer l'augmentation actuelle de l'entropie par des conditions aux limites: le monde a commencé avec un niveau d'entropie exceptionnellement bas... Pourquoi? Parce que. Et toc. Autrement dit, les choses sont comme ça, parce qu'elles étaient comme ça avant, grand merci pour l'explication. Concluons: il n'existe pas de flèche du temps physique, toutes les lois de la physique sont réversibles, elles sont Tinvariantes... il faut faire avec. Où se cache le futur?

-

De sorte que - pour en revenir à ce que nous disions avant cette digression sur

l'entropie - le raisonnement ne "respire pas le sophisme", ce raisonnement, il ne respire rien du tout, il est parfaitement rigoureux. Et il suppose une chose beaucoup plus importante que vous ne l'avez remarqué: ce raisonnement suppose que l'avenir "quelque part" existe déjà. Saint Augustin avait réfléchi à cette question. La position personnelle de Saint Augustin sur le temps n'est toutefois pas très claire car il n'ose s'arrêter à ses hypothèses les plus hardies; il suggère pourtant que si le passé et l'avenir existent, ce ne peut être qu'en tant que formes de présent. "Ou bien faut-il dire qu'ils existent aussi, mais que le présent sort de je ne sais quelle mystérieuse retraite, quand de futur il devient présent, et que le passé se retire dans une retraite également mystérieuse, quand, de présent, il devient passé" (Confessions, Livre 11, XVII 22). Il ajoute, mais alors sur ce point il affirme sa certitude, qu'avant la création du monde, Dieu n'est pas "demeuré oisif pendant d'innombrables siècles" (Livre 11, XIII 15), parce que le temps a fait partie de la création, comme l'étendue: il n'y a pas d'avant. L'idée

n'est pas donc pas nouvelle. Depuis Einstein et la relativité, elle est même devenue le modèle "standard" actuel de l'univers. On l'appelle "l'univers-bloc", avec son espacetemps interne, continu, monobloc, si je puis dire. Il n'y a pas de passé disparu ni d'avenir à naître, tout est "là", passé, présent, à venir. Pour reprendre la vision de Saint Augustin, l'éternité n'est pas un temps qui dure toujours, c'est la réalité instantanée, totale, immuable, définitive. - Ce monde, cet univers "complet", d'où vient-il, qu'est-ce qui existait avant? "Que faisait Dieu, avant la création du ciel et de la terre?" C'est la question que l'on posait justement à Saint Augustin... - En fait, cette histoire - drôle - ressemble à celle que l'on raconte sur Epiménide le crétois, qui dit que tous les crétois sont des menteurs: s'il dit vrai, c'est que c'est faux, mais alors si c'est faux, il dit vrai, et ainsi de suite. Saint Augustin raconte (Confessions, Livre 11, XII 14) qu'à la question que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre, on lui a attribué cette réponse: Il préparait un enfer pour les curieux, mais il ajoute aussitôt que ce n'est pas vrai et qu'il n'a jamais dit ça. C'est peut-être exact, après tout: il n'empêche que si cette anecdote est connue c'est bien parce que Saint Augustin la rapporte lui-même! Quoi qu'il en soit, c'est ainsi que les physiciens dans leur immense majorité voient l'univers actuellement, "l'univers-bloc" éternel est un modèle standard. - De quel bloc… - Henri Poincaré a été amené, au début du siècle, après une tentative de Lorentz, à préciser quelle forme il faudrait donner aux lois du mouvement mécanique pour qu'elles restent valables, lorsque l'observateur de ces mouvements est en mouvement lui-même par rapport à eux. - Je m'y perds un peu… - Ma phrase est trop compliquée. Supposez que vous observez une étoile en mouvement dans le ciel, vous devez tenir compte du fait que vous, et votre lunette, n'êtes pas fixes, mais que la terre qui vous porte se meut elle-même… autour du soleil, et à grande vitesse. Ce que vous observez, la lumière qui vous parvient, est affecté par ce mouvement, mais les lois de la mécanique devraient rester valable. Poincaré aboutit donc à deux formules de transformation qu'il appelle aimablement les "transformations de Lorentz". Je ne les reproduis pas ici, mais l'essentiel est de savoir que les coordonnées nouvelles d'espace sont une fonction du temps. Il y a maintenant le système de coordonnées lié à l'étoile observée, le système de coordonnées d'espace lié au laboratoire, et la formule de transformation d'un système à l'autre, dépendant donc du temps… - Je veux bien le croire. - …et aussi (attention, ne tombez pas de votre chaise) une formule de transformation du temps de l'étoile en temps du laboratoire! - Oh! - Oui, oh! c'est le moins que l'on sache dire. La formule de transformation du temps tient compte des coordonnées d'espace. Tout est lié. Qu'il n'existe pas d'espace absolu,

on le savait depuis Galilée. Qu'il n'existe pas de temps absolu, c'est une nouvelle surprise, et de taille. Que le temps et l'espace soient désormais intriqués en un "bloc", c'est mieux encore. - Cela a dû faire du bruit. - A peine, car un mathématicien comme Poincaré, c'est une personnalité bien peu médiatique, si j'ose dire. Il a publié dans une revue italienne de très haut niveau et de peu de lecteurs… - On l'a négligé? - Pas vraiment, il y a eu au moins un lecteur, Albert Einstein, ou peut-être surtout son épouse Milena Maric qui, elle, était bonne mathématicienne. Albert Einstein rebondit sur l'idée. - Qu'en dit-il ? - Pour lui, le monde est quadri-dimensionnel. Il existe trois dimensions d'espace et une de temps, qui forment un tout indissociable. Les observateurs, en fonction de leur vitesse de déplacement dans ce bloc, par un effet, en quelque sorte, de perspective, ne découpent pas les quatre dimensions de la même façon en espace et en temps. Ce qui reste constant, ce n'est plus, et la distance, et la durée, mais un "intervalle", composé de d'espace et de temps. Pour qui se déplace très vite, les distances raccourcissent et le temps ralentit. C'est en cela que l'espace et le temps ne sont pas absolus mais "relatifs" à l'observateur, et c'est cette relativité, précisément, qui donne son nom à la théorie. Un événement passé pour un observateur peut être à venir pour un autre (figure 04), de sorte qu'il n'est plus question de découper mentalement l'univers en un "passé" derrière, et en un "avenir" devant. Si un événement peut être passé pour un observateur, à venir pour un autre, il faut bien que quelque part il soit toujours "présent" comme le pressentait Saint Augustin. Le vieux temps de Newton n'est plus. La conséquence de cette manière de voir, c'est que le temps n'est plus quelque chose qui naît au fur et à mesure pour disparaître aussitôt dans un passé mort: même ainsi, on a vu qu'il ne serait pas mort simultanément pour tous les observateurs. Lorsqu'on se déplace en avion d'Abidjan à Paris, on ne pense pas qu'Abidjan a disparu, que Paris va naître et que pour la minute n'existe dans le champ du réel qu'une mince tranche de Sahara. L'observateur sait, sans le voir, qu'Abidjan existe toujours avec ceux qu'il y a laissés, que Paris vit de sa propre vie et que le déplacement entre les deux n'implique que lui.

TROIS EVENEMENTS RELATIVISTES

Figure 04

Les observateurs X et Y se déplacent à des vitesses très différentes: L'événement A est passé pour X et pour Y; l'événement C est futur pour X et pour Y. L'événement B est futur pour X et passé pour Y.

Le Grand Rouleau

-

Il est difficile d'imaginer une chose pareille... où se trouve le passé...

- Il pourrait n'être vivant que dans votre mémoire, comme le disent avec nostalgie beaucoup de gens, et bien des poètes. En fait, il est vivant vraiment: chacun des instants du passé est présent pour lui, comme chaque lieu de cette terre - que vous y soyez encore ou non - est ici pour lui! - Le passé... c'est un peu inimaginable... mais l'avenir... n'allez pas dire, tout de même, que l'avenir existe! - Chaque instant de l'avenir est présent, lui aussi. - Pour vous, tout est écrit déjà dans le "grand livre" du destin? - C'est un comble, c'est le monde à l'envers, mais c'est vous, jusqu'ici, qui vouliez jouer le rôle du physicien déterministe, et maintenant... vous pleurez sur votre liberté? - Je n'ai pas dit ça mais... oui, je n'y réfléchissais pas, pourtant c'est en effet la grande différence entre le passé déterminé pour toujours, et l'avenir ouvert... oui, je voyais cela ainsi. - On y reviendra. - A l'avenir ouvert? - Oh, ne vous réjouissez pas trop vite, la physique est symétrique par rapport au temps, souvenez-vous, si l'avenir est ouvert, le passé doit donc l'être aussi. Nous y reviendrons. Pour la minute, vous êtes dans la situation des disciples de Copernic: la terre était évidemment fixe, solide sous les pas des gens, les astres tournaient tout autour... - Pas un seul astre fixe et tant d'astres errants ...

- ... et il a fallu, énorme effort d'imagination, se penser mobile, accroché à un astre rond, toupillant son chemin autour du soleil... songez aux compagnons de Magellan partis vers l'ouest, revenus par l'est... ah, on parle avec assez d'aisance de cette révolution copernicienne, il en faudra encore quelques belles autres. Après tout, Einstein et la " relativité " ne datent que de 1905, cela fait trois générations, et l'universbloc relativiste n'est pas encore bien entré dans les esprits. - On trouverait encore des gens pour imaginer la terre plate... - Au moins les enfants, certes. Quand mes parents - j'étais petit - me disaient que, peutêtre, il y avait des gens qui vivaient sur la lune (il y en a eu, c'est vrai, mais plus tard, Armstrong, Aldrin et quelques autres), alors je les imaginais, appuyés sur une balustrade tout au bord de ce disque rond, et regardant, en bas, pour voir si j'étais dans mon jardin, sur la terre, le regard tourné en haut vers eux. Combien m'a-t-il fallu d'années pour imaginer calmement qu'Armstrong, par exemple, regardait le ciel en levant la tête, pour apercevoir, haut dans le ciel, le disque bleuté de la terre? Chacun doit faire sa propre révolution copernicienne. Revenons à l'univers-bloc. Imaginez un livre - le grand Livre disiez-vous - chaque page est "aujourd'hui" et le livre entier représente l'univers. Les événement de chaque page sont reliés, de cause à effet, à la page précédente comme à la page suivante. Ce livre est une image de l'univers-bloc. - Imparfaite. - Toutes les images le sont. - Maintenant lisez le Livre. Vous aurez bientôt en mémoire des pages que vous appellerez le passé, vous lisez un page que vous nommez le présent, encore qu'elle ne diffère en rien des autres, et vous pensez, distraitement où avec angoisse - selon que l'histoire vous ennuie, vous captive ou vous inquiète - aux pages inconnues à venir. En fait, c'est vrai, toutes sont liées. Les événements décrits forment une chaîne continue, solide, sans élément contingent... "tout est écrit" disent les philosophes arabes... - Comme Jacques le fataliste, "Et qui est-ce qui a fait le grand rouleau où tout est écrit? Un capitaine, ami de mon capitaine, aurait bien donné un petit écu pour le savoir; lui, n'aurait pas donné une obole, ni moi non plus; car à quoi cela me servirait-il? En éviterais-je pour cela le trou où je dois m'aller casser le cou?" - On y reviendra, je l'ai déjà dit, mais le point sur lequel j'insistais est bien celui-ci, la page du présent n'offre, du point de vue du Livre, de l'univers-bloc, aucun caractère particulier. Pour vous, le fugitif lecteur, oui, peut-être, une page est au présent, puis une autre, puis une autre... - J'aime bien "puis une autre, puis une autre..." et ce retour subreptice du temps! - Bien sûr que non, il n'en est rien, je ne parlais que de l'image du lecteur du livre. En fait, dans chaque page du "présent" il y a un lecteur, avec sa conscience et sa mémoire, et c'est sa propre "mémoire" de ce qu'il appelle l'instant précédent qui constitue son "temps subjectif". En réalité, rien ne bouge. Le livre, lui, est indifférent, immuable, éternel... - C'est un peu étrange, cette idée.

- Vous voyez ce que peut être l'éternité, elle n'est pas faite d'un temps qui s'écoulerait indéfiniment, comme un vent qui n'aurait jamais de fin. L'éternité, c'est le paysage aperçu dans sa totalité. "Non autem praeterire quicquam in aeterno, sed totum esse praesens" dit Augustin (C. L11, XI, 13) (entendez-vous le latin?) C'est aussi le sens profond de ce que Moïse pouvait apprendre auprès du buisson ardent, à savoir que l'Auteur du Livre s'appelle Je Suis celui qui Suis, au présent pour l'éternité, il faudrait beaucoup d'imagination pour inventer une pareille formule. Le monde ne devient pas, il est. Vous aimez les citations? En voici d'autres, recopiées en vrac: Grünbaum affirme que "le concept du devenir n'a aucune application significative en dehors de l'humaine conscience". Spinoza écrit à Oldenburg "tempus non est affectio rerum sed merus modus cogitandi". Ah, je voulais citer aussi Albert Schopenhauer, mais je vous poserai avant une innocente question. Maintenant pour l'Eternité

-

Innocente, j'en doute un peu. - Depuis combien de temps existe-t-il des hommes sur la terre? - Les hommes de Neandertal... les hommes de Cro-Magnon? - Pour fuir toute objection, l'espèce humaine actuelle, au sens strict, Homo sapiens sapiens, le Cro-Magnon... - Cela fait quarante mille ans... - Et l'avenir de l'espèce? - Sauf suicide collectif, vraisemblablement des centaines de milliers d'années... nous sommes là pour durer! - De ce fait la grande majorité de la population humaine totale est, soit morte déjà, soit encore à naître. Quelle est la probabilité, pour tel individu donné, d'être justement vivant, c'est à dire de jouir actuellement de son présent? - Je sens que vous allez me refaire le coup de la carpe et du moucheron... - C'est gagné. La probabilité - pour tel individu donné - d'être actuellement vivant est pratiquement nulle. Quand vous aurez bien compris ceci - vous devriez être mort depuis longtemps ou encore à naître dans des milliers d'années - vous m'expliquerez par quel miracle êtes vous justement en vie, et au présent? - Je n'avais jamais vu les choses comme ça. - On ne sort pas de là, ou bien c'est un miracle... et les physiciens mécanicistes et déterministes n'aiment pas beaucoup les explications qui font appel à un miracle... - Il y a tant de pierres dans mon jardin que je songe dès maintenant à en faire une cour pavée. - Ne soyons pas amer... ou bien c'est un miracle, ou bien... ou bien, oui, ou bien alors simplement, c'est la règle et tout devient plus simple, la vie est au présent, toujours et pour l'éternité! - Je... une minute...

- Bien sûr, bien sûr, bien sûr... alors voilà, comme promis, ce que dit Schopenhauer: "... Ou encore, la question sera plus brève, mais non moins étrange; pourquoi ce maintenant-ci, son maintenant à lui, est-il justement maintenant? Pourquoi n'a-til pas été il y a longtemps déjà? On le voit par la singularité même de la question qu'il pose, à ses yeux son existence et son temps sont deux choses indépendantes entre elles; celle-ci s'est trouvée jetée au milieu de celui-là; au fond, il admet deux maintenant, l'un qui appartient à l'objet, l'autre au sujet, et il se réjouit du hasard heureux qui les a fait coïncider..." C'est exactement la même idée. Sa conclusion est importante: "Je suis, une fois pour toutes, maître du présent; durant toute l'éternité entière, le présent m'accompagnera, comme mon ombre; aussi je n'ai point à m'étonner, à demander d'où il est venu, et comment il se fait qu'il tombe justement maintenant..." Le présent tombe justement maintenant, parce que le seul mode d'existence, c'est le présent. L'univers-bloc est, et ne devient pas. Ce qu'il faudra expliquer encore c'est vrai, c'est pourquoi les êtres conscients - peut-être aussi tous les êtres vivants dans leur ensemble, mais il faudrait le leur demander, s'ils parlaient - pourquoi les êtres conscients éprouvent ce sentiment subjectif de durée, de succession des événements, alors que pour la physique pure et dure ces événements coexistent pour l'éternité. - Intéressante question. - C'est celle de la conscience, de l'attention à l'être, ce qui pourrait différer de l'être simple, de l'être des objets. - Précisons immédiatement cela. La conscience, c'est le fonctionnement du cerveau. Je ne voudrais pas voir réapparaître, comme au coin d'un bois, un animisme, ou une force vitale, ou un esprit, que la science a chassé de nos idées contemporaines. - Que la science a chassé - oui certes, et c'est bien utile - chassé de son domaine de compétence, celui des faits reproductibles. La science concerne les recettes qui marchent toujours, tout le reste est la littérature, disait Paul Valéry. Il est vaste, ce tout le reste, et il intéresse nos idées. - Oui, bien sûr. - Nos idées dont on peut chasser l'esprit, j'en conviens, mais il ne faut pas s'appuyer sur la science pour cela, dans la mesure où l'on a quitté le domaine de compétence de la science. On peut chasser l'esprit, mais on doit honnêtement reconnaître qu'il s'agit là d'une position a priori et le surnaturel n'a rien à voir, mais alors rien du tout, dans les présentes considérations. - Je ferais volontiers une autre objection à ce solide univers-bloc d'Einstein. - Oui? - C'est un modèle mathématique de la réalité, c'est un modèle qui fonctionne. Mais peut-on - sans précautions - en transposer les conclusions dans le réel? - Comment cela? - Oui, je prends par exemple la loi d'Ohm, en électricité, qui s'écrit "i égale e que

divise r" avec i pour le courant, e pour la force électromotrice, et r la résistance du circuit. - Vieux souvenir du bac! - Cette formule est un modèle mathématique du circuit électrique. Elle n'est pas la réalité. Elle ne tient pas compte de tout: si l'on augmente le courant, le fil de cuivre s'échauffe, il peut même fondre, de tout cela la formule ne sait rien? Vous voyez ce que je veux dire? - Bien, très bien. Et je vois aussi que par ce détour, nous allons évoquer la caverne de Platon, et les ombres sur le mur, qui sont des modèles de la réalité extérieure, qu'ignorent les habitants de la caverne. - On va un peu loin, là. L'Envers du Temps

-

Aucunement. C'est une question, encore une, sur laquelle il sera nécessaire de revenir. Mais pour répondre à votre objection, c'est la physique elle-même, par l'observation des régularités de la nature, puis par la recherche d'une explication satisfaisante, qui en est venue à imposer les lois physiques et enfin cette notion d'univers-bloc, avec son espace quadri-dimensionnel immuable. Ce n'est pas une simple construction de l'esprit, c'est une nécessité qui s'est imposée à l'esprit des chercheurs, tout au contraire, à des esprits qui en ont été torturés, comme l'avait été celui des compagnons de Magellan lorsqu'il voyaient les vieilles constellations se lever à l'envers sur leur horizon. Il leur avait fallu imaginer comment on pouvait contourner la terre, la tête en bas: allez donc passer des vacances dans l'île Maurice et regardez la lune avec une âme naïve, la lune en forme de C quand elle croît! - Allons voyons, Luna mendax, tout le monde sait qu'elle est en forme de D quand elle Croît, en forme de C quand elle Décroit... - Hi hi ... - Non, c'est à dire... oui... - Penchez un peu la tête en bas... pour voir... encore un peu! - Ne vous moquez pas. - Je ne me moque pas, dans l'hémisphère sud, la lune ne ment plus. Mais il vous faut pencher la tête, et plus pensivement encore, pour concevoir, en vrai, l'universbloc éternel. Pour lui, il n'y a pas de temps qui s'écoule. Il existe bien une extrémité du temps, en tel point de l'univers-bloc pourrait-on dire, mais cette extrémité est une convention, non une mort. Tous les méridiens finissent au pôle nord de la terre, et sur la sphère terrestre ce point final des méridiens ressemble à tous les autres, sans pour autant signifier la fin de l'espace. - L'univers a bien commencé avec le Big-bang! - Oui, c'est possible en effet, en tel point de l'univers-bloc il y a le big-bang (figure 05), comme il y a l'origine de toutes les routes de France sur le parvis de Notre-

Dame. Allez le voir, marchez dessus c'est du beau bronze, ce point ne diffère pas essentiellement de ceux qui l'entourent. Le Big-bang a existé, existe, existera pour l'éternité. Comme vous, comme moi... - Comment ça, j'existe pour l'éternité? - Mais... mais c'est évident, on ne parle que de cela depuis tout à l'heure. - Si c'est aussi réaliste que l'existence des ondes avancées, celles qui, souvenez vous, convergent vers leur (future) cause, je ne suis pas encore rassuré. - Elles existent, ces ondes, vous les avez constamment sous les yeux. - ...? - C'est évident. Que se passerait-il si vous renversiez le sens du temps? - Si je savais comment faire, je n'hésiterais pas. - A titre d'expérience de pensée... - Dans ce cas, c'est simple, vous et moi rajeunirions... - Oui, et sur l'étang? - Les ondes rouleraient à l'envers, convergeraient vers la carpe et le moucheron... - Est-ce que vous trouveriez cela étonnant? - Laissez-moi réfléchir... je regarderais ces ondes converger vers le museau d'une future carpe, prête à exhaler une mouche... - Comment le savez-vous?

UN UNIVERS-BLOC

Figure 05 Pour réaliser ce schéma, on a supprimé une des dimensions d'espace, la hauteur. Cet univers est donc plat. Les disques horizontaux représentent des "instants". Pour un autre observateur un disque instant pourrait être incliné (figure 04). Le temps s'étend verticalement, l'univers commence "en bas" et il finit "en haut". Le pôle sud est alors une représentation du commencement ou "Big Bang". Notons que les coordonnées ne concernent que le schéma. Pour l'univers-bloc il n'y a ni temps ni espace "extérieurs", il contient tout ce qui est.

- Je réfléchis, le temps marche à l'envers, donc, ce qui va arriver prochainement, c'est ce que j'appelle mon passé immédiat, ce qui va arriver à plus long terme, c'est ma jeunesse... ma mémoire marche à l'envers aussi, c'est pourquoi je sais déjà ce qui va arriver... oui, c'est bien ainsi que fonctionne ce monde à rebours, je sais ce qui va arriver... - Voila, c'est exactement cela, le futur vous est connu, il ne comporte aucun degré de liberté, en revanche, le passé, qu'en faites-vous? - Le passé... bien, le temps marche à l'envers, mon passé, c'est ce qu'en temps normal, si j'ose dire... - Osez! - Ce qu'en temps normal, si j'ose dire, j'aurais appelé le lendemain, ou ma vieillesse... bon, j'imagine que dans ces conditions, je ne dois plus en savoir grand-chose. - Exact. Tout à fait exact. Si le temps marche à l'envers, le futur est déterminé, le passé est inconnu, il est à construire, il est libre. La situation est symétrique, c'est parfaitement logique. Bien, j'en reviens à nos ondes avancées qui convergent vers leur cause... il n'est pas étonnant que vous n'en ayez jamais vu: ce sont strictement les mêmes que les ondes retardées. Simplement, il suffit de considérer ces mêmes ondes retardées, celles que vous trouviez naturelles, tout en renversant le sens du temps... elles ne sont pas autres, ces ondes, ce sont les mêmes d'un autre point de vue. La physique, avons-nous dit, est symétrique par rapport au temps. Pour la mettre à l'épreuve, renversez le sens du temps et voyez ce qui se passe: rien d'inimaginable, tout se passe comme avant, sans problème, et, effectivement, vous observez maintenant des ondes avancées, qui existent bel et bien. Un physicien, Olivier Costa de Beauregard, avait tenté d'expliquer certains phénomènes observés en physique quantique (on y reviendra) par des ondes avancées, des ondes qui se seraient propagées à rebroussetemps vers le passé. Il n'a pas été vraiment pris au sérieux. Richard Feynman, quand il préparait sa thèse, avait eu lui aussi recours à ce mécanisme. Dans sa Conférence Nobel, il explique pourquoi il y a renoncé. Maintenant vous le voyez bien: ces ondes avancées existent, ce sont les mêmes que les ondes retardées à condition de changer le sens du temps. Mais... - Je sens que cela va être un bien grand "mais"! - Oh que oui! Mais... cette expérience de pensée, qui vous a permis de conclure que changer le sens du temps ne changeait pas grand chose... - Tout de même si, nous rajeunirions! - Bien, vous croyez? Soit... le temps, avec l'aide de Dieu, a donc changé de sens, il marche à l'envers. Dès maintenant. Qu'en savez vous? - Bravo, bravo, vive la jeunesse, où sont mon seau et ma pelle, je vais jouer au sable... - Attention, vous connaissez maintenant le futur, mais vous oubliez votre vie au fur et à mesure que vous devenez plus jeune... - Mmm... moui! Ce n'est peut-être pas sans inconvénients. - Vous avez mené à bien des études classiques, vous êtes en train de tout perdre, il vous

suffit de lire un livre, en commençant par la dernière page, pour en oublier définitivement le contenu! - Drôle de vie. - Au fond, qu'appelez-vous le passé, qu'appelez vous l'avenir? Vous souvenez-vous de ce que vous avez dit vous-même tout récemment: "je me souviens du passé, j'ignore l'avenir" et vous avez ajouté que c'était votre définition du sens du temps. Si vous n'avez pas changé d'opinion, et je ne vois pas pourquoi vous devriez le faire, il en résulte ceci: si le temps se mettait à couler à l'envers, ce futur que maintenant vous connaissez, vous allez l'appeler tout bêtement le passé... et réciproquement, le passé oublié, effacé de votre mémoire à mesure que vous vivez, vous aller le nommer avenir... L'argument le plus souvent avancé, pour définir la flèche du temps, fait appel au verre d'eau renversé. Karl Popper insiste: lorsque l'on voit tomber un verre d'eau, malencontreusement posé trop au bord d'une table, on voit l'eau se répandre et le verre se briser au sol. L'observateur trouve cette scène très naturelle. Physiquement, il serait possible de voir cette eau répandue sur le sol qui se rassemble en une masse unique, autour de laquelle tous les fragments de verre brisé viendraient reconstituer le gobelet, lequel pourrait bondir, s'élever et reprendre sa place sur la table. C'est invraisemblable, dit Popper. Certes! Mais que suppose donc le philosophe? Que le temps du verre d'eau marche à l'envers, cependant que l'observateur éprouve lui-même un écoulement du temps en sens normal? Existe-t-il donc, entre le gobelet bondissant et l'observateur, une limite, comme une glace d'aquarium: un temps à l'endroit d'un côté, un temps à l'envers de l'autre? Bien sûr que non, nous venons de le voir. Si le sens du temps changeait, c'est vrai, le verre se reconstituerait à partir de fragments et, récupérant son eau au passage, remonterait sur la table. Oui mais attention, l'observateur, puisque le temps s'écoule à l'envers pour lui aussi, n'y verrait rien d'extraordinaire. Pour lui, l'à venir s'appelle le passé: un verre d'eau intact au bord fragile d'une table! - C'est étrange... - Il y a plus étrange encore, si l'on en revient à la notion d'univers-bloc relativiste, immuable pour l'éternité: peu importe le sens du temps, qui n'a pas d'existence physique. Essayez un peu de demander à quelle vitesse s'écoule le temps? A la vitesse d'une heure à l'heure? A la vitesse d'un jour par jour? Vous voyez bien que ça ne veut rien dire. Rien du tout. Si le temps brusquement changeait de sens, vous ne vous en apercevriez même pas! C'est dire l'importance que cela pourrait avoir. Tentez donc plutôt de songer avec Grünbaum que "le concept du devenir n'a aucune application significative en dehors de l'humaine conscience". Le monde ne devient pas, il est. Si le temps est un mode de pensée humain, si l'écoulement du temps n'existe pas, attention, il en résulte cette conséquence, notez bien: il ne peut exister de fin du temps, ni de mort. - Oh... - Eh oui, "oh". Toute cette discussion revient à ceci, il existe une immense collection d'instants présents... à jamais présents. Rien ne s'efface jamais de cette ardoise

éternelle, la notion de passage, de fin, de mort, est une subjectivité humaine et ne correspond à rien de physique. La mort n'existe pas. - Etrange... Résurrection

- Ce qui est étrange, c'est que dans cette optique, la résurrection de la chair, la vie éternelle, est une évidence. Il n'y a pas lieu de faire appel au surnaturel (dont je ne nie pas l'existence, mais qui n'a rien à voir dans les présentes considérations) pour expliquer la résurrection des morts, tout au contraire elle va de soi. La vie éternelle ne consiste pas en une survie d'hypothétiques "âmes" désincarnées, dont il est évident qu'elles ne serviraient à rien ou presque... pour voir il faut des yeux, pour penser, il faut un cerveau. L'âme désincarnée relève du bavardage puéril. C'était l'idée dualiste des grecs, dont Aristote et jusqu'à Descartes, encore Aristote consacre-t-il à l'âme immortelle une ligne et demie sur son traité entier De l'Ame, à se demander s'il y croyait vraiment. Les Hébreux avaient du corps-animé une notion unitaire toute différente et très forte. C'est si vrai que de nos jours les chrétiens traduisent "sed tantum dic verbo et sanabitur anima mea" par "dis seulement une parole et je serai guéri". A la trappe, l'âme. Le Credo quand à lui invoque bien la résurrection de la chair - indispensable - avant la vie éternelle: il n'y a pas de vie sans corps-animé. - Encore ne faudrait-il pas mélanger les genres, nous parlions de physique pure et dure. - C'est vrai. Alors, nous pouvons nous en tenir à ceci: la vie éternelle est une réalité physique incontournable. Vous vivez au présent, maintenant et pour l'éternité. - Bonne nouvelle, encore que... - Que quoi? - Cette vie éternelle... c'est un peu une prison. - Oui. - C'est tout ce que cela vous fait? Nous sommes condamnés à vivre, à revivre indéfiniment la même vie, une vie où tout est joué d'avance... - Ah, le sacro-saint libre arbitre des philosophes! - Riez, riez, je ne ris pas. Maintenant, je ne puis même plus imaginer l'avenir ouvert... mes choix possibles... - Vos lendemains qui chantent! - Arrêtez. Un moment, cette idée d'univers-bloc m'a paru lumineuse, maintenant elle m'effraie. Pas vous? - Non. - Pourquoi? - Elle est fausse. - Vous vous moquez de moi? Einstein n'est donc pas le génie du vingtième siècle... vous... - Si, mais si, il est génial. Ce qu'il a fait est là pour rester. Il a franchi le pas qui séparait l'univers de Newton, passager et temporel, de l'univers relativiste, éternel, immuable.

Eternel et immuable, mais non pas encore complet: on a fait mieux depuis. Avez vous une idée de ce que peut être la physique quantique? - Je connais, j'aime bien le mot. - Que sera-ce la chose! Alors, résumons-nous: Pour la physique, il n'existe ni temps ni sens du temps. Le sentiment d'écoulement du temps est psychologique. L'univers-bloc relativiste est immuable et éternel. Il est construit d'une immense multitude d'instants tous présents. Ces instants présents sont reliés entre eux par ce qu'on appelle les lois de la physique. Ce qui est à venir existe déjà, ce qui est passé existe encore. Tout cela est acquis. Seulement voilà, on sait maintenant que "tout ce qui existe" ne se résume pas - et de très loin - à cet univers-bloc. A côté de l'univers visible, il y a les univers invisibles. Il reste à connaître bien d'autres univers, parlons-en maintenant.

2 - L'Univers Quantique En quelques années, à compter de la fin du XIXe siècle, la vision du monde a plus changé encore que du temps de Copernic. Cela s'est fait en deux temps rapprochés. Il y a eu au début du siècle avec Einstein l'univers-bloc relativiste, le grand Livre aux feuillets toujours présents... puis depuis les années vingt l'apparition de la physique quantique. Il se trouve que ceux qui l'ont inventée n'ont jamais pu vraiment l'interpréter eux-mêmes et ce n'est au fond ni étrange, ni surprenant... ô compagnons de Magellan!

- Que dit la physique quantique? - La quantique dit des choses simples... efficaces... mais si surprenantes que j'hésite à nous y lancer... - Est-elle si surprenante que ça, cette nouvelle physique? - Oui, surprenante n'est pas le terme juste, elle a horrifié ses propres parents... Copernic, à lui seul, a refondé l'Astronomie, Newton, seul, a instauré la Mécanique classique, la Relativité doit tout (mise à part la mathématique d'Henri Poincaré) au seul Einstein... - Ah, je vois, la quantique est un enfant adoptif! - Planck fut le premier à s'y fourvoyer... c'était à propos du rayonnement du "corps noir". Si vous voulez, je résume de façon éhontée: imaginez un récipient fermé, du genre calorimètre, contenant un gaz. Certaines molécules possèdent une grande énergie, d'autres moins, un équilibre finit par s'instaurer après une série de chocs hasardeux entre toutes ces molécules, les moins rapides sont poussées, les plus rapides sont freinées... A l'équilibre, la distribution des vitesses est en "chapeau de gendarme"... - Que vois-je ici paraître... notre vieille entropie!

- Et Boltzmann aussi, vous pensez bien. C'est lui le maître de la "mécanique statistique" et des calculs qui concernent un nombre immense de molécules. Chacune d'elles obéit pour son compte aux lois de la mécanique c'est vrai, mais le calcul n'est plus maniable si ce n'est par une statistique d'ensemble. Il existe pour cela une "formule de MaxwellBoltzmann" pour décrire le "chapeau de gendarme", en fonction de la température. - Jusqu'ici tout va bien! - Profonde et juste remarque du couvreur qui, chu du toit, passe devant les fenêtres du premier étage. Nous sommes dans sa situation. Le rayonnement du corps noir... imaginez la même boîte, munie d'un trou, on étudie cette fois le rayonnement qui en sort comme d'une gueule de four, fonction de la température toujours... infrarouge d'abord, puis rouge sombre, puis rouge vif, puis jaune, blanc... et alors là, catastrophe. La distribution du rayonnement que l'on observe est en chapeau de gendarme, comme celle des molécules. Par ailleurs on a pour le rayonnement une théorie, toujours juste, ce sont les électrons de la paroi qui absorbent et re-émettent le rayonnement. Calcul fait, indubitablement fait, rien ne va plus. La formule issue de la physique classique prévoit une courbe qui monte, monte... car du rouge vers le violet l'énergie est de plus en plus grande, vers le violet, l'ultraviolet... l'énergie devrait être infinie au delà, c'est la "catastrophe ultraviolette" de la fin du siècle dernier... dont nul ne sait se tirer. - ... et c'est alors qu'un jeune génie... - Oh, jeune, oui et non, on est en 1900, le très sérieux Max Planck a quarante deux ans, c'est un physicien bien classique. Il s'attelle au problème et présente une formule mathématique efficace mais difficile à expliquer, et en aucune façon dérivable de la physique classique. Il la présente comme un succès de devinette. Il faut dire qu'à l'époque, il y avait ceux qui croyaient aux atomes... - ... et ceux qui n'y croyaient pas! - Boltzmann y croyait, Ernest Mach, le maître à penser de Max Planck, n'y croyait pas. Planck travaille à expliquer "sa" formule. Rien n'y fait. Le "Quantum d'Action" de Planck

En désespoir de cause, Planck se tourne alors vers ce que lui même appelle la "dégoûtante" mécanique statistique de Boltzmann, et fait l'hypothèse que le rayonnement -supposé continu- ne peut être absorbé et re-émis que sous forme de quantités entières. On voit très bien ce à quoi il pense: puisque ça marche pour les molécules. Dès lors, il déduit de cette hypothèse hardie sa formule, magnifique, avec, entre autres belles choses le nombre Pi, la vitesse de la lumière, la constante de Boltzmann et une constante nouvelle, "h"... appelée à devenir l'éponyme et célèbre "constante de Planck" ou quantum d'action. J'en reviens à une remarque: la quantique a horrifié ses propres parents, Planck le

premier. Il a vraiment introduit à reculons cette idée de quantification de l'énergie... il a proposé de "faire comme si"... et encore, il ne connaissait pas à l'époque la suite de l'histoire. Nous reparlerons de Schrödinger, encore un physicien bien classique, et de son équation dont plus tard il a dit: "si j'avais su où tout cela nous mènerait, jamais je ne m'en serais mêlé!". Einstein n'a pas peu contribué à cette idée là. Ce n'est pas l'existence des corps solides qui l'inquiétait lorsqu'il s'est occupé de la théorie des cellules photoélectriques. Il savait, tout le monde savait, que lorsqu'on diminue l'intensité de la lumière sur une cellule, l'intensité du courant diminue et lorsqu'on augmente au contraire l'intensité de la lumière, l'intensité du courant augmente. Mais, en dessous d'une certaine longueur d'onde, quelque quantité de lumière qu'on impose à la cellule aucun courant n'était produit et ça, aucune théorie ne l'expliquait. Bien sûr, les rayons violets sont plus "énergiques" que les rouges, mais pourquoi ne suffit-il pas, avec les rayons rouges, de "mettre la quantité" pour déloger un électron? Il a fallu en conclure que l'énergie lumineuse ne se propageait pas "en continuité" mais "par paquets" indivisibles: si un paquet rouge ne suffit pas à déloger un électron, mille paquets rouges ne délogeront rien non plus... C'est donc lui qui a définitivement quantifié la lumière et imposé en 1905 l'idée des "photons" sinon le mot... Pourtant l'interprétation métaphysique de Copenhague qui a suivi l'a horrifié lui aussi et il est toujours resté réaliste. C'est pourquoi un jeune physicien, Philipp Franck, lui a fait remarquer quelques années plus tard au cours d'une discussion de couloir que c'était pourtant lui qui avait déclenché, avec sa théorie du photon, toute cette incroyable philosophie à la Bohr-Heisenberg, vous savez ce qu'il a répondu? - Dites toujours... - "Il ne faut pas répéter trop souvent une bonne plaisanterie!" Les "Incertitudes" - Werner Heisenberg a trempé lui aussi dans cette aventure? - Plutôt, oui. L'idée de "particules" d'énergie n'était déjà pas si avenante, encore fallait-il faire des calculs. Pour le jeune Heisenberg l'inspiration vient dans l'île d'Heligoland où il s'était retiré pour une sorte de retraite, on était en juin 1925, il souffrait d'allergie aux pollens, à Heligoland il n'y avait pas d'herbe, c'est la "cure radicale du rhume des foins". Il invente la "mécanique des matrices". - La quoi? - Il représente une particule par une table de chiffres, une matrice, la table de Pythagore en est un exemple si vous voyez ça. Reste que pour se "représenter" une particule, le tableau de chiffres ce n'est pas ce qu'il y a de plus parlant. - Quelle idée... - Il voulait remplacer la décomposition analogique d'une onde (quelconque) en série de Fourier (toutes bien sinusoïdes: la fondamentale, la première harmonique, la deuxième harmonique, la troisième...) par une procédure numérique, et réinvente ce faisant le

calcul matriciel dont il ignorait l'existence. Il le fait parce qu'il part du principe qu'on ne doit parler ni de la position de l'électron, qu'on n'a jamais vu, ni de sa trajectoire, qu'on voit moins encore, et insiste sur l'utilité de s'en tenir aux "grandeurs observables"... restreinte et honnête formule de Niels Bohr. Ses grandeurs observables à lui sont les "raies" spectroscopiques de l'atome d'hydrogène... Bon, il présente une "table de chiffres" appelée Q pour la position de l'électron, et une autre "table de chiffres" appelée P pour la quantité de mouvement. Il écrit les produits QP et PQ et découvre avec horreur (oui, toujours!) que ces produits ne "commutent" pas. Normalement, trois fois cinq et cinq fois trois, c'est pareil: la multiplication "commute". S'il avait connu le calcul matriciel, il aurait déjà su que les produits de matrices ne commutent pas: il y a la multiplication à gauche et la multiplication à droite... - Rien que ça! - Quand on le sait. Mais attendez... il s'ensuit quelque chose d'étonnant... Heisenberg montre son article à Max Born qui, lui, reconnaît le calcul matriciel et travaille la question avec son élève Pascual Jordan. Il en résulte ce que David Wick appelle "la plus étrange équation depuis l'invention de la multiplication il y a quatre mille ans par les babyloniens"... - Quelle? - Je me suis promis de ne mettre aucune équation dans ce papier. - Sauf que cette fois-ci on a l'eau à la bouche! - Pour la beauté de la chose, cette équation de Born-Jordan s'écrit:

Il faut reconnaître que là, il y a le paquet: non seulement les produits ne commutent pas (à gauche) mais (à droite) leur différence implique la racine carrée de moins un, la constante de Planck h et le nombre Pi. Voilà ce qu'a fait Heisenberg: il a montré que dans le cas d'une particule quantique, il n'est pas possible de mesurer à la fois la position et la quantité de mouvement! Or, pour déterminer le devenir d'un objet quel qu'il soit c'est en mécanique la première chose à faire. Une vraie impasse... la première... il y en aura d'autres. - Mais pourquoi? - On y reviendra, je ne fais ici qu'énumérer les difficultés. Celle-ci, qui est de taille, introduit les "incertitudes" d'Heisenberg, ce n'est pas une classique ignorance issue de l'imprécision, un flou dans la pratique d'une mesure, mais bel et bien un tout nouvel indéterminisme réel, théorique, absolu. - Vous avez un exemple? - Oui, et très simple. Soit un rayon de lumière, nous allons le "diaphragmer" avec un petit trou bien rond dans une feuille d'aluminium. Vous voyez, il en sort un rayon bien limité qui peut faire une tache ronde claire sur une feuille de papier. Si le trou est plus petit, la tache ronde claire est plus petite. Maintenant, perçons de la pointe d'une

aiguille un trou vraiment très petit dans la feuille d'aluminium, un trou net mais imperceptible, et regardons... - Hum, la lumière passe mal dans ce trou, elle s'étale... - Oui. Ne dirait-on pas que le trou se comporte comme une source secondaire? La lumière ne passe plus "droit", elle s'étale en effet. - N'appelle-t-on pas cela une "diffraction"? - Si, justement. A quoi est-elle due? Vous ne le savez pas? - J'ai dû l'oublier. - Non, vous ne l'avez jamais su. Mais vous allez le savoir: avec le trou très petit, vous avez déterminé de façon précise la position des photons, donc, vous avez dispersé la quantité de mouvement... - Moi, j'ai fait ça? - Oui. - Il a fallu Heisenberg pour démontrer cette... incertitude? - Et ce n'est pas un flou artistique: regardez l'équation de Born-Jordan. Il en résulte que le produit de la précision en position par la précision en quantité de mouvement est toujours supérieur à la constante de Planck. Autrement dit, plus vous augmentez la précision en position, plus vous perdez en quantité de mouvement. Ce résultat est pratique aussi bien que théorique, regardez votre tout petit trou dans l'aluminium, et la large tache de lumière qui s'ensuit. En physique quantique, l'indéterminisme est fondamental... - Et ensuite? J'attends la suite des catastrophes. - La suivante, il fallait s'y attendre, se présente comme l'envers de la quantification du rayonnement. La Mécanique ondulatoire Un jeune homme prépare sa thèse de physique. En 1923 il sait que la matière est constituée de particules: à l'époque la querelle de Mach et de Boltzmann est dépassée. De plus l'équivalence énergétique de la matière et du rayonnement a déjà été montrée par Einstein. Le jeune homme entend montrer que la matière se comporte aussi comme une onde. C'est la "mécanique ondulatoire" de Louis de Broglie. - Ça a dû faire du bruit. - Ses maîtres ont été horrifiés, et, faute de savoir que dire, ont montré le manuscrit à Albert Einstein, qui a répondu que cette thèse l'intéressait prodigieusement. Et voilà notre Louis de Broglie docteur ès-sciences avec un pavé de plus dans une mare qui n'en manque désormais guère. Comme conséquence de cette théorie, et comme il faut toujours un comique dans toute belle histoire, le jeune (fils de son père) George Thomson démontre la nature ondulatoire de l'électron en 1937, quarante ans tout juste après que son père, Joseph John Thomson, eut démontré le caractère corpusculaire de

ce même électron... bien entendu, le père et le fils ont parfaitement raison tous les deux. - La coupe est pleine, ou on continue? L'Espace des phases Il y a ensuite Paul Dirac. Excellent mathématicien, non seulement il reconnaît comme Max Born le calcul matriciel, mais il y voit une "dynamique Hamiltonienne" ... - Encore un jouet neuf? - Pas vraiment. Imaginez... oui, je sais, encore un petit effort... vous avez un objet qui se déplace dans l'espace. Sa position est fixée en longueur, largeur, hauteur... et pour connaître son évolution, il vous faut aussi sa quantité de mouvement en longueur, largeur, hauteur? - Mmm... oui. Je vois. - Supposez maintenant un espace à six dimensions... - Ah, mais non, je m'y refuse: ça n'existe pas! - Supposez, j'ai dit. C'est un espace fictif, cela s'appelle un espace de représentation. Dans cet espace, un point, un seul, va pouvoir définir, puisqu'il comporte six dimensions, à la fois la position et le mouvement de votre objet. Autrement dit, on transforme la dynamique Newtonienne en une figure de géométrie. Vous voyez cela: un espace fixe où rien ne bouge représente un objet en mouvement... on appelle ça un "espace des phases" Hamiltonien. - Les mathématiciens sont de redoutables petits malins. - Ils fourbissent, et fournissent des outils aux physiciens. Ce que Paul Dirac voit, et publie, c'est que les matrices de Heisenberg évoluent dans un "espace vectoriel complexe de Hilbert", encore un espace de représentation qui existait déjà, comme les matrices, ou les équations de Hamilton, mais la question n'est pas là. L'équation de Dirac pour l'électron est une pure merveille. - Et puis? La "Physique des gamins" - Wolfgang Pauli fait le chemin inverse et recalcule les "raies" de l'hydrogène à partir du calcul matriciel. Mais alors... Voyons un peu. Heisenberg avait 20 ans, Jordan 22 ans, Dirac 23 ans, Pauli 25 ans, de Broglie 30 ans. A Göttingen, on commence à appeler tout ça "la physique des gamins". En conséquence de quoi les "particules" devenaient des objets de plus en plus théoriques et de moins en moins imaginables. Au point que, pour la majorité des gens, l'idée qu'on s'en formait restait l'antique image de l'atome en "système solaire" d'Ernest Rutherford, un noyau central et des électrons qui gravitent autour... - Ah bon, ce n'est plus comme ça? - Vous êtes drôle... Entre ces orbites de l'atome de Rutherford, 1910, et les matrices de

Heisenberg, 1925, il ne s'est écoulé que quinze ans... Quinze ans de "petit système solaire" et pourtant, trois quarts de siècle plus tard, le grand public vit toujours avec cette image obsolète... demandez à n'importe qui de dessiner un atome et hop... retour des petites planètes de Rutherford... On aime tant "imaginer", je sais! - Ils ressemblent à quoi, en fait, les atomes? - Quelle sacrée bonne question! Sans vraie réponse... L'expérience humaine classique manque d'images pour cette réalité là... Et vous touchez du doigt ce qui faisait tant horreur aux physiciens... - Mais pourquoi... qu'est-ce qu'ils avaient contre la quantique? - Sa logique folle. Les physiciens, très à l'aise dans la physique classique, en sécurité dans le déterminisme et dans les certitudes, sentaient tout à coup que le tapis leur était tiré sous les pieds... Je vous jure, c'était cent fois pire que le désarroi des compagnons de Magellan... les constellations à l'envers dans le ciel, ça n'était pas facile à avaler. La quantique, c'était définitivement immangeable. Pour beaucoup, ça l'est encore. On s'en sert tous les jours car elle est indispensable, mais en bon instrumentaliste on mène à bien ses calculs et on évite d'y penser. - Ah... je vois. Alors... Qu'est-ce qu'on fait, on se lance? Que dit la physique quantique? Le Monde est discontinu Essentiellement, elle dit qu'il existe une quantité minimum d'action. De proche en proche, il s'ensuit bien des choses, il existe une quantité minimum de matière, en gros, en très gros, les particules, mais si Ernest Mach y répugnait encore Boltzmann le croyait déjà et cela ne paraissait pas encore surhumain à penser. Il existe une quantité minimum d'énergie, il existe une quantité minimum de vitesse, ah, c'est plus difficile à imaginer, il existe une quantité minimum d'espace et alors là, oui, l'espace ne saurait plus être "continu", il existe enfin une quantité minimum de temps, le temps de Planck. Le temps n'est plus "continu", il procède par tranches séparées, tic tac tic tac... La physique quantique n'est pas une simple curiosité. Elle explique des aspects du monde que la physique classique -sans en rien dire d'ailleurs- ne prenait pas en compte. Ce n'est pas un mince défaut de "l'enseignement" que de décrire en détail ce qui est connu, et de ne parler jamais de ce qu'on ignore. Cette attitude se comprend, mais elle entraîne des conséquences parfois catastrophiques. C'est ainsi que la physique "classique", la physique de Newton, ne peut pas expliquer l'existence des corps solides. Or les corps solides font partie de la vie quotidienne, on les considère comme "acquis" et personne ne signale jamais, ni aux enfants des écoles ni plus tard aux étudiants des universités, que la physique ne peut les expliquer. Cette simple mention, pourtant, serait susceptible d'éveiller... - ... leur méfiance ... - ... mais non, leur simple curiosité! Et cette curiosité est très nécessaire. - C'est inouï ce que vous me dites-là, on s'inquiétait de la "catastrophe ultraviolette" et

personne ne s'inquiétait des corps solides? - Non, oh, c'est à dire si... mais... pour la distribution du rayonnement, on touchait du doigt le fait que quelque chose clochait... on s'inquiétait, oui... mais pour l'état solide, on ne peut même pas dire que quelque chose clochait, on n'avait rien, mais alors rien de rien. Même pas la notion d'un problème... c'est dire. - C'est fou. - Tous les physiciens connaissent le discours du grand William Thomson, lord Kelvin, à la fin du XIXe siècle devant des étudiants qu'il plaignait d'arriver dans la carrière alors que la physique était achevée. Magnifique édifice complet, superbe, définitif, avec, oh, oui, peut être une ou deux petites questions de détail, une avance inexpliquée de quarante trois secondes d'arc par siècle dans le périhélie de la planète Mercure, et aussi une distribution du rayonnement du corps noir qui ne correspondait pas à l'attente, peu de choses, en vérité. Thomson se trompait, car en réponse à sa première petite question devait surgir la Relativité, en réponse à sa seconde petite question la mécanique Quantique, mais on ne peut lui reprocher un manque de sens critique... et sa superbe physique était d'un coup réduite au rôle de l'enduit sur la toile où le chef-d'œuvre restait à peindre! - Où en est-on? - Comme je l'ai dit, il y a deux positions. Il y a la position universitaire des instrumentalistes, qui sagement calculent juste et ne cherchent surtout pas d'interprétation; ils ne "veulent pas le savoir". Et puis il y a ceux qui voudraient bien le savoir, justement, ceux qui interprètent... et alors là, les interprétations n'ont pas manqué, des plus folles... - Aux plus raisonnables? - Non, hélas, pour le moment l'éventail s'étend des plus folles aux plus folles encore. Mais vous allez voir que cette folie tient avant tout à la nature des choses. Un Photon et quatre miroirs Nous allons organiser une petite expérience. Pour cela, il faut un rayon laser, une "flèche rouge" de conférencier par exemple, et quatre miroirs disposés aux quatre coins d'un carré. Plus exactement, il y aura, aux deux extrémités d'une diagonale, deux vrais miroirs, les deux autres seront des miroirs "semi-transparents" comme ceux que l'ont peut remarquer dans un magasin pour la surveillance, ou dans le laboratoire de psychologie d'une université. Ah, vous ne saviez pas? Bien, vous le savez, maintenant. D'un côté, ce sont de vrais miroirs, on se voit dedans, de l'autre côté ce sont des vitres, on voit au travers... et c'est assez pratique. En fait, ce qui se passe, c'est que ces miroirs renvoient la moitié de la lumière (on peut se voir dedans) et se laissent traverser par l'autre moitié (ce qui permet de voir au travers). On va maintenant diriger le faisceau laser vers un miroir semi-transparent de sorte que la moitié de la lumière qui le traverse longe exactement un côté du carré, et

que l'autre moitié, celle qui est réfléchie, longe le côté adjacent. Ces deux demi faisceaux rencontrent les deux vrais miroirs, ils sont réfléchis le long des deux autre côtés et se rejoignent juste sur le dernier miroir semi-tranparent, au quatrième angle du carré. La question est: que se passe-t-il? Si l'on en croit ce fameux "bon sens" qui est la chose du monde la mieux partagée, la lumière se re-subdivise encore en deux, un quart de faisceau droit devant et un quart de faisceau réfléchi, autrement dit, moitié moitié, puisque les deux faisceaux se rejoignent.

Figure 06

En science hélas, le "bon sens" est pratiquement toujours trompeur. Si l'expérience est bien montée, les quatre côtés du carré bien égaux, les quatre angles bien droits (à vrai dire, ce n'est pas un "travaux pratiques" de classe de seconde, mais une "manip" de doctorat), toute la lumière prend une seule direction, ici X, parallèle à la direction d'entrée (Figure 06). Tout se passe comme si le faisceau lumineux se divisait en deux trajets, puis à nouveau réuni continuait son droit chemin. - Bien, et qu'est-ce que cela présente d'extraordinaire? - Tout de même, on s'attendrait à ce que la lumière qui arrive sur un miroir semitransparent soit divisée, c'est ce qui se passe toujours. Or là, c'est le contraire, tout ressort du même côté. - Bien, c'est comme ça. - Vous avez une explication? - Oh... j'en ai une, si je me souviens de la physique du Lycée, il doit y avoir la dessous un phénomène d'interférence. - Gagné. Mais, il y a une nuance... enfin, oui, laissons les nuances pour le moment. C'est un phénomène d'interférence; en fait l'appareil est l'interféromètre de Mach-Zehnder. Nous allons le vérifier. Je place un carton sur l'un quelconque des trajets, j'interromps ainsi un des deux demi faisceaux (Figure 07). - Je constate.

Figure 07

- Ah... oui, cette fois, la lumière du demi faisceau restant se divise sur le miroir semitransparent de sortie. J'avais raison, il n'y a plus deux lumières qui se rejoignent, mais maintenant une seule et il n'y a plus d'interférence. - De sorte qu'en Y où il n'y avait que de l'ombre quand toute la lumière pouvait passer, il y a une tache lumineuse depuis que l'on a supprimé un des deux chemins. - Oui. - Et... c'est... normal? - Au fond, vous avez raison. On va compliquer un peu cette même expérience. Je dispose maintenant, sur le trajet de mon faisceau laser, avant de le diriger vers la carré aux miroirs, un verre teinté noir, un verre si teinté qu'il n'est traversé toutes les heures que par un seul photon. Voilà, j'ai maintenant un appareil qui produit un photon à l'heure. (En réalité, une source de photons isolés est un appareil beaucoup plus compliqué, et surtout plus coûteux, que ce qui est décrit là, il suffit de savoir que cela existe). L'expérience continue. Ah, pour que l'on puisse constater ce qui se passe, l'oeil ne suffit plus et nous mettons en place des plaques photographiques. Vingt-quatre photons par jour, dix jours, cela fait dans les deux cent cinquante photons, de quoi noircir efficacement un point de la plaque... - Bien, bien, très bien... et alors? - Alors, dix jours après, une seule plaque montre une tache d'argent noir dans le gélatino-bromure. - Oui, et alors, bien sûr c'est comme avant. - C'est comme avant, mais où sont les interférences? Toutes les heures à peu près il passe un seul photon dans le dispositif... ce photon suit un des deux chemins, souvenons-nous, les quanta ne sont pas divisibles. Un photon est un "paquet" indivisible qui passe d'un côté où de l'autre, au hasard. On ne sort pas de là. - Oui, je comprends... - Alors, comment sait-il qu'il doit toujours ressortir du dispositif en prenant sa direction initiale? S'il a traversé le premier miroir, il est réfléchi par le dernier, s'il a été réfléchi par le premier miroir, il traverse le dernier, toujours, de sorte qu'il reprend sa direction... - Oui, c'est vrai, c'est curieux...

- Attendez, ça va devenir plus curieux encore. Là, je dispose un carton, comme je l'avais fait déjà. Je remplace les plaques photographiques. J'attends à nouveau dix jours. - Patientons. - Je vous donne le résultat tout de suite: nous avons deux taches, la moitié des photons à repris la direction initiale, l'autre moitié en a changé et c'est cela qui est le résultat normal, le résultat "de bon sens". La question que l'on doit poser, maintenant, la grande, la vraie question, c'est celle-ci: quand il y a deux trajets possibles, comment un photon sait-il qu'il ne doit prendre qu'une seule des deux sorties, toujours la même? Quand il y a un obstacle d'un côté, comment le photon qui emprunte l'autre chemin sait-il qu'il est libre d'être réfléchi, ou de traverser le miroir? Où sont les interférences... il passe un seul photon toutes les heures, ils ne doivent pas se gêner tout de même? - C'est curieux, mais je ne vois pas bien ce qu'il y a de si extraordinaire dans tout cela... - Vous ne voyez pas... Alors, je vous propose le malicieux problème d'Elitzur-Vaidman. Vous allez voir, c'est une épreuve de travaux pratiques. Vous êtes pacifiste, vous avez cependant, pour la défense, préparé des bombes, mais il y a cinquante ans qu'elles n'ont pas servi. Une période de crise, vous savez comment ça se passe... - Non... - Ca ne fait rien. On vous demande de trier les bonnes et les mauvaises seulement voilà, le détonateur est incroyablement pernicieux. Chaque bombe est munie d'un petit miroir. Si un seul photon tombe sur le miroir, la bombe explose. Comment allez-vous faire? - Pour essayer la bombe, je me sers de votre source de photons isolés, j'expédie un photon sur le miroir détonateur et... - Si elle est mauvaise, rien ne se passe, et hop, à la poubelle. Si elle est bonne? - Si elle est bonne, le photon atteint le miroir, et elle explose! - A la fin de la journée, les mauvaises sont à la poubelle et les bonnes ont explosé. Vous ne ferez pas un ingénieur de l'armement très recommandable... - Ça n'est pas possible, votre truc! - Dans le monde de Newton, ça n'est pas possible en effet mais réfléchissez... nous vivons dans le monde quantique... regardez un peu nos panneaux des quatre miroirs, vous n'avez pas une idée? - Il faudrait réfléchir... - Bonne idée pour un miroir. Regardez, je reprends le dispositif et je pose la bombe à la place d'un des "vrais" miroirs, comme ceci (Figure 08): Quatre cas sont possibles. Un, si la bombe est mauvaise, elle agit comme un vrai miroir tout bête, nous sommes donc dans le cas de la figure 6 et le photon ressort toujours du côté du détecteur X. Si donc c'est le cas, on jette la bombe à la poubelle. Mais si elle est bonne, elle constitue un obstacle, puisque, si elle reçoit le photon, il se passe quelque chose...

Figure 08

-

Une

explosion,

en

effet!

- Quoi qu'il en soit nous retrouvons le dispositif de la figure 7. Il reste trois cas possibles. Deux, le photon arrive effectivement sur la bombe, elle explose. -

C'est

dommage.

- Vous, vous ne faisiez pas mieux. Trois, le photon prend l'autre chemin, ah... nous y voilà, comment le photon sait-il qu'il y a un obstacle sur le chemin qu'il n'a pas emprunté... bon, il le sait ou pour toute autre raison, il peut maintenant se diriger soit vers le détecteur X et l'on peut croire que la bombe est mauvaise -même si ce n'est pas le cas, hop, à la poubelle- ou bien encore, quatre, hip hip hip, hourra, il est réfléchi vers le détecteur Y et c'est la solution du problème: on est sûr d'avoir une bombe en parfait état de fonctionnement sans pour autant l'avoir détruite. Voilà: on a pratiqué sur cette bombe une mesure nulle... mais dans une expérience où pareil résultat s'observe si, et seulement si, le détonateur de la bombe est fonctionnel. Commencez-vous à voir "ce qu'il y a de si extraordinaire dans tout cela..."? Je répète, quand il y a un obstacle d'un côté, comment le photon qui emprunte l'autre chemin sait-il qu'il est libre d'être réfléchi, ou de traverser le miroir? Où sont les interférences? Ici encore, on ne met en jeu

qu'un

seul

photon

à

la

fois!

- Je me souviens d'avoir entendu parler de la "dualité onde-corpuscule"..? - En effet, c'est une des nombreuses contorsions intellectuelles de ce début de siècle! David Deutsh dit que les inventeurs de la quantique n'ont jamais compris leur propre théorie. Tout ce qu'on en savait, c'est qu'elle marchait. Comme je l'ai dit, elle explique l'état solide, elle permet de faire des calculs avec une précision incroyable, douze décimales, -

c'est

le

millionième C'est

de

millionième. beaucoup?

- Pour l'apprécier, il faut connaître d'autres cas. La mécanique céleste de Newton offre quatre décimales seulement, la Relativité en revanche offre plus encore que la quantique avec quatorze décimales exactes, le cent millionième d'un millionième. J'en reviens au paradoxe et certains, comme Einstein, on toujours dit que (malgré cette précision), une théorie nouvelle (mais alors, il faudrait qu'elle soit plus précise encore) viendrait remplacer la quantique, cette théorie que l'on n'a jamais prise en défaut, cette théorie qui prévoit tout et n'explique rien. D'autres, comme Niels Bohr, ont pris le parti

de constater que le réel est "hors d'atteinte", qu'en dehors des observations il n'existe rien... on est même allé jusqu'à dire que le monde réel n'existe pas, que lorsqu'on aperçoit une théière sur la table, prétendre que cette observation tient au fait qu'il existe vraiment une théière sur une vraie table est un présupposé philosophique: seule l'observation compte... Cette position maintenant archaïque s'appelle "le point de vue de Copenhague". Les "Ondes de probabilité" En fait, tout cela tourne aussi autour de l'équation de Schrödinger. Erwin Schrödinger n'était pas un brillant tout jeune physicien comme Heisenberg, mais un professeur très classique. Les matrices lui faisaient, dit-il, plutôt horreur, comme la physique discontinue. Il avait l'impression que l'on pouvait exprimer tout cela par de "vraies" ondes, surtout après avoir lu la thèse de Louis de Broglie. Pendant l'hiver 1926 il passa deux ou trois semaines dans les Alpes suisses avec une amie et la thèse susdite, ce qui ne laissait pas tellement de temps pour le ski. Au retour, il pouvait publier son équation. Cette équation a d'abord été considérée comme une horreur mathématique par tous les physiciens de l'époque. C'est une construction "intuitive" ne reposant sur aucune théorie présentable. On y reconnaît l'inévitable constante de Planck, et aussi cette racine de moins un qui semble s'introduire désormais de façon un peu inattendue dans tous les calculs. Le résultat est, pratiquement, excellent, on a vu déjà la précision du millionième de millionième. Cette équation a rapidement été adoptée car elle est bien plus maniable que les matrices et -équation d'ondes ou matrices- il y a équivalence "entre la mécanique quantique de Heisenberg et la mienne" comme le montre ultérieurement Schrödinger. De plus, son équation est linéaire, ce qui entraîne les "superpositions" sur lesquelles on reviendra. Pour l'évolution des phénomènes en effet cette équation propose plusieurs solutions, chacune avec sa "pondération", pour reprendre les termes -ici bien modestes- de l'auteur lui-même. Que l'on comprenne bien, c'est une équation d'onde, elle rend donc compte des "interférences" évoquées plus haut, avec la nuance évoquée aussi: ce qui interfère ce sont les "amplitudes" de l'onde... et le module carré des amplitudes correspond aux "probabilités", c'est l'interprétation, la bonne, que Max Born a su donner finalement des pondérations. - Aux probabilités de quoi? - Aux probabilités de ce qui est en question. Par exemple, s'il s'agit de la position d'un photon, l'équation donne la probabilité qu'il soit observé ici, la probabilité qu'il soit observé là, et ainsi de suite. - Où est-il, en fait, le photon? - En fait... le photon, vous n'avez pas le droit de poser cette question. Pour Niels Bohr (de Copenhague) il n'est nulle part, la seule réalité sera celle vous observerez. En dehors de cela... - Il n'y a rien?

- On n'a même pas le droit de dire qu'il n'y a rien. On n'a pas le droit d'en parler, puisque, quoi qu'il arrive, on ne peut pas le savoir. En revanche, disposez un photodétecteur en tel endroit, vous observez le photon, ou vous ne l'observez pas. Vous avez "tant pour cent" de chances de l'observer. S'il y a des photons par milliards, vous observez une quantité de lumière égale à cette proportion. S'ils viennent un par un, c'est le tirage au sort. - Rien d'extraordinaire. - Oh la la si, oh mais si, c'est extraordinaire. Souvenez vous de cette expérience que nous venons de faire, avec un photon en moyenne toutes les heures... si un carton ferme un des deux chemins, il y a tirage au sort sur le dernier miroir: ou le photon traverse, ou le photon est réfléchi, l'équation de Schrödinger donne cinquante cinquante. Jusque là en effet, rien d'extraordinaire. Maintenant, on enlève le carton: il y a deux chemins possibles. Quelque chemin qu'il prenne, le photon sort toujours du même côté. L'équation de Schrödinger prend les deux chemins en compte, on dit qu'elle "superpose les états", et le calcul donne les probabilités respectivement zéro et cent. On peut admettre, avec Niels Bohr, que cela seul compte, reste que... - On aimerait savoir par où le photon est passé. - On aimerait. Il n'y a aucun moyen de le savoir. - On ne peut placer des détecteurs sur le chemin? - Un détecteur, c'est comme un carton. Ça arrête le photon. En réalité, il y a des détecteurs qui ne l'arrêtent pas, mais alors il faut reprendre le calcul de Schrödinger, car ce n'est plus la même expérience. Il n'y a plus seulement deux chemin concourants, mais des chemins successifs: du miroir au détecteur, du détecteur au miroir suivant. Calcul fait, on retombe sur la proportion cinquante cinquante, comme avec un carton. - On aimerait pourtant imaginer ce qui se passe... - On a tout dit. On a parlé avec Louis de Broglie "d'onde pilote", on a dit qu'un photon "interférait avec lui-même" c'est une belle phrase malheureusement vide de contenu, on a recherché, sans succès, des "variables cachées", il n'y en a pas, on a imaginé que le photon retournait en arrière "à rebrousse temps", il n'en fait rien, on a pensé que la quantique est "incomplète", elle ne l'est pas. On s'est alors décidé à calculer sans comprendre, ce qui est une excellente position "universitaire", car il ne faut surtout pas entraîner les étudiants dans des théories métaphysiques douteuses. On enseigne que pour connaître "ce que l'on observe" il faut mener à bien "tel calcul" et basta. Par où passe le photon? Pour autant qu'on sache, la question n'a pas de sens. "Si vous avez le sentiment d'avoir compris, dit Feynman, reprenez votre cours de physique, c'est que vous n'avez rien compris du tout". Ce n'est pas encourageant, mais c'est honnête. La superposition des états intervient dans le calcul, même s'il n'est pas question d'imaginer qu'un objet puisse être en deux endroits à la fois. Pour calculer par où sortira le photon de l'expérience aux quatre miroirs carrés, il faut prendre en compte les deux chemins, le résultat du calcul est exact. Imaginer que le photon se divise (quelle horreur) ou fait deux tours en retournant vers le passé, ou possède une science

personnelle de son environnement, c'est du délire. Tout a été proposé... tout cela ressemble aux rebroussements cycloïdes de l'astronomie d'avant Copernic, une façon compliquée de regarder les choses simples. - Si vous pensez que ce n'est pas compliqué, les "ondes de probabilité"! - Souvenons-nous du terme en "racine de moins un" de l'équation de Schrödinger: cette onde est théorique plus que physique, il ne s'agit pas d'une onde que l'on pourrait détecter avec une antenne, ou un microphone... elle concerne encore un de ces espaces de représentation déjà cités et non l'espace physique, elle ne correspond pas à une réalité palpable, ce ne sont pas les "vraies ondes" espérées... Si vous tentez d'imaginer des ondes de probabilité se propageant dans l'espace, alors oui, c'est compliqué. Ecoutez Feynman, n'en faites rien. C'est "un calcul" un point c'est tout. Le résultat n'est pas trompeur. Il en va de même avec les "intégrales de chemin" proposées par Feynman. Vous "voyez" les différents chemins. Vous les prenez tous en compte. Vous calculez. Quand au photon, lui, quel qu'il soit, et pour quelque raison que ce soit, il aboutit là où l'équation le prévoit, "ça marche". Que faut-il de plus? - Comprendre!

En termes simples Je voudrais tenter de résumer ce que nous savons maintenant. En physique classique, l'outil essentiel s'appelle la fonction. On dit que dans un gaz, la pression est fonction de la température. Peu importe la mathématique, mais pour toute température le calcul vous donnera la pression, on peut présenter le tout par une "courbe", qui dans le cas général est continue. Vous voyez ça? - Oui. - En physique quantique, la fonction est remplacée par un opérateur. Le mécanisme est (en gros) le même, mais il n'y a plus de courbe continue, il y a des valeurs propres distinctes les unes des autres, qui sont les seules solutions possibles de l'équation. Si vous avez fait pour trois sous de statistiques et deux sous de calcul matriciel, vous connaissez bien les valeurs propres d'une matrice. C'est de cela (depuis Heisenberg) qu'il s'agit. Une valeur propre correspond à un état, reflet de la discontinuité quantique. - Il n'y a pas de positions intermédiaires possibles? - Si, mais... - Mais quoi? - Une "position intermédiaire" prend un aspect très particulier. C'est une "superposition" de deux (ou plusieurs) "états", dont chacun correspond à une valeur propre. Par exemple, deux tiers de tel état plus un tiers de tel autre. Vous avez, grâce à cette superposition, un état en quelque sorte intermédiaire. - C'est un retour à la continuité? - Pas le moins du monde! On aura l'occasion de revenir là-dessus, car, si vous pratiquez

une mesure sur une pareille superposition d'états, vous ne constatez qu'un seul état, comme "tiré au sort", qui correspond encore obligatoirement à une valeur propre. - Il n'y a donc que des positions distinctes pour une particule? - Des positions distinctes, ou des quantités de mouvement distinctes... oui... l'observation est toujours discontinue. - Mais alors... la fonction d'onde... l'équation de Schrödinger... finalement... les particules sont-elles des objets localisés, ou des ondes diluées dans l'espace? - Incontestablement les particules sont localisées dans la mesure où, quand on les observe à notre échelle, elles sont localisées. Un électron arrive sur un écran, il allume ce qui nous semble un point. Cela ne veut pas dire qu'il existe des petits objets localisés. La fonction d'onde n'est pas la particule, elle représente la loi de son mouvement. Mais c'est tout ce que nous avons. Il n'existe pas de théorie acceptable des particules, et la quantique ne connaît que la fonction d'onde. Elle n'est pas un objet. Toutefois, nous n'avons rien d'autre. Je vais vous raconter une ou deux histoires de plus. La première précise ce qu'on appelle "la somme de toutes les histoires" à la Feynman. La seconde concerne, pour enfoncer le clou, tant la "non-séparabilité" que la stricte réversibilité des lois physiques. Le Jardin aux sentiers qui bifurquent Nous allons essayer une métaphore. Elle habite le Jardin aux sentiers qui bifurquent de Borgès. Ce jardin, nous allons l'animer de coureurs à pied. La lumière est un jardin, un vaste jardin planté entre la lampe et l'oeil, entre l'étoile et la pellicule photo. Nous savons qu'un événement est survenu, c'est à dire qu'un photon est émis par la source, "en tel endroit à telle heure", telle étant la définition d'un événement. Nous voulons savoir quelle est la probabilité... - La probabilité seulement? - Oui, nous sommes résignés à cela. On ne peut rien demander de plus à notre mère Nature comme dit Niels Bohr. Nous voulons savoir quelle est la probabilité qu'un autre événement localisé survienne, à savoir qu'un photon réduise un grain de bromure d'argent dans la pellicule, "en tel autre point à telle autre heure". Tout ce que l'on sait de la lumière pour mener ce calcul à bien, dans le monde du jardin, c'est qu'il faut composer tous les sentiers possibles entre les deux points. Il y en a, des sentiers, dans ce jardin labyrinthique. Tous les carrefours sont des couplages, tous les sentiers sont à suivre. - Je croyais que la lumière allait tout droit? - Moi aussi, mais c'est une simplification. Nous verrons bien pourquoi. En revanche, il y a un procédé de calcul qui prend en compte tous les trajets possibles et qui ne fait aucune hypothèse sur la question de savoir si ces trajets sont parcourus ou non parce que... - ...aucun trajet n'a de sens physique!

- Ouf! Nous y sommes. Voilà comment nous allons procéder, à travers la métaphore du jardin. Un point de ce jardin s'appelle "la Source", on le reconnaît à sa pendule monumentale dont le vaste cadran ne porte qu'une aiguille. Elle tourne rapidement, à raison d'un petit million de milliards de tours par seconde. De "la Source" partent des coureurs qui vont explorer tous les chemins. Ils partent quand ils veulent, mais au moment de partir ils notent l'heure à la pendule et l'inscrivent dans leur carnet: en fait, ils y dessinent simplement la direction de l'aiguille lors de leur départ, sous forme d'une flèche. On peut l'appeler comme on veut, pour la couleur mathématique on peut appeler cette flèche: un vecteur. Puis ils se lancent sur un chemin, n'importe lequel, revenant en arrière, prenant à gauche ou à droite, dans toutes les directions. Nous nous tenons au lieu dit "la Cible" et nous notons la position de la flèche des coureurs qui nous rejoignent au même moment. Au fond, la distance ne nous intéresse pas, mais seulement la position de leur vecteur. Attention, c'est maintenant qu'interviennent les "interférences": nous allons "composer" les vecteurs des coureurs qui convergent à l'arrivée. Comme ils ont suivi des chemins différents, leurs vecteurs ne coïncident généralement pas. Nous additionnons ces vecteurs... - Quand on sait additionner des vecteurs... - On sait le faire, ou l'on se souvient de l'avoir su... deux vecteurs sont comme les côtés adjacents d'un losange, le vecteur addition est la diagonale du losange...

ADDITION DE VECTEURS

Figure 09

Le vecteur C est la somme des vecteurs A et B. (Dans un espace Euclidien. Le texte concerne les vecteurs d'un espace vectoriel complexe de Hilbert. L'idée reste cependant la même).

- Fastoche. - Pas tellement. S'il faut plusieurs années d'études pour y parvenir en fait, c'est que ces vecteurs complexes intéressent à vrai dire un espace de Hilbert dont on a déjà parlé,

souvenons-nous. Sa définition mathématique est déjà plus élaborée mais bien, les détails sont connus des spécialistes. Poursuivons. Si les vecteurs sont en sens opposé, l'addition donne un vecteur nul. Pratiquement, tous les coureurs qui ont suivi n'importe quel chemin en des temps différents rapportent des vecteurs qui désignent n'importe quelle direction, l'addition de ces vecteurs donne, en moyenne, zéro... - C'était bien la peine... - Sauf les coureurs qui ont marché tout droit, donc à peu près le même chemin, le plus court, donc à peu près le même temps, ce qui fait que leurs vecteurs pointent à peu près dans la même direction et que leur addition donne un vecteur total non nul. Ce vecteur total s'appelle, par définition, l'amplitude. Voilà pour les amplitudes. - Je n'imaginais pas les photons comme des coureurs à pied. - Oh que non. Mille fois non. (Juste ciel, tout est à recommencer). Un photon n'est pas un coureur. Dans cette métaphore du jardin chaque photon individuel doit être vu comme tous les coureurs de tous ses trajets possibles. Non, ces compositions de trajets sont un procédé de calcul, elles ne sont pas une "représentation". Les photons n'existent que pour autant qu'on les observe (il n'y a pas de réalité hors de la réalité observée dit Niels Bohr, et Feynmann en convient lui aussi). Dans le dispositif de cette "manip", il n'y a que deux événements, à savoir le départ des coureurs et l'arrivée des coureurs. On aurait pu compliquer en ajoutant ici et là des observateurs qui auraient également noté et composé les vecteurs, en certains points intermédiaires du parcours. Dans ce cas, il y aurait des "sentiers successifs" en plus des "sentiers convergents". Les règles de composition sont alors plus compliquées, mais elles existent. Tous ces "chemins qui bifurquent" dessinent ce qu'on appelle les "diagrammes" de Richard Feynman. Finalement, les coureurs représentent le procédé de ceux qui essaient, mais avec succès, d'expliquer par le calcul leurs observations physiques. C'est dire que tout se ramène au calcul des amplitudes. - Et l'amplitude finale donne la probabilité qu'un photon se manifeste "là"? - Oui, et pour être exact, cette probabilité est égale au module carré de l'amplitude ainsi calculée. - Donc, le photon suit le chemin le plus probable? - Oh que non. Mille fois non. (Juste ciel, tout est à recommencer). Le photon, de ce point de vue, ne suit aucun chemin. On ne peut concevoir aucun trajet réellement parcouru par un objet. Les diagrammes sont un moyen de prédire l'observation. Il s'agit de sentiers "virtuels", purs procédés de calcul. Il reste que ces diagrammes prédisent, avec une précision absolument stupéfiante, ce qui est effectivement observé. Cette précision, qui s'élève actuellement à douze décimales, est telle que cette théorie est irremplaçable. Mais elle est complètement folle. Alors que la physique classique avait toujours représenté tout ce qui existe en termes de points évoluant dans un espace, c'est le réalisme local, la quantique n'imagine plus rien. Il y a des diagrammes, des vecteurs, ces petites "flèches" qui représentent les amplitudes. Il y a des multiplications et des additions de vecteurs. C'est une technique "qui marche". Une technique indubitable. Il

n'y a rien à comprendre. Les physiciens aventureux imagineront des mythes, ils construiront des délires, les plus sages se conduiront en instrumentalistes et se résoudront à n'imaginer rien. - N'empêche, l'aveuglement des brumes de Copenhague ne me convient guère et d'un autre côté je ne me sens pas non plus aussi instrumentaliste qu'il le faudrait. J'aimerais imaginer un photon passant quelque part... - Vous pensez, en réaliste local, vous voulez qu'en tel lieu, passe telle chose... vous avez un solide parrain. Albert Einstein est resté toute sa vie réaliste. - C'est rassurant. - Patientez... nous verrons bien si c'est possible, au prix d'un effort non négligeable de mise à jour des idées. Poursuivons.

L'Inégalité de Bell Il y a bien longtemps Einstein avait objecté un argument solide aux considérations de Niels Bohr pour qui les particules n'ont de propriétés que lorsqu'on les observe. Cela lui semblait farfelu. Ainsi par exemple, lorsque certains atomes excités reviennent dans leur état fondamental, ils émettent deux photons qui sont dans la même superposition d'états de polarisation et qui s'éloignent dans deux directions opposées. Quand on les observe on trouve la même polarisation. Laquelle? N'importe laquelle, mais pour peu que les deux polariseurs soient parallèles, ou bien les deux photons passent, ou bien ni l'un ni l'autre. Ces photons -dans le même état superposé- sont dits "intriqués": dès que l'on "mesure" un photon, on observe telle polarisation, mais alors l'autre photon présente instantanément la même polarisation que l'on peut observer aussi. "Comment est-ce possible -dit Einstein- comment un photon sait-il qu'il doit avoir telle polarisation juste au moment où l'on mesure l'autre? Il n'existe pas de signal qui aille plus vite que la lumière! Une mesure dans cet appareil-ci ne peut dépendre que de cet appareil et des propriétés de cette particule-ci. Que le résultat dépende de ce qui se produit ailleurs, dans un autre appareil, avec une autre particule, aucune théorie raisonnable ne peut prétendre exiger ça". On appelait cela le paradoxe EPR (Albert Einstein, Boris Podolski et Nathan Rosen) depuis les années trente. La discussion, digne des quolibets de la scolastique médiévale, a duré quarante ans dans le vide entre les physiciens qui tenaient à une physique "réaliste locale", comme Einstein, pour qui il doit exister un élément de réalité, au besoin caché, séparé du contexte, qui explique les observations. L'apparent tirage au sort correspond alors à un "hasard d'ignorance", la quantique n'est pas une théorie complète, il manque des variables cachées... - ... entre les physiciens ...? - Oui, entre les tenants de la réalité locale et les autres, les physiciens comme Bohr, pour qui la quantique est complète, il n'existe pas d'éléments de "réalité physique

cachée", le tirage au sort se fait bien à l'arrivée, il n'y a pas de hasard d'ignorance mais un hasard objectif: c'est le point de vue de Copenhague. - Il existe d'autres positions? - Une troisième attitude, après celle des tenants de la réalité locale et celle du caractère strictement probabiliste de l'évolution physique, est celle des "agnostiques": puisqu'il n'existe aucun moyen, avant une mesure, de savoir si une particule était dans tel état particulier (position des réalistes) ou dans une superposition probabiliste d'états (position de Copenhague) il convient donc de n'en pas parler. On glisse la question sous le tapis. - Où en est-on? - Curieusement, cette position agnostique est devenue intenable depuis que, en 1965, John Bell a démontré qu'il serait théoriquement possible de départager les ex aequo. Son raisonnement est particulièrement subtil et nous n'entrons pas dans les détails. Son calcul, non difficile mais lourd, montre ce que l'on observerait si l'on faisait l'expérience et si les polarisations (par exemple) étaient déterminées dès le départ (conception réaliste) et non pas à l'arrivée (conception de Copenhague). Il repose sur un argument statistique parce qu'on ne pouvait, de toutes façons, qu'observer expérimentalement de grandes quantités de paires de ces photons. Ce calcul repose en fait sur le Mémoire des probabilités des causes de Pierre Simon de Laplace (à moins que ce ne soit sur le Liber de ludo aleae de l'italien Jérome Cardan) avec le décompte des cas existants, supposés cachés -les fameuses variables cachées- et le décompte des cas de corrélation observés. Il disait donc, c'est l'inégalité de Bell, "si vous faites la somme des produits de ça et ça (peu importe le détail) vous trouverez, c'est mathématique, un résultat plus petit que deux". - Et pour la quantique, cela devait faire quoi? - La quantique se considère complète, il n'existe pas de variables cachées au départ et le calcul des probabilités Laplacien ne marche donc pas. On sait que c'est le module carré des amplitudes qui détermine la probabilité finale. - Résultat? - On devrait trouver un résultat non pas plus petit que deux mais au contraire plus grand, soit deux virgule sept. Seulement il était difficile d'imaginer un appareillage qui permette de changer l'orientation d'un polariseur pendant que le photon est en vol sur six mètres cinquante. C'est une affaire de 20 nanosecondes, et il y a autant de nanosecondes dans une seconde que de secondes dans trente ans. - Tic tac tic tac... ça fait beaucoup. - C'est proprement inimaginable, mais les physiciens y sont habitués et un seconde, pour eux, c'est l'éternité. Il était pourtant nécessaire de déterminer le sens de la mesure après le départ des photons, toute l'astuce est là, pour empêcher que le choix d'une orientation d'un polariseur ait le temps d'influencer (comment?) une mesure faite sur l'autre. L'expérience a finalement été menée à bien par Alain Aspect, à Orsay, après huit ans de mise au point, la veille de Noël 1982. L'orientation de chacun des deux

polariseurs pouvait changer de façon indépendante, et au hasard, toutes les 10 nanosecondes. Un pareil dispositif avait tout pour confirmer l'inégalité de Bell et contredire les prévisions de la quantique. Résultat, Aspect trouve 2,697 avec une précision de plus ou moins 0,015. L'inégalité de Bell n'est pas vérifiée, la polarisation est donc bien déterminée à l'arrivée, au moment de l'observation (conception quantique) et la corrélation subsiste de sorte que l'autre photon sait instantanément, c'est la quantique qui a raison... Retombée supplémentaire, il ne peut pas exister de variables cachées locales ni de réalisme local. Pendant l'été 1997 cette expérience a été reprise du côté de Genève par Nicolas Grisin. Il projette un photon ultraviolet à travers un cristal de niobium et de potassium qui l'absorbe puis re-émet deux photons "intriqués". Les photons sont expédiés à travers des fibres optiques à dix kilomètres l'un de l'autre. Là, ils sont reçus par des miroirs semi-transparents... - Je connais! - et l'on sait qu'un photon, sur un tel miroir est, soit transmis, soit réfléchi, et ceci au hasard, cinquante cinquante. - Quelle est la surprise, cette fois-ci? - J'espère que c'est à peine une surprise. Les deux photons sont transmis tous les deux, ou sont réfléchis tous les deux... frères ils étaient, frères ils restent. Ils se "tiennent la main" à dix kilomètres de distance et ce n'est pas un propriété des photons, c'est un tirage au sort qui intervient sur les miroirs... Conclusion, il faut considérer les deux photons comme un tout non séparable. Un Tout non-séparable - L'univers est en train de prendre en gelée... Tout devient de plus en plus bizarre. Que dit l'équation de Schrödinger de cette non-séparabilité? - Voilà ce qui se passe et pourquoi les calculs sont loin d'être simples. Pour l'évolution d'une particule, il y a une équation de Schrödinger. Pour l'évolution de deux particules... - Il faut deux équations. - Non, justement, avec deux équations cela ne marche pas, le résultat serait "tout faux". On développe une équation de Schrödinger pour les deux particules. Ce calcul entérine le fait que les deux particules ne sont pas indépendantes mais forment un tout. Cette équation régit l'évolution de deux particules qui entrent en interaction. - Au fond c'est normal, après l'interaction, les mouvements des deux particules sont corrélés. - Retour peccamineux du temps... non, ce n'est pas cela, il faut cette même équation de Schrödinger pour deux particules qui vont entrer en interaction. Pour la quantique, vraiment, il n'y a pas de sens du temps, et deux particules sont corrélées (il faut une seule équation pour les décrire toutes les deux) si elles interagissent, que ce soit dans le

passé ou dans l'avenir, c'est pareil. C'est pour cela que tous ceux qui cherchaient à définir une flèche du temps physique utilisaient des arguments circulaires sans s'en apercevoir: ils appliquaient ce qu'on appelle le principe d'indépendance des influences incidentes, le P3I de Huw Price, à savoir que les mouvements de deux particules sont corrélés après le choc et non avant. C'était avec l'ancienne mécanique une telle "évidence de bon sens" qu'ils n'y réfléchissaient même pas. Maintenant, on sait que c'est faux, tout simplement faux. Les lois physiques sont réversibles, T-invariantes, je le répète, que faut-il de plus?

Univers parallèles Comprendre! - Je n'en dirai ici qu'un mot, un seul... dans l'expérience des miroirs carrés, quand il passe un seul photon à l'heure, enfin, oui, s'il n'en passait vraiment qu'un toutes les heures, l'expérience ne marcherait jamais. Un photon tout seul n'interfère pas... - Alors? - Alors, même ainsi, il y a des milliards de photons, un "vrai" que vous observez, et tous les autres, ceux qui "pourraient" ou "auraient pu" passer... ce sont des photons virtuels... bon, lâchons le mot, des photons virtuels ce serait encore ne rien dire, il s'agit de vrais photons qui appartiennent à d'autres univers, à des univers parallèles. Notre univers-bloc relativiste, c'est lui qui est incomplet, et non pas la mécanique quantique. Pour la quantique, il y a des milliards d'univers parallèles, des univers de l'ombre, à côté du nôtre, à côté, devant, derrière... - Et cela interfère, des photons virtuels? - Oui, et c'est même comme cela, d'après David Deutsh, qu'on les connaît. Il ajoute que les appeler virtuels ne leur rend pas justice, ce sont les vrais photons d'autres univers. - Oh... oh la la... et vous parliez de métaphysiques douteuses! - Ce n'est pas une métaphysique, c'est de la physique quantique. Nous avons déjà vu que le temps et l'espace sont des concepts humains, que l'univers-bloc est constitué de tous les instants passés, présent et à venir, coexistants, éternels... - Oui. - Il y en a bien d'autres, des instants. Tous ceux qui auraient pu, ou qui pourraient être, sont, aussi, coexistants et éternels. Un "instant" de l'univers est lié par les "lois physiques" aux instants qui le précèdent (non pas dans l'ordre du temps, hors de l'humaine conscience le temps n'existe pas, mais dans l'ordre de la logique) comme il est lié aux instants qui le suivent. Un "instant" de l'univers est lié aussi aux instants correspondants des univers parallèles. Si un "instant" est nécessairement lié à ce qui "fût", à ce qui "sera", il est lié aussi à ce qui "pourrait". Il faut comprendre que ce qui "pourrait" n'a pas de réalité du tout dans notre univers, mais existe bel et bien dans un autre. Ce qu'il faut comprendre, c'est que le photon des miroirs carrés n'interfère pas

avec lui-même et il n'interfère pas avec la probabilité de ce qu'il "aurait pu" faire car un objet n'interfère pas avec des concepts. Le photon des miroirs carrés interfère avec les photons innombrables de tous les autres univers. Comment tirer argument d'un contrafactuel: "si Napoléon était mort au pont d'Arcole, nous n'aurions pas le Code Civil"... comment le savoir? C'est vraisemblable, mais comment tirer les conséquences d'un fait qui n'a pas eu lieu? En physique Newtonienne, ce raisonnement n'est pas tenable, en philosophie d'ailleurs non plus. En physique quantique, si: souvenez vous de l'expérience des bombes d'Elitzur-Vaidman. On a mesuré quelque chose qui, c'est exactement ce que l'on vient de dire, aurait pu se produire mais ne l'a pas fait. On a déterminé avec certitude qu'une bombe est fonctionnelle sans la toucher matériellement. Qu'est-ce que cela peut vouloir dire? Tout simplement ceci: dans un univers parallèle au moins, cette même bombe a explosé. Dans le nôtre, non, mais l'information a été recueillie tout de même. - Par quel mécanisme... comment des mondes fantômes... - Fantômes pour nous, mais vrais mondes. Normalement le photon qui arrive sur le dernier miroir interfère avec un photon qui parvient en même temps que lui par l'autre chemin. Il se dirige donc toujours vers "X". Que ce soit un autre photon, ou dans le cas présent un photon "virtuel", c'est à dire un vrai photon -son photon image d'un autre univers- c'est tout comme. Mais si le photon virtuel a disparu dans l'explosion d'une bombe de cet autre univers, il manque sur le dernier miroir et notre photon à nous n'interfère plus avec rien, il peut donc prendre au hasard les directions "X" ou "Y"... S'il parvient en "Y" c'est que la bombe -exacte réplique de la nôtre- était fonctionnelle et c'est tout ce qu'il fallait savoir. - Comment n'aperçoit-on pas des interférences partout? Pourquoi ces univers parallèles passent-ils totalement inaperçus depuis des milliers d'années? Pourquoi certain phénomènes d'aspect bien marginal sont-ils seuls à y faire référence? Pourquoi... - Cela fait beaucoup de questions à la fois, mais la réponse est simple. Des interférences il y en a sûrement partout, mais entre deux univers un peu différents, c'est le cas général, pour ne rien dire d'univers très différents, ces interférences sont si nombreuses si petites, si microscopiques, qu'elles sont rigoureusement imperceptibles. Pour qu'une interférence prenne des dimensions observables, il faut une préparation telle que l'on se réfère exclusivement à "quelques univers" identiques en tout, sauf en un aspect rigoureusement défini, comme dans l'expérience des deux fentes, ou des quatre miroirs: c'est pourquoi il est si nécessaire que les angles soient parfaitement droits, que les distances soient rigoureusement égales. Faute de quoi un flou s'introduit, l'effet existe toujours, mais on ne le voit plus. Hors d'une expérience de laboratoire bien conduite, les interférences sont sans effet perceptible et la vie courante n'en tient pas compte. - Si j'osais une dernière question... - La dernière? Vous m'étonnez! - Que devient la non-localité, la non-séparabilité et l'univers holistique qui a fait plus haut une apparition aussi inquiétante qu'inattendue?

- Oui, je vois à quoi vous pensez, le paradoxe EPR et l'inégalité de Bell... ne vous inquiétez pas, nous verrons cela plus loin, et assez simplement, vous verrez.

Le Multivers Pour enfoncer le clou et être précis, disons qu'une particule est corrélée de trois façons avec son environnement: - une particule est corrélée avec son propre état dans "l'instant" précédent et dans "l'instant" suivant; - elle est corrélée avec d'autres particules qui l'entourent dans le même "instant"; - elle est corrélée avec son image dans les autres univers. Les deux premières corrélations répondent aux "lois de la physique classique" et la troisième est apportée par la "physique quantique". Cette dernière reste totalement incompréhensible -voir la remarque de Feynman- si l'on n'admet pas la réalité des univers parallèles. Il est vrai qu'ils hantent les romans de science fiction mais... qu'en dire de plus, sinon qu'ils sont dans l'air du temps? Cette interprétation n'est pas récente et sa première expression se trouve dans la thèse d'Everett qui date de 1957, sous le nom de physique "à N-mondes", ou de la "relativité des états"... - Je peux poser une question bête? - Dites toujours... - Qu'en pensent les physiciens, dans leur ensemble, de ces "mondes multiples"? - Certains y restent opposés, d'autres sont pour. Sur 72 physiciens interrogés par David Raub en 1995, 13 disent non, 42 disent oui, les autres réfléchissent encore... Quoi qu'il en soit, il faut voir les choses en face: ou bien vous vous attachez à l'idée d'un monde unique, et vous devez y incorporer la non-séparabilité et la non-localité, le monde "pris en gelée" comme vous disiez, parfaitement incompatible avec la Relativité, qui ne connaît que des signaux transmis à la vitesse de la lumière, ou bien, vous acceptez les mondes multiples... Pour revenir à cette interprétation, puisqu'on en est à enfoncer les clous... - A serrer les boulons! - ... notez bien que le multivers n'est pas un ensemble d'univers-blocs qui seraient en quelque sorte juxtaposés. Ce serait une image fausse. Les instants précédents et les instants suivants ne sont pas des cas particuliers, ils entrent dans le cas général des univers parallèles, ce sont aussi d'autres univers parallèles. - Il en résulte une démultiplication du réel assez troublante, dans laquelle il devient difficile de repérer le vrai et le faux. - Pas vraiment. Oubliez cette idée des univers multiples au pluriel, autre image fausse... car ces univers sont tous composés de la même énergie et de la même matière et ils occupent tous le même espace. Les mêmes particules s'y trouvent dans des états

quantiques différents, c'est tout! Il n'y a qu'un univers, certes multiple dans ses aspects, mais tout de même unique, il est fait de tout ce qui était, est, sera, aurait pu, pourrait être. On l'appelle maintenant, avec David Deutsh (et après William James, bien que dans un sens un peu différent), le Multivers. L'Univers, c'était le pourtour de la Méditerranée, puis avec Magellan la terre entière, du temps de William Hershell l'univers s'est étendu aux deux cent mille années lumière de notre voie lactée ou Galaxie. Puis des galaxies il y en a eu tant d'autres, à commencer par la galaxie d'Andromède, notre proche voisine, ce "petit nuage céleste" selon Abd al Rahman al Sûfi, son premier admirateur arabe, cette "flamme de chandelle aperçue à travers une lame de corne", comme disait Galilée devant le ciel sombre. Puis l'univers est devenu après Hubble cet immense "gaz de galaxies" que nous connaissons maintenant... Le temps que l'esprit s'installe dans cette vastitude, le temps que l'on considère l'univers comme un grand livre dont chaque page est pour toujours un "instant présent", voici que les pages de ce livre se déclinent parmi toutes celles du multivers de l'infinie bibliothèque de Babel. En résumé:

Pour la physique, il n'existe ni temps ni sens du temps. Le sentiment d'écoulement du temps est psychologique. L'univers-bloc relativiste est immuable et éternel. Il est construit d'une immense multitude d'instants tous présents. Ces instants présents sont reliés entre eux par ce qu'on appelle les lois de la physique. Ce qui est à venir existe déjà, ce qui est passé existe encore. La physique quantique -pour expliquer certains phénomènes d'interférence, ou de non-localité par exemple- impose nécessairement l'existence d'autres instants présents; tout ce qui aurait été possible existe cependant, tout ce qui serait possible existe également en proportion calculable. Ces mondes qui ensemble constituent le monde ne sont pas juxtaposés et indépendants, ils sont intimement intriqués et liés par les lois de la physique quantique en un seul univers multiple auquel on a donné le nom de multivers. On a proposé quelques faits qui imposent ces vues. D'autres conséquences restent à en tirer. 3 - LA SOMME DE TOUTES LES HISTOIRES

Nous marchons maintenant depuis longtemps dans le jardin aux sentiers, tous ces pas conduisent-ils dans la même direction? - Pas vraiment. On a relevé des contradictions, des retours en arrière, laissé des points importants dans l'ombre. Vivre éternellement le même présent, par exemple, ne semble pas forcément une idée exaltante. On avait glissé rapidement là-dessus. Comme on

avait glissé aussi sur le monde définitif, étendu dans le temps comme dans l'espace, dont on n'a pas su, sauf pirouette élégante, comment il pouvait laisser sa place au libre arbitre, à l'action libre comme on dit plus souvent aujourd'hui. - C'est vrai. - J'avoue enfin une déception, on a parlé souvent de Schrödinger et de son équation, j'attends toujours des nouvelles de son chat! - Ah, le chat de Schrödinger, aussi célèbre maintenant sinon plus que le chat du Chester dont parle Lewis Carroll. J'hésitais à le faire entrer en scène. - Le moment est venu. - Soit. Ah, on a parlé de tout sauf peut-être du principe de superposition quantique. Voilà. Une allusion, pourtant, y a été faite, lorsque l'on évoquait la métaphore du jardin aux sentiers qui bifurquent, de Borgès: souvenez-vous, on a vu que chaque photon devait être muni de l'ensemble de tous ses chemins possibles? Cette notion est en fait bien plus générale. Pour connaître l'évolution dans le temps d'une particule, on utilise l'équation de Schrödinger, cette équation de la "fonction d'onde" qui pilote la particule. - La particule est pilotée par une onde? - Pas vraiment, cette onde n'est pas un objet, c'est un concept. Partant de tel point de l'espace, par exemple, on cherche à suivre la position de la particule au cours du temps. La "fonction d'onde" explicite, pour les différents points de l'espace, la probabilité que l'on aurait d'y trouver la particule. Il se trouve que cette équation comporte plusieurs solutions. Chacune de ces solutions définit un état avec son amplitude de probabilité, de ce fait plusieurs états coexistent. Que cela paraisse bizarre n'est pas une objection: redisons-le, si l'on appelle particule une entité physique qui ne serait pas un objet petit, rond et obligatoirement localisé. Or, quand on observe une particule (c'est à dire quand on effectue une mesure sur cette entité avec un appareil approprié) on ne constate l'existence que d'un seul de ces états (c'est à dire une seule position dans l'espace, ou un seul niveau d'énergie, une seule vitesse... selon le genre de mesure que l'on met en oeuvre). Rien dans la formule n'indique pourquoi ni quand ce choix devrait être fait. On dirait l'intervention d'un deus ex machina. C'est ce tirage au sort qui agaçait Einstein. On l'appelle la "réduction de l'onde" (ou le collapse du psi, pour les amateurs de vide volubile). Bizarre, bizarre, les choses évoluent ainsi de façon désarticulée. Plus exactement elles évoluent pendant un certain temps de façon bien fluide et déterministe comme on peut l'attendre de la propagation d'une onde bien élevée, avec les superpositions d'états impliquées par l'équation de Schrödinger, et puis tout à coup cette évolution est entrecoupée de réductions instantanées avec un choix, aléatoire et inexpliqué, d'un état parmi plusieurs. L'évolution fluide est physique. La réduction intervient sans rime ni raison. - Dans quelles circonstances? - Curieusement, dès qu'un "observateur" observe ce qui se passe. C'est à ce moment-là qu'intervient ce processus non physique, non prévisible, non déterministe, de réduction d'onde, de choix au hasard.

- C'est l'instrument de mesure qui provoque cette réduction? - Même pas. D'après le calcul, un instrument mis en contact avec un objet quantique en état de superposition se met lui-même, par corrélation avec lui, en état de superposition. Par exemple, s'il comporte une aiguille dont on attend qu'elle se fixe sur l'index zéro ou sur l'index un du cadran, l'aiguille est superposée, sur le zéro et sur le un, voilà c'est tout. - L'aiguille est floue? - Non, la superposition n'est pas un flou. C'est un état physique indéterminé mais précis. L'aiguille est dans les deux états, et non pas entre les deux. En fait, il y a deux aiguilles. Jusque là, ces objets physiques, grandeur observable et appareil de mesure, ont évolué de façon déterministe et fluide, conformément à l'équation. Pas de problème. - Si je regarde, je n'en vois qu'une. - Oui, et là est le problème. Le fait de regarder entraîne la réduction de l'onde et fait intervenir l'amplitude de probabilité qui oriente le tirage au sort: tous étaient possibles, un seul état reste réalisé. Sans motif physique, car rien dans la formule ne laisse prévoir cette évolution asymétrique en dents de scie. Votre regard... - Vous voulez rire, qu'est-ce que mon regard peut venir faire dans le déroulement d'un processus physique? - Pour Wigner, c'est l'intervention de la conscience qui est déterminante. - Aucune conscience n'est définie physiquement, voyons, et il n'existe ni force vitale, ni rien du genre, quelle est cette action de la conscience sur la matière! On patauge dans une métaphysique qui colle aux pieds. - Exact, mais... - C'est idiot! - C'est bien ce que voulait montrer Schrödinger quand il a proposé la malencontreuse aventure de son chat. Je précise qu'il s'agit d'une "expérience de pensée"; aucun physicien n'a jamais tenté de martyriser ainsi une si gracieuse petite bête. - On ne fait pas tant d'histoires pour un cobaye. - J'ai dit aucun physicien. Les physiciens se désintéressent des cobayes, voilà comment ils voient l'affaire pour un chat: Une Histoire de chat Schrödinger place dans un coffre métallique solide... - Le coffre fort du gestionnaire... - Par exemple, une ampoule de verre contenant une quantité très faible d'un corps radioactif. Une quantité si faible qu'en une heure de temps, ou bien une désintégration se produit, ou bien il ne s'en produit aucune. Précisons bien ce qu'il avait en tête: tel atome évolue dans le temps de façon telle qu'au bout d'une heure il est justement en état de superposition quantique atome intact et atome désintégré, avec une probabilité

de cinquante cinquante. Jusque là, tout va bien. Un compteur de Geiger disposé à côté de l'ampoule va pouvoir détecter cette désintégration. Schrödinger dispose son chat dans le coffre et referme hermétiquement le tout. Au bout d'une heure, ce compteur se trouve corrélé à l'atome en état de superposition quantique et il est donc lui-même en superposition, compteur muet et compteur actif. Ce compteur nourrit un relais électrique qui déclenche un petit marteau, lequel peut briser une ampoule de cyanure. Au bout d'une heure... - Horrible, c'est Avoriaz, votre histoire! - Oui, c'est vrai. Au bout d'une heure, le cyanure est dans un état de superposition, dans son ampoule scellée et répandu dans le coffre. De même, bien sûr, le chat devient un chat superposé, chat vivant et chat mort. - Qu'est-ce que c'est que cette histoire, je n'ai jamais vu un chat superposé. - C'est bien cette réaction de "bon sens outragé" que recherchait Schrödinger. Tout le monde admet la superposition des électrons, ou même des atomes, ceci pour deux raisons. La première et la bonne, c'est que c'est bien ce que prévoit son équation et que les observations la confirment avec une très grande précision. Rappelons à ce propos les diagrammes de Feynman et ce qu'il appelait lui-même "la somme de toutes les histoires": c'est un simple procédé de calcul. Mais que l'on utilise les matrices de Heisenberg, l'équation de Schrödinger ou encore la sommation à la Feynman, tous procédés équivalents, le résultat est là et c'est le bon. Tout autre calcul, qui négligerait les superpositions, donne "tout faux". La superposition des états est une donnée physique. - Et la deuxième raison? - Ah oui, je vous avais promis aussi la mauvaise. L'autre raison, c'est que nul n'ayant vu un atome, encore moins un électron, il importe peu au "bon sens" que cette sorte de bête puisse être ou non en état superposé. Qu'un seul photon puisse passer à la fois par les deux fentes d'un interféromètre, c'est bizarre mais s'il est content comme ça, que m'importe. Un atome d'argent, dans un appareil de Stern et Gerlach, passe lui aussi par deux chemins différents à la fois. C'est comme ça. Un atome d'argent, ce n'est pas une petite cuillère qui serait en même temps sur la table et dans sa boite. Et pourtant une petite cuillère... - Et le chat? J'attends l'histoire du chat! - Patientez... bon, supposons qu'une heure soit passée. Nous allons ouvrir le coffre. - Nous allons savoir en quel état est cette petite bête... - Non, non et non. Il n'est pas, ce singulier animal, dans un état ou dans un autre, il est vivant et mort. Il n'y a aucune raison de penser que les électrons, ou les atomes, puissent rester en état de superposition, tandis que le chat qu'ils constituent soit, lui, dans un état déterminé. - Je veux bien croire qu'on ignore l'état du chat, mais il faut bien... - Ce n'est pas un problème d'ignorance. On sait qu'il y a superposition de plusieurs états et que l'on est confronté à une réelle indétermination.

Attention, après une heure d'observation, d'évolution fluide et physique de la "fonction d'onde" de Schrödinger, nous allons ouvrir la porte du coffre et cette observation va provoquer la "réduction de l'onde", l'évolution désarticulée et le tirage au sort. Observons: le chat est vivant, il ronronne calmement. - Ouf, sortez-le vite de là... J'en conclus qu'il est resté vivant tout le temps, voilà tout. - Vous avez tort. Cela ne résout en rien une question cruciale qui est: quand, comment, pourquoi prend fin un état de superposition. Au fond, beaucoup de physiciens font comme vous, ils voient un chat vivant (ou un atome d'argent dévié vers le bas) et cela semble une preuve suffisante qu'une réduction a bien eu lieu. Si c'est le cas, c'est sans explication. On en croit ses yeux mais il faut renoncer à comprendre. Comme disait Feynman lui-même à ses étudiants: "si vous avez le sentiment d'avoir compris, remettez vous au travail, c'est que vous n'avez rien compris du tout". Ce n'est pas une solution encourageante. N'oubliez pas que, pour des particules, des expériences ont été faites, qui montrent qu'avant une mesure la particule n'était aucunement dans l'état qui résulte de la mesure. Il faut bien comprendre qu'avant d'être observé vivant et ronronnant, notre chat n'était aucunement dans cet état-là, il était bel et bien vivant et mort. On a regardé, et en quelque sorte un des deux états a été choisi. - J'imagine difficilement cette superposition... - Ce n'est pas étonnant. Mais quand vous y aurez bien réfléchi pendant plusieurs années, ce qui vous paraîtra le plus étonnant, ce n'est pas la superposition, qui est un processus physique bien réglé et indiscutable, mais la réduction de l'onde, le "saut quantique", c'est à dire ce tirage au sort d'une seule des possibilités jusque-là toutes présentes. Pourquoi? Il n'y a pas d'explication. Certains, avec Penrose, font intervenir la gravitation, d'autres font intervenir un temps de relaxation bizarrement comparé à l'âge de l'univers, pour Wigner c'est le rôle de la conscience de l'observateur, mais une conscience, cela ne se calcule pas non plus. Von Neumann montre qu'il importe peu que la réduction intervienne ici ou là, entre l'atome et l'appareil de mesure, entre celui-ci et les yeux qui le regardent, entre les yeux et le cerveau etc. Il fait le calcul mais il ne répond pas à la question de fond. - C'est pourtant la superposition qui m'inquiète. - Il y a des phénomènes physiques tout à fait classiques où elle intervient. Songez aux ondes sonores: écoutez une sonate pour piano et violon, vous pouvez entendre en même temps l'onde sonore qui vient du piano et celle qui vient du violon. Supposez que vous écoutez un enregistrement. Regardez la membrane du haut parleur, elle n'occupe à chaque instant qu'une position, elle émet une seule onde qui est la superposition de l'onde du piano et de celle du violon... C'est vrai, parce que la propagation des ondes sonores est un processus linéaire, une superposition de deux ondes sonores est encore une onde sonore. En quantique, la question est loin d'être aussi simple, mais la superposition est un fait. Si deux états existent, une combinaison linéaire de ces deux états est aussi un état. La petite cuillère d'argent dans sa boite est un état, la petite cuillère d'argent sur la table est un état, il en résulte que la petite cuillère d'argent dans

sa boite et sur la table est encore un état. - Attendez un peu, je vous arrête. Admettons tout. Le chat est un chat superposé. J'ouvre le coffre, la chaîne des corrélations se poursuit avec mes yeux, mon cerveau, moi-même je suis en état de superposition "je vois un chat mort et je vois un chat vivant". Que pensez-vous de ça? - Bravo. C'est bien ça. Cette fois vous avez compris. Et en plus vous faites l 'économie de la réduction. Plus de réduction désarticulée, plus de tirage au sort, tout rentre dans l'ordre parfaitement déterministe de l'évolution fluide dans le temps. C'est parfait. - Blague dans le coin, moi, je disais cela uniquement pour rire... Mais enfin, jamais, au grand jamais je n'ai éprouvé de superposition. Cela ressemble à quoi, d'être superposé? - On a évidemment déplacé la question, mais la nouvelle question devient beaucoup plus intéressante. L'évolution des phénomènes physiques est redevenue acceptable pour l'esprit, elle obéit à une loi déterministe, tout va bien. L'écœurant tirage au sort de l'interprétation "avec réduction" de la quantique est évité. - Reste que la question nouvelle n'est pas mince, je ne me sens pas en état de superposition, je n'ai même aucune idée de ce que cela pourrait être. Au fait, comment le chat lui-même se sent-il? Il faudrait le lui demander. - Pourtant vous le savez, on en a parlé déjà. - Non? - Si. Souvenez-vous de la conception "à N-mondes" d'Everett. C'était son sujet de thèse, soit dit en passant. A chaque transition quantique, l'univers entier se dédouble, dans une branche "je vois un chat mort" et dans l'autre "je vois un chat vivant". C'est pour cela que vous n'avez pas conscience de la superposition. Vous êtes bien en superposition, votre conscience l'est aussi, et chaque conscience dédoublée étant dans un seul état, vous n'avez aucune raison d'éprouver cette superposition: il y a plusieurs chemins, vous en avez pris un. - Vouhh... oh... Vous savez quoi? S'il reste un peu de café j'en prendrais volontiers une tasse. - Je mets l'eau sur le feu. Et pendant que j'y pense, parce que vous avez peut-être oublié votre question, je reviens au paradoxe EPR et à l'inégalité de Bell. - Oui, la non-localité, la non-séparabilité et l'univers holistique... - Exactement. La polarisation des photons, a-t-on dit, est déterminée seulement au moment de la mesure. En fait et vous l'aviez déjà compris, il y a superposition d'états de polarisation. C'est pour cela qu'on ne peut pas dire qu'elle est déterminée au départ. Elle ne l'est pas du tout: la polarisation au départ est, et reste, une superposition d'états. Mais quand vous mesurez... - Je "choisis un chemin"! - Bien entendu, et dans ce chemin-là, puisque les états des photons sont corrélés... vous connaissez déjà le sens de la polarisation de l'autre! Il n'y a pas lieu de transmettre un signal superlumineux ni quoi que ce soit. Dans l'univers où vous êtes maintenant avec

votre conscience, le photon est comme ça, point barre. Ceci dit l'eau bout, le café va être prêt. Donnez-moi votre tasse.

Cas de Conscience - Un sucre, oui, merci, j'espère que la petite cuillère n'est pas trop superposée. Bien, il me reste à comprendre ce que c'est qu'une conscience, pour ne rien dire encore d'une conscience dédoublée. - Cela va devenir une discussion bien stérile. Des bibliothèques entières concernent la conscience, l'impression désespérante reste que le problème n'est jamais vraiment abordé. On disserte de physiologie, de neurologie, de calcul sur ordinateur, d'intelligence artificielle, de tout sauf de ceci: cet éclairage intérieur, unique, ce sentiment d'être, d'autant plus malaisé à définir que chacun l'éprouve de façon immédiate et évidente. Au fond, je suis seul à savoir ce qu'est ma conscience, peut-être êtes vous un automate. - Rassurez-vous. - Vous êtes un automate qui dit "rassurez-vous" pour autant que je sache. - J'ai ma conscience. - Bien. Soit. Tous les êtres humains sont-ils conscients? Et les chats? Vous avez demandé si le chat de Schrödinger était muni d'une conscience suffisante pour réduire sa propre superposition. Et les huîtres, sont-elles conscientes les huîtres? - Attendez un peu, si la conscience est une fonction du cerveau, je dirai peut-être oui pour le chat, non pour les huîtres... Non? C'est idiot ce que j'ai dit là? - Pas tellement. Tout ce qui est intelligence émane du cerveau, c'est sûr, c'est vraiment dans ce domaine que la comparaison avec un ordinateur semble la moins injustifiée. Pourtant, un ordinateur calcule très bien, mais sans être conscient le moins du monde du fait qu'il est allumé et en train de calculer. - Supposons. - Enlevez une partie du cerveau, pour une ablation de tumeur par exemple, vous changez le comportement d'une personne, vous affectez éventuellement son intelligence, la conscience d'être subsiste, le sentiment unique de personnalité aussi. Je me souviens d'avoir connu, j'étais étudiant à Marseille dans un service de neuropsychiatrie, un peintre qui ne pouvait plus supporter les odeurs de peinture, huile de lin, térébenthine etc. Les autres odeurs ne le gênaient pas. Il avait une tumeur temporale. Il a été opéré. Ensuite, à première vue tout allait bien. Il ne sentait plus les odeurs, ou elles ne le gênaient plus, mais il s'est passé quelque chose d'inattendu et de catastrophique pour sa famille. Il était marié, il avait une petite fille. Après l'opération, il était toujours lui-même, il reconnaissait tout le monde et ne souffrait d'aucun trouble apparent, sauf qu'il n'aimait plus ni sa femme ni sa petite fille qu'auparavant il adorait. - Oh... - Oui, oh! Nous étions tous prêts à admettre un déficit sensoriel, une mémoire

lacunaire, un ralentissement de l'expression, mais ça... Je me souviens de sa femme, en larmes, venue nous voir... Oui, il était toujours gentil avec elles, oui, il faisait ce qu'il fallait, mais tous les petits signes, les petites attentions, les sourires de connivence, la "relation chargée de sens" comme disent si sobrement les psychiatres, fini, c'était parti dans la cuvette avec la tumeur. - On est peu de chose, madame Michu. - Riez. Ce n'était pas drôle. - Tout ceci pour dire que dans la vie humaine, dans tous ses aspects, le cerveau tient une grande place. La pensée discursive n'est pas l'apanage d'une sorte d'âme, immortelle ou non, indépendante de la matière, le dualisme ne tient pas, de ce point de vue du moins. Nous sommes un corps-animé. Pour autant, sommes-nous des automates? Le cerveau serait parfaitement concevable comme machine: mais pourquoi moi! Pourquoi ce moi, identifiable, spectateur attentif, présent. Il faudrait deux mots pour dire la conscience, il y a d'une part tout le cinéma de la vie et tout son contenu, rattachable au fonctionnement cérébral, il reste ce moi unique et persistant, cette attention à l'être, obstinée, proprement indéfinissable, frémissante, espérante, volontaire, responsable, que les physiologistes trouvent inutile et qui ne l'est pas. - Que disent les tenants de l'intelligence artificielle, ces informaticiens qui, d'ailleurs lui mettent un grand "I" et un grand "A"? - On ne peut que survoler rapidement un vaste domaine, qui est celui du sens. On peut, cela marche tous les jours très bien, fabriquer une machine à traduire les textes. La machine est munie d'un dictionnaire et d'une grammaire, elle repère les mots, les synonymes, leur place et leur fonction dans la phrase, leur place dans le contexte, et elle transpose le tout en d'autres mots, une autre grammaire, une autre langue. Il y a des pièges classiques, le plus connu étant cette proposition pourtant honnête "l'astronome a épousé une étoile". Vous comprenez immédiatement qu'il s'agit d'une étoile du monde du spectacle, mais avec le contexte, l'ordinateur a toutes les chances de se planter. Bien sûr, on peut le munir d'un mécanisme qui lui évite ce genre de bévues. Je ne dis cela que pour vous faire remarquer que la machine ne connaît que la forme et n'a pas accès au sens. - C'est évident. - Cela ne l'est pas du tout. Les tenants de l'intelligence artificielle forte assurent avec bonne humeur que le sens n'existe pas. Ce qui existe, c'est un algorithme cérébral, c'est une sorte de calcul extrêmement compliqué, exécuté à partir des données des yeux et des oreilles, mais aussi aidé de tout le stock de la mémoire, le résultat de ce calcul consistant en une interprétation du mot lu ou entendu. Cette interprétation sera très voisine, mais jamais identique d'une personne à l'autre à cause, entre autres raisons, de l'utilisation des données de la mémoire. Une définition, ce n'est pas un sens. Notez par exemple que les nombres ont une définition et non pas un sens. Le nombre "2" est parfaitement défini, il n'a ni contenu ni sens et c'est pourquoi les ordinateurs calculent si aisément. Pas d'algorithme extrêmement compliqué à mettre en oeuvre, pas de

problème de conscience et le résultat est toujours le même: les mathématiciens sont des gens qui se comprennent entre eux. Alors voilà, ces spécialistes nient l'existence du sens. Il en va du sens comme du sentiment de liberté et le sens serait une illusion. Ce qui, pour eux, caractérise la conscience, c'est uniquement l'intervention d'un laborieux algorithme de calcul cérébral extrêmement compliqué. C'est tout. - C'est une simple affirmation, ça. Reste à dire à partir de quel degré de complexité une machine se met-elle soudain à penser qu'elle calcule... - Pensez-y. Un homme pense, mais un chat pense-t-il, une huître pense-t-elle? En plus de tout cela on n'a toujours pas vu, en dehors de tout calcul ou de toute intelligence, ce que c'est que d'être moi. L'Action libre - Il existe un problème connexe. Vous avez plusieurs fois évoqué le déterminisme définitif d'un monde "déployé dans le temps comme dans l'espace", c'est une belle image de l'éternité, mais reconnaissez qu'il est difficile d'y situer la place du libre arbitre. - A supposer que cela existe. - Oh... - Il est vrai que pour un matérialiste pur et dur, il est impossible de trouver une place à l'action libre. Il n'y a pas de "jeu" dans les mécanismes physiques. Vous pensez, vous hésitez, vous faites un choix et puis quoi, comment votre seule pensée agirait-elle sur la matière? Il n'existe que quatre forces physiques, la gravitation, la force électromagnétique, la force faible et la force forte. Il est évident que la pensée ne les influence en rien. Il n'existe rien qui serait une "force vitale". Donc aucune pensée, physiquement, n'est capable de modifier le cours des choses. Un physicaliste vous expliquera que la conscience est un épiphénomène, qu'elle résulte du fonctionnement cérébral, lequel cerveau est commandé par la physiologie qui repose sur la chimie, qui repose sur la physique. C'est tout. La conscience est seconde par rapport au fonctionnement cérébral. - Alors l'action libre? - Elle serait une illusion, tenant au fait que, a posteriori, on imagine que l'on aurait pu prendre une autre décision que celle que l'on a prise. C'est tout. Nous sommes de purs automates, munis d'une inutile conscience en plus.

Figure 10

Entre un passé disparu (à gauche) et un avenir (à droite) incertain, une "vie" semble réduite à un point "présent" en équilibre instable, évanescent...

Et d'un moi plus inutile encore. Je me souviens d'une préface de Malraux, je crois, à un roman de Faulkner. On y lisait que les personnages de Faulkner voient la vie comme ces voyageurs du Sud, assis derrière la benne d'un camion et les jambes pendantes: ils vivent le regard tourné vers un passé qu'ils ressassent, entraînés malgré eux vers un futur qu'ils ignorent et dont ils ne se soucient pas. Au fond, cela correspond bien à votre description des automates. - C'est vrai. Remarquez au passage ce que nous avions dit tout au début, à propos du temps et de l'éternité. Il ne faut pas imaginer un passé qui disparaît, un avenir à naître et, seul vivante, une tranche mince de présent. Le passé subsiste, l'avenir existe déjà, le monde ne devient pas, il est. - Alors la description des automates colle de plus en plus à la réalité. Pas d'action libre, pas de responsabilité, je me demande pourquoi on se casse aussi souvent la tête, à quoi tient la moralité, ce que jugent les juges et pourquoi. Autant se retirer du monde et attendre la fin, en silence, en un lieu retiré... - Vous avez "tout faux". - Ah bon? - Oui. Reprenons la "conception à N-mondes" d'Everett... - Inutilement compliquée, elle m'écœure. Nous allons l'élaguer à grands coups de rasoir d'Occam et la priver de toutes ses branches superfétatoires. D'ailleurs, ces dédoublements incessants, cette multiplication compulsive des rameaux, tout cela est incompatible avec le premier principe de la thermodynamique et la conservation de l'énergie. N'en parlons plus. Figure 11

Dans l'univers-bloc le passé (à gauche) et l'avenir (à droite) restent "présents", la vie devient une "ligne de vie", mais elle est déterminée, irrévocable, c'est une prison.

- Je vois. C'est la multiplication des branches qui vous chagrine. Comme cette interprétation-là n'est peut-être pas vraiment celle d'Everett, mais celle de ses commentateurs (il y en a beaucoup), le nom de théorie "à N-mondes" est plutôt mal choisi. On doit plutôt parler avec lui du concept des "états relatifs". Ce qu'avait Everett en tête est bien ceci: il existe une fonction d'onde pour l'univers entier, et tous les états superposés existent en fait définitivement. L'univers entier ne se dédouble pas, il est et reste ainsi superposé. Souvenons-nous une fois encore de cet univers-bloc, déployé dans le temps comme dans l'espace, de cet univers qui est plutôt qu'il ne devient. Cet univers là est déjà plus symétrique qu'un univers qui évoluerait: déterminé dans le passé, à construire pour l'avenir. John Bell, celui des inégalités, a fait une curieuse remarque à propos de la théorie d'Everett: cette conception enlève toute réalité à la notion de passé. - Ah, comment cela? - C'est étonnant à première vue, mais il en est bien ainsi. Voyons les choses de plus près. La conception "à N-mondes" indéfiniment dédoublés présente l'histoire de l'univers comme un arbre, un tronc commun dans le passé, des branches, des branchages et rameaux de plus en plus nombreux vers l'avenir. Un passé déterminé, fixé pour l'éternité et un avenir au choix. Là encore il y a dissymétrie. La conception des "états relatifs", avec toutes ses superpositions définitives, ne souffre pas de cette tare. On ne peut pas dire non plus qu'il y ait des ramifications dans le passé, comme des racines et radicelles, un tronc commun du présent et des rameaux à venir, car le présent est tout aussi ramifié, réticulé, anastomosé, comme les branches et les racines du ficus elastica, pour continuer notre comparaison arboricole. L'univers est définitif, déployé dans tout son espace et dans toute sa durée, selon l'image qu'en donne la "relativité" d'Einstein, mais il est également déployé, selon celle des "états relatifs" d'Everett, dans toutes les potentialités de son histoire.

Figure 12

Dans le Multivers, du passé vers l'avenir se superposent d'infinis "possibles", les "lignes d'une vie" s'entrecroisent, se séparent, se rejoignent en un "tissu" ouvert.

-

C'est une idée bien étrange... - Oui, tout ce qui aurait pu se produire existe pour toujours, tout ce qui peut arriver maintenant existe à l'état de superpositions, tout ce qui pourrait se produire dans l'avenir existe aussi. Pour un moi qui s'y déplace, bien des chemins sont ouverts... mais autant vers le passé, la remarque de Bell est subtile et juste. Il n'y a pas un seul passé, tout ce qui aurait pu arriver est, aussi bien que tout ce qui pourrait arriver est. - Voyons cela, un jour, j'ai dit oui et toute ma vie en a été changée... ma vie entière s'est déroulée, mon passé présente un degré de réalité tangible, mon histoire est celle-ci, non une autre. - Un jour, vous avez dit non et toute votre vie en a été changée. C'est vrai aussi, comme est vraie la superposition du chat. En fait, vous avez deux vies, vous avez même une foultitude incroyable de vies, votre vie, elle aussi, est un jardin aux sentiers qui bifurquent. A chaque bifurcation, à chaque fois que vous avez eu à faire un choix conscient et responsable, vous avez suivi un chemin, mais il est bien entendu que la superposition ne cesse pas pour autant car on a abandonné complètement toute idée de réduction, vous avez une conscience qui vit dans ce chemin, vous en avez une autre qui en suit un autre, indépendamment. De même pour votre passé: ce choix important que vous avez fait vous a fait parcourir un chemin de votre vie. Il y en a d'autres, le passé n'est pas plus déterminé que l'avenir. - Mais comment se fait-il que je sois moi, maintenant, justement dans l'état où je suis? - Pourquoi suis-je vivant maintenant, pourquoi est-ce que je ne suis pas mort depuis longtemps, ou à naître? Pourquoi est-ce que je suis moi et non un autre? Quel souffle anime ce moi? Ne vous souvenez vous pas que ces questions ont déjà été posées, et de l'interprétation qu'en donne Schopenhauer? En fait ce qui caractérise le moi, c'est qu'il existe toujours dans le présent, et pour l'éternité. En ce sens on ne meurt jamais. Pourquoi est-ce que je suis moi et non un autre? Il convient maintenant de vous demander en plus, comme vous venez de le faire, pourquoi moi je vis tel de mes états de conscience et non un autre? - Mais le passé, mes souvenirs, sont univoques? - Oui, vos souvenirs sont une liste des états successifs que vous avez connus, ce sont des états corrélés, comme ils sont corrélés aussi aux états des gens qui vous entourent et tombent d'accord avec vous sur ce qui s'est passé, c'est votre biographie. Il y a d'autres plans de corrélation qui réunissent d'autres états de conscience accordés, dont le vôtre. Il y a aussi des plans, les plus nombreux, où vous n'existez pas du tout mais ceux-là, vous ne les explorerez jamais. - On est en plein délire, c'est de la métaphysique douteuse. - Oui et non. La physique, le point de départ solide et sûr, c'est la superposition quantique. Au-delà, c'est ce que l'on appelle une interprétation, une idée que l'on

peut se former et qui satisfait l'esprit qui veut comprendre. C'est un modèle de représentation, une métaphore. A ce titre il n'y a rien à démontrer, la métaphore est satisfaisante pour l'esprit ou elle ne l'est pas: on la perfectionnera quand on saura le faire. Elle rend compte en tout cas de l'existence de l'action libre, car il n'est plus nécessaire d'agir sur la matière et l'on a vu en effet que cela n'est pas possible. La matière est là, le moi va son chemin sans la troubler, comme une ombre parcourant silencieusement un jardin indifférent. - C'est étourdissant. - Un peu, en effet. - Mais alors, est-il possible de revenir en arrière, de faire d'autres choix, de meilleurs choix? - Il faudrait demander cela au Créateur du jardin aux sentiers, ou tâcher d'interpréter ce qui a déjà été dit. Or la vie éternelle a été dite. L'univers d'Everett fournit à l'intuition de Schopenhauer le vaste territoire qu'il faut pour qu'en effet, le moi vive toujours au présent: "Je suis, une fois pour toutes, maître du présent; durant toute l'éternité entière, le présent m'accompagnera, comme mon ombre...". Vous souvenez vous de la question que posait Saint Jérôme, en disant "Bien que Dieu puisse tout, il ne peut rendre la virginité à celle qui l'a perdue". Il est sans doute aventuré de poser des limites à la puissance de Dieu. L'exemple choisi par Saint Jérôme n'est pas innocent. Qui le veut peut toujours imaginer une cicatrisation, mais l'important tient à ce que nous avons appelé une biographie, tout cet ensemble de souvenirs, heureux ou lourds, enchaînés les uns aux autres, qu'il n'est pas possible d'effacer impunément. Or voyez ce qu'offre le monde des états relatifs et la judicieuse remarque de Bell à propos de l'irréalité du passé: tous les chemins, tous les choix existent simultanément, le monde est complet, immuable. Certes, pour les phénomènes, le temps paraît un sens unique. Que fait un moi ici ou là? L'Eternel ne pourrait-il saisir un moi, du bout des doigts, comme une pièce minuscule sur un immense échiquier et le reposer en tel autre et préférable chemin, s'il Lui plaît, et qu'en penserait ici Saint Jérôme? Pourquoi la Conscience? Pour tenter de comprendre la conscience en termes physiques, et c'est bien le but de la manoeuvre, car tout appel au surnaturel est une façon d'éluder les problèmes sans les résoudre, on pourrait commencer par se demander si l'apparition de la conscience a été favorisée par le mécanisme de l'évolution. Dans quelle mesure le fait d'avoir une conscience apporte-t-il un plus à l'être vivant? A quoi sert la conscience? Il existe une importante partie de l'encéphale qui fonctionne à merveille, une partie dont le mécanisme est infiniment subtil et correspondrait sûrement au critère de "calcul très compliqué" que les tenants de l'Intelligence Artificielle placent à la source de la conscience: c'est le cervelet. Le cervelet gère les mécanismes de l'équilibre. Vous pouvez

marchez debout sans tomber, courir même, et vous n'avez jamais conscience d'y pourvoir, cela se fait "tout seul". Le cervelet n'a pas de conscience. Pourquoi le cerveau en a-t-il une? La recherche de la survie, la capture des proies, la reproduction, tout cela pourrait se faire comme la digestion ou l'équilibre sur un pied, sans problème de conscience ni conscience du tout. Les longs vers qui vivent, se nourrissent et se reproduisent dans les profondeurs des crêtes médio-océaniques, dans l'obscurité totale, auprès des fumeurs blancs ou noirs qui leur apportent chaleur et énergie, sont-ils conscients de leur confort, de leurs problèmes, des solutions qu'ils mettent en oeuvre pour perdurer? On en doute. Alors, pourquoi une conscience? A quoi sert la conscience? Dans quelles circonstances intervient-elle? - Le plus souvent, à être malheureux. - Quel optimisme... J'aurais dit... à quoi sert d'être heureux si l'on n'en a pas conscience, en effet, mais... - C'est la même chose, l'envers de la même médaille. - A être malheureux... inutilement... à être inquiet, plutôt... - A se poser des questions? - Oui. Cent fois oui, voilà un point positif. La conscience sert à se poser des questions. Retour au libre arbitre, car lorsqu'aucune question ne se pose, aucun choix ne s'impose non plus. Que fait le jeune crocodile qui sort de l'oeuf et n'a jamais rien vu? - J'avoue mon peu d'expérience en la matière... - Ne tentez pas de l'amadouer d'un doigt sympathisant: ce jeune reptile vous y plante les dents d'autorité. Il ne sait rien, n'a jamais rien vu, il ne sait qu'une chose, attaquer. Le seul et unique bagage du cerveau "reptilien" c'est ça: vaincre ou mourir. Nous avons aussi un "cerveau reptilien" profondément enfoui sous le cortex, ce cerveau reptilien en charge de l'agressivité. Mais nous le dominons (souvent) tandis que les crocodiles en restent là et cela leur suffit pour survivre, génération après génération. Sont-ils conscients? Ce n'est pas sûr. Ils mordent, et s'ils mordent plus fort qu'eux ils meurent, pas de chance. Beaucoup survivent. J'ai eu longtemps un crocodile empaillé accroché sur mon mur: il n'avait pas eu de chance. Mais passons. L'évolution a couvert notre cerveau reptilien d'un manteau, le cortex. A quoi sert-il? A former des images et à les comparer, à choisir? En gros, c'est un peu ça: ne pas mordre... si, pour survivre, il y a mieux à faire. Donc nous faisons des choix. D'autres questions sont liées, car choisir suppose une mémoire et choisir suppose anticiper. Qu'est-ce que la conscience? Qu'est-ce qu'être moi? La conscience fait face à des choix, elle se souvient, elle anticipe. Il y a quelque chose de plus, liée ou non à celles-là: c'est que la conscience vit dans le mouvement. Or nous avons vu que le multivers correspond à une collection définitive et immobile de tous les "instants" qui le composent. Pas de temps, pas de mouvement. Si l'écoulement du temps est une subjectivité humaine, le mouvement ne peut que l'être aussi. A quoi sertil?

Choisir, c'est anticiper, c'est se déterminer en fonction de l'avenir. Choisir, c'est mettre en oeuvre - d'une certaine façon - la cause finale. Le mouvement est-il lié au choix? On ne peut imaginer que la conscience soit une entité qui se transporte successivement sur les différents instants, en fonction de telle ou telle logique. Cette idée fascine, mais elle est trompeuse dans la mesure où elle réintroduit un temps supplémentaire. Il y a déjà la composante temporelle de l'espace temps de l'universbloc, s'il faut un temps de plus pour que la conscience s'y déplace on tourne en rond. Il y a donc autant de "moi" conscients que d'instants où l'être conscient figure. La question "quel est le vrai moi" n'a pas de sens non plus. Tous sont moi. Au fond, il reste à expliquer deux choses, caractéristiques semble-t-il de l'esprit humain, c'est d'une part l'idée de mouvement qui nous paraît si naturelle, alors qu'elle n'est pas contenue dans l'univers-bloc, immobile et définitif, c'est d'autre part l'idée de liberté, l'idée d'action libre. Enfin, nous avons achoppé sur la nature même de l'esprit humain, qui conserve un aspect surnaturel. - C'est une fausse piste. L'esprit humain fait partie de la création, il devrait s'intégrer naturellement dans le multivers... Entia non sunt multiplicanda sine necessitas, disait Guillaume d'Occam, non sans un grand bon sens... - Oui, bien sûr que oui. Nous avions laissé l'esprit humain "en dehors de la science"... - Je sens que l'on va siffler la fin de la récréation! - Oui, mais là, on marche sur des oeufs. Qu'est-ce qui caractérise le mouvement, en dehors de la conscience du mouvement? Qu'est-ce qui caractérise la liberté, en dehors de la conscience d'un choix? - Je crois voir... - Oui. Regardez un film, tel que l'opérateur le projette... La bobine est complète, toute les images sont là, simultanément, rien ne bouge... on place la bobine dans le projecteur... - Je sais! Par le mécanisme de la persistance des impressions lumineuses il se crée chez le spectateur une continuité... - Normalement, le spectateur devrait voir successivement toutes les images, et en particulier, en plus du souvenir des images passées, une image présente mais immobile! - Attendez, l'image précédente persiste, dit-on... - De sorte que dans son esprit se superposent éventuellement plusieurs images... nous revoici en présence de cette superposition... - Attendez, c'est le chat mort et vivant, une fois encore, ça? - Au moins le chat qui regarde en face et un peu de côté et un peu plus encore... - Vous voulez dire que l'esprit humain est un état de superposition de plusieurs des "instants présents" de l'univers-bloc? - Oui, eh oui, oui bien sûr. L'esprit humain n'est pas une entité supplémentaire, mais bien cet état de superposition qui inquiétait tant Schrödinger. L'idée de mouvement ainsi acquise entraîne l'idée de changement, et l'idée de possible, elle permet

l'anticipation... - Reste le choix, et la liberté. - L'idée de possible n'a d'intérêt, donc elle ne constitue un avantage au sens de l'évolution, que si elle débouche sur le choix, le choix suppose la comparaison. Là encore, il vient que l'esprit humain est un état de superposition de plusieurs des "instants présents" du multivers quantique, non plus seulement deux ou plusieurs présents "successifs" de l'univers-bloc relativiste, mais encore deux (ou plusieurs) présents "possibles" du multivers. Vous disiez à l'instant ne vous être jamais senti en "état de superposition". Plus simplement, vous ne l'avez pas reconnu. Chaque fois que vous avez conscience du mouvement, vous superposez des instants présents, chaque fois que vous faites face à une décision, vous superposez des instants possibles. Ainsi va la vie. Il faut revenir sur ce qui a été dit du fonctionnement du cervelet, ce maître de l'équilibre qui fait des merveilles, qui permet à tel individu, je l'ai connu, de porter un seau d'eau sur sa tête... - Ca devait être en Afrique, beaucoup d'africains font ça. - Oui, lui, il portait un seau d'eau sur la tête et roulait à vélo, ce qui n'est pas banal. Il ne tombait pas, ni la moindre goutte d'eau, et roulait en pensant à autre chose car son cervelet dirigeait la manoeuvre sans la moindre conscience de ce qu'il faisait. En revanche, pendant ce temps-là, son cerveau, très consciemment, pensait à ce qu'il devait prendre au marché, soit un petit miroir pour sa femme, soit un petit tas de cinq cigarettes pour lui. Un choix. J'en reviens au cervelet. Il y avait à chaque seconde un choix à faire et une décision à prendre. Porter le poids du corps à droite, pencher la tête un demi poil à gauche et en avant, porter le poids du corps à gauche, appuyer plus fort sur la pédale gauche, peser un rien de plus sur la poignée droite du vélo et ainsi de suite. Je veux dire, en fonction de l'environnement, de ce que voient les yeux, de ce que ressentent les canaux semicirculaires des oreilles, de ce que ressent la peau du crâne, il y a pour chaque fraction de seconde une décision à prendre. Un choix? Non, c'est totalement déterministe: pour continuer sans accident il faut faire tel geste, et rien d'autre. Au fond, le pilote automatique d'un avion en fait autant. Ni le cervelet, ni le pilote automatique d'un avion n'ont d'états de conscience, ils n'en ont aucun besoin. En revanche, le cycliste porteur d'eau parvient à un carrefour, va-t-on au marché, rentre-t-on à la maison? Il n'y a rien de déterministe dans cette situation, aucune n'est vitale, il y a libre choix, la tâche est cérébrale, il faut à la fois anticiper et comparer. Il y a superposition des états et conscience. - C'est une idée. - Oui, c'est simplement une idée, mais elle n'est pas dépourvue de logique et elle fait entrer l'apparition de la conscience dans le mécanisme de l'évolution. On a dit "la conscience est un épiphénomène, simple spectateur qui ne change rien au cours des événements". Faux. Dans le multivers il y a des possibles, donc il y a des choix. Ces choix ne sont aucunement déterminés automatiquement par un examen logique des

données. Un ordinateur fonctionne ainsi, le cervelet fonctionne ainsi. Les choix humains sont toujours affectifs. - Oui, quand il y a "coup de coeur"! - Les choix sont toujours affectifs, le coup de coeur étant une caricature limite. Tous les choix sont affectifs et Antonio Damasio en a apporté les preuves: êtes-vous toujours capable de dire pourquoi vous avez pris telle décision? Vous la justifiez a posteriori votre décision, vous développez tels arguments... Si seuls comptaient les arguments, un super-cervelet ferait l'affaire et il n'y aurait ni conscience ni débat. La conscience du mouvement, l'idée de devenir, l'action libre, aussi le sourire en faveur du bon choix, voilà l'humaine conscience. Elle ne doit rien au surnaturel. Vous disiez ne vous être jamais senti "en état de superposition"? On a objecté à la théorie d'Everett le fait que parmi les chemins - dont l'un a été "choisi" souvenez-vous - il en existe nécessairement beaucoup qui restent superposés. Peut-être le secret est-il là, précisément. Dans de tels chemins naît la conscience. En fait, il est probable que sans superposition vous ne vous "sentiriez" jamais, parce que la conscience naît de la superposition des états. Tout faire avec Rien Cela suffit-il à rendre compte de la conscience, de la notion subjective de mouvement, de l'idée de devenir, et du projet... "le concept du devenir n'a aucune application significative en dehors de l'humaine conscience" dit Grünbaum. On sait qu'il est déjà difficile de passer de la définition de l'énergie d'un photon à la subjectivité de la couleur rouge, par exemple... Il paraît régulièrement des livres qui veulent expliquer définitivement la conscience, qui parlent de physiologie ou de tout ce qu'on voudra, jamais, jamais de cette vie intérieure, attentive... au moins le sait-on, sans conscience, pas d'idée de devenir, pas de projet, de choix ni de liberté. S'il existe un avantage évolutif, au moins est-il là. - Il n'y a pas que la conscience qui paraisse "en trop", on pourrait en dire autant de tout l'univers, de tout le multivers éternel plus exactement. Pourquoi existe-t-il? Lui aussi, il est en trop. - Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? - Oui. - C'est une grande question. Ce n'est pas vraiment une question physique. Mais d'une certaine façon, il est possible d'apporter un début de réponse. - Ah oui? - Oui. Einstein a fait remarquer un jour que... - Encore lui? - Il faut lui reconnaître du génie, si le génie est l'art de montrer des évidences que personne auparavant n'avait remarquées. Bien, il a dit que la gravitation est une énergie négative... - De l'énergie... négative... mais comment ça? Ou bien il y a de l'énergie, ou bien il n'y en

a pas, comment l'énergie pourrait-elle être négative? - Si. La gravitation est négative. Voyons, par analogie, un tas de sable. Si vous ajoutez du sable au tas... - Il grandit. - Oui. Pouvez vous imaginer un tas qui diminuerait, lorsque vous ajouteriez encore du sable? - Voyons... oui... un trou? - Exactement, un trou est un tas négatif. Alors voyons ce qui se passe quand on ajoute de l'énergie à l'énergie gravitationnelle. Vous connaissez la pendule comtoise, avec ses poids? - Oui, je vois. - Vous savez la remonter? - La remonter, c'est l'expression juste, on remonte les poids. - Pour cela, vous fournissez de l'énergie? - Certes, et non du tout négligeable pour certaines. J'en connais une qui tourne tout un mois, ses poids sont incroyablement lourds. On s'y tord les mains. - Les poids sont-ils porteurs de plus d'énergie après cette opération? - Evidemment... - C'est à voir. Ce qu'on en retire, c'est un travail en échange d'un travail, oui, mais l'énergie elle-même? A mesure qu'on s'éloigne du centre de la terre, l'attraction gravitationnelle diminue, n'est-ce pas... - C'est à dire... - Enfin, oui, ou non? - Oui, le produit des masses que divise le carré de la distance, c'est incontestable, quand on remonte les poids, leur énergie gravitationnelle diminue. Je n'avais jamais pensé à ça. - Consolez vous, avant Einstein, nul n'y avait pensé non plus. Imaginez une pendule comtoise de cent mille kilomètres de haut, la remonter demanderait une énergie colossale, c'est d'ailleurs ce que font les fusées Ariane et consorts... le poids des "poids" serait réduit à rien et l'énergie gravitationnelle avec! - Vous me refaites le coup du tas qui diminue quand on ajoute du sable. - C'est exactement ça. Einstein est ensuite allé un peu plus loin, avec son estimation de l'énergie gravitationnelle totale de l'univers; puis il l'a comparée avec la somme des énergies que l'on y constate - positives celles-là - que ce soit sous forme directement énergétique, lumineuse en particulier, cinétique aussi, ou sous forme de matière transformable en équivalent-énergie par sa célèbre formule e = mc² qui a unifié matière et rayonnement en un seul concept. Nous avons donc une énergie gravitationnelle négative d'un côté, une énergie positive de l'autre. Il se trouve que le total est égal à zéro. La somme de l'univers est nulle. Voila, pour faire un monde, il faut le savoir faire c'est certain, mais rien de plus... L'univers est là, et s'il a été fait c'est tout bêtement avec rien.

La Fin du parcours On a souvent demandé pourquoi Dieu a créé le mal. Remarquons seulement qu'avec le multivers complet, passé présent et à venir, muni de la superposition des états, tout a été créé. Plus, pour les êtres qui parcourent ce jardin - et au fait j'y pense, à ce que l'on raconte, au début il était bien question d'un jardin, d'un paradis perdu - pour les ombres qui parcourent ce jardin, il doit être possible de retrouver les bons chemins, même si elles se sont irrémédiablement égarées. Evidemment, on peut refaire indéfiniment de mauvais choix. Il n'est pas interdit de penser non plus qu'après tant d'errances on puisse enfin retrouver le paradis perdu. Une telle explication n'est pas autre chose qu'une métaphore, mais une simple métaphore vaut mieux que rien du tout, souvenez vous de la vision de Saint Jean et de la Jérusalem nouvelle. Certes, nous pourrions être construits pour choisir toujours les bons chemins et nous serions alors dans le cas déjà examiné des automates. Peut-on être heureux sans en être conscient? Nous pourrions être des automates dans le jardin d'Eden. Ce n'est pas le cas, nous sommes des êtres munis d'un moi responsable à la recherche de la bonne voie. Cette possibilité de s'égarer est le prix, fort, à payer pour la liberté. La recherche de la Jérusalem nouvelle offre à l'existence une finalité irremplaçable, même si l'on commence à comprendre que le chemin pourrait être long. "Durant toute l'éternité entière, le présent m'accompagnera, comme mon ombre..." assure le philosophe. Lisons encore Saint Jean (Ap 21, 1-4): Alors j'ai vu un ciel nouveau et une terre nouvelle, car le premier ciel et la première terre avaient disparu, et il n'y avait plus de mer. Et j'ai vu descendre du ciel, d'auprès de Dieu, la cité sainte, la Jérusalem nouvelle, toute prête, comme une fiancée parée pour son époux. Et j'ai entendu la voix puissante qui venait du trône divin; elle disait: "Voici la demeure de Dieu avec les hommes; il demeurera avec eux, et ils seront son peuple, Dieu lui-même sera avec eux. Il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort n'existera plus; et il n'y aura plus de pleurs, de cris ni de tristesse; car la première création aura disparu". Souvenons-nous de ce que disait Bernard d'Espagnat, cité tout au début, "Mais il est clair que même le zèle théologique d'un Newton ou d'un Maxwell ne pouvait réussir à conférer à cette conception nouvelle d'un Dieu essentiellement "horloger" le caractère d'une vision qui, pour l'esprit, fut aussi "porteuse" que la précédente." Le détour fut assez long en effet depuis Galilée, mais - avec ce que la physique contemporaine dit au sujet des chemins ouverts et de cet instant présent qui est maintenant pour l'éternité on assiste au retour de cette vision "porteuse" à laquelle le texte de Saint Jean donne un sens très encourageant. En résumé:

Pour la physique, il n'existe ni temps ni sens du temps. Le sentiment d'écoulement du temps est psychologique. L'univers-bloc relativiste est immuable et éternel. Il est construit d'une immense multitude d'instants tous présents. Ces instants présents sont reliés entre eux par ce qu'on appelle les lois de la physique. Ce qui est à venir existe déjà, ce qui est passé existe encore. La physique quantique - pour expliquer certains phénomènes d'interférence, ou de non-localité par exemple - impose nécessairement l'existence d'autres instants présents; tout ce qui aurait été possible existe cependant, tout ce qui serait possible existe également en proportion calculable. Tous ces mondes, qui ensemble constituent le monde, ne sont pas juxtaposés et indépendants, ils sont intimement intriqués et liés par les lois de la physique quantique en un seul univers multiple auquel on a donné le nom de multivers. A un état de superposition quantique entre instants logiquement successifs correspond la notion consciente, subjective, de mouvement. Le choix libre et conscient trouve son origine dans un état de superposition entre instants parallèles. L'écoulement du temps n'ayant pas de réalité physique, il n'existe pas de fin du temps ni de mort. La vie, c'est maintenant pour l'éternité. Bibliographie Aristote , De l'Ame (III,5), Budé, Paris (1989). J-P. Auffray , Einstein et Poincaré, Le Pommier-Fayard, Paris (1999). H. Bergson , L'Evolution créatrice, éd. P.U.F., Paris (1969). J. L. Borgès , "El Jardin de Senderos que se bifurcan" trad. in Fictions, éd. Gallimard, Paris (1951). O. Costa de Beauregard , Le second principe de la science du temps, Seuil, Paris (1963). A. Damasio , Descartes' error, Emotion, Reason and the Human mind, A. Grosset/Putnam Books, 1994. D. Deutsh , The Fabric of Reality, Allen Lane The Penguin Press, London (1997). D. Diderot , Jacques le fataliste, Pleiade, Gallimard, Paris. (1951) (page 513). A. Einstein , Réflexions, éd. Gauthier-Villars, Paris (1972). B. d'Espagnat , Une Incertaine réalité, Gauthier-Villars, Paris (1985). (voir note 1 page 280). B. d'Espagnat , Le Réel voilé, analyse des concepts quantiques, éd. Fayard, le temps des sciences, Paris (1994). H. Everett , "Relative state" formulation of quantum mechanics. Rev. of Mod. Phys., 29, 454-462. (1957). R. Feynman , The Feynman Lectures on Physics, Addison-Wesley Publishing Company, Reading, Massachusetts (1965). G. Gamow , Matter, Earth and Sky, Prentice-Hall, NY (1958). W. Heisenberg , Physics and Beyond, Harper of Row, NY (1970). J. Leite Lopes, B. Escoubès , Sources et évolution de la physique quantique, Textes fondateurs, Masson Paris 1995. M. Lockwood , Mind, Brain & the Quantum, Basil Blackwell, Oxford (1991). R. Penrose , The Emperor's New Mind, concerning Computers, Mind and the Laws of Physics, Oxford University Press (1989). K. Popper , The Logic of Scientific Discovery, Hutchinson Co, London (1959). H. Price , Time's Arrow and the Archimedes' Point, Oxford University Press, Oxford (1997). Saint Augustin , Confessions, Livre 11, Budé, Paris.

A. Schopenhauer , Le Monde comme volonté et comme représentation, éd. P.U.F., Paris (1966). E. Schrödinger , Collected papers on wave mechanics, Chelsea Publishing Company, New York (1978). D. Wick , The Infamous Boundary, Birkhäuser, Boston, 1995.

Related Documents


More Documents from ""